De l’essence du Christianisme

7. Différence entre la Mystique et le Mysticisme.

La Mystique consiste essentiellement à s’assimiler le christianisme et à le vivre. Là est sa force, mais aussi son danger. Car c’est juste par là qu’elle dégénère en mysticisme, quand elle ne s’en tient pas au solide et vrai fondement, et ne sait pas garder la juste mesure.

Toute religion est au fond un commerce de l’homme avec Dieu ; et celui que le Christ a établi entre le fidèle et son Père est si intime et si complet, qu’il ne s’agit de rien moins pour l’homme que de devenir un avec Dieu, et pour Dieu que d’habiter dans l’homme. Il faut donc s’attendre à ce que toute tendance qui vise à toucher au centre le plus intime de la vie chrétienne, et qui descend avant tout dans les profondeurs de l’amour divin et humain, s’adresse tout naturellement et tout particulièrement à ce point capital. Il n’y a dans ce besoin, pris en lui-même, rien que de fort légitime, et jusque-là tout est bien. L’essentiel gît dans la manière dont on le satisfait. Dans la théologie de tous les grands docteurs de l’Église, la double idée d’une communication vivante de Dieu à l’homme croyant, et d’une divinisation du fidèle par le Dieu qui habite en lui, occupe une place marquée et nécessaire. Aussi notre Église évangélique allemande, s’appuyant sur des passages bibliques suffisamment clairs, Jean 14.23 ; 17.21-22 ; 1 Corinthiens 6.15, 17 ; Éphésiens 5.30 ; Galates 2.19-20 ; 3.27 ; 2 Pierre 1.4, etc., a-t-elle formellement reconnu l’union mystique du fidèle avec Dieu, comme un moment capital de l’état de grâce. Mais elle l’a fait avec beaucoup de prudence, et à des conditions très précises. En effet, elle suppose qu’avant d’entrer dans cette union l’homme a été justifié et régénéré, c’est-à-dire affranchi de la dette et du joug du péché. Elle se représente, il est vrai, cette union comme réelle, et non pas seulement métaphorique et morale ; mais elle se garde très expressément de tout mélange entre la substance divine et la substance humaine, qui détruirait les personnalités de Dieu et de l’homme, et distingue avec autant de netteté, de cette habitation de Dieu dans le croyant, l’union personnelle de la nature divine et de la nature humaine en Christ. En d’autres termes, d’après la doctrine de l’Église, si cette union est plus que morale, si elle ne repose pas simplement sur un effet de la grâce et sur l’accord de la volonté, elle ne s’établit pourtant que d’une manière absolument morale ; et l’idée de la personnalité divine et de la personnalité humaine, qui est la condition fondamentale de toute morale chrétienne, ainsi que celle de la différence qui les distingue, sont fermement maintenues. Tant que ces barrières subsistent, la mystique est sauve ; mais le jour où elles sont franchies, le mysticisme prend naissance. Le faux mystique passant par-dessus l’ordre du salut et les conditions morales qu’il impose, se plonge directement et sans frein dans l’océan infini de Dieu. Il aspire non pas à une communion de vie morale avec lui, mais à une communion de nature ; il veut devenir Dieu. Faut-il s’étonner si, détruisant la personnalité, il accepte habituellement les doctrines panthéistiques ! Il méconnaît toujours et l’importance du péché, et la nécessité des faits chrétiens, notamment de la réconciliation et de la justification, sans lesquels il n’y a pas d’abolition du péché. Aussi le Christ cessant d’être pour lui un réconciliateur et un rédempteur, n’est plus à ses yeux que le Fils de Dieu qui a vécu le premier avec le Père dans une union parfaite d’esprit et d’essence, et à l’image duquel nous devons à notre tour participer à cette même unité, en devenant fils comme lui. Et pour entrer dans cette union substantielle avec Dieu, le mysticisme connaît des voies diverses. Tantôt il emploie celle de l’intuition intellectuelle, de la spéculation, et il s’appelle alors le mysticisme contemplatif et spéculatif. Tantôt il a recours au sentiment ou à l’imagination, et il se nomme alors le mysticisme sentimental, visionnaire et pseudo-apocalyptique. Tantôt il s’adresse à la volonté et à l’action, et il porte alors le nom de mysticisme pratique, soit ascétique, soit quiétiste. Mais laissons-là ces ramifications, et signalons encore quelques nouveaux traits qui le caractérisent.

