De l’essence du Christianisme

2. État de la question.

Deux mots sur l’origine de ce débat. Mon écrit intitulé : De l’Essence du christianisme, a été traduit en français sur la troisième édition, par l’un des professeurs de la faculté de Montauban, M. Sardinoux. Cette traduction parut en 1851, et fut l’objet de discussions et de jugements fort divers de la part des feuilles ecclésiastiques de la France protestante. Je ne puis que témoigner ici ma reconnaissance pour le cas qu’on en a fait, à cause sans doute de l’objet dont il traitait, et aussi pour quelques excellentes remarques qui me signalaient des lacunes réelles que j’avais reconnues. Et cependant, il y a eu tant d’accusations déplorables, de malentendus, de pensées défigurées, que je me croirais coupable de n’y rien répondre. Et comme tous mes lecteurs ne savent peut-être pas de quoi il s’agit, je vais leur donner un rapide résumé du livre. Quoique toujours égal à lui-même et immuable dans son essence, le christianisme a été pourtant diversement conçu dans le cours des siècles. Telle époque a surtout vu en lui une doctrine religieuse ; telle autre, une législation morale ; telle autre encore une institution de réconciliation et de rachat. Le premier cas est celui de l’antique église, et notamment de l’église grecque. Le second, celui du moyen âge, et surtout de l’église romaine. Le troisième, celui de la réformation qui s’est principalement établie parmi les peuples germains. Les systèmes théologiques et philosophiques des temps modernes nous présentent, quoique sous d’autres formes, le même cycle de conceptions.

Pour nous, nous reconnaissons que le christianisme est par nature, doctrine, morale, rédemption. Mais si nous essayons de pénétrer dans sa moelle la plus intime, dans son essence, et d’expliquer le vaste ensemble de ses effets individuels et humanitaires, nous ne pouvons accepter comme suffisante aucune de ces définitions. A notre sens le christianisme est une vie nouvelle fondée sur un ensemble de faits salutaires divinement accomplis, vie qui se déploie, réelle et féconde, dans les individus et dans l’humanité. Cette vie qui embrasse et réunit le divin et l’humain, le céleste et le terrestre, a nécessairement un foyer créateur ; et ce foyer ne peut être lui-même que vivant, et vivant du genre de vie le plus élevé, du genre personnel. Ce foyer est une personne.

Nous voilà donc en présence du fondateur du christianisme, en qui l’unité parfaite de Dieu et de l’homme, ce terme suprême des aspirations religieuses de l’humanité, a été pleinement réalisée. Et quel rapport existe-t-il entre ce Christ, Fils éternel de Dieu, et Fils de l’homme sans souillure, et la religion qu’il a fondée ? Est-ce un rapport purement extérieur qui consisterait pour lui à avoir, une fois pour toutes, enseigné une doctrine, promulgué une loi morale, et fondé une institution ? N’est-ce pas plutôt un rapport si intime et si indissoluble qu’on peut dire qu’il porte et qu’il contient en lui-même la religion qui est issue de lui, religion toute de foi en Lui, de vie en Lui, de grâce puisée à la plénitude de sa grâce ?

Le Christ ayant réalisé dans sa personne le terme suprême auquel l’humanité puisse parvenir, l’unité avec Dieu, il s’ensuit que sa religion est non une religion entre plusieurs autres, mais la religion absolument vraie et parfaite.

Ainsi, quoique Jésus ait établi doctrine, morale et rédemption, c’est sa personne qui porte tout, qui est le fondement et la raison de tout ; je dis sa personne encore plus que ses œuvres ; je dis ce qu’il était et ce qu’il est éternellement, encore plus que ce qu’il a fait ; je dis cette existence parfaite de Dieu en lui et de lui en Dieu, et cette manifestation de sa personne qui nous révèle Dieu sous une forme humaine, et qui transfigure l’homme en le glorifiant de la gloire divine.

