De l’essence du Christianisme

12. Coup d’œil rétrospectif et résumé.

Résumons-nous maintenant :

Ce qui fait le caractère spécifique et distinctif du christianisme, ce n’est ni sa doctrine, ni sa loi morale, ni même sa vertu rédemptrice, mais la nature particulière et la valeur religieuse et morale de la personne qui l’a fondé, personne aussi véritablement divine qu’humaine, humaine que divine, et parfaitement une avec Dieu. Car la doctrine, la morale et la rédemption s’appuient sur cette personnalité, et non pas cette personnalité sur la rédemption, sur la morale et sur la doctrine. D’ailleurs ces derniers éléments lui sont communs, jusqu’à un certain point, avec d’autres religions, tandis que sur le terrain de la personne du Christ il est unique.

Comme doctrine, il s’adresse à l’entendement, et comme loi, à la volonté humaine. Dans les deux cas son action est surtout extérieure, mécanique, et impuissante à produire une vivante piété, une transformation intime, une nouvelle création.

Comme vertu rédemptrice, il pénètre dans le cœur et y développe beaucoup mieux sa force vivifiante. Mais à ce point de vue seul, il est réduit à n’être qu’une affaire de sentiment, qu’un état intérieur.

Il ne se montre à nous avec toutes les richesses de son originalité et dans la plénitude de sa valeur objective et de sa virile indépendance, qu’en le ramenant tout entier à la personne de son fondateur, relief impérissable et vivant de l’unité de Dieu et de l’humanité, et dont la nature intime le pousse à se verser en flots de réconciliation, de rédemption, de lumière et de vie.

Ainsi compris, le christianisme est éminemment organique. A sa base même se trouve un parfait organisme spirituel, une personne vivante qui rayonne et déploie magnifiquement ses forces et ses dons sur l’humanité, et qui tend invinciblement à se l’assimiler pour en faire, par sa vertu triomphante, un royaume de Dieu. Tout en lui devient riche de signification et de valeur. La doctrine cessant d’être une lettre morte, est pleine d’un esprit vivifiant, parce qu’elle est l’expression de la vie. La loi se transforme en un ressort spirituel. La rédemption et la réconciliation reçoivent une base objective, une solide garantie. Les éléments vraiment humains et naturels, sanctifiés en Christ par les feux de sa divinité, revêtent ce même caractère de sainteté chez tous ceux qui vivent de son esprit et de sa vie ; et c’est ainsi que le christianisme, loin de diviniser le naturel ou de nier et de détruire sa vérité, le transforme, le sanctifie, lui rend sa destination première, et montre encore sous ce rapport qu’il est la religion de l’humanité, cette religion qui consomme et qui glorifie la vie humaine.

Dans tous les cas, les deux plus hautes conceptions du christianisme sont celles qui le définissent : la religion de la rédemption, ou bien : la religion de l’union de Dieu et de l’humanité. Elles s’appuient et se complètent l’une l’autre. La rédemption n’était possible que par cette unité préalable, et l’unité n’a sa pleine valeur qu’autant qu’elle opère la rédemption. L’unité avec Dieu est sa partie la plus intime, son fondement le plus profond, et la rédemption est son épanouissement et sa conséquence nécessaire. La première conception, qui cherche surtout à pacifier des conflits, à vaincre des antagonismes, et qui revêt un caractère pratique, se fonde principalement sur les écrits de saint Paul. La seconde, qui aspire avant tout à réaliser le but final et suprême de l’homme et des dispensations de Dieu, et qui revêt un caractère mystique et spéculatif, s’appuie de préférence sur les écrits de saint Jean. L’une s’occupe beaucoup de l’œuvre du Christ, et parle de foi et d’espérance ; l’autre, beaucoup de sa personne, et se plaît à parler d’amour. Toutefois, comme l’amour du Christ se fonde absolument sur sa personne ; comme la rédemption découle de l’unité du Christ avec Dieu, et a pour but de conduire les hommes à cette même unité ; comme cette rédemption cessera le jour où il n’y aura plus de péché, tandis que l’unité et l’amour rétablis par elle ne pourront jamais finir ; et pour tout dire en un mot, comme l’une est limitée à la durée du temps et du monde, tandis que l’autre n’a pour mesure et pour borne que l’éternité, il nous semble que la conception de l’unité l’emporte sur l’autre, et nous concluons dès lors en disant :

Le christianisme est cette religion qui réalise de fait, dans la personne de son fondateur, l’union de l’homme avec Dieu, si vainement tentée par toutes les autres religions, et si ardemment réclamée par les plus profonds besoins de la conscience humaine ; cette religion qui, partant de Jésus-Christ son foyer personnel et rénovateur, ramène par la doctrine et par l’influence morale, par la rédemption et par la réconciliation, les individus et l’humanité à leur destination véritable, à une communion pleine, sanctifiante et parfaite avec Dieu.

