Étude sur les Miracles

III. Les faits surnaturels sont les seuls véritablement naturels

Nous venons de voir que ces faits de la vie de chaque jour que l’on regarde communément comme des faits naturels, c’est-à-dire comme la manifestation normale des lois qui sont essentielles à la nature, — nous venons, dis-je, de voir que ces faits sont loin d’être tels ; que ce sont là des phénomènes qui, tout habituels qu’ils sont, n’en sont pas moins anormaux, les témoins et le résultat de la position anormale qui est, à cette heure, celle de la nature, et tout spécialement de la position de déchéance à laquelle l’homme s’est lui-même réduit.

Où trouverons-nous donc les manifestations de la vie normale de l’homme, de la vie réellement humaine ? Où rencontrerons-nous l’image de l’homme tel que Dieu l’avait créé ?

Ce n’est point ici une question oiseuse, une de ces questions sans utilité pratique sur lesquelles on se permet parfois de donner libre cours à la curiosité indiscrète de son imagination. — Sans un sentiment bien clair de ce qu’est l’homme primitif et vrai, nous ne pouvons avoir celui de la distance qui nous sépare de nos glorieuses origines, et, lors même qu’il nous arriverait de pouvoir nous élever, à cet égard, jusqu’à des conceptions plus hautes, ces aspirations momentanées, produits de notre orgueil ou de notre lassitude, ne reposant sur aucune idée exactement définie, nous laisseraient bientôt retourner à voir la véritable nature humaine dans ce que nous avons sous les yeux, et à traiter de rêves ambitieux ce qui tendrait à nous la représenter comme essentiellement supérieure à ces faits journaliers.

Et n’est-ce pas là, dans le fond, ce qui, chez ceux d’entre nous qui hésitent à accepter la vérité des miracles, serait à la racine des difficultés qui les arrêtent encore ?

En effet, ainsi que nous le vîmes en commençant, ce n’est pas comme à de simples faits, ce n’est pas seulement comme à des prodiges, que l’on a peine à croire au miracle. C’est avant tout comme à l’acte des agents qui ont dû le produire, que ce miracle vient réveiller des doutes. Ces agents, dans l’Evangile, sont à première vue des personnalités humaines, et l’on ne peut croire à l’existence d’hommes qui aient été capables d’une action si supérieure à celle qui est habituelle à leurs frères.

Nous sommes donc appelés, dès que nous prenons à tâche de dissiper les doutes que suscitent les récits miraculeux de l’Evangile, à entreprendre l’examen de l’agent humain par lequel nous voyons ces miracles opérés, ce qui équivaut à dire que nous devons faire ici l’objet de notre étude de la nature réelle de l’homme, et des pouvoirs que comporte cette nature dans son état normal.

Pour cela, nous ne saurions cependant prendre notre point de départ dans le fait humain tel qu’il nous apparaît actuellement. Si nous voulions essayer de cette voie-là, il nous faudrait, ou bien, en recherchant péniblement les traces effacées d’une plus haute origine, essayer de reconstruire, à l’aide de faits épars, l’image de l’homme tel qu’il était avant sa chute, ou bien, procédant par voie d’élimination, aspirer à nous faire une idée de ce que devait être tout d’abord notre existence humaine, en séparant, du fait actuel de cette existence, tout ce qui nous semblerait y être une conséquence de la présence du péché.

Mais ni l’un ni l’autre de ces modes de procéder, outre qu’ils nous engageraient tous les deux dans le travail d’une longue et délicate analyse, ne saurait aboutir à des résultats assez assurés pour que nous puissions y asseoir un jugement solide. Sans nous refuser à voir, dans telle ou telle faculté actuelle de notre être, les restes des pouvoirs originaires de notre nature primitive, il est cependant impossible d’arriver à la connaissance de ces derniers par l’analyse de facultés imparfaitement définies, et dont l’existence elle-même n’apparaît point encore, même à des esprits attentifs, avoir été suffisamment constatée. — Sous ce rapport, comme sous tant d’autres, la lumière ne peut nous arriver que par voie de synthèse : ce ne serait qu’après avoir clairement entrevu l’édifice qu’on pourrait déterminer ce qui a réellement droit à en être regardé comme des ruines ; ce ne serait donc que la vue de l’homme normal lui-même qui pourrait venir mettre de la clarté dans notre jugement sur tels ou tels phénomènes extraordinaires, dont l’apparition semble en effet interrompre de temps en temps la faiblesse et l’impuissance habituelles de notre organisme.

Quant à vouloir conclure de l’état de déchéance actuel de cet organisme à son état primitif, c’est-à-dire du mal au bien, de la mort à la vie, il faudrait pour cela que nous eussions en nous, non pas seulement ce besoin indestructible, qui nous est resté, de voir notre vie actuelle se transformer en une vie éternelle et glorieuse, mais une idée distincte des pouvoirs spéciaux qui avaient été conférés à la nature humaine, lorsque notre premier père s’éveilla à la vie sous l’œil du Créateur. — Or tel n’est pas le cas. Les lumières de notre esprit ont été elles-mêmes obscurcies par le fait de notre chute. Capables, grâce à la conscience, de discerner si tel ou tel acte qui est mis devant nous serait bon ou mauvais, défendu ou licite, nous nous trouvons arrêtés dès qu’il s’agit de faits qui ne concernent pas immédiatement notre volonté, et, si cette conscience suffit pleinement à nous faire reconnaître la pensée divine dès que cette pensée entraîne pour nous un devoir, elle ne saurait, à elle seule, nous la révéler jamais telle qu’elle subsiste en dehors de ces conditions, telle qu’elle a été en Dieu lui-même dans un moment auquel notre action demeure étrangère.

C’est Dieu seul qui connaît sa pensée ; c’est aussi Dieu seul qui peut nous dévoiler ce qu’elle fut à l’égard de l’homme qu’il allait créer. Lui seul peut mettre devant nous le type idéal et éternel de la véritable nature humaine. Or Dieu ne saurait le faire, de façon à le révéler, non pas à l’esprit de tel ou tel penseur, mais à la sympathie de l’humanité tout entière, autrement qu’en nous le montrant personnel et vivant sous nos yeux.

Aussi bien Dieu l’a-t-il fait ! — Il a paru cet homme vrai, cet homme normal, l’homme tel que Dieu l’avait pensé, cet homme qui, comme Adam avant le péché, était, lui aussi, le fils de Dieu, objet exclusif sur notre terre de l’amour suprême, mais qui, différant en cela du premier Adam, loin de pécher contre Dieu, est demeuré pur, innocent, sans tache et distinct de ses frères pécheursi.

iLuc 3.38 ; 1 Corinthiens 15.45-47 ; Hébreux 3.5-6 ; 7.28.

On le voit, notre recherche de la vraie nature de l’homme nous amène directement à celle de la personnalité de Jésus-Christ

Y aurait-il là de quoi nous surprendre ? Après avoir reconnu un état de déchéance dans la position actuelle de la nature, nous cherchons ici à entrevoir ce qu’a dû être l’état normal de cette nature, ou, ce qui revient au même, ce que devra être cette réparation dont nous parlent et notre conscience et la révélation. Or cette réparation, ne pouvant venir que de Dieu, procédera, comme tout ce que Dieu fait, d’une façon organique ; elle commencera donc, non pas par la périphérie, mais, ainsi que l’avait déjà fait le péché, par ce qui est le centre du monde déchu, par l’homme lui-même. La conversion à Dieu du cœur, de la volonté de l’individu humain, tel peut seul être le commencement de cette réparation. De même que l’éloignement et la déchéance de l’humanité avaient eu leur commencement dans la chute d’un homme, de même aussi le retour de l’humanité vers Dieu devra commencer dans le fait d’un homme demeuré fidèle et soumis à son Dieuj.

jRomains 5.12-19 ; 1 Corinthiens 15.21-22.

