De l’essence du Christianisme

9. Importance et valeur du principe posé, pour déterminer le caractère distinctif du christianisme.

Toute religion est au fond une société de l’homme avec Dieu, un lien vivant qui rattache la créature à Celui qui est le fondement suprême de sa vie. Or Dieu étant un esprit vivant et personnel, en même temps que tout puissant, et l’homme, à son tour, étant aussi un être spirituel et personnel, apte à recevoir et à donner, il s’ensuit que le rapport entre Dieu et l’homme doit être plus que logique, plus qu’abstrait, doit être, je veux dire, positif, réel, efficace, plein de vie, et vaste comme tout notre être. Il faut que de fait Dieu s’incline vers l’homme et se communique à lui, et que de fait aussi l’homme s’élève à Dieu et sente sa force, son esprit, sa présence pleine d’amour. Les grandes âmes de l’antiquité, Socrate, lorsqu’il parle de son démon familier, et Platon, lorsqu’il demande que l’homme communie par l’amour avec Dieu, l’ont ainsi compris. Et nous aussi nous ne pouvons pas l’entendre autrement, si nous sommes sérieux lorsque nous nommons la conscience une voix intérieure de Dieu, et que nous faisons monter au ciel notre prière, cette fleur de la piété. La prière est une marque si caractéristique de la piété, que partout où celle-ci s’éveille profonde, celle-là la suit comme une compagne inséparable, tandis qu’elle s’éteint dès que la piété se refroidit. Et sur quoi repose-t-elle, sinon sur cette conviction qu’en face de l’homme il y a un Père, et qu’une union réelle et vivante peut et doit s’établir entre eux ! Toute piété sérieuse nous ramène donc à la vérité d’une communion de vie avec Dieu.

Or nous appelons du nom d’unité cet état spirituel, intense, sublime, parfait, où, sans cessation ni confusion de leur existence individuelle, de leur personnalité, il existe pourtant entre deux êtres une telle pénétration de leur esprit et de leur vie, que rien ne peut plus troubler leur harmonie, ou les séparer. Naturellement cette unité varie selon qu’il s’agit d’êtres égaux ou inégaux entre eux. S’il est question de l’homme et de Dieu, nous dirons qu’il y a unité, si Dieu ne trouve dans l’homme aucun obstacle pour lui communiquer la plénitude de son amour, de sa sainteté et de sa vie, et si l’homme, sans cesser d’être lui-même, cédant à l’impulsion divine, fait de la volonté de Dieu la sienne propre, et se sent à l’unisson de son Père céleste qui le domine et le pénètre sans partage.

Cette unité, mais inconsciente, était sans doute le partage de nos premiers parents, dans leur état d’innocence et à leur sortie des mains de leur saint créateur. Mais à cette innocence primitive a succédé l’état de péché, de division avec Dieu ; de sorte que la religion qui était d’abord le lien de l’unité, a maintenant pour mission de la rétablir, de nous ramener à Dieu, de nous réconcilier avec Dieu. Quoi qu’il en soit, son but suprême est toujours l’unité parfaite, l’unité conquise désormais à travers mille luttes, l’unité virile et consciente, mûrie dans les combats et aussi dans les triomphes.

Les religions antérieures au christianisme aspiraient à cette communion de l’humain avec le divin, par cela seul déjà qu’elles étaient des religions. Le judaïsme y tendait, avec sa haute idée de la sainteté et sa conscience énergique et pénétrante du péché, par la voie de la réconciliation. Le paganisme, plus ou moins privé d’esprit moral, y tendait à son tour par la voie de l’intuition figurée, de l’exposition symbolique et mythique du divin, et par celle enfin du culte extérieur. Mais ni par l’une ni par l’autre de ces deux voies on ne parvint à une vraie communion, encore moins à l’unité de Dieu et de l’humanité, quoique quelques penseurs en eussent le pressentiment. Les bases religieuses sur lesquelles reposaient le paganisme et le judaïsme rendaient ce progrès impossible.

