Vingt-quatre sermons

Lumières et ombres

« Il y avait encore de bonnes choses en Juda. »

(2 Chroniques 12.12)

On parle souvent, et non sans raison, des sévérités de l’Écriture sainte : a-t-on assez remarqué tout ce qu’il y a de bienveillance, je dirai même, parfois d’indulgence dans ses appréciations ? Aucun livre ne dévoile et ne flétrit le mal comme le livre de Dieu ; mais aucun aussi n’est plus attentif à discerner le bien et ne le signale avec plus de sympathie. Ainsi l’Ancien Testament nous présente comme des serviteurs de Dieu des hommes dont la vie a des côtés choquants et de grandes taches, comme un Jacob, un David, un Jonas. Dans le Nouveau, Jésus-Christ admire, lui, le Fils de Dieu, la foi d’un centenier et d’une femme cananéenne ; il jette un regard d’amour sur le jeune riche, à la fois enthousiaste et inconséquent ; il dit à un scribe qui a fait, preuve d’intelligence : « Tu n’es pas éloigné du royaume de Dieur ». Le livre des Actes rend un bon témoignage aux sentiments généreux des Juifs de Bérée, qui prennent le soin de comparer l’enseignement de Paul à celui des. Écritures qu’ils possèdent, et à l’humanité des barbares de Malte, qui recueillent le même apôtre avec ses compagnons de naufrage. Les apôtres, à leur tour, ne marchandent pas plus l’éloge que le blâme aux Églises à qui ils adressent leurs Épîtres. Dans le même ordre d’idées, n’êtes-vous pas frappés de l’accent particulier de mon texte, que j’emprunte à l’histoire du règne de Roboam, ce fils peu sensé d’un roi sage, cause encore plus que victime du schisme des dix tribus ? « Comme Roboam s’était humilié, l’Éternel détourna de lui sa colère, et ne le détruisit pas entièrement. Et il y avait encore de bonnes choses en Juda. » Toutefois, vous le pensez bien, ce n’est pas l’ancien royaume de Juda qui m’occupe et qui m’intéresse principalement. Si je relève la description qui nous est ici donnée de son état moral, c’est parce que je crois pouvoir l’appliquer au nôtre. En ce jour où nous célébrons le grand souvenir de la Réformation, j’estime qu’il est à propos de nous recueillir, et de nous demander où nous en sommes au point de vue spirituel, et où en sont nos Églises. Je ne veux pas apporter un esprit chagrin dans cette recherche, ni voir les choses trop en noir ; le choix de mon texte vous le garantit. Mais je dois aussi me garder de toute illusion et de toute flatterie et j’estime que je n’aurai pas besoin de m’écarter de mon texte pour faire ressortir, avec les bons côtés du temps présent, nos misères et nos périls, ainsi que les devoirs qui en résultent pour nous.

rMarc 12.34.

I

« Il y avait encore de bonnes choses en Juda. » Comme je l’ai dit, cette appréciation de l’écrivain sacré se rapporte à l’époque qui suivit immédiatement le schisme des dix tribus. Elle contient, sans doute, une comparaison implicite entre le royaume d’Israël et le royaume de Juda, toute à l’avantage de ce dernier. En rompant avec Jérusalem et avec la maison de David, les dix tribus s’engagèrent dans une voie qui devait les conduire assez promptement à une ruine complète, à l’effacement de leur nationalité et de leur foi. Juda, au contraire, malgré des infidélités, des chutes, et même des éclipses sombres et prolongées, demeura sur le terrain des institutions et des révélations de Dieu. Israël adopta, comme religion officielle, le culte des veaux d’or, prétendues images du Dieu de ses pères, et cette idolâtrie mitigée, renouvelée de l’Egypte et du désert, devait bientôt l’amener au paganisme pur, au culte des faux dieux. En Juda, le culte de l’Éternel, prescrit par la loi de Moïse, s’il régna rarement sans rival, fut plus rarement encore supprimé, et cela pour peu de temps. En Juda, si l’on fait abstraction du court règne d’Athalie, le trône ne fut occupé que par des descendants de David, l’élu de Dieu ; en Israël, Jéroboam dut bien son élévation à une sorte d’investiture prophétique ; mais la royauté ne passa pas de son fils à son petit-fils, et bientôt elle tomba entre les mains d’usurpateurs et d’assassins. Les lévites et, les prêtres fils d’Aaron, se rattachèrent en masse au royaume de Juda ; Jéroboam composa à la hâte un sacerdoce de hasard avec des aventuriers en quête d’une position sociale. Le roi Abija, fils de Roboam, dans un discours qu’il adressa la veille d’une bataille à ses adversaires des dix tribus, énumère avec complaisance les avantages de Juda sur Israëls :

