De l’essence du Christianisme

I.
De l’Essence du Christianisme

Préface du traducteur

En 1845, un théologien éminent de l’Allemagne, Ullmann, publiait dans sa Revue trimestrielle Studien und Kritiken, une étude sur le caractère distinctif du christianisme. Ce travail remarquable à beaucoup d’égards, et en particulier par l’élévation, par la largeur et aussi par la nouveauté de son point de vue, produisit une telle impression, que son auteur fut invité de divers côtés à l’imprimer à part en le développant. Encouragé par ces nombreuses sympathies, et cédant à de si légitimes désirs, Ullmann remania, agrandit, compléta son œuvre, et la vit bientôt parvenir à sa troisième édition. C’est cette édition que nous offrons aujourd’hui aux hommes d’intelligence et de réflexion de notre Église et de notre pays, en réclamant sincèrement toute leur indulgence pour les faiblesses et les défauts de notre traduction.

Quelle est la pensée capitale de cet écrit ? Ullmann lui-même va répondre par le résumé qu’il en a fait naguère dans sa Revue, en annonçant cette édition :

« Quoique par sa nature même le christianisme ait pour effet d’enseigner, de moraliser, et de fonder une rédemption éternelle, il n’est pourtant, au plus profond de son essence, ni une doctrine religieuse, ni une législation morale, ni même une œuvre de réconciliation et de rédemption. Il est avant tout une vie nouvelle, complète, issue d’une source divine ; une vie dont le fondement repose sur un ensemble de faits aussi réellement divins que véritablement humains, et qui se développe par la même voie positive et féconde de l’expérience et des faits, dans les individus et dans l’humanité.

A cette vie pleine et puissante qui embrasse dans son large sein le divin et l’humain, le céleste et le terrestre, l’idéal et le réel, il faut chercher un centre créateur, un foyer suprême ; et ce foyer et ce centre ne peuvent se trouver que dans le fondateur lui-même du christianisme, dans cette personnalité absolument incomparable qui a réalisé par sa communion vivante, complète, inaltérable et inaltérée avec Dieu, les plus hautes exigences et les plus sublimes aspirations de la vie religieuse ; et qui, en raison même de sa perfection absolue, est liée à la religion qu’elle a fondée, non point par un rapport extérieur et accidentel, mais par une relation substantielle, indissoluble, car elle la porte en elle-même, et lui imprime le sceau de sa suprême perfection.

Sans doute, et par un effet inévitable de sa nature la plus intime, cette personnalité devait faire une œuvre de réconciliation et de rédemption, devenir le modèle vivifiant du monde moral, et répandre par la parole la lumière de la vérité. Mais n’oublions pas toutefois que sa vertu créatrice émane moins en dernier ressort de ce qu’elle a fait que de ce qu’elle était et de ce qu’elle est éternellement, je veux dire, de la parfaite coexistence de Dieu et de l’homme, de l’homme et de Dieu, dans l’unité de sa conscience, ou encore de la parfaite glorification de Dieu dans la sphère de l’existence humaine, et de la réalisation non moins parfaite de l’idéal de l’homme en face de son Dieu, qui ont été, l’une et l’autre, accomplies en elle.

C’est donc dans la personne de son fondateur que nous trouvons l’essence de la religion chrétienne, avec toute la plénitude de ses richesses et toute l’originale pureté de ses éléments constitutifs. Aussi nous résumons-nous en disant :

Le christianisme est cette religion qui réalise de fait, dans la personne de son fondateur, l’union de l’homme avec Dieu, si vainement tentée par toutes les autres religions, et si ardemment réclamée par les plus profonds besoins de la conscience humaine ; cette religion qui, émanant de Jésus-Christ, son foyer personnel et rénovateur, ramène par la doctrine et par l’influence morale, par la rédemption et par la réconciliation, les individus et l’humanité à leur destination véritable, à une communion pleine, sanctifiante et parfaite avec Dieu. »

Ainsi donc, la personne divine et humaine du Christ est, aux yeux d’Ullmann, le centre éternellement vivant du christianisme. Il nous semble que cette conclusion pourrait être légitimée par des preuves nombreuses. Le but christologique de tout l’Ancien Testament, dont les promesses, la loi, la royauté, les prophéties aboutissent à une personne ; — les déclarations les plus expresses de nos saints Livres en d’innombrables passages ; — le plan, l’objet, le but de chacun de nos Évangiles ; — les discours des apôtres contenus dans le livre des Actes ; — la prédication antérieure que supposent et qu’indiquent par quelques traits les épîtres de saint Paul, comme 1Cor.15.1-8 ; — l’examen des écrits qui nous restent des Pères apostoliques ; — les commencements réels et vivants de la foi chrétienne ; — la nature de l’Antichrist et de l’antichristianisme, telle que saint Jean la caractérise, nous fourniraient autant d’arguments que nous croyons solides. Je me borne à les indiquer, car leur développement donnerait lieu à une brochure aussi longue que l’est celle-ci, et à citer encore de notre auteur quelques belles considérations sur l’histoire de l’Église qui viennent confirmer sa manière de voir, disons mieux, sa foi.

