Vingt-quatre sermons

Agonie de Jésus à Gethsémané

Mon âme est triste jusqu’à la mort.

(Marc 14.34)

Il y a quelque chose de significatif et de symbolique dans le mystère, absolument impénétrable pour les uns, plus ou moins éclairci pour les autres, qui environna l’agonie de Jésus à Gethsémané. Les ennemis du Sauveur, les pharisiens, Caïphe, Hérode, Pilate, le peuple de Jérusalem, ne savent absolument rien de ce drame qui s’accomplit tout près d’eux ; avant de tomber entre leurs mains, Jésus aura retrouvé toute sa sérénité. C’est ainsi qu’encore aujourd’hui, l’incrédulité, savante ou non, ne comprend rien à ce qui se passait à cette heure dans l’âme du divin martyr ; et si elle entreprend pourtant de l’expliquer, elle montre encore plus d’inintelligence que de témérité blasphématoire. Le groupe principal des disciples, image de la multitude des chrétiens sincères, mais peu avancés, reste à la porte du jardin ; Jésus les informe qu’il va prier ; je ne sais si la brise du soir leur apporte de temps en temps un écho de ces prières qui, par moments, ressemblent à des cris ; mais, quoi qu’il en soit, ils n’ont qu’une idée ou une impression très vague du terrible combat que livre leur Maître ; ils n’en sauront que ce qui leur sera raconté par les trois initiés, Pierre, Jacques et Jean. Ceux-ci ont suivi Jésus dans l’intérieur du jardin ; ils sont témoins de sa détresse ; après s’être éloigné d’eux à la distance d’un jet de pierre environ, Jésus revient plusieurs fois vers eux et leur dit ce qu’il souffre ; ils entendent les paroles de sa prière et les conservent dans leur mémoire pour l’éternelle édification de l’Église. Toutefois, Jésus, nous venons de le dire, a mis quelque distance entre eux et lui, et d’ailleurs leurs yeux sont appesantis par le sommeil ; ils ne contemplent que comme à travers un voile cette scène sublime à laquelle ils ont l’immense et douloureux privilège d’assister. Seul sur la terre, Jésus a sondé l’abîme de ses douleurs ; semblable au souverain sacrificateur de l’ancienne alliance, il est entré seul dans ce saint des saints de la souffrance où il s’entretient avec son Père et son Dieu.

Pour nous, mes frères, qui nous comparons plus justement aux huit disciples restés à la porte qu’aux trois qui entrèrent dans le jardin avec Jésus, nous ne pouvons espérer que d’entrevoir les bords du mystère. L’ange même envoyé du ciel pour assister le Fils de l’homme dans son agonie était loin d’en apercevoir le fond. Nous essayerons pourtant, avec le secours de Dieu et à la lumière des récits évangéliques, d’en discerner et d’en balbutier quelque chose, pour votre édification et pour la nôtre.

Comme, en vertu des lois de notre nature, nous ne pouvons nous faire une idée des expériences morales d’autrui que d’après les nôtres, nous passerons rapidement en revue les divers genres de douleur – de grande douleur – que nous avons pu connaître et éprouver, et nous nous demanderons jusqu’à quel point chacune de ces douleurs peut avoir quelque analogie avec celle du Sauveur à Gethsémané et nous aider à comprendre celle-ci. Seulement, en partant ainsi de nos expériences pour concevoir ce qui se passait en Jésus, il ne faudra jamais oublier de les agrandir jusqu’à l’infini par la pensée et surtout d’en écarter tout élément de souillure et de péché.

I

Quand nous parlons de souffrances, c’est tout d’abord à celles du corps que nous pensons. Elles tiennent une grande place dans la vie de la plupart des hommes ; quand elles atteignent un certain degré de violence, elles ont quelque chose d’aigu, de poignant, d’inexorable qui leur est propre. Insensé qui en parlerait avec légèreté au nom d’un faux spiritualisme ! Ceux qui se connaissent en douleurs disent qu’il n’en est point de plus difficile à supporter qu’une douleur physique intense et continue. Vous savez si Jésus a connu ce genre de souffrances ; l’antiquité n’avait pas inventé de supplice plus cruel que celui de la croix, et la haine des bourreaux du Sauveur a su y ajouter pour lui bien des raffinements. Seulement, si je voulais contempler avec vous la Passion du Sauveur sous cet aspect, ce n’est pas à Gethsémané que je vous conduirais, c’est à Golgotha. A Golgotha, c’est d’abord le corps qui souffre, mais la douleur pénètre du dehors au dedans et transperce l’âme. A Gethsémané, c’est l’âme qui souffre : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ; mais la douleur morale de Jésus déborde en quelque sorte par cette sueur « pareille à des grumeaux de sang » qui s’écoule de son front.

