Étude biblique sur la Rédemption

Essais d’explication

Cette dernière leçon revient sur les idées déjà exposées dans la leçon cinq, où nous avons présenté quelques réflexions générales à propos de la doctrine de saint Paul sur la Rédemption. Nous prions le lecteur d’excuser ces répétitions. Il y a toutefois une différence : la leçon cinq se bornait à mentionner les explications suggérées par l’apôtre ; la leçon douze, plus complète, expose celles qui nous paraissent dignes d’attention en elles-mêmes et conformes à l’esprit et à l’enseignement des saintes Ecritures.

I

Généralement, le fait de l’expiation est présenté comme une dérogation miséricordieuse et unique à l’ordre moral de l’univers. En principe, il est rendu à chacun selon ses œuvres ; si cette loi de la rétribution morale ne se réalise que très imparfaitement au cours de l’économie actuelle, elle sera exactement et impartialement appliquée à tous les hommes à l’époque du jugement dernier ; c’est ce qu’affirme expressément saint Paul au deuxième chapitre de son épître aux Romains. Mais, pour sauver le monde, Dieu a trouvé bon qu’une fois le Saint et le Juste portât le péché du monde, et que les pécheurs, devenus croyants, recueillissent le fruit de la justice parfaite comme de la souffrance imméritée du Christ.

Notre mentalité moderne, tout imprégnée de l’idée de loi, proteste contre une exception. Evidemment, ce serait faire quelque chose et même beaucoup pour désarmer son opposition, que lui montrer le fait de la rédemption sous un autre jour ; que lui faire entrevoir une relation possible entre ce grand fait et l’ordre général de l’univers.

Or, saint Paul lui-même provoque de notre part des réflexions de ce genre par la très remarquable argumentation au moyen de laquelle il réfute les adversaires et les négateurs d’une résurrection générale et future. « S’il n’y a point de résurrection, dit-il, Christ n’est pas ressuscité », ce qui signifie : la résurrection de Jésus-Christ n’a pu exister comme fait réel et historique que si elle se rattache à un ensemble de faits du même ordre. Il n’y a pas de fait, même surnaturel, qui ne soit l’application d’une loi.

Evidemment, ce principe tend à renouveler la notion et la définition du miracle ; mais développer ce point nous écarterait trop de notre sujet. Considérons le plus mystérieux, le plus prodigieux de tous les faits évangéliques : l’Incarnation. Certes, il est en un sens absolument incomparable ; Jésus-Christ est bien le Fils unique de Dieu. Cependant les croyants sont fréquemment appelés enfants, et même fils de Dieu. Jésus dit en parlant de lui-même : « Le Père ne m’a pas laissé seul parce que je fais toujours ce qui lui est agréable. » Et il dit en parlant de ses disciples : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui. » Jésus-Christ établit donc une véritable analogie entre la communication constante de sa pensée et de sa vie, que le Père fait au Fils, et la communication moins complète de son Esprit et de sa grâce que le Père, par le Fils, fait aux fidèles. Il y a une incarnation morale et journellement renouvelée de Dieu dans l’homme.

Passons maintenant à la rédemption. Certes, il y a un seul Rédempteur, une seule propitiation, offerte une fois pour toutes pour les péchés des hommes ; c’est ce qu’affirment tous les apôtres et particulièrement l’auteur de l’épître aux Hébreux. Mais ce fait divin ne peut-il pas être considéré comme l’application, non seulement suprême, mais unique en son genre, d’une loi générale, en vertu de laquelle les bonnes actions et les souffrances imméritées des justes profitent aux autres hommes ?

Cette façon de penser nous est pour ainsi dire imposée par le passage de l’Ecriture qui exprime le plus clairement l’idée d’expiation et dont tous les passages analogues sont en quelques sorte dérivés, le chapitre 53 d’Esaïe. Si l’idéal tracé par le prophète ne trouve son plein accomplissement qu’en Jésus-Christ, il n’en est pas moins certain que le prophète a pensé avant tout à un ou plutôt à des personnages plus rapprochés de lui, probablement à l’élite morale d’Israël. Leurs souffrances ont donc aussi quelque chose de rédempteur et d’expiatoire.