Cette manière de concevoir le christianisme n’est pas absolument neuve. Nous la trouvons, sous une autre forme, chez les mystiques allemands du moyen âge. Pour eux aussi, la grande et capitale affaire de la religion chrétienne est de rétablir l’union entre la divinité et l’humanité, par l’incarnation de Dieu et la divinisation de l’homme ; sur ce point, entre autres, ils ont avec la spéculation moderne des traits évidents de ressemblance ; seulement les hégéliens arrivent à cette union par la pensée, par la réflexion, et même par la critique, tandis que les mystiques la font jaillir, si je puis ainsi dire, de la plénitude de leur vie religieuse, si intime, si profonde, si ardente ; aussi lui donnent-ils un autre sens. Ils s’accordent avec les spéculatifs de nos jours, en ce qu’eux aussi subjectivisent et fondent dans l’esprit les puissances extérieures de la vie religieuse, et transforment l’histoire en une vertu interne. Ainsi le Christ est moins, pour eux, celui qui a vécu d’une vie concrète, historique, il y a dix-huit siècles, que celui qui se répète, qui se reproduit vivant et se développe dans chaque homme. Son histoire véritable est celle du cours de notre vie régénérée par lui, notre histoire intime. Le Christ en nous, est le Christ essentiel à leurs yeux.

Nous devons cependant constater ici deux directions fort différentes, celle des mystiques panthéistes, dont Eckart, si vanté par la spéculation moderne, est le principal représentant, et celle des mystiques théistes, parmi lesquels Tauler et l’auteur de la théologie allemande occupent le premier rang. Pour les premiers, l’union avec Dieu, qui n’est qu’un simple moment dans le développement de la conscience, doit être surtout médiatisée par la pensée ; le Christ n’est que le type de l’humanité, et son histoire n’est qu’emblème et qu’allégorie ; le premier il a connu la filialité divine, et par lui nous faisons aussi la glorieuse expérience que nous participons à la même nature, et que nous sommes, comme lui, des fils de Dieu. Pour les seconds, l’unité du Christ avec son Père est, du côté de Dieu, un acte de libre don de lui-même, et du côté de Christ aussi, un acte de libre acceptation, d’assentiment moral, de sorte que la médiation morale du Christ, dans l’union qu’il opère entre les hommes et Dieu, se trouve fort résolument relevée et mise énergiquement en évidence. Ici, c’est une union par progrès moral, et là, par évolution de la pensée. Ici, c’est une œuvre de la grâce, au moyen de la rédemption ; et là, un déploiement de la nature, à l’aide de l’idée et de la logique. Ici enfin, il s’agit de mourir à soi-même, de naître à une vie nouvelle et de se sanctifier sans relâche ; et là, au contraire, la vie humaine n’a qu’à marcher droit devant elle, dans le sentiment de sa force et de sa dignité. Les uns sont les modèles et les précurseurs de la spéculation moderne ; les autres ont préparé la réformation par l’intimité et par la chaleur de leur vie religieuse.

Mais à la réformation parut un nouvel élément. Les mystiques avaient plus ou moins négligé ce point sombre dans l’âme que nous appelons le péché, la puissance et la domination du mal, et le besoin de délivrance qui en découle. Luther sentit vivement l’un et l’autre dans la voie douloureuse de son développement intérieur, et il en réveilla la conscience avec une suprême énergie dans le cœur des meilleurs de ses contemporains. On comprit alors que l’essence du christianisme consiste dans l’affranchissement du péché, dans la justification ; et comme cet affranchissement ne peut être accompli que par une personne réelle, la personnalité historique du Christ reprit le premier rang, et fut replacée au centre du christianisme. Toutefois, ce fut plutôt en sa qualité de rédempteur qu’au titre de sa nature divine et humaine, ou de son unité parfaite avec Dieu, d’où dérive sa vertu rédemptrice. Pour nous, en revenant à l’idée capitale des mystiques, gardons-nous de négliger le côté sain, pratique et vrai de la réformation ; et si le christianisme est essentiellement à nos yeux, dans son fondateur, la religion de l’union du Christ et de Dieu, et de l’union de l’homme et des hommes avec Dieu, dans les fidèles, n’oublions pas que sa base inaliénable est le théisme, et que la rédemption et la réconciliation, la repentance et la foi, la doctrine qui éclaire et l’esprit qui sanctifie, doivent y trouver leur place et leur valeur légitime.

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