« Nul n’ignore que toute l’œuvre du Christ se divise en trois charges suprêmes, qu’on appelle prophétique, sacerdotale et royale.

La première embrasse l’œuvre de prédication, d’enseignement ;

La deuxième, l’œuvre de réconciliation et de rédemption ;

La troisième, l’œuvre de développement et de consommation du royaume de Dieu.

L’Église n’a jamais complètement perdu la conscience de cette triple activité du Christ ; mais il est impossible de méconnaître que durant ses diverses périodes, dans l’antiquité, au moyen âge, et à l’époque de la réformation, l’un des éléments de ce triple ministère a amoindri, effacé ou éclipsé les autres.

Ainsi, dans l’antiquité chrétienne, et chez les Grecs surtout, la charge prophétique obtint le premier rang. Le Christ fut conçu, saisi et adoré comme Parole éternelle de Dieu, comme révélateur des mystères divins, comme docteur de la sagesse céleste.

Au moyen âge, la charge royale éclipse les autres. Le Christ fut représenté comme le maître du monde, le législateur et le juge des peuples.

A la réformation, la charge sacerdotale domina. Le Christ fut reconnu, cru et servi comme l’unique médiateur, le rédempteur suprême, l’éternel garant de l’humanité. »

Ces manières incomplètes de s’approprier le Christ étaient, par cela même, plus ou moins entachées d’imperfections.

L’antiquité chrétienne avait pour mission d’élaborer les doctrines générales du christianisme, et son œuvre fut grande, pour autant qu’elle fut faite sous l’inspiration d’une foi libre et vivante. Mais plus tard, la parole prophétique, qui doit toujours rester esprit et vie, se durcit, se pétrifia dans de sèches formules dogmatiques, et aboutit enfin à cette mort d’orthodoxie qui caractérise l’époque byzantine. Par là cette Église nous a bien appris que si le dogme est nécessaire comme expression intellectuelle de la foi, il faut sans cesse le rajeunir, le vivifier dans l’élément vivant de la foi, et ne pas faire dépendre la vie et la félicité de l’admission, par l’intelligence, d’une forme traditionnelle.

Au moyen âge, on relève la puissance royale, la majesté, l’autorité souveraine, législative et judiciaire du Christ. Ici, il importe de distinguer une double direction, l’une hiérarchique, soutenue par Rome, l’autre populaire, développée par l’esprit et par l’âme des Germains. La première exalte dans le Christ le souverain tout puissant qui commande à l’univers, et par conséquent à la terre entière, et qui rejette et brise tout ce qui lui résiste ; mais elle le relègue dans le séjour céleste de sa gloire, et efface sa présence ici-bas devant son vicaire qui exerce en son nom la domination et le jugement sur les peuples et sur les rois, jusqu’à ce qu’il apparaisse de nouveau en personne, à la fin des temps, pour juger le monde. — La seconde, concevant la royauté du Christ d’une manière populaire, sans avoir égard au vicariat de Rome, voit en Lui le Seigneur à la fois fort et bon, puissant et doux, le roi du peuple, luttant, souffrant pour les siens, triomphant par le sacrifice, et les protégeant de sa toute puissance, toujours présente et toujours riche de dons et de bénédictions.

A mesure que la fausse christocratie prenait la place de la véritable, et que l’homme pécheur assis sur le trône de saint Pierre éclipsait et refoulait le vrai roi de l’humanité, la conception populaire poussait des racines toujours plus profondes dans les âmes et y développait l’intime conscience de la présence immédiate, de l’assistance vivante, de la douceur, de la bonté, et de l’amour du Christ spirituel.