Je rappelle en outre ce que j’ai dit de l’intercession comprise d’une manière un peu profonde, en particulier de celle d’un Abraham luttant avec Dieu en faveur de la criminelle Sodome, et d’un Moïse demandant à être effacé du Livre de vie, plutôt que de consentir à voir périr son peuple. saint Paul s’approprie le même vœu en faveur du même peuple, pour lequel il voudrait être anathème et séparé du Christ. Il y a là une sorte d’expiation accomplie au moins en idée, par un saint et héroïque désir, par un sacrifice intérieur. Si saint Paul sait et reconnaît que ce vœu sublime ne peut être réalisé, il n’en affirme pas moins ailleurs (Colossiens 1.24) qu’il achève de souffrir en sa chair ce qui manque aux afflictions du Christ pour son corps, qui est l’Eglise. Non seulement Paul souffre pour l’Eglise, mais il met ses souffrances (ajoutons, si vous voulez, quoique l’apôtre ne l’ait pas dit : en un sens, jusqu’à un certain point) sur la même ligne que les souffrances du Sauveur, et il leur attribue une vertu analogue.

Enfin le Seigneur Jésus lui-même, ému et troublé jusqu’au fond de l’âme à la perspective de sa Passion imminente, n’en a pas moins jugé celle-ci nécessaire et inévitable en vertu d’une loi générale, d’après laquelle la vie sort de la mort, loi qui s’applique au monde physique comme au monde moral, et à ses disciples comme à lui-même (Jean 12.24). Si Jésus-Christ est ressuscité, dit saint Paul, c’est qu’il y a une loi de la résurrection. Ne peut-on pas dire par analogie : si Jésus-Christ est le Verbe fait chair, c’est qu’il y a une loi de l’incarnation ou de la communication de Dieu à l’homme ; si Jésus-Christ nous a rachetés, c’est qu’il y a une loi de la rédemption ou de la collaboration des justes au salut de leurs frères par l’obéissance et par la souffrance ? Envisagés sous ce jour, les faits rédempteurs conservent leur caractère incomparable et unique, et pourtant ils cessent d’être sans rapport avec le reste de l’ordre universel. Ou je me trompe, ou il y a là une voie féconde ouverte à l’apologétique moderne.

II

Parmi ces lois générales, qui trouvent leur application dans le domaine religieux et chrétien, et qui peuvent tout ensemble nous présenter à nous croyants, les vérités de l’Evangile sous un nouveau jour et les rendre plus acceptables à nos contemporains, il n’y en a pas de plus universellement reconnue que la loi de solidarité. Je ne crois pas nécessaire de définir à nouveau cette loi, en vertu de laquelle les destinées et les responsabilités humaines sont entrelacées d’une façon inextricable pour tout autre que pour Dieu même, en sorte que chacun de nous recueille, en bien et en mal, le fruit de ce qu’ont fait et souffert toutes les générations qui l’ont précédé, et exerce à son tour sur ses contemporains et sur la postérité une influence à laquelle il n’est pas possible d’assigner de limites, ni dans l’espace, ni dans le temps. saint Paul est le premier qui ait mis en lumière ce grand fait. Dans le chapitre 5 de son épître aux Romains, il décrit et oppose deux solidarités contraires, universelles l’une et l’autre, au moins dans l’intention de Dieu : la solidarité du péché et de la mort, qui procède du premier Adam ; la solidarité de la justice et de la vie, qui procède du second Adam, Jésus-Christ. Il ajoute que les effets de la seconde, de la bonne solidarité, dépassent ceux de la première. Certainement ces deux solidarités s’éclairent l’une l’autre. Il nous paraissait étonnant tout à l’heure que nous fussions appelés à bénéficier sans avoir rien fait pour cela, de la justice de Jésus-Christ. Pourquoi non, puisque, avant de l’avoir choisi et voulu, nous subissons les conséquences de la désobéissance d’Adam, et qu’il n’a dépendu d’aucun de nous de se soustraire entièrement au péché, non plus qu’à la mort ? Il était digne de la bonté et de la justice même de Dieu, qui avait permis que nous fussions enveloppés dans ce malheur non mérité par nous, au moins à l’origine, de lui opposer un bienfait contraire et un bienfait gratuita.

a – C’est au point de vue de la solidarité que feu Charles Bois doyen de la Faculté de théologie de Montauban, a présenté et justifié la rédemption dans des articles fort remarquables de la Revue de théologie, que je regrette de n’avoir pas eu l’occasion et la facilité de relire avant de rédiger la présente leçon.