Cet homme, c’est Jésus-Christ. — Digne, d’être appelé le Rédempteur du monde, parce que l’œuvre de rédemption que Dieu lui a confiéek, a été de sa part une œuvre volontaire et libre, il est aussi appelé la vie, la lumière du monde, parce que la réparation dont il a été fait le centre et le commencement pour le monde, s’y développe, en partant de lui, d’une façon organiquel.

kHébreux 5.4-9.

l – Voyez, entre autres, les paraboles dans Matth. ch. 13.

Et ce développement a sa marche régulière et normale. — Commençant d’abord dans le domaine spirituel, entrant peu à peu dans celui de l’intelligence, ce n’est que plus tard encore qu’il s’étendra jusque sur les faits sensibles, soit du corps, soit du monde extérieurm. Non seulement telle est la marche du développement dans l’individualité du Rédempteur lui-même, mais c’est bien ainsi que le salut qu’il a apporté se propage encore à cette heure. Le vieil homme dépouille son être spirituel à sa conversion, lorsqu’il retourne à Dieu par Jésus-Christ : il reçoit alors, au lieu de l’esprit terrestre, l’esprit divin ; plus tard, dans l’obéissance de la foi, il renouvelle et transforme peu à peu sa connaissance et se purifie des erreurs de son entendement ; enfin, à la mort, il dépose avec joie son « corps de péché, » dans l’attente du corps glorieux qu’il doit revêtir pour être semblable à Jésus-Christ, et pour régner avec lui dans la céleste et véritable patrie de l’hommen.

m1 Corinthiens 15.48-49.

n – Ephés.4.22-24 ; Romains 6.5-11 ; Colossiens 3.3-10, etc.

C’est ainsi que l’étude du fait naturel humain nous amène directement à celle de Jésus-Christ lui-même, qui l’a ramené dans l’humanité, et à celle de son œuvre de rédemption qui l’y propage sous nos yeux.

D’ailleurs, représentant principal de l’action miraculeuse dans l’histoire de l’Evangile, Jésus-Christ est en même temps le véritable représentant de l’homme lui-même. Il faut donc bien, dès que nous cherchons à définir, soit le miracle dans sa relation avec l’agent qui le produit, soit la véritable nature humaine, ce qui est véritablement naturel à l’homme, il faut bien que nous soyons amenés à faire, de la personne de Jésus-Christ, l’objet spécial de notre étude.

Nous disons tout d’abord que nous devons voir en Jésus-Christ le représentant principal de l’action « surnaturelle, » en sorte que ce n’est qu’en lui que nous pouvons étudier le caractère essentiel, la loi de cette action.

Pour établir cela, demandons-nous quelle était la position de Jésus à l’égard de ses œuvres miraculeuses. — Devons-nous voir, dans ces œuvres, la manifestation de pouvoirs qui, bien que provenant sans doute, en dernière analyse, de Dieu lui-même, appartenaient cependant en propre à la nature personnelle de Jésus, de façon à ce que l’exercice en dépendît uniquement de la décision de sa volonté, — de pouvoirs qui, s’ils lui avaient été conférés de Dieu, l’avaient été dans leur principe, de telle sorte qu’il les possédât en propre, bien que ce fût sans doute en vertu de sa libre et constante union avec Dieu : en un mot, les pouvoirs miraculeux de Jésus lui étaient-ils naturels et personnels ? — ou bien ces miracles étaient-ils des œuvres divines dans ce sens, que c’étaient là des actes que Dieu opérait lui-même directement, à chaque fois, par l’entremise de Jésus ?

Une fois cette première question résolue, une fois que nous aurons vu si les pouvoirs miraculeux de Jésus lui étaient étrangers, si ses miracles, en d’autres termes, étaient miraculeux à ses propres yeux, ou bien si c’était là l’expression naturelle d’une faculté inhérente à sa personne, nous examinerons si cette personne de Jésus est, depuis sa naissance sur la terre, une personne réellement et uniquement humaine, ou bien si, comme on l’a dit, ces œuvres étaient le produit d’une nature divine que Jésus de Nazareth recelât encore virtuellement au dedans de lui à côté de sa nature humaine.

Les pouvoirs « surnaturels » de Jésus étaient-ils réellement tels pour lui, ou bien, parce qu’ils lui étaient naturels, étaient-ils naturels à ses yeux ? — Voilà notre première question.

Pour pouvoir y répondre, comparons ces miracles à d’autres faits analogues.

Ce que nous constatons avant tout, c’est que Jésus, dans l’Evangile, nous apparaît comme différant de tout autre faiseur de miracles, tels qu’il s’en trouve de dépeints dans les traditions religieuses de tous les peuples et de tous les temps. — Jésus-Christ n’est pas un magicien.

L’acte magique et le miracle sont deux actions qu’il importe de distinguer clairement l’une de l’autre.

Pour ne parler d’abord que de l’objet à l’égard duquel s’exercent ces deux actes, le magicien détrône, écrase, révolte celui auquel il prétend conférer un secours. Il fait violence à sa personnalité, en exigeant qu’avant toute chose il en dépouille les plus saintes prérogatives, savoir la liberté de décision, et la clarté de vue qui sont essentielles à la vie individuelle. — Le miracle, au contraire, réveille, vivifie, encourage et relève l’homme qui en est l’objet. Loin d’étonner et d’effrayer son âme jusqu’à lui imposer le silence de l’épouvante, il lui est accordé, ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut, comme une réponse à ses plus secrets désirs, et même le plus souvent comme l’exaucement de prières formelles. Cela est si vrai qu’il est refusé à celui qui ne le demande pas, et qu’il déserte les villes « où il n’a pas trouvé de foi. »

Sans doute le magicien demande, lui aussi, de la foi ; on sait cependant ce que signifie ce mot dans sa bouche. Cette foi aveugle, cette confiance passive, forcée, qui ne provient que du besoin vague que l’âme qui s’est abandonnée elle-même a de se confier, la superstition, en un mot, n’a rien à faire avec la foi libre et vivante, avec cette action suprême de l’âme qui se donne à Dieu « parce qu’elle sait en qui elle croit, » avec la foi libre, volontaire et empressée que réclame le miracle.

En réalité la magie, quel que soit le jugement que l’on porte sur la vérité intrinsèque des phénomènes qui prennent ce nom, est un attentat contre la liberté de celui qui en est l’objet ; la sainte Ecriture va plus loin, elle assure que c’est même là un crime de fait contre Dieu lui-même. L’idée seule d’un acte magique entraîne celle d’un désordre, d’une interruption de l’ordre divin, d’une injustice envers la créature et d’une violence faite à la loi éternelle. — Celle du miracle est au contraire liée à l’idée du rétablissement d’un ordre qui avait été préalablement détruit. Le miracle se présente comme un bienfaito : il n’a donc rien que de simple, de raisonnable, de naturel, en un mot, pour ceux qui l’ont appelé à leur aide. Et s’il est accepté comme tel, c’est qu’il a été d’abord présenté comme tel, c’est donc qu’il est aussi tel aux yeux de celui-là même qui en est l’agent.

o – Pour Jésus, faire un miracle, c’est « faire du bien. » Luc 6.9 ; 13.16, etc.