C’est de cette tendance profonde que naquit la mystique allemande, qui relevait par-dessus tout l’amour miséricordieux et riche du Sauveur, la communion parfaite avec Lui, et par Lui avec Dieu, l’imitation de sa vie, sa naissance spirituelle dans toute âme fidèle, et la continuation de sa vie dans les croyants. Et à son tour cette mystique fut elle-même le berceau de la réformation. Mais tandis qu’elle n’accentuait pas assez énergiquement la conscience du péché, sans laquelle la foi chrétienne ne peut être que très défectueuse, les réformateurs, relevant avec force ce sentiment essentiel, saisirent le Christ surtout comme le puissant sauveur qui affranchit du péché, qui réconcilie avec Dieu, qui s’interpose en sacrificateur sans défaut et en victime sainte entre la sainteté du Père et les souillures de ses enfants. Le Christ fut donc ramené par la réformation au milieu des siens, dans la plénitude de sa souveraineté spirituelle, au titre de souverain pontife, de réconciliateur unique, de libérateur suprême pour toutes les âmes travaillées qui soupiraient après la grâce, le pardon et la paix. Ce fut un progrès réel ; mais il est certain aussi que la charge sacerdotale fut trop exclusivement mise au premier rang, au détriment surtout de la fonction royale, qui est le principe créateur des fortes organisations ecclésiastiques, et trop extérieurement formulée dans la doctrine judiciaire de la satisfaction vicariale par les mérites du Christ.

Remarquez qu’à ces incomplètes et diverses conceptions de la personne et du ministère du Christ correspondent des formes analogues de foi et de vie chrétiennes : à la charge prophétique, la connaissance qui adhère ; à la charge royale, l’obéissance qui soumet ; à la charge sacerdotale, la foi qui accepte le salut, de la grâce manifestée en Christ. Aussi l’antiquité chrétienne théorise, spécule, dogmatise ; le moyen âge fait des lois sur le modèle de la théocratie juive ; et la réformation systématise sur la foi, seule capable de justifier et de sauver. La première décrète le salut et le titre de membre de l’Église par l’orthodoxie ; la deuxième fait dépendre l’un et l’autre d’une somme d’œuvres prescrites par l’Église et son chef terrestre ; et la troisième, enfin, les confère par la foi qui justifie devant Dieu, qui unit à Christ et par Lui à son Église.

Il est sans doute bien évident que la première conception est insuffisante. Le Christ n’est pas seulement le plus grand des prophètes ; et le christianisme subjectif est plus qu’une connaissance, plus qu’une orthodoxie.

Nous en disons autant de la seconde. Jésus est plus que roi, législateur et juge ; et la vie du chrétien ne se réduit pas à l’obéissance, soit servile, soit libre.

La réformation, en concentrant l’œil de la foi sur la fonction sacerdotale, ne voulut certainement pas laisser les deux autres dans l’ombre ; mais elle ne les mit pas en relief avec la même sollicitude ; aussi la foi justifiante fut-elle plus réceptive que productive.

S’il est vrai que l’église grecque a trouvé la mort dans son attachement exclusif au dogme ; que l’église romaine a étouffé, sous sa hiérarchie et ses innombrables ordonnances, la spiritualité intime et la liberté évangélique ; que l’église réformée, mutilant, elle aussi, la personne et l’œuvre du Christ, n’a pas su tirer des profondeurs de sa foi et de sa pensée une forme ecclésiastique riche, pleine, puissante, que conclurons-nous ?

Nous conclurons que la grande tâche du jour, du siècle, de l’Église, est de faire connaître et reconnaître le Christ dans le parfait ensemble, dans le tout harmonique de sa personne et de son œuvre, afin que le christianisme brille aux yeux de tous dans la plénitude de son essence, de ses forces et de sa gloire, et soit proclamé la puissance de Dieu seule capable de créer et de développer la vie de l’amour, de l’intelligence et de l’action, dans les individus et dans la société domestique, nationale et universelle.

Vu la position nouvelle, soit d’indifférence, soit de menace, soit d’hostilité, soit de séparation, que les Etats semblent vouloir prendre à l’égard du christianisme, celui-ci est appelé à dire une parole nouvelle et à déployer une force nouvelle aussi, ou mieux, à introduire énergiquement dans la vie ce qu’il a, ce qu’il possède dès le commencement. Nous ne cherchons pas une nouvelle formule du christianisme, mais une nouvelle vie chrétienne qui doit s’exprimer par de nouveaux faits. Il faut que l’Évangile, mettant en activité la plénitude de ses forces sociales, se montre comme la puissance qui conserve, qui réhabilite et qui purifie ; et, pour cet effet, il importe que son cœur et son esprit impulsif, son organe central et vivant, le Christ, le Fils de Dieu et le Fils de l’Homme, soit placé au centre de toutes choses, de la vie individuelle, de l’Église et de la science théologique, dans la plénitude de sa sainte personnalité, avec plus de foi et d’amour que par le passé ; il importe que toute l’existence humaine soit réorganisée et disciplinée sous sa haute et parfaite inspiration. N’oublions pas que la grande mission du christianisme, à notre époque, est celle de l’amour qui sert, qui se dévoue et qui se sacrifie, de l’amour plein de foi, réellement animé par le Christ. »

Que dirons-nous encore ?