Le paganisme ne sut pas même s’élever à l’idée d’un Dieu spirituel, saint, unique, haut élevé au-dessus des choses créées. Il naturalisait la divinité et divinisait la nature. Il confondait Dieu et le monde, le divin et l’humain, au point de n’avoir jamais une claire conscience du caractère indépendant et absolu de Dieu. Or, sans cette distinction nette et profonde, il ne saurait exister une réelle union. Il est vrai que la religion païenne la plus avancée nous représente le divin sous la forme de l’humain, et semble ainsi réunir la divinité et l’humanité ; mais ce n’est qu’une union fictive et trompeuse, parce que ce Dieu n’est pas le véritable Dieu, entaché qu’il est de toutes les imperfections de l’homme et assujetti à toutes les conditions de l’être fini ; et cet homme n’est pas l’homme véritable, mais une ombre humaine qui plane au-dessus de la vie réelle, une figure fantastique et ultramondaine. Ajoutons enfin qu’une union réelle de la divinité et de l’humanité exige, du côté de Dieu, un acte de condescendance et d’amour, et du côté de l’homme, la sainteté ; or le point de vue religieux du paganisme lui rendait impossible de s’élever à cette pensée.

Ce progrès ne pouvait être accompli que sur le terrain d’une religion essentiellement morale, monothéiste, qui distinguât nettement entre Dieu et le monde. Le judaïsme est sans doute une religion de ce genre, mais il a aussi ses défauts. Si le paganisme confondait le divin et l’humain, la divinité et la nature, le judaïsme faisait plus que de les distinguer, il les séparait. Si le premier divinisait la nature, le second la dédivinisait. Disons-le cependant, l’expression est trop forte. L’idée de l’immanence de Dieu ne manquait pas absolument à l’Ancien Testament, mais elle n’était appliquée qu’imparfaitement et dans des cas individuels. Dieu y opère bien, dans la double sphère de la nature et de l’humanité, mais c’est plutôt du dehors que du dedans, et sur elles que dans elles ; c’est plutôt d’une façon abrupte, extraordinaire, miraculeuse, qu’en suivant le cours calme et régulier des choses. Dès lors son intervention efficace et le don qu’il fait de son esprit sont choses passagères, momentanées, j’ai presque dit violentes, et sa retraite semble faire retomber la nature et l’homme dans l’isolement, en les abandonnant à eux-mêmes ; tandis que pour établir une union parfaite, il faut une communication constante de l’Esprit saint, une habitation incessante de Dieu en nous, une ascension soutenue de tout l’homme, durant toute son existence, dans la vie divine. En résumé le Dieu révélé est bien le vrai Dieu, et l’homme dépeint, le véritable homme ; mais leur alliance est plus symbolique que réelle, plus figurée que positive, plus promise et prophétisée qu’accomplie.

Cette union n’est réalisable que par une religion qui distingue, mais sans le séparer, le divin et l’humain, Dieu et le monde, qui proclame avec la pleine sainteté de Dieu, sa grâce et sa condescendance infinies, et qui sait et connaît l’homme dans toute son humanité, sans oublier son affinité pour Dieu et sa capacité de participer à sa nature. Or, tous ces traits brillent réunis dans le christianisme, et dans lui seul. Le Dieu de la foi chrétienne, ce Dieu qui se suffit pleinement à lui-même et qui est souverainement heureux, après avoir créé toutes choses les conserve par sa Parole toute puissante, et ne se laisse jamais et nulle part sans témoignage, car elles ont en lui leur vie, leur mouvement et leur être. Il est infiniment élevé, il est vrai, mais aussi infiniment proche, car il aime dans sa bonté sans bornes, à se donner tout entier, et il se donne en réalité lorsque l’homme s’ouvre sans réserve à Lui, avec des dispositions saintes. Ici plus de visions extraordinaires, de ravissements soudains, d’inspirations momentanées ; ici l’esprit, la parole, la vie de Dieu habitent sans cesse dans les profondeurs sereines et limpides de notre conscience, et se reflètent dans le cœur transfiguré d’une vie humaine. Ici Dieu est le Dieu vrai, saint, infiniment aimant ; ici l’homme est l’homme véritable, avec sa nature humaine, épurée, complète et glorifiée. Ici l’union est véritable, accomplie qu’elle est dans l’unité permanente et indivisible d’une vivante personnalité. Par conséquent nous avons atteint, dans le christianisme, à la pleine communion dans l’unité vers laquelle aspiraient les religions qui l’ont précédé.