En effet, considérés dans leurs auteurs, ces deux phénomènes, l’acte magique et le miracle, nous présentent, là aussi, les mêmes caractères distinctifs qui les différencient déjà aux yeux de ceux qui en sont les objets ou seulement les spectateurs. — Pour le magicien lui-même, l’acte qu’il veut produire est un objet d’étonnement et de terreur ; pour Jésus-Christ, le miracle est une expression naturelle de sa volonté libre et réfléchie.

Il est vrai que l’action miraculeuse de Jésus diffère aussi, d’une manière très sensible, d’autres vrais miracles, de ces signes qui nous ont été rapportés comme ayant été opérés par les prophètes et les apôtres. — non seulement les miracles sont beaucoup plus fréquents chez Jésus-Christ, chez lequel ils sont même habituels, mais ils se font chez lui d’une manière aisée, facile, ils sont opérés sans effort de sa part, sans extase, sans secousse, tandis que ce n’est le cas, au moins d’une manière constante, pour aucun des « saints » qui ont opéré des miracles. Sans parler de l’état convulsionnaire de « Saül au milieu des prophètes, » il nous suffira de rappeler l’effroi de Moïse lors de son premier signe, et même son hésitation à Horeb, si longtemps après ; les doutes et les incertitudes de Gédéon ; l’émotion d’Elie à la montagne de Dieu ; les angoisses d’Elisée auprès du cadavre du fils de la veuve, et les moyens qu’il doit mettre en œuvre pour se préparer à supporter « la main de l’Éternelp. » A ce même ordre de faits se rapportent aussi, dans le Nouveau Testament, la joyeuse surprise des septante à la vue des miracles qu’ils opèrent, « le jeûne et la prière » qui auraient été nécessaires aux disciples pour pouvoir guérir le démoniaque du pied du Thabor ; l’étonnement de Pierre lors de sa vision à Joppe, ainsi que le saisissement des disciples à la vue de ce qu’ils prennent pour une apparition du monde invisible ; cet état d’extase dont Paul parle à diverses reprises, dans lequel il était « hors du sensq, » et d’autres faits du même genre.

p2 Rois 4.32-36 ; 3.15.

q1 Corinthiens 5.13 ; 2 Corinthiens 12.2.

Il est évident que, même chez les « saints hommes » dont il nous est rapporté qu’ils ont opéré des miracles, tout l’ordre de faits dont cette œuvre est une manifestation, est pour eux-mêmes, sinon un objet de terreur, comme pour le magicien, néanmoins un ordre de faits étrange ; en particulier il est évident que leurs propres miracles sont pour eux une œuvre à laquelle il faut qu’ils se préparent, une œuvre qui, si elle répond à leur nouvelle et plus haute nature, demeure étrangère à leur nature habituelle, en sorte qu’il leur faut dépouiller celle-ci pour pouvoir l’accomplir. C’est d’ailleurs une puissance dont ils sentent qu’elle leur a été conférée pour l’acte spécial dont il s’agit, acte aussi miraculeux à leurs propres yeux qu’il l’est aux yeux de ceux qui les entourent.

Chez Jésus-Christ tout cela n’a pas lieu. Jamais aucun étonnement ; pas le moindre signe d’effort, d’élan, d’impulsion prise, de secours demandé avec incertitude et attendu avec impatience. Pour Jésus, il est évident que ces actes miraculeux sont siens, que ces pouvoirs il les possède en propre, et qu’il en a le sentiment clair et distinct ; que c’est là une faculté à laquelle non seulement il sait qu’il a des droits, mais dont il sait qu’elle est à lui, dans ce sens qu’elle lui est essentielle.

Ainsi donc, tandis que le magicien tremble lui-même devant le phénomène qu’il va provoquer, et qui demeurera mystérieux à ses propres yeux, tandis que le prophète et l’apôtre cherchent dans la présence de Dieu, dans la foi à la parole qui leur a été adressée personnellement par Dieu (foi dont l’expression se retrouve dans leur invocation du nom du Seigneur), tandis qu’ils cherchent ainsi dans un retour à Dieu, la force d’accomplir l’œuvre extraordinaire dont ils savent cependant que le pouvoir leur a été pleinement conféré, — Jésus, lui, commande de lui-même et en son propre nom, il veut, et le lépreux devient net, il parle avec autorité, et le vent s’apaise, il appelle Lazare mort, et Lazare accourt à sa voix des profondeurs du monde invisible et se relève dans son tombeau.

On nous objectera ici peut-être ces passages de l’Evangile où nous entendons Jésus lui-même déclarer que ces œuvres lui avaient été, à lui aussi, données par son Père, et où nous le voyons, comme par exemple auprès de ce même tombeau de Lazare, rendre grâces à Dieu « de ce qu’il l’avait exaucé, comme il le faisait toujours. » — Ne semblerait-il pas, nous dira-t-on, que pour Jésus lui-même, ces œuvres fussent aussi des pouvoirs étranges ou du moins étrangers, et à lui conférés pour chaque cas spécial ?

Non ! si Jésus nous dit de ces œuvres « qu’elles lui sont données, » il dit cela aussi de ses parolesr. Personne n’imaginera pourtant que Jésus ne demeurât pas personnellement responsable de ses paroles, et lui-même prend expressément sur lui cette responsabilités. Ces expressions se rapportent donc au fait dont Christ témoigne si souvent, à ce fait « qu’il n’était pas venu pour faire sa volonté, mais la volonté de son Père. » — Il ne niait point que ses miracles fussent le résultat de sa volonté, pas plus qu’il ne niait que ses paroles fussent l’expression de sa pensée ; ce qu’il voulait dire dans les déclarations dont il s’agit, c’était que la manifestation active, soit de sa pensée, soit de ses pouvoirs, bien qu’appartenant sans doute à sa personnalité, était librement soumise, de sa part, à ce qu’il savait être la volonté de son Père.

rJean 12.49 ; 14.24.

sJean 8.46 ; 18.23, etc.

Aussi bien, s’il s’en rapporte constamment à la permissiont de son Père, ne le voyons-nous cependant jamais refuser d’accomplir un miracle, en donnant pour raison que le Père ne lui en conférait pas dans ce moment-là le pouvoir. Il ne dit pas au tentateur : « Je ne puis, » mais « je ne veux pas, parce que je ne dois pas. » C’est cette position, non pas de passivité forcée, mais d’humilité volontaire et librement choisie, c’est cette position « de serviteur, » de renoncement à toute volonté propre, qui explique aussi la prière que Jésus adresse à son Père avant d’accomplir ses miracles. La prière était le secret de la vie entière de celui dont « la nourriture était de faire la volonté de son Père. » — Rien, dans tout cela, n’est de nature à affaiblir la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, savoir : que les miracles de Jésus étaient bien, à la différence de tout autre miracle, l’expression de pouvoirs essentiels à sa personnalité, de pouvoirs qui lui étaient naturelsu.

t – Et non pas commandement, comme a traduit notre version française.

u – Jésus voyait si bien, dans ses miracles, des œuvres propres, qu’il en assume la responsabilité morale ; voyez : Matthieu 12.12 ; Jean 10.32 (dans le texte grec).