A coup sûr, le fait de la solidarité jette un jour très vif sur celui de la rédemption. Le plan de l’histoire et de la destinée de l’humanité, tel que le résume saint Paul dans ces paroles : « Dieu a enfermé tous les hommes sous la rébellion pour faire miséricorde à tous », ce plan, dis-je, est infiniment digne de Dieu. Il est trop beau et trop grand pour qu’un homme ait pu l’inventer et, dans une grande mesure, il est déjà confirmé par les faits.

La solidarité explique-t-elle l’expiation, la translation de la coulpe et de la peine ? Ce serait aller trop loin que de l’affirmer. Elle éclaircit du moins les abords du mystère. Il serait, à mon avis, inexact de dire que nous sommes punis pour la faute d’Adam ; mais les choses se passent comme s’il en était ainsi, puisque nous subissons, avant toute décision personnelle, les conséquences de la chute. Il ne serait pas moins inexact de prétendre que nous sommes récompensés de l’obéissance et de la souffrance de Jésus-Christ (aussi personne ne dit-il précisément cela) ; mais, ici encore, les choses se passent comme s’il en était ainsi, puisque nous sommes tous appelés, à titre gratuit, à bénéficier de cette obéissance et de cette souffrance et à en recueillir les fruits, dont le premier est l’absolution gratuite de nos péchés. En présence d’une telle manifestation d’amour, croire et rendre grâce ne vaut-il pas mieux que de contester ?

III

Nous venons de nommer l’amour, qui est la solidarité acceptée et voulue. Sans doute, l’étude de l’idée, ou plutôt du fait de l’amour — le plus beau et le plus divin qui existe — est plus propre que toute autre à éclaircir et à rendre plausible la doctrine de la rédemption. Vinet parle quelque part de l’amour comme d’un doux et lumineux interprète qui nous explique cette doctrine, ou du moins nous la fait accepter.

On considère généralement l’amour comme la disposition en vertu de laquelle nous donnons à autrui ce que nous avons, c’est-à-dire essentiellement ce que nous avons en fait de bien et de joie ; — et l’on ne se trompe pas. Il y a cependant une autre face de l’amour, moins aperçue peut-être, mais non moins réelle : l’amour sort de soi pour se transporter en celui qu’il aime et s’approprier ce qui appartient à celui-ci, par où j’entends surtout ses souffrances, ses peines, ses opprobres ; au besoin, les châtiments qu’il a méritésb. Tout à l’heure, nous parlions du caractère individuel et semble-t-il, intransmissible, de la responsabilité ; et sans doute, au point de vue où nous nous placions, nous avions raison. Il y a comme une muraille qui sépare les responsabilités individuelles, muraille droite, rigide, inébranlable pour la conscience. Mais qui sait si le cœur ne peut pas accomplir ce miracle, sinon de la renverser, du moins de la traverser ? Une mère ne porte-t-elle pas l’opprobre d’un fils criminel ? Les prophètes n’ont-ils pas confessé, comme en étant eux-mêmes coupables, les péchés de leur peuple ? Prenez les expressions paradoxales de saint Paul : « Jésus a été fait péché et malédiction pour nous » ; et traduisez-les ainsi : « Par amour, Jésus a voulu être péché avec et pour les pécheurs, et malédiction avec et pour les maudits » ; est-ce qu’elles ne prennent pas tout de suite un nouvel aspect ? N’y a-t-il pas dans tout cœur aimant quelque chose qui fait écho aux vœux, récemment rappelés par nous, de Moïse et de saint Paul, souhaitant de faire pour leur peuple le sacrifice complet d’eux-mêmes, celui de leur propre salut s’il était possible ? Ce que des hommes imparfaitement quoique admirablement saints ont désiré faire sans le pouvoir, est-il incroyable que celui qui est la sainteté et l’amour mêmes l’ait réellement accompli ? Dès que nous nous pénétrons de cette idée, que les profondeurs de la doctrine de la rédemption sont des profondeurs d’amour, elles deviennent lumineuses sans cesser d’être insondables.

b – Cette pensée, que nous empruntons au théologien Schœberlein, s’exprime en allemand avec une précision remarquable : l’amour n’est pas seulement Mittheilung, il est aussi Theilnahme.