Ce que Jésus endure à Gethsémané, ce n’est donc pas surtout une souffrance physique, ce n’est pas encore la mort elle-même ; mais c’est en partie, c’est tout d’abord l’avant-goût des souffrances et de la mort qui l’attendent. La perspective imminente et accablante d’une grande doubleur est quelquefois plus difficile à supporter que cette douleur elle-même. A plus forte raison en est-il ainsi quand au bout de cette douleur il y a la mort, et quelle mort ! Faisons tant que nous voudrons les braves de loin : c’est toujours sérieux de mourir. Même dans les circonstances ordinaires, la mort, quand on la voit venir, quand on ’y touche, quand elle prend l’homme encore tout plein de vie et dans l’entière possession de ses facultés, la mort, « ce roi des épouvantements », est pour l’homme un sujet d’aversion et d’effroi.

Je sais bien, et l’on s’en est souvent étonné et scandalisé, que des martyrs chrétiens et même des hommes que la foi ne soutenait pas, ont montré en face de la mort une tranquillité qui, durant cette heure de Gethsémané, a paru faire défaut à Jésus. Tel incrédule a dit à sa dernière heure avec un sourire orgueilleux et amer : « Votre Christ a tremblé, et moi je meurs sans crainte ». Mais ce contraste, vu de plus près, tourne certainement à la gloire de Jésus. Bien des hommes jouent un rôle jusque dans la mort ; ils s’étudient, comme autrefois le gladiateur romain, à mourir avec grâce, à mériter jusqu’au bout les applaudissements des spectateurs. Jésus est étranger à toute préoccupation de ce genre ; il est vrai devant Dieu et devant les hommes ; il ne couvre, pas d’un voile d’orgueil cette infirmité qu’il a acceptée en prenant notre nature. La mort qui l’attend ne peut être comparée à aucune autre par les horribles circonstances qui l’accompagnent, par l’excès de haine et de méchanceté dont elle résulte, par les souffrances, connues et inconnues, matérielles et morales, qui la précèdent. D’un autre côté, plus Jésus est saint, plus il a horreur de la mort, ce salaire et pour ainsi dire cette traduction visible du péché. Parce que nous sommes pécheurs, il nous est naturel de mourir ; nous portons déjà en naissant la mort dans notre sein ; mais entre la mort et la nature humaine de Jésus, cette âme absolument pure, ce corps que rien n’avait souillé, il y avait répugnance complète et absolue. Que sera-ce si nous pensons à sa nature divine, et si nous essayons de nous représenter ce que devait être pour le Fils de Dieu, pour le prince de la vie, le contact de la mort ? Ainsi, déjà en considérant la souffrance de Jésus à Gethsémané sous ce premier aspect, en n’y voyant que l’angoisse causée par les approches d’une telle mort, nous comprenons qu’il ait frémi devant la coupe amère, nous nous sentons en présence de l’infini de la douleur.

