De l’essence du Christianisme

6. Il faut tout ramener à la personne de Christ et à sa nature particulière.

Si nous nous demandons maintenant à quelle condition le Christ est et pouvait seul être le rédempteur accompli, ou en d’autres termes, quelle est dans sa personne la raison de cette efficacité rédemptrice et réconciliatrice qu’il exerce sur les individus et sur l’humanité, nous répondrons : Cette raison gît dans la nature propre de son être aussi véritablement divin qu’humain ; dans sa vie de Dieu et en Dieu, toute pénétrée de son esprit de sainteté, de vérité et d’amour, et qui nous montre glorieusement transfigurés les éléments humains et naturels de notre espèce ; dans cette vie souverainement satisfaite par la plénitude de sa propre perfection, et dont la perfection même en fait le ressort créateur d’un nouveau déploiement vital dans le sein de l’humanité ; dans cette vie dont l’amour infini qui est son essence, fait aussi son infini bonheur, et qui trouve dans cet amour même la plus ardente et la plus expansive sympathie pour tout ce qui est humain. Mais cette vie, à son tour, a un point central d’où elle rayonne, un foyer intime d’où elle s’épand, et c’est à ce centre, à ce foyer qu’il nous faut surtout regarder pour connaître la nature particulière et l’être propre du Christ. Ici j’entends toutes les voix sérieuses de la théologie de notre époque, à quelque parti qu’elles appartiennent, déclarer que ce qui constitue l’être particulier du Christ, c’est l’unité parfaite du divin et de l’humain dans sa personne ; que ce qui le fait être ce qu’il est et lui donne sa valeur suprême, c’est qu’en lui la divinité et l’humanité ont célébré leur complet accord, leur parfaite union. Telle est la source suprême du christianisme, et tel est aussi le fondement de son caractère éternellement distinctif.

De fait, les divers partis de la théologie actuelle, les orthodoxes ecclésiastiques et les croyants bibliques, les piétistes et les spéculatifs s’accordent dans cette pensée générale. Mais le sens précis qu’ils lui donnent, et l’application qu’ils en font, diffèrent sensiblement ou sont même très fortement opposés. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer en détail toutes ces modifications, mais il nous importe pourtant de signaler le principal conflit.

Le panthéisme spéculatif voit dans cette union de Dieu et de l’humanité un moment de la conscience, de la pensée, un phénomène général. Le théisme chrétien et la loi en la révélation la considèrent comme une réalité positive, individuelle, comme un fait historique. De là, pour chaque point de vue, une série de conséquences très opposées. Sans doute, que l’on entende dans un sens idéaliste ou dans un sens réaliste, pourvu qu’on l’admette en général, l’unité du divin et de l’humain en Christ, on sera toujours obligé de voir dans cette unité le point suprême, la condition souveraine, et par conséquent le trait capital et caractéristique du christianisme, en même temps que le secret de cette irrésistible influence par laquelle il agite et dompte le monde. Car il ne peut y avoir, dans la sphère de la religion, quelque chose de supérieur à la conscience d’une union parfaite avec Dieu ; et quand ce point suprême est atteint, soit que Dieu se fasse homme, ou que l’homme proclame et affirme sa nature divine, la religion qui en découle ne peut qu’être essentiellement différente de toutes celles qui n’ont pas ce principe fondamental. Mais il n’est pas moins d’une importance infinie, dans la question qui nous occupe, de savoir si cette union du divin et de l’humain est purement une idée, un moment de la conscience, une union universelle qui s’accomplit tous les jours dans la masse du genre humain, ou bien un fait réel, révélé, une union concrète de Dieu et de l’homme, qui ne se réalise qu’en partant d’un être précis et historique, le Christ, et qu’à certaines conditions morales.

Dans le premier cas, cette union n’est qu’une production au grand jour de ce qui est virtuellement dans l’homme, ou qu’un développement de ce que porte avec elle notre nature humaine. L’homme ne devient en réalité que ce qu’il était déjà en puissance au dedans de lui-même. Il est vrai, disent les partisans de cet humanitarisme, que la religion place le divin hors de l’homme, et nous enseigne que cette union réciproque du divin avec l’humain et de l’humain avec le divin a été accomplie dans le Christ. Mais c’est là une manière inférieure, enfantine, de présenter la vérité. Au fond, demandent-ils, qu’y a-t-il sous les images de la religion, et quelle idée se cache-t-elle sous ses formes ? Et ils répondent : Il y a dans ces images et sous ces formes le grand enseignement d’un retour profond de l’esprit humain au vrai fondement de son propre être, fondement qui est identique au divin. Voilà, selon eux, l’idée spéculative, plus pure, plus adéquate à la vérité, que la réflexion dégage et fait jaillir de toutes ces enveloppes sensibles de la religion. Mais si la religion, forme sensible et inférieure de la vérité, n’a pas un fond fixe et permanent, si elle n’appartient pas à la sphère suprême de la pensée, si elle se résout dans la spéculation, alors aussi toutes les images religieuses du christianisme disparaissent dans ce creuset de la pensée ; le Christ se fond dans l’humanité ; et la réconciliation, la rédemption, la repentance, la foi, la justification, la nouvelle naissance, ces éléments capitaux de la foi chrétienne, qui reposent sur le rapport personnel de l’homme avec l’esprit absolu mais personnel aussi, perdent leur signification véritable. Et ce point de vue qui, bien compris, pouvait amener à une intelligence plus profonde du christianisme, dénaturé par la spéculation panthéistique, devient à la fois le terme final et le point de départ de sa destruction.

Dans le second cas, il ne s’agit plus d’un déploiement purement humain, ou d’un épanouissement des germes préalablement déposés dans l’homme. Pour les théistes chrétiens, la religion est un rapport vivant et personnel, d’esprit à esprit, entre Dieu et l’homme ; d’où il suit qu’un développement supérieur, qu’une création nouvelle dans le domaine religieux ne peuvent pas avoir uniquement l’homme pour cause. Il faudra que Dieu lui-même se communique d’une manière complète, avec ce cachet d’initiative, d’originalité, de puissance créatrice qui lui est nécessairement propre, c’est-à-dire qu’il faudra, en dernière analyse, que par un acte fécond Dieu se révèle et se pose dans l’humanité. Sans doute il est nécessaire, même dans ce cas, que la nature humaine soit apte à recevoir l’efficacité divine et à s’unir toujours plus profondément avec son Dieu ; mais il n’y a qu’une action énergique de Dieu qui puisse changer cette aptitude inhérente en une glorieuse réalité. Et cette action est d’autant plus nécessaire, que la puissance dissolvante du péché s’est introduite dans la marche du genre humain, et que ses terribles étreintes ne peuvent être absolument vaincues que par l’influence de Dieu et de son esprit.

Ainsi, pour le théiste chrétien, cette union de Dieu et de l’homme est un fait, et un fait essentiellement opéré par Dieu. Avec ce sens, les grandes vérités de la foi chrétienne conservent leur signification primitive et naturelle. La religion ne perd rien de sa valeur absolue, car elle reste un lien vivant entre le Créateur et la créature ; et quelque avancé que puisse être un jour le développement spirituel de l’homme, les éléments essentiels de l’Évangile demeurent intacts, parce qu’au lieu d’être des images religieuses, ils sont des faits divins, éminemment substantiels, et dans lesquels le chrétien cherche et trouve sans cesse les nouveaux trésors que réclament les progrès de sa communion avec Dieu.

Etudions de plus près cet antagonisme, en exposant la doctrine hégélienne qui l’a surtout mis en évidence.

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