Mais, me dira ici quelqu’un de ceux pour lesquels nous écrivons, à quoi bon poursuivre cette déduction ? On ne saurait sans doute vouloir comparer les miracles de Jésus-Christ à d’autres miracles, puisque Jésus-Christ, dans sa nature, n’est comparable à aucun autre homme. Nous admettons volontiers, ajoute-t-on, que les miracles sont naturels à Jésus-Christ, que ce sont là des manifestations normales et nécessaires de sa nature ; mais qu’en conclure après tout, sinon que cette nature elle-même doit nous sembler miraculeuse ? Vouloir expliquer de la sorte ce fait surnaturel, reviendrait à rejeter les objections qu’il soulève, sur la personnalité de Jésus-Christ lui-même. Or nous hésiterions à vous suivre sur ce terrain, car Jésus-Christ, le respect, l’adoration pour sa personne, les émotions que sa pensée réveille en nous, c’est bien là ce qui nous reste encore de notre foi à l’Evangile, c’est tout ce qui peut encore être chez nous la source de quelque force et de quelque vie. Il nous semblerait donc dangereux pour nos sentiments de chrétiens, continuent nos interlocuteurs, d’analyser de plus près Celui qui est l’objet de l’amour intime de notre âme, le seul élément de vie pour nos cœurs. D’ailleurs il nous suffira de dire, ce que vous admettrez sans doute, que Jésus-Christ n’est pas nous, que sa nature n’est pas la nôtre, pour que nous ayons le droit de nous refuser à vous suivre dans vos conclusions sur le caractère naturel de ses miracles. Nous savons, nous voyons qu’il a, comme Fils de l’homme, participé en quelque façon à la nature humaine, mais nous savons aussi qu’il a été Dieu : il nous semble évident que c’est comme Dieu et non comme homme qu’il a opéré ses miracles.

De tels scrupules, si honorables qu’ils puissent paraître d’abord, ne doivent pas être respectés. On le voit, bien que craignant d’examiner de près Celui qui cependant n’a pas hésité à se mettre lui-même à portée de notre examen, on n’en a pas moins des idées très arrêtées sur sa personne. Ce n’est donc pas qu’on n’en veuille avoir de telles, mais c’est qu’on n’ose porter la main sur des formules dont on sent confusément qu’elles ne supporteraient pas l’examen, et auxquelles on veut cependant persister à rattacher, tant bien que mal, les plus profonds sentiments de son âme.

Mais ce dont nous ne nous rendons pas un compte exact ne saurait nous être réellement utile, et rien ne peut autant éloigner de la communion habituelle avec Jésus-Christ, que cette obscurité et ces contradictions dans l’idée que l’on se fait de lui.

N’hésitons donc point à faire un pas de plus, et, après avoir reconnu ce premier fait, que les miracles de Jésus-Christ ont été l’expression naturelle de sa personnalité, passons à notre seconde question, et demandons-nous maintenant ce qu’était, dans le fond, la nature essentielle de cette personnalité, dans le temps où elle opérait ces miracles.

La personnalité de Jésus de Nazareth était, dans toute l’étendue de ce terme, une personnalité humaine : bien mieux, c’est lui seul, le « second Adam, » qui peut nous révéler l’homme vrai, l’homme tel que Dieu l’avait pensé, l’homme tel que Dieu le voit à cette heure « en Christ, » et dans la consommation des siècles.

Sans aller chercher, dans des conclusions tirées de faits psychologiques, la preuve de la nécessité, pour l’espèce humaine, d’une individualité centrale, nécessité dont l’homme a toujours plus ou moins clairement possédé en lui le sentiment, contentons-nous des simples faits historiques, et, avant de passer à l’examen de la vie personnelle de Jésus de Nazareth, voyons à quel titre « Celui qui devait venir » fut promis à l’humanité. Examinons si sa présence sur la terre fut représentée comme devant être celle d’un dieu, ou bien comme celle d’un homme, d’un homme semblable aux autres hommes, le Chef et le Sauveur de ses frères.

Promis à nos premiers parents, aussitôt après leur chute, comme devant naître de la femme, attendu d’abord avec impatience, puis bientôt mis en oubli, son image, qui était destinée à être comme un phare de salut dans la sombre tempête que l’homme avait déchaînée sur ses destinées, s’affaiblit sans doute et s’obscurcit bientôt.

Jamais cependant les traces n’en disparurent entièrement. Chez tous les peuples subsista comme un lointain écho de la parole de rédemption. Partout se conserva cette pensée, non seulement que l’homme n’est pas tel que son Créateur l’avait formé d’abord, mais que l’humanité n’est pas irrévocablement abandonnée et perdue, et qu’elle est encore telle que de son sein peut surgir, grâce à une coopération divine, ce qui doit la sauver de sa ruine, les héros en qui elle a droit d’espérer.

Sans entreprendre ici de suivre les traces effacées et éparses d’une pensée descendue d’abord du ciel, nous nous bornerons à faire remarquer ce fait, que cette idée se rapproche toujours plus de celle de l’antique promesse, de celle d’une restauration attachée, soit dans l’avenir soit dans le passé, à l’apparition d’une personnalité humaine par sa nature, bien que surhumaine par ses victoires. C’est bien là le caractère que revêtent toujours plus clairement les mythologies des peuples de la civilisation, c’est-à-dire de ceux d’entre tous les peuples chez lesquels s’était le plus distinctement conservée, du moins dans ce qui n’en avait pas été perdu sans retour par la chute elle-même, l’idée de la grandeur primitive de l’homme.

Quant à la promesse de Dieu, on en connaît la majestueuse histoire. Là tout est lumière, enchaînement progressif et continu. C’est Dieu lui-même parlant à l’humanité par ses chefs, soit que ceux-ci fussent les princes de ses premières tribus, soit qu’ils fussent représentés par ce véritable peuple-roi, dont le caractère indélébile demeure celui-ci, que « c’est à lui que les oracles de Dieu ont été confiés. »

Et faisons-y attention ! C’est toujours la présence d’un Sauveur homme qui est promise à l’homme. Ce n’est jamais Dieu annonçant sa propre présence personnelle sur la terre qu’habite l’homme, s’annonçant comme devant lui-même venir sauver l’homme.

Dans Eden, c’est la promesse du fils de la femme, devant un jour écraser le serpent qui vient de séduire sa mère. — Sous les chênes de Mamré, c’est un fils donnant au patriarche solitaire et errant les multitudes et la patrie promise qui font l’objet de son désir. — Dans la cité de Sion, à l’égard de David, le guerrier toujours en armes contre ses ennemis du dehors et contre les rébellions de son peuple, à l’égard de David qui, bien que « l’homme selon le cœur de Dieu, » avait cependant dû entrer si avant dans les sentiers amers de la pénitence, c’est encore un homme, un fils de ses reins, roi puissant et paisible et serviteur fidèle du Très-Haut, berger d’un peuple de franche volonté, fils de David bien qu’en même temps son Seigneur.

Lorsque des calamités dès longtemps dénoncées ont enfin fondu sur la nation élue ; lorsqu’elle ploie sous le sentiment de son péché ; lorsque, à la voix de ses prophètes, Israël apprend à rechercher dans l’humiliation le Dieu qu’il avait abandonné pour les idoles, c’est encore l’homme Sauveur qui lui est annoncé, c’est le « serviteur de l’Eternel, » tel qu’Esaïe l’a dépeint sous des traits si humains, devançant ses frères sur son chemin de douleurs, portant le fardeau des péchés de son peuple, donnant pour ce peuple, par un miracle de sympathie, son âme elle-même en oblation, plein d’amour pour ses frères, semblable à eux, souffrant avec eux, mais souffrant librement et volontairement, parce que ce n’est que pour eux qu’il souffre et que, saint, fidèle et pur, il n’a pas à souffrir pour lui-même.