Nous n’avons ni le loisir ni le désir d’ajouter de longues paroles à celles qui précèdent. Quelques mots seulement nous suffiront pour exprimer nos plus intimes convictions et nos plus douces espérances.

Nous sommes en plein dans la crise la plus universelle et la plus profonde qu’aient encore subi la civilisation européenne et le monde chrétien.

Les vérités et les erreurs de tous les ordres sont jetées pêle-mêle dans la fournaise ardente de notre siècle, et y bouillonnent dans un affreux mélange.

A notre sens, l’esprit de Dieu, l’esprit chrétien, est aux prises avec l’esprit du monde, l’esprit païen, dans les profondeurs de la conscience individuelle, au foyer de la famille, au forum de la cité, à l’autel des saints lieux, et sur le théâtre de la vie publique des nations et de l’humanité.

Nous tenons pour bien frivoles et bien peu clairvoyants ceux qui s’imaginent que la lutte n’est qu’au dehors, à la surface ; qui ne croient qu’à un choc d’intérêts matériels, de passions politiques et d’ambitions fiévreuses ; qui ne voient rien au delà de quelques problèmes d’économie politique, de travail, d’enseignement, d’organisation sociale à résoudre ; et dont la sollicitude s’arrête à l’extérieur, au corps, à la propriété, à l’État, au jeu des intérêts terrestres de la vie.

Quand on a quelque habitude de réflexion et un peu de sincérité au cœur, comment ne pas reconnaître que le mal est bien autrement grave et profond ; qu’il a son siège au dedans ; que le désordre est dans les principes ; qu’il exerce ses ravages au centre le plus intime de la vie, dans l’âme, où il prodigue ses abrutissantes ténèbres, où il sape les plus nobles convictions, où il flétrit les plus vivaces sentiments, où il voile la sainteté du devoir pour enivrer de l’orgueil du droit, où il allume les plus ardentes convoitises, et, pour tout dire, où il déchaîne la bête après avoir enchaîné l’ange.

Mais, sachons le dire aussi, ils sont peu pénétrants ceux qui ne savent pas sentir que quand l’homme et les nations soupirent, gémissent et s’agitent jusqu’à tout ébranler, il y a sous ces secousses convulsives un travail mystérieux devant lequel il faut au moins se recueillir. Je ne puis m’empêcher de croire qu’au fond de ces désirs, de ces appétits, de ces audaces quelquefois en démence, se cachent des labeurs d’enfantement, des besoins, des aspirations qu’il faut savoir apprécier. L’histoire des grandes époques, celle de la Réformation, par exemple, ne nous prouve-t-elle pas que les temps de lutte profonde et de désordre universel sont ceux où la vie individuelle et sociale aspire à un déploiement nouveau, et où la conscience morale et religieuse, rompant ses formes usées, tend à se pénétrer d’une sève nouvelle plus énergique, plus féconde, pour mieux réaliser dans l’homme et dans la vie multiple du temps la vie de son Dieu et les gloires de l’éternité !

N’est-ce pas du sein de l’orage que naît le ciel serein, et des étreintes de l’hiver que jaillit le printemps émaillé de fleurs et chargé de parfums et de fruits ? N’est-ce pas du tombeau, de la mort, que sortit le Christ, la vie même ? Dans ce sens, la tourmente et l’angoisse de notre siècle, au dedans et au dehors, recèlent un travail de Dieu ; et les souffrances morales et physiques de notre époque expriment l’un de ces immenses soupirs de toutes les créatures qui attendent, selon saint Paul, la liberté glorieuse des enfants de Dieu.

La vérité de ce point de vue est bien douloureusement confirmée par l’impuissance constatée de tous ces médecins superficiels qui, depuis un demi-siècle, s’empressent en vain de nous guérir. A quoi n’ont-ils pas eu recours ! Mesures administratives de tout genre, lois nouvelles, nouvelles formes politiques, force, terreur, remaniement de l’instruction, grands travaux industriels, réformes civiles, assistance publique, feu roulant de révolutions, tout a été mis en œuvre ! On a invoqué la république, le directoire, le consulat, l’empire, la monarchie légitime, la monarchie constitutionnelle et la république encore. On a pratiqué la gloire, le despotisme, la liberté, la prospérité matérielle. On a professé le sensualisme, le spiritualisme, l’éclectisme, et cultivé la littérature, les sciences et les beaux arts. On a prêché l’athéisme, le théophilanthropisme, le déisme, les religions d’État, la liberté des cultes. Et de nos jours, on nous vante beaucoup trois ou quatre socialismes comme le remède infaillible à tous nos maux. Et cependant nos plaies sont là, plus alarmantes que jamais !