IV

Revenons sur le terrain de la conscience. S’il y a une vérité qu’elle enseigne clairement, en parfait accord avec la Bible, c’est la nécessité de la repentance. Chacun de nous a péché ; en tant que pécheur, il est l’objet du déplaisir ou de la colère de Dieu, quoiqu’il soit en même temps pour Dieu, en tant que créature faite à son image, un objet d’amour et de miséricorde. Pour que la colère s’apaise et que la miséricorde ait un libre cours, il faut en premier lieu que le pécheur renonce à son péché, le délaisse, le déteste ; par là il satisfera la sainteté de Dieu. Mais il y a un autre point de vue à signaler, une autre condition à remplir. La justice divine exige que le péché soit puni. Si la repentance est réelle, le pécheur prendra le parti de la loi de Dieu contre lui-même et s’humiliera sous la peine qui le frappe ou le menace. Par là, il satisfera la justice de Dieu et achèvera de permettre à sa seule miséricorde d’agir. Nous avons des exemples de cet aspect essentiel de la repentance : l’acceptation de la peine, chez Héli, à qui Samuel vient d’annoncer le jugement que Dieu a prononcé contre sa maison ; chez David avec son peuple ou plutôt en son peuple pour avoir ordonné le dénombrement d’Israël ; chez le brigand crucifié reconnaissant et confessant l’entière justice de la sentence qu’il subit.

Autant ces deux conditions de la réconciliation avec Dieu sont nécessaires au point de vue moral autant l’individu pécheur est incapable de les réaliser de lui-même et par lui-même ; car, pour prendre cette attitude décidément négative et hostile à l’égard du péché, il faudrait qu’il fût déjà saint.

Mais le péché n’est pas seulement un fait individuel, c’est un fait collectif. Il y a une réalité qui s’appelle « le péché du monde », selon l’admirable parole de Jean-Baptiste (Jean 1.29). Nous rappelons à ce sujet, sans l’énoncer de nouveau, ce que nous avons dit tout à l’heure à propos de la solidarité humaine. Pour que le péché collectif pût être pardonné et le fût en principe, on conçoit qu’il fallait qu’intervînt dans la vie et dans l’histoire de l’humanité un moment et un acte analogues à ce qu’est la repentance dans la vie de l’individu. Cet acte de réparation ne pouvait être accompli que par un juste agissant au nom des pécheurs, et en même temps par un être qui tout ensemble par sa nature, par sa situation historique et par son amour, fût qualifié pour être le représentant de l’humanité entière. Il fallait qu’en sa personne l’humanité rompît avec le péché et en triomphât entièrement, et en même temps acceptât le salaire du péché qui est la mort, sous sa forme la plus pénale et la plus cruelle. Par là, la sainteté et la justice de Dieu sont satisfaites et sa grâce a un libre cours.

Ce point de vue, qui m’est quelque peu personnel, me paraît aider réellement à l’intelligence de la rédemption. Il explique comment le sacrifice rédempteur a deux faces, l’obéissance et la souffrance, et comment aussi, dans la souffrance elle-même, c’est l’acte moral, l’acceptation, qui est le point décisif. Telle est précisément, à notre avis, la pensée apostolique, celle de saint Paul en particulier.