Enfin, lorsque le peuple de la promesse, arraché au « beau pays d’Emmanuel, » a été transporté tout en pleurs sur les rivages des fleuves assyriens, — peu à peu, à travers mille douleurs, il apprend à distinguer entre la gloire extérieure d’Israël et le salut du peuple des fidèles, du véritable peuple de Dieu. C’est alors, lorsque les Juifs sont parvenus à faire la différence entre leur destinée temporelle comme peuple d’ici-bas et leur vie éternelle comme peuple de Dieu, que le Seigneur désigne clairement lui-même par son nom Celui qui devait venir. C’est alors que, montrant à Israël, dans l’histoire des nations de la terre, avec leur puissance et leur gloire, c’est-à-dire dans ce qui jusqu’alors avait ébloui Israël, le développement d’une vie indigne de l’homme, d’une vie essentiellement terrestre et animale, lui montrant ces nations réveillées, poussées les unes contre les autres sans leur volonté, et bientôt anéanties par la main puissante qu’elles ignorent, — lui révélant ainsi que la vie de l’humanité, dans ce qu’elle a de plus puissant, de plus enivrant pour l’homme terrestre, n’est qu’une vie déchue, qu’une vie indigne de l’homme, — c’est alors que le Seigneur nomme à son peuple, fatigué de la vue de ces bêtes stupides et féroces se dévorant entre elles, le Fils de l’hommev  : celui que lui, le Créateur de l’homme, appelle de ce nom, le représentant de la vraie humanité, « venant sur les nuées, » c’est-à-dire apparaissant par-dessus toutes ces gloires éphémères, et cela incessamment, pour recommencer la vie véritable de l’humanité, cette vie réellement humaine que le péché avait détruite, pour ramener dans le pécheur le sentiment de sa dignité originelle et pour réveiller en lui le désir et l’espoir d’y atteindre de nouveau un jour. Et ce nom de Fils de l’homme fut aussi celui qu’il prit lui-même de préférence lorsqu’il parut. Loin de se présenter comme un « divin étranger, » c’est comme l’un des nôtres, c’est comme nôtre par excellence, ainsi que le savent si bien tous ceux « qui l’ont reçu, » qu’il s’est présenté à nos yeux.

vDaniel 7.13.

Pourquoi Jésus de Nazareth a-t-il été accueilli si universellement, par tant d’hommes divers, « de tous peuples, langues et nations ? » Pourquoi le premier fruit de sa présence, celui qu’apprécient même ceux qui ne l’ont pas « connu tel qu’il est, » a-t-il été de briser irrévocablement les barrières qui rendaient les peuples étrangers les uns aux autres, et d’inaugurer cette grande idée de l’humanité que l’on ignorait si absolument avant lui ? — Ce phénomène, dont l’apparition dans la conscience universelle est si frappante, ne saurait avoir sa source que dans ce fait : que tous ont trouvé dans ce Sauveur une âme d’homme compatissant à leurs douleurs humaines, une main d’homme saisissant la leur ; que dans ce fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, chacun, quelque fût son point de vue individuel et quels que fussent ses besoins spéciaux, a trouvé en lui ce qui répondait à ses besoins d’homme ; que tous ont senti, jusque dans le silence qui est si habituel au Fils de l’homme, battre en lui pour eux un cœur d’homme aussi puissant de sympathie que de vie céleste et victorieuse.

Et celui qui, après avoir été annoncé de la sorte, se présente bientôt lui-même comme un homme, et touche chacun de nous dans son côté spécial et individuel, celui qui « attire tous les hommes à lui, » ne le fait que parce qu’il est bien réellement homme dans tout son être. La sympathie de Jésus n’est pas exclusivement un acte de sa volonté, c’est bien là tout d’abord un caractère essentiel à sa nature. Jésus est en lui-même, et jusque dans son action silencieuse, essentiellement sympathique à l’homme. Cette sympathie n’est évidemment pas une simple condescendance, la commisération dont un dieu pourrait être saisi à la vue de dangers et d’angoisses qu’il ne saurait partager ; nullement ! le Fils de l’homme a si bien partagé ces dangers et ces angoisses que nous l’en voyons mourir sous nos yeux.

Jésus de Nazareth a été et demeure semblable à nous, homme comme nous, mais sans péché, c’est-à-dire homme normal, homme tel que Dieu voulait que nous fussions tous, en un mot, le fils de l’homme. Rien de ce qui est vraiment humain ne lui a été étranger, car le péché, le seul caractère que nous possédions en propre sans que lui l’ait connu, loin d’être un fait humain, est chez l’homme, comme nous l’avons vu, une importation étrangère, un fait aussi opposé à la nature primitive de l’homme que l’est cette mort dont il est la cause première, cette mort qui révolte tout ce qu’il y a d’humain en nous.

Mais nous allons plus loin et nous disons, que rien de ce que Jésus de Nazareth possède dans sa nature n’est étranger à la nature essentielle et primitive de l’homme.

Or, puisque c’est chez lui que nous trouvons les miracles sous leur forme la plus habituelle et la plus parfaite, et comme l’expression naturelle de pouvoirs inhérents à sa nature, nous sommes en droit de conclure que ces faits ne sauraient mériter le nom de « faits surnaturels » qu’on leur impose d’habitude, puisqu’il est évident qu’ils appartiennent à la véritable nature humaine telle que nous la retrouvons dans Jésus.

Ici l’on nous arrête. Vous avez d’abord avancé, nous dit-on, que Jésus était homme ; et jusque-là nous vous avons suivi volontiers. Mais « vous allez plus loin, » vous dites, « que rien de ce qui était en lui n’était étranger à la véritable nature humaine. » — Vous prononcez donc que Jésus non seulement a été homme, mais qu’il n’a été qu’un homme : vous niez sa divinité, et par conséquent le caractère divin et absolu du salut dont il a été l’auteur. Il n’est pas nécessaire de vous dire qu’en faisant cela vous « renversez l’Evangile de Christ. »

Dieu nous garde de mériter jamais un semblable reproche !

Nous avons, il est vrai, avancé que Jésus, depuis sa naissance sur la terre, n’est qu’un simple homme, qu’il ne possède aucune faculté dont chacun de ses frères n’eût été capable dans la pensée du Créateur de l’homme, et dont il ne puisse être de nouveau rendu capable en entrant en Jésus-Christ par la régénération.

Qu’aucune âme pieuse, cependant, ne se scandalise de cette proposition ! Rien de ce que nous pouvons dire ne saurait épuiser la vérité du Sauveur ; et Jésus de Nazareth, tel qu’il se montre à nous depuis sa naissance sur la terre, n’est qu’une bien petite portion de sa manifestation éternelle. Quand bien même, par conséquent, la personnalité dont Jésus fut la manifestation sur la terre, serait plus et autre que ce que nous disons là, l’important ne demeurerait-il pas cependant, pour nous, que nous saisissions clairement ce Jésus tel que lui-même se présente à nous, afin que, lorsque nous aurons été fidèles à cette portion de vérité, davantage puisse nous être révélé ? Tous ses disciples n’ont connu sa gloire éternelle que bien tard, et ils ne la connaissaient même pas encore d’une manière claire et positive, lorsqu’il les estima fidèles et qu’il leur déclara qu’ils seraient ses témoins devant le mondew.

wJean 15.27 ; Matthieu 10.18 ; comparés avec Luc 24.18 et suivants.

Hâtons-nous d’ailleurs de le dire : la doctrine du Verbe éternel qui a été fait chair, est tellement écrite sur toutes les pages de l’Evangile, Jésus lui-même croit si fermement au fait de sa divine existence, cette vérité est tellement nécessaire à toutes les âmes qui ont ressenti la désolante horreur du péché, que rien au monde ne saurait nous engager à en abandonner la pensée ou à contribuer en quoi que ce soit à l’ébranler chez nos frères.