Non, le remède n’est point là ; il est ailleurs que dans l’emploi de secours extérieurs ou terrestres. Pour nous sauver, il faut tout autre chose que des hommes d’État éminents, des guerriers illustres, des philosophes célèbres, des institutions politiques, des théories sociales, des systèmes réformateurs. L’énorme et stérile consommation que nous en avons faite depuis soixante ans nous le crie assez fort et assez haut !

D’où nous viendra donc le salut ?

De la pensée religieuse, de la vie religieuse. Quand Dieu n’est pas l’axe du cœur, de l’esprit et de la volonté de l’homme, qu’attendre de lui, sinon la sauvage licence d’un moi égoïste et orgueilleux, haïssable et insolent, qui se fait à lui-même son centre et son Dieu ? Quand l’homme a détrôné Dieu dans sa conscience et dans sa vie, devant qui, je vous prie, voulez-vous qu’il s’incline encore ? Quand il n’aime plus Celui qui a droit, par mille et mille titres, à son amour, à tout son amour, qui donc voulez-vous qu’il aime encore, excepté lui-même, et lui sans cesse, et lui tout seul ? Oui, la religion peut seule, en répandant la lumière, l’ordre et la paix dans les âmes, les communiquer également à la vie terrestre dans toutes ses sphères. Dieu seul peut réformer l’homme et pacifier la terre !

Mais quelle sera cette pensée religieuse, cette vie religieuse ? Ce sera la pensée chrétienne, la vie chrétienne ; disons mieux, le Christ avec sa parole, avec son Esprit, sera aujourd’hui, comme toujours, notre Sauveur. Il n’a pas cessé d’être la bonne nouvelle de l’humanité.

Le christianisme, à sa naissance, fut tour à tour attaqué par deux irréconciliables ennemis, sortis l’un du judaïsme, et l’autre du paganisme.

Pour les combattre et pour les vaincre, le chef de l’Évangile et de l’Église leur opposa successivement deux athlètes, à l’un l’apôtre Paul, et à l’autre l’apôtre Jean, héros tous deux de la foi et de l’amour chrétiens. Telle est l’histoire du siècle apostolique.

Depuis lors, l’Église, dans ses phases séculaires, a reproduit, ou reproduit actuellement sur une plus large échelle, cette double hostilité et ce double triomphe. En effet, le catholicisme peut être considéré à bon droit et à beaucoup d’égards comme un judaïsme ressuscité. Son esprit légal, son amour de la justice propre, son sacerdoce médiateur, son culte avec ses pompes et ses sacrifices en sont autant de preuves évidentes. Contre ce judaïsme renouvelé, le Roi spirituel de l’Église suscita, au seizième siècle, de nouveaux saints Pauls, qui protestèrent en prêchant la justification par la foi, la liberté spirituelle, le sacerdoce universel, le culte en esprit et en vérité, et la pleine suffisance du sacrifice, une fois accompli, de Jésus-Christ. L’ennemi juif, caché sous la robe du pontife romain, fut démasqué et vaincu.

Depuis cent ans environ, l’ennemi païen se relève, avec toutes ses prétentions naturelles et rationnelles, disons le mot, avec toutes ses folies gnostiques du deuxième siècle. Nous sommes, en effet, en pleine résurrection de gnosticisme. Cet antique mélange de doctrines panthéistiques, socialistes, mythiques, immorales, s’étale au grand jour de notre dix-neuvième siècle, dans les systèmes enfantés par la philosophie hégélienne, et cause pour sa bonne part cette effrayante anarchie dont nous parlions plus haut. A coup sûr, Celui qui préside aux destinées de l’Église saura bien envoyer de nouveaux saints Jeans, qui iront à la rencontre de ces Simons, de ces Cérinthes, de ces Saturnins, de ces Marcions, de ces Basilides, de ces Valentins, de ces Carpocrates, et qui raffermiront l’Évangile et l’Église, la foi et la vie chrétienne, en même temps que le saint Livre sans l’autorité divine duquel la foi et la vie chrétienne, l’Église et l’Évangile se perdent dans je ne sais plus quel nuage de mythes et de fantômes qui nous dérobent notre Christ, notre ciel, notre Père.