Puis donc que le Christ est le foyer créateur du christianisme, c’est lui aussi qui en constitue l’essence, le caractère spécifique ; et nous nous croyons en droit de conclure : l’Évangile est cette religion qui nous montre parfaitement réalisée dans son fondateur l’union de Dieu et de l’homme, et qui, du haut de cette perfection absolue, ramène les individus et l’humanité, par la réconciliation et par la rédemption, par la vertu morale et par la doctrine, à l’union intime et personnelle avec Dieu, terme suprême de nos destinées individuelles et sociales.

Il va de soi que tout ce qui précède est dit du point de vue théiste chrétien, car nous repoussons le panthéisme sous quelque couleur qu’il se présente. Nous ne séparons pas la face objective du côté subjectif, et réciproquement. Nous voyons dans la foi, l’organe par lequel l’âme s’approprie le Christ et ses dons efficaces ; dans l’amour miséricordieux, dévoué, fécond, le fruit nécessaire de la foi ; et dans l’Église, le corps de Christ, le milieu indispensable au succès de l’Évangile, et le canal de la grâce, de l’esprit, et de la vie du Christ auprès de l’humanité.

Voilà l’esquisse de mon livre. Qu’en ont pensé mes critiques de France ? quels jugements en ont-ils porté ?

Et d’abord les Archives du Christianisme qui représentent la plus stricte orthodoxie scripturaire ont très nettement repoussé mon opuscule. M. le comte Agénor de Gasparin, homme distingué parmi les protestants français par sa foi, par son zèle, par son esprit, son caractère, et sa valeur littéraire, a ouvert dans leurs colonnes la plus vive et la plus longue polémique. Il m’y accuse d’antipathie pour le dogme, d’indifférentisme, d’hostilité envers l’Écriture, et même d’incrédulité ; et il redoute les plus funestes effets pour ses concitoyens, de la tendance théologique dont il me croit l’organe. Il se sent obligé de résister à ses commencements avec toute l’énergie de son esprit. Aussi sa polémique est-elle vive et ardente ! mais elle est loin d’être aussi solide que son zèle est éclatant. D’emblée M. de Gasparin se montre fort peu disposé à comprendre l’auteur. Aussi se laisse-t-il entraîner à de bien grandes injustices. Nulle part il ne donne une idée sommaire de mes vues. Il détache les passages qu’il cite de leur contexte naturel ; il part d’une fausse supposition sur le but de mon livre ; et dès lors il explique dans le plus mauvais sens et ce qu’il renferme et ce qu’il ne contient pas, mais qui, d’après lui, devrait s’y trouver.

Le critique de l’Avenir qui est aussi nettement attaché au fondement positif de l’Écriture, mais dont l’esprit est plus libéral que celui de M. de Gasparin, ne montre pas une orthodoxie si exclusive. Il signale bien le but du livre quand il dit : « Il ne s’agit pas de donner un nouveau christianisme, mais de le comprendre et de dire mieux qu’on ne l’a fait, ce qu’il fut de tout temps. » Il en donne un excellent résumé, et montre pour son côté positif une bienveillante sympathie. Mais il trouve qu’une partie très essentielle du christianisme y est laissée dans l’ombre, et il insiste d’autant plus sur cette lacune, qu’elle lui paraît tenir à la maladie du siècle et la favoriser. Nous y reviendrons.

Enfin M. Bastie s’explique aussi dans l’Espérance, quoique avec moins de netteté. Le livre lui paraît bon pour la destructive Allemagne, mais il ne s’adapte pas exactement aux besoins de l’Église et du pays de France. Son blâme capital porte aussi sur ce que l’œuvre expiatoire du Christ aurait été passée sous silence. Il pense que ce qu’il nous faut, c’est la prédication vigoureuse de la repentance et de la foi, la faim et la soif de la justice.

Deux autres journaux, ou plutôt le Lien et la Revue de théologie, ou bien donnent des extraits, ou bien expriment leur approbation quant aux points essentiels, tout en faisant quelques réserves. Mais précisément le bon accueil de ces derniers qui suivent une tendance plus libérale, semble avoir d’autant plus inspiré de la défiance aux orthodoxes. M. de Gasparin du moins le donne clairement à connaître en ce qui concerne la Revue.

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