Ici, cependant, nous ne parlons pas du Verbe éternel de Dieu, mais de Jésus de Nazareth. Si ce ne sont pas deux personnes, ce sont deux formes d’existence bien distinctes de la même personne. — Quant à la question de savoir comment une même personne peut changer de mode d’existence, et, en particulier, comment elle peut devenir, de divine qu’elle était, réellement et définitivement humaine, il nous suffira de rappeler que c’est ici le fait dont l’Apôtre parle comme « du grand mystère de piété, » le fait dont il est dit « que les anges même désirent en vain sonder la profondeur, » et, sans vouloir entrer dans l’exposition d’un dogme qui est en dehors des limites spéciales de notre sujet, nous nous contenterons d’ajouter deux remarques à ces déclarations de l’Evangile.

La première, c’est qu’il ne faut pas confondre l’existence d’une personnalité, avec la conscience de soi qui accompagne la vie active de cette personnalité. Il peut y avoir eu, pour un même être personnel, deux modes successifs d’existence active qui, bien que séparés par une interruption dans la conscience de soi, n’empêchent pas qu’il y ait eu continuité personnelle, continuité dont témoigne, quant au fait passé, si ce n’est un sentiment de conscience de soi présente, du moins un vivant souvenir. L’étude du sommeil, celle du rêve et surtout celle de certaines hallucinations, est peut-être propre à mettre en lumière, par l’exemple de faits journaliers dans notre vie personnelle à nous hommes, cet autre fait dont nous parlons ici.

Notre seconde remarque porte sur la différence qu’il y a entre l’admission d’un passage de l’existence divine à l’existence humaine, c’est-à-dire de la vie infinie à une vie finie, et la supposition du fait inverse. Le contingent ne contient pas l’absolu, le fini ne contient pas l’infini et il ne saurait s’y élever, ni même y être transporté par l’infini lui-même. Mais l’idée même de l’infini (du moment où cette idée n’est pas purement négative), emporte le fait que le fini lui est pleinement et librement accessible. La créature ne saurait devenir divine, revêtir la grandeur infinie des attributs divins, de façon du moins à ce que ces attributs lui deviennent essentiels ; mais ce serait borner l’immensité de Dieu, c’est-à-dire le nier, que de lui refuser la faculté de se faire petit et borné. Seulement, cet acte une fois accompli par Dieu, il est évident qu’il n’y aura plus pour lui de retour possible, nous ne disons pas vers la gloire et les pouvoirs actifs, mais vers l’existence essentielle qu’il aurait délaissée. — De là aussi l’émotion profonde avec laquelle l’Incarnation est annoncée à la terre, et la puissance avec laquelle ce « sacrifice éternel » de la part du Verbe de Dieu (et de la part de Dieu lui-même), saisit les âmes qui l’ont entrevu, ne fût-ce même que de loinx.

xJean 3.36 ; 1 Jean 3.1 ; Romains 8.31.

Quant à dire que ce Jésus, qui a vécu comme un homme, a pu agir et parler en même temps comme un dieu, ce ne serait plus là mettre en avant un mystère, c’est-à-dire un fait dont nous sentons qu’il est au-dessus de la portée de notre regard, mais ce serait, professer une absurdité, c’est-à-dire un fait contradictoire en soi et qui, touchant tout à fait aux phénomènes qui sont du ressort de notre raison, tendrait à faire violence à celle-ci. N’oublions jamais la différence qui sépare l’adoration libre que la raison rend au mystère, d’avec cette soi-disant foi qui n’est, nous venons de le dire, qu’un acte de violence commis envers nous-mêmes.

D’ailleurs l’Evangile n’a jamais avancé une telle chose, et les paroles de Jésus lui-même n’aboutissent qu’à en réfuter la pensée. — Aussi n’hésitons-nous pas à voir dans l’idée de l’existence simultanée chez Jésus de deux natures, l’une divine et l’autre humaine, une des propositions les plus fertiles en fatales conséquences pour la conscience du peuple chrétien. C’est bien par les formules abstruses et contradictoires qui sont nées en foule de cette proposition, que les « docteurs » sont parvenus à couvrir d’un voile épais le simple et lumineux « témoignage de Jésus ; » à rendre sa pensée inabordable à ses « frères ; » à détruire, en un mot, autant qu’il était en eux, ses intentions de salut, lorsqu’il vint et s’abaissa et se fit homme pour qu’il nous fût possible de le saisir, de comprendre son amour, et de l’aimer à notre tour d’un amour personnel, humain, et véritablement sympathique.

C’est sans doute ici un sanctuaire dont on n’approche qu’avec un profond respect, disons mieux, qu’avec adoration. Tout ici, dans la contemplation de la nature de Celui qui s’appelle Emmanuel, c’est-à-dire Dieu habitant avec nousy, de Celui qui seul est notre Sauveur, tout ici est palpitant. Chaque mot, mille fois discuté, fait vibrer une des cordes de notre âme. Cependant si les abords de ce temple sont foulés par la multitude des profanes, et s’ils résonnent du bruit de mille voix, dès qu’on a pénétré jusque dans son enceinte tout est paix et lumière, car c’est là « que Dieu habite avec les hommes. » — Aussi est-il du devoir de chacun qui aime Dieu et qui aime aussi son frère, de ne rien négliger pour contribuer à ce que cette sainte demeure renferme, au lieu des rares adorateurs qui la visitent, ces millions qu’on en écarte de tant de manières : et c’est bien la pensée de ce saint devoir qui nous a poussé à écrire ces pages.

yEmmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous, et non pas, Dieu un avec nous, Dieu et nous en même temps.

Jésus-Christ, qui s’était présenté avant tout à la sympathie et à l’amour de « ses frères, » en faisant appel à leur foi, c’est-à-dire à la confiance de leurs cœurs, — Jésus-Christ ne tarda pas à devenir l’objet de l’analyse critique de leur esprit. Il arriva alors ce qui arrive chaque, fois que l’on applique l’analyse à ce qui doit être exclusivement senti et apprécié par le cœur : en cherchant à surprendre le secret de la vie, en portant le scalpel de l’intelligence jusqu’au centre de l’être vivant, on ne s’aperçut pas que ce qu’on s’épuisait à examiner et à définir n’était déjà plus, que l’on n’avait plus devant soi que le cadavre, que l’image flétrie et pâlissante de Celui qui est essentiellement le Vivant, de Celui qui est lui-même « la vie » de nous tous.

A peine le « témoignage » des apôtres eut-il été rendu, que nous voyons succéder à ces cœurs « qui avaient aimé Jésus, » la foule bruyante et indiscrète des « docteurs. » S’emparant du fait du Sauveur, ils commencèrent, au lieu de s’en laisser toucher et enflammer le cœur pour ensuite aller porter à leurs frères le feu brûlant d’un nouvel et céleste amour, — à analyser curieusement ce « pain de vie, » qui est donné à l’âme affamée pour qu’elle s’en nourrisse, et non pour qu’elle le jette en pâture à la vaine curiosité de l’intelligence.

Ne se contentant pas de voir, dans la vie de Jésus, ce que l’Evangile nous y montre, des actions « célestes » mêlées à des actions « terrestres, » on se mit à distinguer entre un côté divin et un côté humain dans Jésus-Christ lui-même, et, malgré les protestations du bon sens des siècles, on força son esprit à recevoir passivement, comme l’article d’une « foi » aveugle, un fait contradictoire et impossible. Ce ne fut là sans doute d’abord qu’une thèse à l’usage de l’école, mais on sait avec quelle irrésistible rapidité ces thèses descendent, par la chaire, des écoles du clergé dans les masses elles-mêmes, et, dans ce cas spécial, les « émeutes du cirque » vinrent, dès les premiers pas, servir comme de sanglants commentaires aux « savantes » élucubrations des docteurs.