s2 Chroniques 13.8-12.

« Et maintenant, vous pensez triompher du royaume de l’Éternel qui est entre les mains du fils de David, et vous êtes une multitude nombreuse, et vous avez avec vous les veaux d’or que Jéroboam vous a faits pour dieux… Mais, pour nous, l’Éternel est notre Dieu ; nous ne l’avons point abandonné ; les prêtres au service de l’Éternel sont fils d’Aaron et les lévites remplissent leurs fonctions. Nous offrons chaque matin et chaque soir des holocaustes à l’Éternel ; nous brûlons le parfum odoriférant ; nous mettons les pains de proposition sur la table pure et nous allumons chaque soir le chandelier d’or et ses lampes… Dieu et ses prêtres sont avec nous, à notre tête, et nous avons les trompettes retentissantes pour les faire résonner contre vous. »

Quoique Abija fût lui-même un médiocre et douteux serviteur de l’Éternel, il y avait de la vérité dans ce langage, et cette vérité explique pourquoi le royaume de Juda, quoique plus petit et plus faible, eut beaucoup plus de stabilité et de durée que celui d’Israël ; pourquoi, tandis qu’Israël succomba sans retour sous les coups des rois d’Assyrie, Juda, détruit cent cinquante ans plus tard par le conquérant babylonien, ne périt que pour ressusciter.

Un autre avantage de Juda, c’est qu’il y avait dans ce royaume une élite de fidèles, d’adorateurs sincères du vrai Dieu, de justes enfin. Je suis loin de prétendre qu’il n’y en eût point dans le royaume d’Israël. C’est probablement à ce dernier royaume que se rapporte ce que Dieu dit à Élie, dans la célèbre vision du mont Horeb, touchant les sept mille hommes qui n’ont pas fléchi le genou devant Baalt. Mais ces sept mille devaient être bien faibles, bien dispersés, bien cachés, pour que le prophète Élie ne les connût point. Il en était autrement, dans le royaume de Juda. Ici les serviteurs de Dieu formaient une minorité, sans doute, mais une minorité puissante, et qui se renforça, aussitôt après le schisme, de tous ceux des tribus d’Israël qui avaient à cœur de chercher l’Éternel. Ceux-ci, nous dit l’historien sacré, suivirent les lévites à Jérusalemu. Cette élite de fidèles secondait les desseins des rois pieux et sous les rois méchants et persécuteurs fournissait des martyrs à la cause de l’Éternel, tellement que l’impie Manassé remplit Jérusalem de leur sang, C’est dans son sein que Dieu choisissait les prophètes qui formèrent en Juda une série non interrompue, tandis qu’en Israël les prophètes furent rares : encore venaient-ils de Juda, la plupart du temps, comme l’atteste ce mot empreint, il est vrai, d’exagération, qui fut prononcé au temps de Jésus dans une séance du sanhédrin : « Aucun prophète n’est sorti de la Galiléev ». Ce noyau indestructible d’âmes pieuses et vivantes est le reste saint dont parle si souvent le prophète Ésaïe, et qu’il nous montre survivant à tous les jugements de Dieu, comme un métal précieux qui sort purifié du creuset, comme un tronc vivace qui pousse encore des rejetons, après que la hache a abattu toutes ses branchesw. C’est de ce reste qu’est sorti, après le long exil à Babylone, un peuple nouveau, ennemi juré de l’idolâtrie. Ce peuple, il est vrai, le peuple juif, est ensuite devenu rebelle comme ses pères, quoique d’une autre manière, et ses péchés ont attiré sur lui de nouveaux châtiments ; mais il y a toujours eu un reste fidèle, un Israël selon l’esprit, et c’est ce reste qui, au temps de Jésus, est devenu la semence de l’Église chrétienne. Ainsi s’est vérifiée, de siècle en siècle, la parole de notre texte : « Il y avait encore de bonnes choses en Juda ».