J’ai dit de nouveaux saints Jeans. Ceci demande explication. Saint Paul luttant contre les judaïsants, n’annonçait pas un Évangile différent de celui de saint Jean, ou moins complet que le sien. Si nous ne possédions que ses épîtres, nous aurions l’Évangile tout entier. Et ce que je dis de l’apôtre des Gentils et de ses écrits, je l’affirme aussi, selon ma conviction, de l’apôtre que Jésus aimait et de ses ouvrages. Toutefois, on ne saurait nier que la même vérité, en passant par leurs cœurs et par leurs bouches, n’ait revêtu des formes diverses, analogues à leur personnalité et aux circonstances au sein desquelles ils accomplissaient leur ministère de prédication et de défense de la vérité. L’un avait affaire avec des judaïsants, et l’autre avec des païens et des gnostiques.

Eh bien ! nous pensons que la forme d’exposition de la vérité chrétienne qui s’adapte le mieux à notre époque et à ses besoins, est celle que nous offre l’Évangile de l’ami le plus intime, du disciple bien-aimé de Jésus, qui a clos et couronné de sa personne et par ses écrits l’âge comme la littérature apostoliques ; l’Évangile qu’on a appelé le cœur de Christ, et que tant de prédilections humbles ou savantes de nos jours signalent comme celui qui répond le mieux aux nécessités religieuses, morales et sociales de notre temps. Qui n’admirerait en cela et qui ne bénirait cette richesse de diversité dans l’unité !

Longtemps la théologie professa une certaine antinomie entre la justice et la grâce divines, et plaça ainsi la conception de Dieu, de ses perfections, et de ses œuvres, sous le coup d’une hostile dualité. On incline à penser aujourd’hui que ce dualisme doit disparaître devant une conception plus élevée du christianisme, qui n’altère en rien la justice de Dieu et l’œuvre expiatoire du Sauveur, et que saint Paul enseigne aussi bien que saint Jean. Ce principe unitaire de la révélation chrétienne, c’est que Dieu est amour, l’Amour saint. Cette déclaration de l’essence de Dieu serait au sommet de toutes les vérités et de tous les principes révélés, comme de toutes les perfections et de toutes les œuvres divines. L’amour serait l’âme de toutes les pensées, de toutes les volontés, de toutes les actions de Dieu. C’est lui qui aurait inspiré la création, la rédemption et la sanctification au Père, au Fils, au Saint-Esprit. C’est lui qui serait le terme suprême, la fin absolue des communications divines, le plérôme de la loi, le lien de la perfection, et la vie de ce royaume où Dieu sera tout en tous, pendant l’éternité.

Ce principe générateur admis, il doit être aussi notre inspirateur et notre lumière pour comprendre et pour défendre, pour expliquer et pour appliquer de nos jours le christianisme. Jésus-Christ qui est, pour Paul comme pour Jean, le christianisme en personne, ne fait-il pas en effet éclater dans ses paroles, ses miracles, ses œuvres, son obéissance, sa passion et son triomphe, l’Amour saint ? Ne vient-il pas s’interposer entre l’amour méconnu et rejeté du Père des hommes, et l’amour égaré et perverti de ses enfants, comme l’amour saint qui se donne, qui s’immole sur la croix en sacrifice expiatoire, qui pardonne et qui régénère ? comme amour divin qui montre aux hommes la face miséricordieuse du Père, et comme amour humain qui montre au Père une parfaite obéissance ?

La voilà bien la chaîne d’or d’Homère qui relie le ciel à la terre et la terre au ciel ! Et cette chaîne d’or n’est ni une idée froide, ni une pensée abstraite, ni un progrès dialectique, ni une philosophie creuse, ni un chapelet de dogmes et de préceptes bien alignés. Non ; mais, grâces éternelles en soient rendues à Dieu, c’est un être réel, c’est un esprit qui illumine, c’est un cœur qui bat, c’est une volonté puissante qui crée, c’est une personne vivante et toujours la même qui non seulement nous montre Dieu et l’homme dans leur perfection et dans leur communion accomplie, mais qui les vit d’une vie pure, d’une vie d’amour de Dieu saint et d’homme parfait.

Si telle est l’essence de la personne et de l’œuvre du Christ, il est évident qu’elle doit se refléter dans l’esprit de sa religion, dans les enseignements de son Évangile, dans la loi de son Église, dans la parole de ses hérauts et dans la vie de ses fidèles. L’amour saint, puisé dans le cœur de notre Sauveur et de notre frère Jésus, pour Dieu notre Père, et pour tous les hommes nos frères, amour gratuit, libre, pur, ardent, inépuisable, sera donc la source de notre réveil religieux et de notre régénération morale et sociale.