Il y a quelque chose qui serre le cœur du disciple de Jésus-Christ, de voir jusqu’à quel point et par quels artifices celui que Jésus appelait « le Menteur, » est parvenu à creuser un abîme entre Jésus et ses frères. — non seulement il a employé pour cela les préjugés et même la haine, mais, lorsque ces indignes moyens n’ont plus suffi, lorsque la vérité de Jésus a brisé, à chaque fois de nouveau, cette pierre sépulcrale sous laquelle l’Esprit du mal voulait l’ensevelir, c’est à l’excès contraire, c’est à l’adoration elle-même qu’eut recours l’ennemi des hommesz.

z – Nous parlons ici de l’adoration de Jésus sur la terre. — Dans le ciel cet honneur lui a été attribué (Philippiens 2.10).

N’est-ce pas un fait que la pensée de Jésus-Christ est aussi éloignée du peuple « chrétien » de nos jours, soit par la terreur dont on l’a entourée, comme chez les catholiques, soit par les mystères et les obscurités qui l’accompagnent, comme chez les protestants, qu’elle l’était du peuple juif, grâce aux préjugés et à la haine fanatique que ce peuple lui avait vouée ? — N’est-il pas vrai que les « serviteurs » de Jésus-Christ le dérobent aussi complètement aux regards du peuple par les nuages de leur encens, que ne pouvaient le faire ses premiers ennemis par les calomnies qu’ils répandaient sur sa sainte personne ?

Il y a deux espèces d’hommes qui sont retranchées du commerce intime de leurs semblables, et qui toutes les deux habitent des demeures dont la foule se contente d’admirer de loin les vastes proportions : ce sont les criminels… et les princes. — Il y a deux manières d’éconduire celui dont on ne veut pas la présence : il y a l’insulte, sans doute, mais n’oublions pas qu’il y a aussi les démonstrations exagérées d’un respect empressé.

Mais lorsque, comme ici, il s’agit de laisser approcher du Sauveur ces « petits » qu’il veut bénir, hésiterait-on à déchirer ces voiles, à forcer ces barrières ? Et s’il est des hommes que les habitudes et les traditions de leur caste entraînent fatalement à vouloir toujours de nouveau rendre Jésus inaccessible au peuple que Jésus aime, faudra-t-il respecter encore ces voix, et n’apprendra-t-on jamais, comme le surent les mères de ces petits enfants, à se passer de la médiation de ceux qui entourent le Sauveur ? — Il n’est point ici question d’un simple dogme ou d’une idée, il est question de la vie des âmes, de la vie du monde ! Il s’agit de millions de nos frères au milieu desquels il eût vécu, s’il eût été de nos jours dans nos villes, dans chacun desquels, fût-ce le plus abandonné, il eût reconnu, à travers sa déchéance, le frère qu’il venait sauver, un être de même nature que lui, et chez lequel, eût-ce même été le plus ignorant, le plus incapable de comprendre une idée abstraite, il eût bien su réveiller cette sympathie éternelle par laquelle il veut attirer tous les hommes à soi.

Tel n’est certes pas le Christ de certains théologiens ! Incompréhensible à tous, inabordable dans sa pensée pour l’homme du peuple, il est froid pour mes maux de tous les jours, il ne sait me parler que de biens abstraits dans un avenir éloigné, que de conquêtes morales lentes et problématiques, que d’un royaume à venir sans couleur bien précise, et dont l’attente doit pourtant me faire oublier ou du moins dompter la vie puissante qui inonde mes sens et qui déborde autour de moi ! Et lorsque, fatigué de ceux qui me parlent de lui, me rappelant tel ou tel trait de sa bonté facile, de son infatigable bienveillance, je veux m’adresser directement à lui, — à la place d’une main d’homme qui saisisse et attire ma faiblesse, je ne trouve plus qu’un être insaisissable, sur les titres duquel on débat encore, que l’on a mis hors de ma portée, et qui m’échappe dans des hauteurs éblouissantes peut-être, mais nuageuses et sans chaleur et sans vie.

Nous le demandons à tous ceux « qui ont eu pitié de ces multitudes, » le cri du peuple des chrétiens n’est-il pas celui de Madeleine au jardin : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis ! » Nous le demandons à tant d’âmes altérées de l’eau qui coule en vie éternelle, et qui ont voulu pénétrer jusqu’au Fils de l’homme, qu’ont-elles trouvé chez ceux qui disent « avoir la clef de la connaissance et de la science ? » — des « disciples qui les mènent à Jésus ? » — ou bien plutôt des gardiens de sa croix, affairés et disputeurs, se querellant bruyamment au sujet des vêtements de Celui qui est là, abandonné d’eux tous, expirant seul dans l’agonie où l’a fixé son amour pour ses frères !

Ah ! dès qu’ils ne sont plus sur sa sainte personne, que nous importent à nous ces vêtements, c’est-à-dire ces titres et ces noms qu’il prit un jour pour passer sur la terre ? Ce qu’il nous faut de Jésus, c’est lui, c’est lui-même, c’est son cœur d’homme, brisé, sanglant, mais débordant encore des certitudes célestes auxquelles doit puiser l’éternelle incertitude de nos cœurs ! Ce qu’il nous faut, à nous hommes, c’est le fils de l’homme, tel qu’il se montre lui à nous, dépouillé de tous ces voiles, mais « méprisant la honte, » parce qu’il voit la gloire céleste qu’a conquise sa fidélité, et parce qu’il sait que c’est pour nous que ses combats, sa patience, son agonie la lui ont conquise !

Pour cela il faut qu’il soit mort d’une mort humaine, que ses angoisses aient bien été celles au contact desquelles frissonne ma nature d’homme, que son agonie ait bien été celle dont il veut sauver mon âme !

Et qu’aurais-je à faire, moi, d’un Sauveur qui fût autre ? Et, fût-ce le Dieu des cieux lui-même, que dirait, à mon cœur d’homme, un dieu qui, sûr de son immortalité, serait venu visiter en passant le monde que j’habite, goûter à des douleurs pour lui sans angoisses et, tranchons le mot ! faire semblant d’en mourir sous mes yeux ?

A part l’idée blasphématoire que réveille, appliquée au Dieu vivant, cette pensée qui rappelle les incarnations des faux dieux des Hindous, — pour ne parler que de ma détresse à moi pauvre pécheur, — est-ce donc de la vue d’un beau drame dont j’ai besoin ? Sont-ce les émotions fugitives que fait naître le tableau saisissant de souffrances imaginaires qui peuvent guérir le mal dont je me sens consumé ? — Non ! ce qu’il me faut à moi, c’est la vie, car je me sens mourir ! c’est une main d’homme qui saisisse la mienne, car les flots m’engloutissent !

Pour cela, il faut que mon Sauveur soit, non pas cet être impossible à ma pensée et inabordable à mon sentiment, que me présentent certaines gens, — mais il me le faut tel que les prophètes l’annonçaient à son peuple, tel que l’Evangile le montre à l’humanité, tel que le veut mon cœur d’homme, un être semblable à moi, sentant ce que je sens, en un mot un homme, un véritable homme, un homme faible et dépendant, tel que je le suis moi-même.

Mais sa divinité ! s’écrie-t-on. — Nous reviendrons incessamment sur la vérité de la divinité éternelle qui fut celle de Jésus. Dans ce moment nous devons encore, après le rapide coup d’œil que nous venons de jeter sur lui, tel qu’il se présente à nous et tel que le demande notre cœur, examiner de plus près ce que l’Evangile lui-même nous enseigne sur ce fait que Jésus, depuis sa naissance sur la terre, n’a été qu’un simple homme.