t1 Rois 19.18.

u2 Chroniques 12.16.

vJean 6.52.

wEsaïe 6.13.

Ce n’est donc pas à la masse du peuple que s’adresse cet éloge… et pourtant il y eut des moments où un souffle meilleur sembla passer sur elle. A la différence d’Israël, qui ne fit guère qu’échanger un genre d’idolâtrie contre un autre et un mauvais roi contre un pire, Juda eut des réveils, des réformes, des retours à Dieu, et par là encore il montra qu’il y avait chez lui de bonnes choses. Le nombre des bons rois, dans ce royaume, égala presque celui des mauvais ; à leur voix, les idoles disparaissaient, et la foule se pressait de nouveau dans les parvis de l’Éternel. Sans doute on est confondu de voir avec quelle facilité le peuple passait, au gré de ses souverains, du vrai Dieu aux idoles, et des idoles au vrai Dieu ; on comprend, en présence de tels faits, ce mot sévère du prophète Jérémie : « Juda la perfide n’est pas revenue à moi de tout son cœur ; c’est avec fausseté qu’elle l’a faitx », dit l’Éternel. Pourtant des réformes semblables à celles de Josaphat, qui fit visiter le peuple, dans toutes ses villes, par des prédicateurs missionnaires ; d’Ezéchias, qui provoqua une célébration de la Pâque, pleine de piété et d’enthousiasme ; de Josias, qui extirpa plus radicalement l’idolâtrie qu’aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait, et invita le peuple entier à renouveler son alliance avec Dieu ; de telles réformes, dis-je, ne peuvent avoir été toujours vaines ni purement extérieures ; certainement il y eut des conversions, des humiliations réelles. Il y avait de bonnes choses en Juda au temps de la royauté, témoin les faits que je viens de citer ; il y avait de bonnes choses au temps de l’exil, témoin le ministère d’un Ézéchiel et l’histoire d’un Daniel ; il y avait de bonnes choses à l’époque du retour de la captivité, témoin ce retour même et la prompte obéissance qu’obtinrent du peuple, même dans les circonstances les plus graves, un Esdras et un Néhémie ; il y avait de bonnes choses au temps de Jésus, témoin les succès du ministère de Jean-Baptiste, de Jésus lui-même, et de ses apôtres. Il y a de bonnes choses encore aujourd’hui chez ce peuple étrange et unique, à la fois opprimé et puissant, riche et persécuté, envié et maudit, témoin les prophéties qui parlent de son relèvement, et qui annoncent que sa soumission au véritable Christ sera, pour la chrétienté tout entière, comme une résurrection d’entre les mortsy.

xJérémie 3.10.

yRomains 11.15.