II

Après les douleurs du corps, il n’en est pas de plus communes ni de plus vives que celles du cœur. Combien elles font souffrir, je n’essayerai pas de le dire à vous qui les avez connues, à vous qui avez déposé de vos propres mains dans le cercueil l’être que vous aimiez le plus au monde, à vous aussi qui paraissez posséder encore cet objet de votre affection, mais qui, en réalité, en êtes séparé par une mort du cœur pire que la mort corporelle, et qui avez recueilli pour prix de votre amour, l’indifférence, la froideur, l’ingratitude. Si je voulais essayer de concevoir ce genre de douleur porté au plus haut point, je me figurerais un homme dont le cœur serait grand, large, riche au delà de toute expression ; un homme qui embrasserait le genre humain dans sa vaste sympathie, et qui serait en même temps capable des affections de famille les plus vives, des plus tendres délicatesses de l’amitié. Je supposerais qu’après avoir vécu pour aimer, cet homme meurt par amour, et cela sans être compris, sans être apprécié de ceux pour lesquels il donne sa vie. Je le vois en esprit abandonné par sa famille, trahi par ses amis, repoussé et maudit par ses compatriotes qu’il aurait voulu sauver au prix de son sang, seul enfin, seul à sa dernière heure, au milieu de ces hommes qu’il a tant aimés. Mais, quoi ! mes frères, est-ce un portrait de fantaisie que je viens de tracer, n’est-ce pas plutôt trait pour trait celui de Jésus, et de Jésus à Gethsémané ? de Jésus haï par les Juifs presque autant qu’il les avait aimés et qu’il les aimait, poursuivi traqué comme un malfaiteur par le sanhédrin, sentant monter vers lui comme une marée la fureur populaire, trahi par Judas, bientôt renié par Pierre, et, au moment où il a le plus besoin de empathie, constatant que ses trois plus chers amis n’ont pas trouvé dans leur dévouement la force de veiller une heure avec lui ? « J’ai été seul à fouler au pressoir, dit-il par la bouche du prophète ; j’ai regardé et il n’y a eu personne qui m’aidât ; j’étais étonné, et il n’y a eu personne qui me soutinta. » Sans doute, Jésus a plus ou moins pendant toute sa vie éprouvé l’inconstance et l’ingratitude des hommes ; mais c’est au moment marqué par notre texte que cette expérience est devenue complète, et par conséquent plus que jamais amère. C’est pourquoi ce moment est aussi celui où, jetant un regard dans les profondeurs de cette âme inexprimablement aimante, nous nous trouvons en présence de l’infini de la douleur.

aÉsaïe 63.3-5.

III

A côté de la douleur du cœur, il y a ce qu’on peut appeler la douleur de l’intelligence, le doute. Il y a un doute fin, élégant, bien porté, ironique, satisfait de lui-même, dont les épicuriens de la pensée font leur plus délicate volupté ; il est superflu de dire que ce n’est pas celui-là que j’ai en vue. Je parle du doute sérieux, tragique, qui est comme un déchirement de la pensée aux prises avec elle-même ; du doute qui fait qu’on pleure et qu’on prie, et qui au fond n’est connu que des hommes de foi. Tel fut le doute de Jean-Baptiste, au fond de sa prison, se demandant si Jésus était bien celui qui devait venir. De même il peut arriver, il arrive facilement, dans un temps comme le nôtre, que de terribles perplexités assaillent l’âme chrétienne ; qu’à de certains moments tout ce qu’elle avait cru le plus fermement soit de nouveau mis en question. Le doute est en un sens la pire maladie de l’âme, puisqu’il tend à nous ôter la foi, source de toute force et de toute joie.