Quand la tendance mystique se produit avec énergie, soyez assuré qu’il s’agit presque toujours de réagir contre des désordres qui ont acquis une certaine puissance dans la vie chrétienne. Mais cette réaction, en soi parfaitement légitime, ne sait pas toujours s’appuyer avec netteté sur le vrai fondement, et garder la vraie mesure. La passion l’entraîne ; elle oppose au mal qu’elle veut combattre non pas toute la vérité, mais une exagération nouvelle qui devient un désordre de plus. Si elle est aux prises avec un objectivisme sans vie, elle néglige ou abandonne même les fondements objectifs, et tombe ainsi dans l’excès contraire, dans les écarts d’un spiritualisme qui idéalise tout, qui fait du Christ lui-même un symbole, et de sa vie et de son œuvre une simple allégorie ; tels étaient, par exemple, les mystiques hérétiques et habituellement panthéistes du moyen âge ! — Si elle est aux prises avec l’intellectualisme glacial, elle se réfugie de la sphère de la pensée dans celle du sentiment ou de la contemplation immédiate, et s’absorbe et s’égare dans les profondeurs insondables de l’absolu ; tel Denys l’aréopagite ! — Si elle est aux prises avec le nomisme, elle méconnaît l’importance objective de l’ordre moral, et ramène tout à la manière intérieure d’être de l’esprit qui, quoi qu’il fasse, accomplit toujours ce qui est bien, puisqu’il est uni à Dieu. Elle tombe ainsi dans les monstrueux égarements de l’antinomisme et du libertinisme ; tels les frères et les sœurs du libre esprit ! Enfin comme cette tendance s’occupe naturellement des éléments mystérieux que l’intelligence humaine ne peut pas complètement saisir, elle se laisse facilement entraîner à les séparer des parties intelligibles et éclairées, comme s’ils étaient seuls précieux. Ce qui détruit cet échange raisonnable de pensée qui doit exister entre l’Église et la science.

En un mot la mystique se change en mysticisme, quand à l’union morale avec Dieu se substitue l’union de nature à la vie intérieure appuyée sur la parole divine, un spiritualisme idéalisant — à une conscience réfléchie du dogme, la haine du dogme à l’ordre moral fermement établi, le bon plaisir de l’individu et à un commerce raisonnable de pensées, une sentimentalité exclusive et concentrée.

Quand nous disons que le mysticisme est une dégénération de la Mystique, nous ne voulons pas insinuer par là que cette dernière se montre d’habitude avant le mysticisme, et lui donne naissance. Au contraire, l’histoire nous enseigne assez souvent qu’au milieu des conflits éclate d’abord une tendance mystique encore confuse et fougueuse, mais qui s’épure au sein même des luttes, et qui devient plus sage et plus biblique. Tel fut le moyen âge où l’on peut montrer et suivre clairement le progrès d’épuration, à partir du panthéiste Eckart jusqu’aux chrétiens que nous trouvons sur le seuil de la réformation. Mais d’ailleurs quel homme un peu sensé ferait à la mystique un reproche de pouvoir dégénérer ? N’est-ce pas le triste cas de toutes les choses humainement bonnes ? Et qui donc s’avise de rejeter la foi, la connaissance, la loi morale, parce qu’elles peuvent donner naissance aux excès de l’orthodoxie, de l’intellectualisme ou de la légalité ? La vraie question n’est pas de condamner l’élément mystique, mais de le développer d’une façon normale, et de le préserver de tout abâtardissement.

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