Mes frères, nous sommes, à bien des égards, nous, chrétiens protestants, le peuple de Dieu sous la Nouvelle Alliance. Notre position est privilégiée, comme l’était celle d’Israël, et souvent aussi, hélas ! nous imitons son infidélité, son ingratitude, son endurcissement. Mais c’est sur le meilleur côté de cette analogie que notre texte nous appelle en ce moment à insister. Il y avait encore de bonnes choses en Juda ; il y en a aussi dans nos Églises, malgré leurs misères. C’est à nous essentiellement, comme autrefois à Israël, que les oracles de Dieu ont été confiés. Les musulmans nous appellent, nous, protestants, à la différence des catholiques, les fils du Livre, et par là ils constatent la place immense que la Bible tient dans notre foi et dans notre vie religieuse. La Bible est la base de notre foi et de notre culte ; tous nos synodes ont proclamé sa souveraineté ; nous la proclamons, nous, prédicateurs, chaque fois que nous montons dans la chaire de vérité, pour y exposer une parole de la Bible. Nous ne souffrons pas qu’aucune tradition, ni aucune école de sagesse humaine, prévale contre l’Écriture sainte ; nous ne permettons pas à un prêtre de poser la main sur le livre de Dieu, soit pour le fermer aux simples fidèles, soit pour leur défendre de l’interpréter autrement que lui. Par là nous demeurons, et nous demeurons seuls avec fidélité et avec conséquence, sur le terrain de la révélation, tandis que le catholicisme associe ou substitue à la vérité révélée des dogmes et des institutions d’invention humaine. Nous péchons, hélas ! mais nous possédons, dans la Bible, le juge incorruptible qui condamne nos péchés ; nous sommes sujets à l’erreur, mais nous possédons, dans la Bible, le témoin qui proteste contre nos erreurs, et qui finira tôt ou tard par les redresser. Nous avons aussi les sacrements que Jésus-Christ a établis, le baptême et la Sainte Cène, et nous n’avons point eu la témérité d’en grossir le nombre. La parole de Dieu et les sacrements, ce sont bien là, comme l’ont pensé avec raison les réformateurs, deux marques distinctives d’une Église chrétienne. Aussi longtemps que nous les conserverons, nous pourrons sans présomption appliquer à nos Églises la parole de notre texte : « Il y avait encore de bonnes choses en Juda ».