Pouvons-nous compter le doute parmi les souffrances de Jésus à Gethsémané ? Assurément la plus grande réserve est ici nécessaire. Le doute, tel que nous le connaissons, est rarement exempt de péché, et nous savons que Jésus-Christ est sans péché. D’autre part, ce serait méconnaître l’humanité réelle et le volontaire abaissement du Fils de Dieu que de supposer chez lui, durant les jours de sa chair, cette vue toujours égale et toujours absolue de la vérité, de toute vérité, qui n’appartient qu’à Dieu. Il a marché, lui aussi, par la foi. Il avait, plusieurs traits de son histoire l’attestent, des hauts et des bas, je veux dire des moments où il était ravi en esprit et d’autres où son âme était troublée jusqu’au fond. Surtout une grande douleur, en envahissant son âme, pouvait y produire je comme un obscurcissement momentané de la pensée. Quand il s’écrie sur sa croix : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il est évident qu’au moment où il fait cette question, le pourquoi des dispensations divines à son égard ne se découvre pas à lui avec une entière clarté ; autrement il ne le demanderait pas. Eh bien ! si nous nous en rapportons aux paroles de Jésus, quelque chose de semblable dut se passer en lui à Gethsémané. Auparavant il avait parlé avec une certitude prophétique de la coupe qu’il devait boire ; mais maintenant que la coupe approche de ses lèvres, maintenant qu’il en savoure les premières gouttes, il éprouve un inexprimable saisissement, il la trouve si amère, cette coupe que le Père lui donne à boire, que la répugnance légitime de sa nature s’exprime dans ce cri de son cœur filial, mais plein d’angoisse : « Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! » Ah ! sans doute, avant d’avoir dit : « Que cette coupe passe ! » Jésus a dit : « Père, s’il est possible » ; après l’avoir dit, il ajoute : « Toutefois non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » C’est assez pour sauvegarder, ou plutôt pour faire éclater la perfection de sa sainteté et de son obéissance. Toutefois il demeure vrai, si nous n’affaiblissons pas arbitrairement le sens du texte, que Jésus a été un moment incertain sur la volonté de Dieu à son égard ; qu’il a connu ce déchirement de l’âme entre des pensées contraires qui constitue l’essence du doute ; qu’un nuage passager, mais sombre, lui a voilé l’avenir de son règne et le plan de Dieu pour le salut du monde. Or, pour le Fils unique, habitué à contempler la face de son Père, à vivre de sa vie, à se nourrir de l’accomplissement de sa volonté, cette obscurité d’un moment a dû être mille fois plus cruelle que ne le sont pour nous, pauvres créatures naturellement séparées de Dieu par le péché, les ténèbres du doute le plus complet et le plus désolant ; elle a dû contenir l’infini de la douleur.

IV

Mais nous n’avons pas encore nommé la plus amère des souffrances de l’humanité et de celles de son Rédempteur. Il y a des douleurs qui surfassent en dignité et en profondeur et les chagrins du cœur et les tourments de la pensée : ce sont les douleurs de la conscience. Le péché est l’aiguillon de la mort, dit saint Paulb ; il est celui de la douleur aussi. Nous l’avons éprouvé plus d’une fois, et Jésus aussi l’éprouva en Gethsémané, quoique dans un sens différent.

b1 Corinthiens 15.56.

Le péché nous fait souffrir de deux manières. Quand il est à commettre, il nous assaille et nous obsède comme tentation ; quand il est commis, il nous pèse comme remords. C’est en vérité un mal redoutable que la tentation. Entre tous les périls qui nous menacent, c’est le seul, vous vous en souvenez, contre lequel Jésus nous enseigne à prier. Pour rappeler un mot célèbre, ni les tempêtes de l’Océan, ni celles de l’adversité la plus subite et la plus formidable, n’égalent en violence ces tempêtes morales qui se déchaînent sous le crâne d’un homme partagé, combattu entre la passion et le devoir. Tantôt, hélas ! c’est la chair qui l’emporte, et la faute commise devient un fardeau sous lequel la volonté courbée et humiliée ploie jusqu’à la fin de sa carrière ; tantôt c’est l’esprit, et le vainqueur ne sort pas de ce combat sans glorieuses, mais profondes cicatrices. Si ces expériences morales nous sont peu familières, si nous ne comprenons qu’à demi ce que les saints d’un autre âge racontent de leurs luttes contre Satan, c’est parce que nos âmes sont moins fortement trempées, c’est parce que nous n’avons pas, autant qu’eux, l’horreur du mal. Plus un homme est moralement pur, plus il est capable de vaincre la tentation, mais plus aussi il en souffre. D’après ce principe, Jésus a dû souffrir de la tentation plus qu’aucun des enfants d’Adam. Il nous ouvre un jour sur sa vie morale quand il dit à ses disciples : « Vous êtes ceux qui avez persévéré avec moi dans mes tentationsc ». Or il y a eu dans sa vie deux tentations principales, celle du désert et celle de Gethsémané. Jésus s’attendait à celle-ci ; avant de quitter la chambre haute, il avait dit à ses disciples : « Le prince de ce monde vientd » ; à Gethsémané même, quand il revient vers eux après sa première prière, il leur adresse cette exhortation puisée dans le fond de son expérience personnelle et actuelle : « Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentatione ». Au désert, Satan avait cherché à séduire et à fasciner le Fils de l’Homme par l’appât des grandeurs et des gloires de ce monde. A Gethsémané, il cherche à l’accabler en rangeant en bataille contre lui toutes les détresses et toutes les terreurs qui peuvent assaillir une âme d’homme. Il lui montre ce calice, ruisselant d’horreur et de ténèbres, dont le fond semble toucher à l’enfer, dont les bords lui cachent les splendeurs du ciel, et il lui dit : « Pourras-tu bien le boire ? » Qu’au bord de cet abîme le vertige s’empare de Jésus, que son courage fléchisse, qu’il recule devant le sacrifice… aussitôt le prince de ce monde est vainqueur et son empire reste debout pour toujours. Vous le savez, mes frères, Jésus a vaincu ; il a été obéissant jusqu’à la mort. Mais pour vaincre il a fallu qu’il acceptât et qu’il surmontât l’infini de la douleur.

