De l’essence du Christianisme

2. Des divers degrés de développement que le christianisme a parcourus. — Mêmes phases correspondantes dans les conceptions systématiques des temps modernes.

Nous avons remarqué plus haut que c’est dans les temps modernes qu’on a réfléchi pour la première fois sur l’essence du christianisme. Toutefois, cette essence elle-même ne s’est pas moins manifestée d’une façon diverse aux différentes époques de son développement. Nous trouvons dans le riche domaine de son histoire une série de formations graduelles par lesquelles les grandes et progressives périodes de l’esprit chrétien se distinguent d’une manière très caractéristique et fort instructive ; et l’on peut dire que les phases parcourues par cet esprit dans son évolution de dix-huit siècles, se sont reproduites et répétées depuis que la pensée humaine est entrée, à son égard, dans la voie de la réflexion savante et raisonnée.

Et d’abord le christianisme se produit comme une vie nouvelle, et se pose, dans la plénitude de sa force et dans l’unité de ses éléments essentiels, comme un organisme arrondi, plein de réalité et de puissance. Tel il était, parfait d’épanouissement, d’harmonie et d’unité, dans cette personne réelle et vivante de Jésus-Christ, qui portait en elle-même tout le royaume de Dieu avec ses énergies divines et ses glorieux développements ; tel il se manifeste après Lui, quoique à un degré moins parfait, dans les apôtres, et dans l’Église apostolique qui devait fournir en un sublime raccourci les types d’après lesquels il déploierait sa force séculaire, en se pliant à la diversité des individus, des nationalités et des époques. En effet, malgré les différences qui les caractérisent, les premiers fidèles représentent l’unité essentielle et l’harmonie de cette vie nouvelle, quoique cette unité, toute de spontanéité et d’inspiration, unité de l’innocence et du premier amour, dût disparaître pour faire place, après de longs développements et de nombreux combats, à une autre unité, née de la réflexion et de la science, fruit de l’examen et de la maturité spirituelle.

L’esprit de l’homme et de l’humanité, qui renferme à l’état de germe et de puissance virtuelle les choses les plus élevées, est destiné par sa nature même à se développer, à s’épanouir dans le vaste champ de l’histoire. Ce développement d’un esprit fini, soumis à l’erreur et au péché, ne s’accomplit pas, dirai-je, en ligne droite et comme à la lisière d’un mouvement constant et régulier : il se fait et s’avance par des essais divers, souvent défectueux ou manqués, à travers des étroitesses et des oppositions nombreuses ; et c’est du conflit de ces tendances, comme de leur réconciliation supérieure dans une synthèse intelligente et vivante, que jaillit la pleine vérité. Dans le domaine de la vie, on peut anticiper sur ce glorieux résultat, on peut le posséder et en jouir à l’avance ; mais il importe que l’esprit se l’assimile avec conscience, plénitude et liberté, par un travail opiniâtre, par une élaboration réfléchie. Ces considérations s’appliquent directement au christianisme. Il portait dans son sein une divine abondance de biens et de forces, et tout un monde spirituel qu’il avait fait briller, en des traits pleins de vie, aux regards de l’humanité ; mais il fallait que cette vie, si riche, si pleine, si embrassante et si spontanée, passât à l’état de vie consciente, clairement perçue, profondément réfléchie et largement développée sous toutes ses faces et dans tous ses rapports. A cet effet, il importait que ses forces spirituelles se déroulassent au grand jour de l’histoire et de l’expérience, sous la pression des esprits et des temps ; et comme la nature humaine est fort bornée, sinon dans son étendue, du moins dans sa largeur, elle ne pouvait s’appliquer que successivement à les connaître et à les pratiquer. D’ailleurs les nationalités, la diversité des époques et des degrés de civilisation, devaient inévitablement concourir à particulariser ce déploiement et à faire prédominer un aspect plutôt qu’un autre, jusqu’à ce que viendrait l’époque grande où tous les développements partiels contribueraient à fonder, sur leurs expériences réunies, une nouvelle et toute puissante unité.

Lorsque s’ouvrit, dans l’antiquité, ce cycle d’expansion de la sève chrétienne et cette ère d’un développement progressif, ce fut naturellement la doctrine ou le dogme qui devint le premier objet d’une élaboration réfléchie. En effet, on se mit à l’œuvre en prenant l’ensemble des doctrines, pour mieux préciser et mieux justifier le principe chrétien, la philosophie chrétienne, ou le système évangélique en général ; puis, à partir du quatrième siècle jusqu’au sixième inclusivement, on aborda l’examen détaillé des dogmes. L’Église, engagée dans une lutte éclatante avec toutes les religions, devait avant tout acquérir une conscience approfondie de sa foi, et la formuler en de nettes et fermes conceptions. Ce fut justement l’œuvre des peuples qui pouvaient le mieux accomplir cette grande tâche, l’œuvre de ces premiers élus que leur culture grecque et philosophique portait à la spéculation et à l’examen.