Il y a pourtant une autre marque, non moins importante assurément, de l’Église de Dieu : c’est la sainteté. Elle ne fait pas défaut à nos Églises. Non pas, hélas ! que celles-ci soient saintes dans leur ensemble ; mais il y a en elles des saints, des âmes vraiment pieuses, vraiment converties et consacrées à Dieu. Je suis loin de contester que l’Église romaine ne possède aussi de vrais chrétiens, et même des chrétiens admirables ; mais, à nos yeux, l’attachement superstitieux aux cérémonies, l’asservissement à un joug humain, l’illusion du mérite des œuvres, sont des traits qui déparent plus ou moins la piété catholique. Au reste, nous n’avons nul besoin de déprécier ce qui existe ailleurs ; ce que nous affirmons, en ce moment, avec joie et reconnaissance, c’est qu’il existe dans nos Églises des âmes qui vivent de la vie de Dieu, qui, ayant trouvé en Jésus-Christ le pardon de leurs péchés, se sont données à lui sans retour, et ne désirent rien autant que de glorifier son nom et de marcher sur ses traces ; des âmes qui, si Dieu les appelait aujourd’hui, iraient à lui sans crainte, sachant, comme saint Paul, que la mort leur est un gain. Ce sont ceux-là qui sont la lumière du monde et le sel de la terre ; c’est en eux et par eux que notre Église vit ; car c’est le nombre des vrais chrétiens, et non celui des baptisés, qui fait la grandeur de la force d’une Église. Êtes-vous, personnellement, mon cher auditeur, un membre de ce peuple de Dieu, un sarment du vrai cep, uni à Jésus-Christ par la foi ? C’est seulement à ce prix que vous appartenez aux éléments bons et vivants de l’Église de Dieu ; autrement, je veux dire si vous n’êtes pas né de nouveau, si votre cœur n’est pas au Seigneur, votre profession religieuse est sans réalité ; votre activité extérieure, sans efficacité et sans vertu spirituelle ; votre présence et votre action dans l’Église ne sont point au nombre de ces bonnes choses qui attirent sur elle le regard favorable du Seigneur. Enfin, si parmi nous, comme en Juda, les enfants de Dieu sont en minorité, et la multitude est plongée dans la mondanité et dans l’indifférence, chez nous aussi il y a des réveils, des retours à Dieu, des souffles de l’Esprit, qui passent sur les ossements desséchés et qui les font tressaillir. En parlant ainsi, je n’ai pas en vue principalement ces affluences extraordinaires qu’attire dans nos lieux de culte telle ou telle solennité religieuse ; ce sont là de précieuses occasions d’annoncer l’Évangile, ce ne sont pas, il s’en faut, des signes certains d’un véritable réveil. Mais nous avons vu plus et mieux que cela. Nous avons vu des foules prosternées devant Dieu et comme enchaînées par la simple explication de sa parole, pendant des journées entières ; nous avons vu des larmes couler, des genoux fléchir, des pécheurs implorer avec ardeur le pardon de Dieu, ou éclater en actions de grâces après l’avoir reçu ; de nombreux chrétiens, emportés comme par un invincible élan, s’humilier devant Dieu de leurs infidélités passées, et lui promettre une obéissance sans partage. Ailleurs on a vu de plus grandes choses encore. Malgré les critiques, fondées ou non, dont ils sont l’objet, les réveils sont un des traits les plus remarquables de la physionomie religieuse de nos Églises protestantes. Partout où il y a quelque vie, il y a tout au moins le désir d’un réveil. En Angleterre et en Amérique, l’action que plusieurs de ces mouvements religieux ont exercée, la rapidité avec laquelle ils se sont propagés, ont quelque chose de merveilleux. On a pu lire dans un article de la Revue des Deux Mondes, à propos du réveil dont les frères Wesley et Whitefield furent les principaux instruments au siècle dernier, cette appréciation remarquable : « On n’exagère point en disant qu’il a renouvelé la face de l’Angleterre ». Et le réveil qui s’est produit il y a cinquante ou soixante ans en France, n’a-t-il pas renouvelé au moins la face de nos Églises ?

Gardons-nous donc de nous abandonner à un pessimisme injuste et inquiet, à un découragement qui énerve. Accusons-nous, frappons-nous la poitrine, nous ne le ferons jamais assez ; mais sachons, aussi bénir Dieu pour ses bienfaits, et en attendre de lui de plus grands. Grâces lui en soient rendues, l’Évangile du Dieu Sauveur est encore en honneur parmi nous : partout où il est annoncé avec simplicité, avec amour, avec l’accent et l’autorité de l’expérience personnelle, il ne manque pas d’auditeurs ; et partout où il est prêché et écouté ainsi, il manifeste la puissance qui lui appartient en portant des fruits de conversion, de sanctification, de charité. Il trouve un accueil favorable même dans des milieux exclusivement catholiques ; si les conquêtes que nous avons faites en ce siècle sur le catholicisme, ne sont pas considérables comme nombre, elles le sont par leur valeur morale ; plusieurs des serviteurs les plus dévoués de nos Églises, en particulier de ceux qui possèdent au plus haut degré le zèle missionnaire, sont ou anciens catholiques eux-mêmes, ou fils de catholiques convertis. Il y a encore de bonnes choses en Juda.