Ou bien cet Evangile nous dirait-il au contraire que ces deux faits, celui de la divinité de Jésus et celui de son humanité, étaient coexistants en lui ? Ressort-il des enseignements et de l’histoire de l’Evangile que ce n’étaient là que des qualités chez lui, et nullement des faits réels et complets, des faits distincts d’existence personnelle ? — Est-ce ainsi que ses témoins nous le décrivent ? et voyons-nous jamais en lui-même, lorsqu’il vit et agit sous nos yeux comme un homme, apparaître une conscience de sa divinité comme d’un fait présent, comme d’une existence qui fût actuellement sienne ?

On pourrait peut-être, sans aller aux textes mêmes de l’Evangile, se contenter de répondre que l’existence personnelle humaine ne saurait comporter, dans le même individu, la présence simultanée d’aucune autre forme d’existence personnelle. Mais la vérité d’une semblable remarque dépendrait du sens que chacun attacherait à telle ou telle expression, sens qu’il serait long et difficile de définir exactement. — Contentons-nous de voir ce que dit l’Evangile, en choisissant quelqu’une des déclarations sans nombre que l’on pourrait citer à ce sujet.

Et d’abord les témoins de Jésus-Christ ont eu à cet égard une pensée claire et arrêtée.

Sans rappeler tous les passages de leurs écrits où il est question d’une sympathie humaine dans Jésus, bornons-nous à citer deux mots dans lesquels l’apôtre Paul s’exprime distinctement à cet égard.

Cet apôtre, écrivant aux Galates (Galates 4.4), leur dit « que Dieu a envoyé son Fils devenu né d’une femme et devenu soumis à la loi, afin qu’il rachetât ceux qui sont sous la loi. » — Il s’agit ici d’une soumission à cette loi donnée à l’homme, loi qui, portant sur les sentiments les plus instinctifs de notre nature (« Tu ne convoiteras point »), ne saurait avoir été appliquée à un être chez lequel cette nature n’eût pas été un fait réel. Si tel eût été le cas, si, bien loin d’avoir été mis sous la loi d’une façon passive, Jésus, bien que supérieur à la nature pour laquelle cette loi a été donnée, s’y fût soumis lui-même, par un acte qui eût été libre et volontaire chez lui, tout ce que l’Apôtre eût pu dire c’eût été « que le Verbe de Dieu était venu se soumettre aux devoirs que la loi impose aux hommes. » C’est si peu là sa pensée cependant, qu’il nous le montre soumis à cette loi nullement par le fait de son choix, mais par le fait de sa naissance d’une femme, naissance dans laquelle cet apôtre nous fait voir le résultat direct d’une volonté du Père.

Si donc, comme cela a été le cas et comme il apparaît par ces mots, le Verbe de Dieu existant de toute éternité, est devenu homme par suite d’une libre décision de son amour pour les hommes, cette décision a précédé chez lui tous les faits dont il est ici question, et elle a été le dernier acte de sa « nature divine. »

C’est bien aussi là ce qui ressort du second passage que nous avons à alléguer. — Le même apôtre, dans sa lettre aux Philippiens (Philippiens 2.6-9), leur parlant des dispositions de dévouement et d’humilité qui devaient être les leurs, en prend occasion pour mettre devant leurs yeux l’exemple de Celui « qui, après avoir existé en forme de Dieu », et bien qu’il n’eût point « considéré comme une dignité usurpée d’être égal à Dieu lui-même, » s’était « cependant dépouillé de lui-même, ayant pris la forme de serviteur, étant devenu à la ressemblance des hommes, » et qui, « ayant été trouvé en figure comme un homme, s’est encore abaissé lui-même, étant devenu obéissant jusqu’à la mort. »

Rien ne saurait être plus précis que ce passage, et il nous dispensera d’en citer aucun autre. Voici ce qui en ressort clairement :

  1. Que la forme d’existence divine avait été une fois celle de Jésus-Christ ;
  2. Qu’elle avait cependant cessé de l’être, et cela aussi complètement que si elle n’avait jamais été réellement et essentiellement sienne, que si elle avait été usurpée, en sorte que l’Apôtre se croit appelé à assurer que tel n’avait pas été le cas. Et cela avait eu lieu par le fait de la libre volonté du Verbe de Dieu, qui « s’était dépouillé » ainsi lui-même de lui-même, ou, pour exprimer le sens exact du mot grec « qui s’était vidé » de lui-même ;
  3. Que la forme d’existence, qui avait succédé à celle-là, et qui était celle de l’homme, l’avait remplacée de tout point.

Dans la suite du passage, l’Apôtre montre Jésus revêtu par Dieu, en récompense de son obéissance, d’honneurs divins qu’il n’avait pas possédés sur la terre.

Il serait certes impossible que celui qui écrivit de la sorte eût jamais eu la pensée que le Verbe éternel de Dieu, après avoir subsisté comme dieu et en avoir soutenu de plein droit la dignité, avait déposé temporairement ces honneurs (en en conservant cependant les pouvoirs !), afin de s’abaisser à prendre le rôle tout extérieur de serviteur de la loi. — Le mot de forme que choisit ici l’Apôtre ne saurait signifier un rôle, car ce même mot est employé pouf désigner cet état divin antérieur duquel l’Apôtre déclare ici même que cela n’en avait pas été un. Et s’il s’était agi, pour le Verbe de Dieu, d’un simple changement de circonstances extérieures, comment l’Apôtre pourrait-il parler d’un dépouillement de soi-même chez le Verbe de Dieu, dépouillement qui eût eu lieu avant d’avoir dû naître homme, et non pas seulement par le fait même de cette naissance ? — D’ailleurs, est-ce bien d’un rôle, c’est-à-dire de l’accomplissement libre d’actes étrangers et de devoirs assumés, que parle ici l’Apôtre ? Nullement, car ce qu’il fait ressortir dans l’abaissement du Verbe de Dieu, c’est justement cette passivité humaine de l’obéissance absolue qui ne peut se dire de Dieu, passivité dont la première apparition à nos yeux est l’état inconscient dans le sein de Marie et le long et naïf développement de l’enfance, et dont l’expression suprême est la mort sans autre cause que celle de la soumission à la loi de Dieu. En un mot, ce sur quoi l’Apôtre appuie ici c’est l’obéissance de Jésus, obéissance qui se réduisit si peu à l’accomplissement d’actes que ne lui eût imposés aucune loi de sa nature, et à l’assomption de souffrances auxquelles il eût pu demeurer étranger, obéissance qui fut si bien celle de l’être tout entier, qu’elle reçut la récompense la plus éclatante des mains de Celui qui sonde les cœurs et les reins, et qui ne récompense que « la vérité dans le cœura. »

aPsaumes 51.6.

Ce dernier trait ne laisse aucun doute quant à ce qui fut la pensée de Paul. S’il avait voulu nous dire que Jésus-Christ fût venu, sans pour cela avoir sacrifié sa divinité, sans avoir cessé d’être Dieu, s’abaisser temporairement sur la terre, il nous l’eût montré reprenant de plein droit les honneurs divins qu’il aurait momentanément déposés. Au lieu de cela, c’est Dieu, dit l’Apôtre, qui lui confère à titre de grâceb cette dignité céleste, et qui, en cela, loin de lui restituer ce qui n’avait pas cessé d’être sien, lui donne un nom nouveauc, et des honneurs dont il n’avait pas joui jusque-là.

bPhilippiens 2.9 dans le texte grec.

cApocalypse 3.12.

Mais venons-en à Jésus lui-même, aux faits et aux paroles qui nous sont rapportées de lui.

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