C’est lui qui réalisera l’harmonie tant et vainement recherchée de l’ordre et de la liberté, de l’individualisme et de l’association, de l’égalité et de la hiérarchie, de la diversité et de la fraternité, de la responsabilité personnelle et de la solidarité commune, tous besoins légitimes et contradictoirement sentis de nos jours.

C’est lui qui seul pourra résoudre, par une rénovation intérieure des esprits, les problèmes si nombreux, si complexes et si écrasants, qui pèsent sur l’Église et sur l’État, sur les grands et sur les petits, sur la famille et sur la propriété, sur les riches et sur les pauvres, sur les chefs et sur les ouvriers, et fermer les sources du prolétariat, du paupérisme, du vagabondage, de la prostitution et du crime.

C’est lui surtout qui pourra développer et affermir dans les cœurs et parmi les nations de la terre cette sainte alliance des peuples et cette unité fraternelle d’esprit et de vie vers lesquelles tout nous pousse, les progrès comme les souffrances, les découvertes comme les révolutions.

Ce n’est qu’à force de dévouements soutenus et de sacrifices inspirés par cet amour que le monde peut continuer à être sauvé. Se donner est, depuis dix-huit siècles, la devise du Golgotha, et le secret du triomphe. Se donner pour le Christ et par le Christ, qui est l’amour même, voilà tout le mystère du royaume de Dieu et de la régénération du monde. L’amour, s’immolant sur toutes les croix de l’humanité, est, depuis la croix du Calvaire, qui est devenue l’axe et le pivot du monde moral, le sang véritable, le sang vivifiant du genre humain.

Que faut-il donc faire ?

Il faut débarrasser l’Évangile et l’Église des étreintes de la théologie et des sacerdoces, des langes étouffants de la science et de l’ambition humaines, et, passant pardessus les systèmes théologiques et les échafaudages du savoir, aller droit à Jésus, guidés par la lumière infaillible de sa Parole écrite ; à Jésus si simple, si vrai, si fraternel, si populaire, si divin et si humain ; à Jésus l’ami des petits, des enfants, des péagers, des pauvres, des malheureux, des pécheurs, des âmes travaillées, des brebis perdues. Le temps est venu de le saisir par la foi tout entier, dans la plénitude de sa grâce et de sa vérité, de son ministère prophétique, sacerdotal et royal. Il est venu le moment de proclamer sa souveraineté pacifique et majestueuse, et de nous rajeunir, nous et le monde, en puisant à flots purs la lumière, la force et la vie dans l’océan sans fond et sans rives de son amour infini comme l’éternité. Avec cette flamme sainte au cœur nous serons plus forts que le doute rongeur, que l’incrédulité hautaine, que la haine brutale, que l’orgueil délirant, que le péché hideux, et que la mort son plus hideux salaire. Avec elle, nous vaincrons les littérateurs qui raillent notre foi, les penseurs qui l’insultent, les philosophes qui la nient, les démagogues qui l’outragent, les politiques qui l’enterrent, et les poètes qui couvrent sa tombe de fleurs. Et le Christ, l’amour incarné, crucifié, ressuscité, triomphant, sera, jusqu’à la fin des âges ici-bas, et là-haut jusque dans les profondeurs insondables de l’éternité, la source de la paix, de la joie, de la vie et de la félicité des hommes, à moins que la nature humaine et la nature divine ne s’abîment, ô folie ! avec le monde dans une immense ruine sur laquelle planeraient à jamais la mort et le néant !

Et que propose-t-on à la place de cette œuvre divine ?

Ecoutez un des esprits les plus sérieux, ce me semble, de notre temps, et par lui jugez des autres. M. Quinet a intitulé un chapitre de son livre sur l’enseignement du peuple : Il faut élever un Sauveur. Qui sera-t-il ? Entendez : « C’est ce berceau qui flotte avec sérénité à travers la tempête sociale… Scribes, docteurs de la loi, faites place à l’enfant dans l’enceinte du temple ! Voilà celui qui doit guérir notre société malade… qui doit être un créateur, un constructeur d’empires… Il vient, il entre dans le monde, le messager de l’avenir. Quelle éducation donnerez-vous à cet Emmanuel qui doit redresser un monde croulant ? … Je voudrais que l’or de la sagesse de tous les peuples fût mis à ses pieds ; que ce qui a été accepté, applaudi par la conscience de toute l’humanité, lui fût présenté à son arrivée dans le monde, comme son héritage moral. Quelle grande pensée serait trop haute pour ce Sauveur sorti des flots de l’ancien monde ! car c’est bien un Sauveur, un médiateur qu’il vous faut élever dans chaque homme, ou le monde périt… Persuadez-vous bien que vous élevez un souverain dans le monde politique et moral. »