Ces différences que nous venons de signaler dans la nature objective de la religion, entre le paganisme, le judaïsme et le christianisme, se manifestent et se retrouvent aussi dans la réalisation subjective de ces trois systèmes religieux, dans ce que nous pouvons appeler l’esprit de la piété et de la vie païenne, juive et chrétienne.

Le paganisme avec tout son olympe de divinités, n’est que la glorification de la nature, l’exaltation et l’apothéose de l’homme. L’homme, et l’homme naturel, n’y sort pas de la sphère propre de son moi et de celle de la nature. Sa religion ne lui apprend pas que Dieu est une puissance sainte et sanctifiante ; dès lors renfermé dans ce cercle de la nature et de lui-même, il peut bien exalter sa vie naturelle et lui donner un certain éclat, une pompeuse sérénité, mais il n’y trouve pas une force qui l’élève au-dessus de lui-même et qui le transfigure moralement. Il manque donc au paganisme un ressort moral, rénovateur, car la religion, entre ses mains, consiste à se plonger dans la nature, à y vivre d’une vie de joie ou de douleur, de tristesse ou de délices, à acquérir une haute conscience de l’être humain, à conquérir la sagesse, la force, la prudence et la grâce dont il est susceptible, en un mot, à jouir soit de la nature, soit de soi-même.

Le judaïsme place Dieu absolument au-dessus de la nature et de l’homme. Pour lui, l’une est, il est vrai, l’expression de sa volonté puissante, et l’autre, une créature faite à son image ; mais son Dieu n’entre ni dans l’ordre naturel ni dans l’ordre moral d’une manière véritable et complète. Il ne se manifeste dans la nature qu’au titre de maître absolu qui peut la changer comme on fait d’un vêtement, et dans l’humanité qu’au titre de législateur et de juge saint qui ne converse avec l’homme que par l’intermédiaire de sa loi ou par les communications extraordinaires de son esprit aux prophètes, et qui ferait rentrer l’homme impur dans le néant, si celui-ci s’approchait de lui. Ce n’est plus ici cette religion païenne qui ne faisait que développer la vie naturelle et célébrer le culte de la volupté. Le terrain est bien différent ; nous sommes infiniment au-dessus de la nature, en présence d’un Dieu saint, et d’un énergique ressort moral. Mais comme la sainteté y revêt un caractère essentiellement législatif et judiciaire, et Dieu celui d’un Seigneur qu’on ne peut approcher, la crainte de Dieu devient le commencement de la sagesse. La religion se transforme en soumission et en obéissance ; elle courbe les rebelles sous la sévérité de la loi ; elle agit du dehors et se pose en pouvoir, mais elle ne déploie pas cette puissance interne qui transforme les cœurs de pierre en des cœurs de chair, et qui fait accomplir le bien par l’impulsion spirituelle et libre de l’amour.