II

Peut-être quelques-uns d’entre vous auront-ils déjà fait réflexion que cette même parole, dont nous n’avons présenté jusqu’ici que le côté favorable, a un côté sévère aussi. Je ne veux pas dire seulement, ni surtout, que dire : « Il y avait encore de bonnes choses en Juda », c’est admettre qu’il y en avait de mauvaises, c’est presque assimiler les vertus de Juda à autant de points lumineux plus ou moins clairsemés sur un fond obscur. Je veux parler d’un petit mot sur lequel je n’ai pas encore insisté, le mot encore. Si, au lieu d’encore, il y avait déjà, il est clair que la parole que nous méditons aurait un accent tout différent et même opposée « Il y avait déjà de bonnes choses en Juda », ces mots suggéreraient une idée de jeunesse, d’accroissement de force, de marche en avant, vers la lumière. « Encore de bonnes choses », cela fait penser à un trésor qui diminue, à un jour qui baisse, à un flot qui se retire, à une vie qui va s’éteignant. « Encore de bonnes choses », cela fait supposer qu’hier valait mieux qu’aujourd’hui, et que demain vaudra moins ; qu’en un mot, il n’y a pas progrès, mais décadence. Et telle était, en effet, la condition du peuple de Dieu à cette époque. Le règne de David et la première partie de celui de Salomon avaient été comme le court et brillant midi de l’histoire d’Israël. Déjà Salomon, vieillissant, avait bâti des temples aux faux dieux. A peine est-il mort, qu’un grand et irréparable désastre survient, le schisme. Dès lors la décadence commence, plus rapide en Israël plus lente en Juda, réelle de part et d’autre. Les règnes des rois les meilleurs et les plus heureux ne sont que des haltes sur le chemin de la ruine. La décadence est religieuse, en même temps que politique : dans un état théocratique, ces deux choses ne se séparent point. Les prophètes censurent les vices du peuple sans se flatter de les corriger, et annoncent ses malheurs sans pouvoir même les retarder. Le plus grand d’entre eux, Esaïe, ne se dissimule pas qu’il a pour mission d’endurcir plutôt que de convertir. Les réformes entreprises par les rois pieux n’ont pas une prise profonde sur la conscience populaire, et ne leur survivent pas. Vues sous ce jour, les vertus même que l’auteur des Chroniques constate encore chez son peuple prennent une teinte mélancolique : ce sont les derniers rayons d’un soleil qui va disparaître, les derniers beaux jours de l’automne, les dernières couleurs de santé et de vie sur le visage d’un malade qui porte déjà la mort dans son sein. « Encore de bonnes choses… » Voilà donc ce que l’historien sacré pouvait dire de mieux, de la partie la plus saine du peuple de Dieu, sous le règne d’un petit-fils de David !

Notre condition est-elle pareille à celle-là, mes chers frères ? Je me garderai bien de l’affirmer. Si le temps présent est singulièrement mêlé d’ombres et de lumière, s’il ressemble, par conséquent, à un crépuscule, il n’est pas défendu de croire que ce soit le crépuscule du matin, plutôt que celui du loir. Pourtant, il faut l’avouer, il y a plus d’un symptôme qui pourrait faire penser le contraire. Nous sommes encore, comme nous le disions tout à l’heure avec une juste satisfaction, l’Église de la Bible : mais est-ce que tous ceux qui la possèdent, la lisent ? est-ce que tous ceux qui la lisent, la croient ? est-ce que tous ceux qui la croient, la pratiquent ? Le chrétien même, qui voudrait se nourrir et jouir tout simplement de la Parole de son Dieu, n’est-il pas parfois assailli involontairement par des pensées qui le troublent ? Grâces en soient rendues à Dieu, il y a encore de la foi parmi nous ; mais trouvez-vous que la marée de la foi monte, ou bien qu’elle descend ? Dans la majorité des Églises et des familles, la foi vous fait-elle l’effet d’une puissance qui est en train de tout envahir et de tout renouveler, ou bien d’un legs sacré du passé que quelques-uns recueillent avec un soin pieux, mais que le grand nombre répudie ? Il y a chez nous, comme dans l’ancien royaume de Juda, une élite de fidèles, un peuple de Dieu selon l’esprit ; mais ce peuple, dans nos contrées, va-t-il grandissant, ou diminuant ? compte-t-il plus de jeunes gens que de vieillards ? les vides que la mort fait et multiplie dans ses rangs, sont-ils vite et aisément comblés ? Ce que vous savez, ce que vous voyez de la génération qui s’élève et des dispositions qui la caractérisent, vous fait-il, au point de vue religieux, bien augurer de l’avenir ? Il se produit encore parmi nous, ici et là, de loin en loin, des mouvements religieux que nous aimons à appeler des réveils ; mais sont-ils comparables, pour la profondeur, pour la durée, pour l’efficacité, à ces réveils grands et historiques dont je parlais tout à l’heure ? N’est-il pas vrai, car ici je ne puis laisser la chose en suspens, que nos Églises vivent encore – ou végètent – du reste de la sève que le réveil d’il y a cinquante ans leur a communiquée, mais qu’il est grand temps que cette sève se renouvelle ?