Et qui fera cette magnifique éducation ? Il n’y a pas de milieu, il faut bien que ce soient ceux qui le précèdent dans la vie, parents ou instituteurs, car le ciel est exclu. Et savez-vous ce que sont ces ancêtres éducateurs ? M. Quinet va vous le dire : « Pour nous, nos cœurs sont trop abreuvés du venin des luttes sociales. Nous savons désormais trop bien haïr ; nous avons perdu la faculté d’aimer, qui nous la rendra ? Qu’avons-nous encore à apprendre, à nous dire les uns aux autres ? Rien. Nos lèvres ne peuvent plus que maudire… A bien dire nous sommes morts les uns pour les autres » Sont-ce bien là ceux qui « pourront nourrir cet Emmanuel de « ce lait fortifiant de l’amour dont s’abreuve, dites-vous, l’humanité entière, et le faire grandir au milieu des pensées divines qui soutiennent le genre humain ! » Mais si l’humanité entière s’abreuve d’amour, à quoi bon un Sauveur ! et comment le monde serait-il près de périr, lui que soutiennent des pensées divines ! Et si les hommes peuvent et doivent élever un Sauveur dans chaque homme, comment ceux qui ont la vertu de fabriquer des sauveurs, ne pourraient ils pas se sauver eux-mêmes !

Et si ces expédients vous paraissent impuissants, parce qu’ils sont pleins de contradiction et de vide, M. Quinet vous priera d’attendre son évangéliste : « Vienne le Fénelon qui écrira le nouveau Télémaque pour l’héritier non pas seulement d’un royaume, mais d’un monde ! Quelle source d’inspiration ne rencontrera-t-il pas dans cette idée ! »

Ainsi nos enfants pour sauveurs, et pour les élever des cœurs haineux et morts ! ou, si vous aimez mieux, un Fénelon… qui viendra ! un nouveau Télémaque… qu’il écrira ! l’or de la sagesse de tous les peuples… qu’il butinera ! Quelques grandes pensées pour nourrir nos futurs médiateurs, nos Emmanuels, nos souverains ! Et voilà le monde sauvé, et une religion toute trouvée, et le christianisme bien et dûment dépassé, vaincu, enseveli ! O quelle pauvreté, qui ne sait encore se couvrir que du manteau du style évangélique ! Quelle pauvreté que celle qui s’imagine pouvoir sauver le monde avec une ou deux idées ! Mettez-vous donc à l’œuvre, éducateurs d’Emmanuels, et enfantez-nous quelque église nouvelle avec des idées ; c’est là que nous vous attendons !

Je voulais aussi mentionner le procédé que donne la Liberté de penser dans son numéro du mois d’avril, à la page 616, pour fabriquer une religion, la religion de l’avenir, lorsqu’elle dit : « Le législateur (tels que Moïse, Jésus, dans le passé) sera remplacé par ce qu’on appelle abstraitement la presse, l’opinion publique, c’est-à-dire par les efforts de tous ceux qui cultivent la raison, et particulièrement de tous ceux qui sentent la charité dans leur cœur, et chez qui l’amour du progrès dans toutes les directions échauffe et féconde l’intelligence. » Mais à quoi bon prendre au sérieux des fantaisies aussi romanesques !

A l’œuvre, chrétiens, nous qui connaissons le véritable Emmanuel, et les Fénelons qui nous ont écrit le nouveau Télémaque, il y a dix-huit cents ans ! Puisse l’amour du Christ nous posséder et nous presser de telle sorte que nous n’ayons rien tant à cœur que d’enlacer le monde dans les cordeaux de son immense charité, et de le réchauffer sur le sein de ses miséricordes infinies ! Des signes nombreux nous annoncent que nous touchons à quelque évolution chrétienne et ecclésiastique qui fera faire un pas immense à l’unité et à l’universalité du corps de Christ comme à sa puissance pratique et sociale. Ainsi qu’aux quinzième et seizième siècles, des inventions d’une incalculable portée, des progrès inouïs dans la rapidité et la multiplicité des voies de communication universelle, des associations religieuses et morales, vastes comme la terre, des réunions où le genre humain tout entier se donne rendez-vous, tout en préparant le lit d’une expansion nouvelle de la vie chrétienne, nous prophétisent une nouvelle pentecôte de langues de feu et de gerbes d’amour. Sachons veiller, prier et aimer !

Auguste Sardinoux
Montauban, 24 avril 1851

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