Enfin, dans le christianisme, le Dieu qui pénètre le monde de la plénitude de sa vie, en même temps qu’il règne au-dessus de lui, se révèle comme le Dieu de l’amour aussi bien que de la sainteté. Plein de grâce et de vérité il se communique entièrement à l’homme, il se l’unit et s’unit à lui. Ici la religion brille de tout le doux éclat d’une communion intime avec Dieu ; c’est une vie en Dieu, pleine de foi et d’amour ; c’est une transfiguration, par Dieu, du monde et de la vie humaine. A la jouissance idolâtre ou naturelle du paganisme succède la paix et la joie dans le Saint-Esprit ; à la soumission légale du judaïsme, l’amour libre et filial qui chasse toute crainte. Le joug devient doux et le fardeau léger. L’âme trouve son repos parce qu’elle a reçu avec l’esprit de filialité cette force qui accomplit la loi spontanément. A l’esprit frivole et dissipé du naturalisme païen, et à l’esprit sombre du juif qui fuyait le monde et qui tuait la vie, le christianisme oppose celui qui vient de Dieu, qui transfigure le monde en apprenant à en triompher, et qui, loin de tuer la vie, la communique dans toute sa profondeur et la fait déployer dans toute sa plénitude.

Le christianisme est donc une vie propre, indépendante, qui ne provient pas de la vie naturelle, et qui ne la repousse point, mais qui en triomphe en même temps qu’il la pénètre et la transfigure ; une vie nouvelle qui se crée une société conforme à elle-même, et qui dès lors ne peut qu’entrer dans un rapport tout différent, nouveau même, avec les autres sphères de la vie humaine, avec l’art, la science, et l’État.

Dans le paganisme où domine l’élément naturel, le symbole et l’art servent nécessairement d’enveloppe à la religion, et finissent même par l’absorber. La science, dès qu’elle prend son vol au-dessus de la vie naturelle, se développe en dehors de la religion et arrive inévitablement ou à la nier, ou à la dissoudre, ou à l’idéaliser. Et l’État qui embrasse tout, lorsqu’il touche à son apogée, comme dans l’empire romain, en fait une ordonnance politique et la réglemente par des lois.

Dans le judaïsme où le principe religieux surnaturel absorbe le naturel, l’art est proscrit ; il ne saurait figurer le divin. La science se réduit à connaître et à expliquer la loi divine avec son caractère positif ; et l’État, subordonné à la législation religieuse, se transforme en théocratie.

Dans le christianisme, au contraire, la religion est une puissance libre, une vie indépendante, qui produit de son propre fond une société de même nature qu’elle, et qui, sans s’absorber dans les autres sphères légitimes de la vie humaine, ou sans les absorber, peut entrer avec elles dans une libre réciprocité d’action et dans une heureuse alliance. Sans doute son but direct est tout autre chose que l’art, et cependant ses idées et ses faits ont servi de fondement à un immense progrès artistique, aussi riche en beautés spirituelles et intimes, que pouvait l’être l’art païen en beautés naturelles. Il n’aspire pas davantage à tenir ce sceptre de la science ; et cependant il a inoculé à l’humanité un principe spirituel qui non seulement supporte, mais encore qui provoque et qui produit nécessairement la culture scientifique la plus étendue et la plus libre. Enfin rien ne lui répugne plus peut-être que de se poser en puissance législative, et cependant par son esprit d’amour et par sa règle sainte il a inspiré les meilleures formes politiques, et le premier il a créé une société religieuse, appelée à conduire l’humanité vers son but suprême, par un concert aussi libre que profond avec l’État.

Toutes ces pensées nous ramènent à cette unité absolue de Dieu et de l’homme réalisée en Christ, qui est le point culminant de la vie religieuse et le centre du christianisme, et qui, du Christ son foyer suprême, doit passer dans l’humanité et devenir son glorieux partage. Ce fait-principe soutient et explique tout. D’où nous concluons que c’est lui qui caractérise la religion chrétienne et qui la différencie du judaïsme et du paganisme, en même temps qu’il la place absolument au-dessus d’eux et pour le fond et pour la valeur, et qu’il leur assigne pour terme fatal de s’éclipser et de disparaître dans son sein.

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