Ce même point de vue rend compte de la nécessité, de la nature et des effets moraux de la foi. Par elle nous nous unissons à Jésus-Christ et à son sacrifice, et le fond moral de ce sacrifice, la rupture avec le péché, se reproduit en nous. Par la foi en Jésus-Christ et dans la communion de Jésus-Christ, le pécheur devient capable de s’associer moralement à l’acte rédempteur, et par conséquent d’offrir à Dieu la double réparation qui était exigée de lui et qu’auparavant il ne pouvait pas accomplir : la rupture avec le péché et l’acceptation de la peine du péché. C’est précisément ce qu’enseignent saint Paul et saint Pierre, en parlant de la participation du croyant à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ. Mais notre foi, notre repentance, notre sacrifice intérieur sont toujours fort au-dessous de ce qu’ils devraient être ; le sacrifice de Jésus-Christ est seul complètement agréable à Dieu. C’est pourquoi c’est vraiment pour l’amour de Jésus-Christ que Dieu nous reçoit en grâce et nous justifie.

V

Très voisine de l’explication précédente est celle qui rend compte des effets juridiques de la rédemption par ses effets moraux ; en d’autres termes, de sa vertu justifiante par sa vertu sanctifiante. C’est la pensée du grand théologien Rothe, dont je vous ai parlé avec quelque développement dans une précédente leçon, et que j’appellerais mon maître si le chrétien pouvait avoir un autre maître que Jésus-Christ. D’après Rothe, Dieu est tout prêt à nous pardonner et nous pardonne gratuitement ; il remet notre dette sans se la faire payer par personne. Une condition de pardon subsiste cependant, à cause de la sainteté divine ; il faut qu’en pardonnant, Dieu ait la certitude et la garantie que cette grâce qu’il accorde, loin d’encourager le péché, comme le ferait une certaine indulgence divine telle que plusieurs l’ont comprise, sera au contraire le moyen efficace pour le vaincre et détruire « Il y a pardon par devers toi, afin que tu sois craint » (Psaumes 130.4). Hors de Jésus-Christ, cette garantie n’existe pas ; l’amnistie pure et simple que Dieu aurait pu proclamer aurait, comme la loi elle-même et plus que la loi fait abonder le péché. Mais Jésus-Christ, par l’ensemble de sa personnalité, de sa vie et de son œuvre, — par sa mort surtout qui est le couronnement de tout le reste et sans laquelle tout le reste serait privé d’efficacité — Jésus-Christ, dis-je, a introduit dans le monde une force nouvelle et réparatrice, une source inépuisable de justice et de vie. Grâce à lui, le pardon que Dieu accorde au pécheur croyant, c’est-à-dire au pécheur qui s’unit à Jésus-Christ, devient sanctifiant, et par conséquent ce pardon devient possible.

Je ne vois pas ce qu’on pourrait objecter à l’exposé qui précède, et qui contient sans doute un aspect vrai de la rédemption ; cependant, il ne me paraît pas épuiser les richesses de l’enseignement apostolique ; le rapport qu’il établit entre la mort du Sauveur et le pardon de nos péchés n’est pas assez direct, ni assez frappant. On pourrait ajouter qu’il tend à faire de la justification une conséquence de la sanctification, ce qui est l’inverse de la pensée de saint Paul et de l’expérience chrétienne en général. Car la justification est l’entrée dans la voie du salut, et la sanctification est la marche en avant dans cette voie.

VI

Je n’ignore pas qu’il existe d’autres essais d’expliquer et de rendre plausible la doctrine de la rédemption. Mais vous voudrez bien ne pas oublier que je vous ai promis, et pour cause, non pas la revue et la discussion d’opinions théologiques anciennes ou modernes, mais une simple étude de théologie biblique. D’ailleurs ce qui a été dit suffit peut-être à établir qu’il n’est pas impossible d’exposer la doctrine ou le fait de la rédemption sans trahir, ni la mentalité moderne dans ce qu’elle a de légitime, ni la folie de la foi dans ce qu’elle a de divin.

D’autre part, la diversité même des interprétations que je vous ai présentées témoigne que le problème n’est pas pleinement résolu, que le mystère n’est qu’incomplètement éclairci. Les anges mêmes, dit l’apôtre Pierre, se penchent sur les bords de cet abîme sans en découvrir le fond ; comment serions-nous plus heureux déjà ici-bas ? Il faut sans doute regarder aussi profond que nous le pouvons ; mais avant et après, il faut croire, adorer et rendre grâces.