A la chute du monde antique, et à l’apparition, en Occident, de nations neuves et fraîches, la mission du christianisme changea. Développé et fixé comme dogme, il avait à faire l’éducation de ces peuples grossiers et à plier leur nature rude, sauvage, sous le joug de sa puissance morale. Telle fut l’œuvre qu’entreprit l’Église romaine, fille et héritière du monde romain ; Église qui puisa dans le lieu de son origine sa tendance à régler, à légiférer, à discipliner, à dominer, et à fondre les peuples en une monarchie universelle. Sous sa main et en présence d’une nouvelle vocation, le christianisme revêtit une forme nouvelle ; il devint une science pédagogique pour les peuples, une loi multipliée sous la forme inépuisable d’innombrables ordonnances et de freins ecclésiastiques, imposés à tout et à tous.

Mais cette manifestation légale et disciplinaire du christianisme en préparait et en provoquait une autre bien différente. La loi appelait l’Évangile, qui devait reparaître neuf et vivant, comme un beau papillon qui sort métamorphosé de sa chrysalide. Les peuples germaniques, si remarquables par l’intimité de leur nature, par leur sérieux moral, par leur force intellectuelle et leur profondeur religieuse, étaient admirablement prédisposés, au centre même de leur âme, à recevoir l’Évangile libre et spirituel. Aussi, quand le temps de briser le joug fut venu, et que l’heure de la délivrance eut sonné, ils s’affranchirent de la tutelle des liens ecclésiastiques pour revêtir la robe virile du Christ, et déployèrent dans leur sein une forme chrétienne plus élevée et plus vivante. L’esprit ayant ainsi conquis, par la réformation, sa majorité, son indépendance, pénétra directement jusqu’à la source même de la vérité chrétienne, et la conçut et la saisit comme force rédemptrice, comme religion de justification du pécheur devant Dieu et d’affranchissement de l’homme, c’est-à-dire, au point de vue objectif, comme une puissance de rédemption, et au point de vue subjectif, comme un principe divin de liberté.

A côté de ces trois formes capitales qui nous représentent le christianisme successivement conçu comme doctrine, comme loi morale et comme force rédemptrice, s’en trouve de bonne heure une quatrième, qui débute par de faibles commencements, mais qui n’a cessé de croître et de se fortifier. Elle en fait consister le trait essentiel dans l’union de l’homme avec Dieu, et le définit, en conséquence, la religion de l’unité du divin et de l’humain, ou de la glorification divine et de la divinisation de l’homme et de l’humanité, en un mot, et par cela même, la religion suprême, parfaite, absolue. L’antiquité chrétienne nous offre les premières traces de cette conception qui se nourrit dans le mysticisme du moyen âge, et qui se reproduit de la façon la plus vive et la plus saillante dans la spéculation philosophique et théologique des temps modernes. De bonne heure elle se partage en deux tendances, l’une panthéiste, l’autre théiste-chrétienne ; et quoique la première, fort répandue de nos jours, se donne elle-même comme l’expression adéquate de la « conscience moderne, » nous ne pouvons pourtant reconnaître et saluer comme seule vraie que la seconde, parce que seule elle explique le christianisme tel qu’il est réellement, et que, seule fidèle à son esprit et à sa nature, elle part, pour le comprendre, de la foi en un Dieu personnel.

Ainsi, les types fondamentaux du christianisme se reflètent très nettement dans les principales formes ecclésiastiques qu’il a revêtues.

A son élaboration doctrinale, à sa conception comme saine croyance dans le sens théorique, correspond l’Église grecque, qui se donne et qui revendique le titre d’orthodoxe. C’est l’Église de l’antiquité chrétienne.

A son application comme puissance morale, disciplinaire, pédagogique, correspond l’Église romaine, qui s’appelle catholique, à cause de sa tendance à exercer un empire qui s’étende partout et sur toute la vie humaine. C’est l’Église du moyen âge.

A son expansion enfin, et à sa conception comme force divine qui à la fois réconcilie, rachète et affranchit, correspond l’Église des peuples germains, qui porte à juste titre le nom d’évangélique, à cause de son esprit de grâce et de liberté. C’est l’Église des temps modernes.

Pour nous, nous saluons du nom d’Église de l’avenir, d’Église vraiment catholique, spirituelle et libre, cette Église qui, s’assimilant la part de vérité contenue dans les développements antérieurs, et se fondant par conséquent sur la rédemption du Christ, sur la vérité qu’il a révélée et sur la règle morale qu’il a établie, réalisera le christianisme dans la vie individuelle et sociale par une pleine communion avec Dieu, au moyen de l’esprit qui découle du Christ ; Église vers laquelle nos luttes religieuses et ecclésiastiques forment un pont de transition, et qui, quand son heure sera venue, se manifestera, non par une unité extérieure, imposée, maintenue avec contrainte, mais par une unité intérieure, organique, forte de sa propre inspiration, et qui réunira dans une alliance mutuelle et solide deux choses aujourd’hui malheureusement divisées, l’esprit de l’Évangile et le corps de l’Église.