Nous avons des œuvres chrétiennes nombreuses, trop nombreuses, au gré de plusieurs de ceux dont elles sollicitent le concours ; mais ce qui distingue actuellement ces œuvres, est-ce l’ardeur de la jeunesse, l’espoir de la conquête ? Excitent-elles dans le public un enthousiasme croissant, ou bien leur arrive-t-il de marcher surtout en vertu de l’impulsion acquise autrefois ; peut-être de se traîner dans l’ornière, entravées par le lourd boulet du déficit ?

Lorsque nous évoquons le souvenir du glorieux et douloureux passé des Églises réformées de France, comme ce jour nous appelle à le faire, sommes-nous pareils à l’homme mûr, à l’homme arrivé, qui s’émeut et se réjouit, à la fois, en songeant aux épreuves de sa laborieuse enfance, ou bien au vieillard, qui se souvient, en soupirant, des jours de sa virilité et de sa force ? En entendant de pareils récits, ne sommes-nous pas contraints de nous écrier : Où est la foi de nos pères ? où est leur inébranlable attachement à la vérité ? où est leur zèle pour les saintes assemblées ? où est leur patience dans les tribulations les plus inouïes ?… Reste avec nous, Seigneur, car le soir approche, et le jour est sur son déclinz ! Et quel vide que celui que laisserait ton départ ! Quelle nuit que celle que ferait dans l’âme humaine l’obscurcissement du soleil de justice ! Ah ! si c’était cette nuit-là qui venait, puissé-je mourir auparavant ! mourir avant que les frissons du soir me saisissent, mourir quand la clarté de tes paroles peut encore me réjouir, et la chaleur de ton amour me ranimer ! Sans doute, ô Dieu, ton soleil ne peut disparaître des cieux, mais il peut se coucher pour une partie de notre globe ; de concert avec ta Parole, l’histoire atteste que le flambeau de la grâce peut être ôté à une Église infidèle, et même à une portion de la chrétienté. Que tel ne soit pas le sort de nos Églises, Seigneur ! Nous reconnaissons qu’il y a encore en elles de bonnes choses, mais cela ne nous suffit pas, parce que cela ne nous rend pas capables de remplir la tâche que tu nous as assignée. Encore de bonnes choses, quand il faudrait marcher de lumière en lumière, de force en force, glorifier ton nom, faire resplendir ta vérité méconnue, relever l’Église, la rendre grande, forte, indépendante, sauver la patrie, évangéliser le monde païen… Seigneur, ce n’est pas assez ; notre ambition spirituelle, tout imparfaite qu’elle est, ne saurait se contenter de cet état médiocre et de ce médiocre éloge ; à plus forte raison est-il impossible que ton amour s’en contente, et qu’il n’ait pas quelque chose de meilleur à nous donner !

zLuc 24.29.