A ceux qui, rebutés par les difficultés et les obscurités que je n’ai pas dissimulées, de la doctrine dont nous nous sommes entretenus, seraient tentés de rejeter le fait aussi bien que l’explication, le témoignage des apôtres en même temps que les théories des théologiens, et toute rédemption objective, nous rappelons et nous opposons en terminant les résultats, bien établis croyons-nous, de notre attentive et loyale étude des enseignements apostoliques.

Qu’ils considèrent avec quel accord, avec quelle insistance, avec quelle émotion, Pierre, Paul, Jean, l’auteur de l’épître aux Hébreux, après Jésus-Christ lui-même, parlent de la vertu du sang versé du Sauveur et rattachent à son sacrifice la rémission de nos péchés et notre paix avec Dieu. Qu’ils considèrent encore combien il est invraisemblable, ou plutôt moralement impossible aux yeux d’un croyant, que le christianisme des apôtres ne soit pas le christianisme vrai et que, contrairement à la promesse formelle du Christ, les disciples mêmes en qui il avait mis toute sa confiance, aient, sur ce point capital, mal compris sa pensée et mal interprété son œuvre. Qu’ils interrogent ensuite l’histoire de l’Eglise, ou plutôt celle de la foi et de la vie chrétiennes à travers les âges ; qu’ils mesurent, s’il est possible la place que la croyance à la vertu rédemptrice, à la vertu expiatoire même, du sacrifice du Sauveur a constamment occupée dans l’enseignement des plus grands docteurs — des réformateurs par exemple — ; dans la parole des prédicateurs, des missionnaires, de ceux-là surtout qui ont été les instruments de quelque puissant réveil de la foi ; dans la conversion des plus grands pécheurs, dans les vertus et la charité des saints, dans la consolation et la joie des mourants et des martyrs. Est-il possible que cet ensemble d’expériences chrétiennes, qui se renouvellent tous les jours sous nos yeux, repose sur le néant, sur le vide, sur un grossier malentendu des paroles du Christ, sur des symboles de l’ancienne Alliance arbitrairement transportés dans la nouvelle ? Si ces mêmes textes, qui paraissaient à nos pères si lumineux, si décisifs, si sanctifiants et si consolants, n’éveillent plus aucun écho dans le cœur de tel de nos contemporains, n’est-il pas plus vraisemblable que son expérience religieuse offre encore certaines lacunes ? L’attente respectueuse, l’étude persévérante de l’Ecriture sainte, la prière qui implore les lumières du saint Esprit, ne seront-elles pas, de la part de ce douteur chrétien, une attitude plus raisonnable et plus pleine de promesses que l’incrédulité tranchante, agressive et dédaigneuse ?

On prétend nous ramener à la simplicité de la foi, à l’Evangile primitif ; je le veux bien. Qui fut le premier croyant à la rédemption ? — Je pense que ce fut le brigand crucifié à côté de Jésus-Christ. Entendons-nous bien. Assurément, sur sa croix, ce mourant n’avait ni le temps, ni la possibilité de dogmatiser. Il n’avait pas même entendu l’enseignement de Jésus-Christ ; combien moins pouvait-il devancer celui des apôtres ou des théologiens futurs ! Peut-être ne connaissait-il pas les mots de « rédemption » et de « propitiation » ; en tout cas, il aurait été fort incapable de les définir. C’est ainsi que, dans tous les temps, des âmes simples, étrangères à ces précisions dogmatiques, n’en ont pas moins, comme le larron repentant, la foi qui sauve. Toutefois, les paroles du bon brigand, comme toute affirmation dictée par la foi, renferment en quelque sorte une dogmatique implicite enveloppée, plus ou moins inconsciente. Le devoir du chrétien qui vient après et qui étudie les faits et les textes, est de développer, de manifester cette dogmatique et de l’exprimer de son mieux. Rappelons, à cet effet, les paroles du brigand : « … Pour nous, (il s’agit de lui-même et de l’autre brigand) nous souffrons ce que nos crimes méritent mais lui, il n’a rien fait qui ne se dût faire… Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne. »