cLuc 22.28.

dJean 14.30.

eMatthieu 26.41.

Plus cruelles encore que les étreintes de la tentation sont les morsures du remords. Je ne sais s’il est des douleurs plus vives que celles du remords, je sais qu’il n’en est pas de plus profondes, de plus durables, ni qui puissent mieux donner une idée de l’enfer. Tous ceux-là le savent (et il y a d’honnêtes gens dans le nombre), qui ont gémi, à tel ou tel moment de leur vie, sur une faute irréparable ; qui ont senti qu’ils donneraient le monde pour n’avoir pas froissé ce cœur aimant, pour n’avoir pas attiré sur eux-mêmes cette juste condamnation de la part de Dieu, et peut-être cette juste réprobation de la part des hommes ; mais, voilà, il est trop tard, et leur pensée se débat contre l’inexorable passé, semblable à un homme qui, de ses mains débiles et sanglantes, s’efforcerait vainement de soulever un rocher. Si vous n’avez rien éprouvé de semblable, soit que vous soyez vraiment un juste, soit que votre conscience attende l’heure de son réveil, interrogez l’expérience d’autrui ; consultez le malheureux Judas quand il s’écrie : « J’ai péché en trahissant le sang innocent », ou si l’exemple vous paraît trop affreux, songez à Pierre, à ses larmes amères, à Luther, moine austère et dévot, frappant de son front meurtri les dalles du couvent d’Erfurt, à ce pauvre noir du sud de l’Afrique qui mourut consumé par l’ardeur de sa repentance. – Jésus a-t-il connu cette amère douleur du repentir et du remords ? Non, sans doute, si nous le considérons en lui-même et dans sa vie morale personnelle. Il n’a jamais témoigné le moindre regret d’aucune action qu’il ait faite, d’aucune parole qu’il ait dite ; c’est là l’une des plus fortes preuves de sa parfaite sainteté. Mais si nous l’envisageons comme Rédempteur, nous dirons avec saint Jean qu’il a porté les péchés du mondef, et cela tout particulièrement à Gethsémané et sur la croix. C’est alors qu’il a mesuré toute la profondeur de la misère et de la corruption de notre race, car le meurtre légal du Saint et du Juste est la plus effrayante manifestation du mal qui se soit produite sur notre terre et pour ainsi dire le chef-d’œuvre de Satan. C’est alors qu’il a goûté la mort, qui est le salaire du péché, et par conséquent qu’il a éprouvé en sa personne innocente tout ce qu’a de sérieux et de redoutable le jugement que Dieu a prononcé contre les pécheurs. Sans doute il n’avait pas mérité, lui, ce jugement ; mais comme il le dit à ses disciples en se rendant à Gethsémané, « il était mis au rang des malfaiteursg ». Il s’identifiait par l’excès de son amour avec l’humanité pécheresse. Il était fait péché, malédiction pour nous, dit saint Paulh. Si nous ne pouvons pas expliquer ce mystère, nous devons encore moins l’ignorer ou le nier. Le péché du monde, le vôtre et le mien, l’horreur des conséquences que le péché entraîne et la grandeur du châtiment qui y est attaché, voilà ce que Jésus a senti à Gethsémané plus qu’aucun pécheur sur la terre, et sans doute plus qu’aucun damné dans l’enfer ; voilà la lie de sa coupe amère ; voilà le fardeau sous lequel son âme juste et sainte a fléchi jusqu’à se briser. Lorsque nous considérons Jésus comme la victime de propitiation pour les péchés du genre humain, alors, alors surtout nous nous faisons quelque idée du caractère infini de sa douleur.

f1 Jean 1.29.

gLuc 22.37.

h2 Corinthiens 5.21 ; Galates 3.13.