Cette prière que nous venons d’adresser à Dieu, mes frères, il dépend de nous qu’elle soit exaucée ! Il dépend de nous, de chacun de nous, pour sa part, que ce crépuscule dont nous parlions tout à l’heure ne soit pas celui du soir, mais celui du matin. Dieu, lui, ne brise jamais le roseau froissé, n’éteint pas le lumignon qui fume encorea, ne repousse pas celui qui vient à lui. Comme il ne veut la mort d’aucun pécheur, il ne veut pas non plus celle d’une Église, ou d’un peuple ; il se plaît tellement au sacrifice d’un cœur contrit qu’un mouvement, un commencement, j’ai presque dit un semblant d’humiliation a toujours obtenu de lui quelque grâce : c’est parce que Roboam s’était humilié, est-il dit dans notre texte, que l’Éternel détourna de lui sa colère, et ne le détruisit pas entièrement. Ce devait être, en vérité, un grand et touchant spectacle quand, à la voix de quelque prophète de Dieu, tout le peuple, son roi en tête, confessait ses péchés, jurait de nouveau fidélité à l’Éternel, relevait l’autel du vrai Dieu et brisait les idoles. Je le sais, ces repentirs ne furent pas assez complets, ni assez durables, pour sauver le royaume de Juda ; mais quand verrons-nous, parmi nous, cela même ? Où est le prophète, où est l’apôtre dont la voix puissante, nous montrant à la fois le nuage de colère et de feu suspendu sur nos têtes et les canaux des cieux prêts à s’ouvrir et à se répandre en bénédictions si nous revenons à Dieu, nous arrachera à notre indifférence, nous convaincra de péché, et nous jettera, tremblants et humiliés, aux pieds du Seigneur ? Il est vrai qu’il ne dépend pas de nous de faire que l’Église entière se convertisse ; mais il dépend de nous de nous convertir nous-mêmes. Je crois que notre texte décrit fidèlement, impartialement, dirai-je, l’état spirituel de beaucoup d’entre nous, parmi ceux qui passent pour les meilleurs. Sans contredit, il y a en eux de bonnes choses, quelque attachement à la vérité chrétienne, quelque piété, quelque droiture, quelque charité, quelques bonnes œuvres. Mais il y a encore de bonnes choses ; ce peu qu’ils ont de vie spirituelle est surtout un souvenir et un reste de grâces reçues, d’expériences faites autrefois. Ils ont le sentiment que leur meilleur temps est derrière eux ; ils ne peuvent se dissimuler qu’ils ont abandonné leur premier amour. Aussi, en admettant même qu’ils aient encore assez de foi pour se sauver eux-mêmes comme au travers du feub, sont-ils impuissants à sauver les autres, même leurs plus proches ; ils sont obligés de s’avouer avec angoisse que si leurs enfants, leurs fils surtout, persévèrent dans la voie où ils sont aujourd’hui, ils sont perdus pour l’Église, perdus pour la cause de l’Évangile, c’est-à-dire, ô mon Dieu ! au fond tout simplement perdus ! Ah ! pouvez-vous en prendre votre parti ? pouvez-vous en rester là ? pouvez-vous accepter que ce mot affreux de décadence soit celui qui résume l’histoire spirituelle de votre patrie, de votre Église, de votre famille, de votre propre âme ? Encore une fois, cela n’est pas nécessaire, inévitable ; cela ne doit pas être, cela ne sera pas, si nous répondons aux desseins de Dieu. « Je cherche parmi eux, dit l’Éternel dans Ézéchiel, un homme qui élève un mur, et qui se tienne à la brèche devant moi en faveur du pays, afin que je ne le détruise pas ; mais je n’en trouve pointc. » Mes frères, soyons de ces hommes qui se tiennent à la brèche devant Dieu pour leur pays et pour l’humanité. Qui dira, qui mesurera ce que peut faire et obtenir de Dieu, pour le relèvement de l’Eglise et pour le salut du monde, la conversion d’un seul pécheur, l’humble fidélité, le courageux témoignage, l’intercession persévérante d’un seul chrétien ?

aMatthieu 12.20.

b1 Corinthiens 3.15.

cÉzéchiel 22.30.

Amen.

2 novembre 1884.

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