Je découvre dans ces paroles les éléments suivants, sans prétendre (faut-il le répéter ?) qu’ils fussent tous distinctement présents à pensée du bon larron :

1° La confession sans réserve de son état de péché. Il reconnaît avoir encouru la juste condamnation des hommes et celle de Dieu. Il ne découvre en lui-même et dans son passé aucun élément de justice, aucun motif d’espoir, aucune circonstance même, qui atténue la gravité de son crime. Voilà bien le côté négatif de la doctrine de la rédemption : l’impuissance totale de l’homme à se sauver lui-même. Ceux qui connaissent leur misère, comme s’exprime Pascal, ne sont pas prompts à se persuader qu’ils n’ont besoin ni de Médiateur, ni de Rédempteur.

2° Je trouve dans ces mêmes paroles le côté positif de la rédemption : le salut assuré par l’intervention et la médiation de Jésus-Christ. Si complètement perdu que soit le brigand, il croit que, même à cette heure suprême, Jésus-Christ a tout pouvoir de le sauver. Ce criminel n’aura plus rien à craindre, si son compagnon de supplice consent seulement à se souvenir de lui. Une parole de Jésus lui suffira pour mourir en paix, même sur la croix.

3° L’œuvre du Rédempteur a elle-même deux aspects, l’un actif : l’obéissance, l’autre passif : la souffrance. Nous avons dû faire plus d’une fois cette remarque au cours de nos entretiens, et voici qu’elle se dégage à nouveau pour nous des paroles du brigand confesseur, malgré leur brièveté. En effet, d’où vient à ce mourant cette étonnante confiance en son compagnon de supplice, qui paraît enveloppé dans le même malheur et dans la même impuissance que lui ? — Avant tout, Jésus-Christ peut aider et sauver parce qu’il est non seulement innocent, mais juste et saint : « Il n’a rien fait qui ne se dût faire. » Le larron est persuadé que l’intervention de ce juste sera toute puissante auprès de Dieu. D’autant plus qu’il est en même temps le Roi-Messie : l’inscription dérisoire placée sur sa croix est un hommage aussi vrai qu’il est involontaire ; le jour viendra où sa royauté sera reconnue par l’univers. Voilà bien le côté actif de la rédemption : l’obéissance ou la satisfaction.

4° Mais ce n’est pas seulement parce que Jésus est juste et parce qu’il est Roi, qu’il inspire au larron cette absolue confiance. C’est aussi parce qu’étant tel, il souffre et meurt comme un criminel. Cela résulte du contraste qu’il établit entre la souffrance imméritée de Jésus et la souffrance méritée des deux autres crucifiés. Que le saint soit ainsi assimilé au criminel, c’est une chose monstrueuse, c’est un mystère effrayant. Pour que Dieu ait permis et voulu cela, pour que Jésus y ait consenti, il faut que cette dispensation divine ait un résultat proportionné à l’étonnement quelle nous cause. Le bon larron pense, ou plutôt il sent, qu’à ce juste qui supporte avec une parfaite patience un châtiment injuste, Dieu doit une compensation, une récompense. Cette compensation, quelle sera-t-elle sinon le pardon des coupables ? Comment écarter ici l’idée, sinon le mot de substitution ? Nous voici donc en présence du second côté, du côté passif de l’œuvre rédemptrice du Christ : la souffrance ou la propitiation.

Sans doute, ces formules théologiques peuvent être discutées et combattues. Mais elles ne sont pas arbitraires, elles ne peuvent que couvrir une idée profonde, puisqu’elles sont explicitement contenues dans le premier hommage que Jésus ait reçu en qualité de Rédempteur, dans l’acte de foi qui ouvrit à son compagnon de supplice les portes du paradis.

Frères chrétiens, si nous partageons cette foi du bon brigand à la rédemption ou plutôt au Rédempteur, nous avons part aussi à la promesse de grâce qui lui fut faite. Futurs ministres de l’Evangile, si c’est cette foi que vous prêchez, si c’est à cette foi que vous attirez et que vous gagnez les âmes qui vous seront confiées, votre travail ne sera pas vain dans le Seigneur.

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