La théologie et la philosophie modernes ont répété cette série de développements historiques, en concevant tour à tour et dans le même ordre le christianisme comme doctrine, comme loi morale, comme puissance rédemptrice, et enfin comme union de Dieu et de l’humanité.

Il n’est pas inutile de remarquer qu’il y a dans cette gradation un progrès très réel.

Et d’abord l’homme, enseigné au nom d’un code révélé, s’arrête à cet enseignement extérieur, immédiatement saisissable, qu’on lui adresse sous une forme systématique, et se représente le christianisme comme un ensemble doctrinal.

Il ne tarde pas à reconnaître que le propre de cette doctrine est de tout rapporter à des buts moraux, et notamment au but suprême de la sanctification ; et dès lors le christianisme revêt à ses yeux le caractère d’une religion essentiellement morale ou téléologique, ainsi que la nomme Schleiermacher.

Mais il n’en reste pas là. Il s’aperçoit inévitablement que la puissance morale de cette religion découle de la rédemption et de la réconciliation, c’est-à-dire qu’elle a sa source dans la personne même du Rédempteur, et il envisage le christianisme comme la religion de la rédemption.

Enfin, remontant plus haut encore, il découvre que la vertu rédemptrice et réconciliatrice de la personne du Christ se fonde elle-même sur ce grand fait, que Dieu et l’homme sont unis en cette personne d’une manière primordiale et parfaite ; et dans cette union positive il trouve la puissance d’une rédemption éternelle, d’une complète transfiguration de l’humanité à l’image divine de Jésus ; il proclame alors le christianisme : la religion de l’union de Dieu et de l’humanité en Christ et par Christ.

Il ne faut pas méconnaître que ces conceptions diverses et successives correspondent exactement aux idées différentes que l’on s’est faites de la religion. Car dès qu’on trouve que le christianisme est la religion parfaite dans toute sa réalité, on doit naturellement lui attribuer pour élément essentiel ce que l’on considère comme formant l’essence de la religion. Or, nul n’ignore que dans les temps modernes on l’a définie de façons fort différentes. Les uns la font consister dans une connaissance de Dieu ; les autres, dans une volonté et dans une conduite morale ; ceux-ci dans une détermination du sentiment ou de la conscience immédiate, par Dieu ; ceux-là, enfin, dans une aimantation de l’homme intérieur et de toute sa vie spirituelle, par l’être divin qui se révèle à lui comme la vérité, l’amour, et la sainteté en personne.

Eh bien, ces différentes conceptions se reproduisent dans la manière de comprendre et d’exprimer le caractère fondamental du christianisme. Le point de vue doctrinal s’appuie sur le système qui définit la religion une manière de connaître Dieu. Il domine dans la période qui précède le kantisme, et particulièrement dans l’orthodoxie.

Le point de vue moral dérive du système qui déduit la religion de la morale et qui l’identifie avec elle. Il règne dans les théories kantiennes et dans les principes catholiques, avec lesquels ces théories ne sont pas sans quelque affinité.

Le point de vue rédempteur qui relève l’élément évangélique se fonde sur le système qui place la source de la religion dans le sentiment.

Enfin, le dernier point de vue, celui de l’union de Dieu et de l’humanité, foyer tout puissant des forces suprêmes qui éclairent, qui rachètent et qui sanctifient, est la conséquence naturelle de cette manière de voir qui, en étudiant l’homme dans ses rapports avec Dieu, embrasse de son regard la totalité de sa vie spirituelle. Mais il est bien entendu que nous ne prenons pas les termes : unité du divin et de l’humain, dans le sens panthéiste. Il y a là, pour nous, plus qu’un moment de la conscience et de la pensée. Nous ne rabaissons pas la religion à ce point de vue étroit, de n’être qu’une manière de connaître, imparfaite, figurée, qui devrait se résoudre en une spéculation supérieure, de telle sorte que, bonne pour un degré inférieur du développement spirituel, elle serait appelée finalement à s’engloutir un jour dans la philosophie.

Les trois premiers systèmes renferment chacun une vérité, nous ne voulons pas le nier ; mais ils n’expriment toute la vérité qu’autant qu’on les subordonne au dernier, qui les domine, les explique et les complète ; qui reconnaît à chacun sa valeur : au premier, son moment doctrinal ; au second, son moment moral ; au troisième, son moment sotériologique ; et qui les ramène à leur source primitive et commune, à un fait central et éternellement vivant, le fait de l’union, en Jésus-Christ, de Dieu et de l’humanité. Et remarquez bien que nous ne disons pas : « unité du divin et de l’humain, » formule qu’on pourrait entendre dans un sens panthéiste ; nous employons l’expression plus précise et plus concrète : « unité de Dieu et de l’homme, » de ce Dieu qui, loin d’arriver à la conscience de lui-même dans l’homme, est en soi un esprit libre et conscient ; et de cet homme qui, bien éloigné d’être déjà Dieu par sa nature, ne peut participer à l’être divin qu’autant que cet être se communique à lui par un acte de condescendance divine.

Etudions de plus près ces systèmes, et établissons la vérité de nos affirmations.

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