Ainsi, comme la science astronomique, en prenant pour base et pour mesure l’orbite terrestre, c’est-à-dire le cercle que la terre décrit dans les lieux autour du soleil, a pu évaluer les distances presque, incommensurables des étoiles, de même, en partant de nos propres douleurs, nous avons essayé de comprendre celles de Jésus, et nous nous Sommes aperçus que de tous côtés nous rencontrons l’infini. Quel sera maintenant, mes frères, le fruit de cette méditation ? Le temps ne nous permet pas de longues réflexions morales, qui d’ailleurs sembleraient bien froides après ce qu’il nous a été donné d’entrevoir et de dire au sujet des souffrances du Sauveur. Ce que j’aurais à dire à cet regard, je le résume en deux mots : adorer et imiter. Inclinons nos esprits et nos cœurs devant ce mystère de sainteté, d’amour et de douleur que nous contemplons en Jésus à Gethsémané. Réjouissons-nous de ce qu’il nous est incompréhensible, puisque l’incompréhensible est l’un des caractères du divin. Mais ce que l’Évangile nous en révèle, croyons-le de tout notre cœur. Contemplons avec amour Jésus acceptant et buvant jusqu’à la lie la coupe arrière de la souffrance et de la mort ; Jésus demeurant un avec son Père par la foi et par l’obéissance dans le moment où de sombres nuages passent sur son âme et où le mystère de la volonté divine l’étonné et le confond ; Jésus triomphant des plus terribles assauts du tentateur et s’offrant comme une sainte victime aux coups de la justice divine pour le salut des pécheurs. Et disons-nous bien que ces pécheurs, c’est nous ; que la justice de Jésus est notre justice, que sa victoire est notre victoire, et que si nous aussi nous demeurons unis à Jésus par la foi, dans les larmes, dans les ténèbres, dans les luttes, dans les tentations, le lion de Juda ne se laissera pas ravir la proie qu’il a conquise sur l’adversaire au prix d’un sanglant combat, je veux dire nos âmes.

Pour cela, imitons Jésus-Christ. Marchons sur les traces de ce chef glorieux et éprouvé. Il n’a pas souffert et vaincu pour nous dispenser de souffrir et de vaincre, mais plutôt pour nous apprendre l’un et l’autre : « Veillez et priez, nous dit-il, afin que vous n’entriez point en tentation », et aussi – telle est certainement sa pensée – afin qu’y étant entrés vous n’y succombiez point. Êtes-vous actuellement aux prises avec quelqu’un des ennemis que nous avons passés en revue ? L’horizon de votre vie est-il en train de s’assombrir ? êtes-vous assailli par le doute, par la tentation ? vous sentez-vous coupable et digne de condamnation devant Dieu et soupirez-vous après la paix de votre âme ? Portez-vous dans un cœur ému d’une véritable détresse les misères de la famille, de l’Église, de la nation, du siècle auquel vous appartenez ? Oh ! faites comme Jésus, n’essayez pas de vous dérober au combat, ne le livrez pas non plus avec vos seules forces, mais priez. Comme Jésus, ne méprisez pas le secours et la sympathie, même des plus humbles de vos frères ; comme Jésus, sachez aussi être seul et combattre seul ; exposez à Dieu votre souffrance tout entière, ouvrez-lui votre âme jusqu’au fond ; comme Jésus, persévérez dans la prière jusqu’à ce que vous soyez exaucé, jusqu’à ce que l’ange descende du ciel pour vous fortifier ; comme Jésus, ne craignez pas de demander à Dieu que, s’il est possible, il vous épargne des douleurs qui vous semblent intolérables, des combats que vous vous jugez incapable de soutenir, mais que le dernier mot de votre prière soit aussi le sien : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ! » Ainsi votre Gethsémané, comme celui de votre Sauveur, aura son glorieux lendemain, et si aujourd’hui vous buvez avec lui la coupe amère, demain vous serez avec lui dans son règne.

Amen.

2 avril 1874.

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