De l’essence du Christianisme

13. Justice et amour de Dieu. De l’élément moral et de l’élément organique dans le christianisme. Le christianisme envisagé comme moyen.

Je me propose, en terminant, de toucher encore à quelques objections importantes, et de m’expliquer à ce propos sur un point de vue qui réduit le christianisme au rôle inférieur de simple moyen. Le bienveillant critique de l’Avenir m’a adressé quelques avertissements sur lesquels je tiens à lui répondre à mon tour avec la plus chrétienne affection.

En expliquant l’essence du christianisme, j’ai souvent parlé du saint amour de Dieu, sans relever expressément la justice divine ; et ce critique, craignant que je ne veuille affaiblir ou nier la dernière, l’a présentée non seulement comme un élément fondamental de la vraie religion, mais comme celui qu’il importe d’accentuer fortement en présence d’un siècle sans conscience et sans loi comme le nôtre.

Cette dernière pensée est parfaitement juste, et je le reconnais avec lui ; mais je repousse la première de toute la force de mes convictions. Voici à ce sujet ma manière de voir. L’idée de l’amour saint, loin d’exclure celle de la justice, la renferme essentiellement. Quand on parle du saint amour, il s’agit évidemment d’un amour qui est lui-même saint par nature. Or un tel amour, en même temps qu’il produit absolument le bien, ne peut pas ne pas se mettre en sainte colère contre le mal, c’est-à-dire, l’exclure, le repousser absolument, et tendre de toutes ses forces à l’anéantir. Dans cette action de l’amour saint, la justice et la grâce se pénètrent harmoniquement. L’amour saint se montre toujours miséricordieux sans nuire à la justice, mais aussi se montre juste sans nuire à la grâce ; et c’est précisément cette pleine union de la justice et de la grâce en un saint amour, que nous contemplons souverainement empreinte dans l’œuvre du Christ. Si, appelé par la nature de mon écrit à préciser le caractère du christianisme, j’ai mis plus particulièrement en relief le moment de l’amour, ce n’a point été pour exclure celui de la justice, mais parce que l’amour en est un trait essentiel. La sainteté divine paraît dans l’ancienne Alliance sous la forme, non pas exclusive mais prépondérante, de la justice ; et dans la Nouvelle, sous la forme prépondérante encore mais non pas exclusive, de la grâce miséricordieuse. Remarquons toutefois que, dans le Nouveau Testament, Dieu n’est appelé nulle part d’une manière absolue la justice ou la sainteté, tandis qu’il est nommé l’amour. Le christianisme seul pouvait et devait nous le révéler sous cet aspect ; et, de fait, lui seul nous l’a fait connaître comme tel. N’y avait-il pas là une caractéristique de l’Évangile ?

Mais poursuivons ; à l’affaiblissement de l’idée de la justice divine en correspond nécessairement un autre dans l’homme, celui du principe moral, des idées de responsabilité personnelle, de faute, de culpabilité. Et comme j’ai plusieurs fois désigné le christianisme par l’épithète d’organique, le critique de l’Avenir craint que je ne méconnaisse son caractère moral aussi bien que la liberté, la spontanéité de l’individu. « De tous les sentiments, dit-il, de toutes les forces humaines la moins libre, la moins personnelle, la moins intelligente, la sympathie joue le rôle principal. La foi prend ainsi quelque chose de vague et d’inconscient. L’Esprit apparaît comme une influence, comme une émanation qui sort du Christ nécessairement, et qui, nécessairement aussi, pénètre et transforme l’âme, et non pas comme un libre don de la libre grâce de Dieu… la vie spirituelle tend de cette façon à ressembler à la vie de la nature, et l’humanité à se développer comme la plante. » Je crois pouvoir sous ce rapport le rassurer parfaitement. Le christianisme, à mon sens aussi, repose absolument sur la libre grâce du Dieu saint et personnel. Cette communication régénératrice de Dieu ne s’effectue ni par contrainte, ni par efficacité naturelle, mais par voie morale, je veux dire, en laissant à l’homme tout son caractère de personne morale et responsable. Mais de là découlent deux choses qu’il faut bien admettre. La première, que nous ne pouvons pas tout faire, et que nous n’avons qu’à accepter comme un don immérité les grâces et les bénédictions de Dieu. La seconde, qu’il existe au début et durant le cours de la vie chrétienne une force divine et une force humaine qui doivent se pénétrer harmoniquement. Or, comme cette réciprocité constante d’action entre deux forces de cette nature ne peut pas être fortuite, accidentelle, livrée au caprice de l’arbitraire, il faut bien qu’elle s’accomplisse d’une façon régulière et dans un ordre véritable. Eh bien, c’est juste à cause de cette régularité bien ordonnée qui part d’un point central, Jésus-Christ, que nous donnons au christianisme l’épithète d’organique, contrairement à tout ce qui serait mécanique et magique. Car l’idée d’organisme, qui semble propre au règne de la nature, s’applique aussi au domaine moral ; et le christianisme lui-même ne nous l’enseigne-t-il pas clairement quand, par exemple, il nous dépeint le rapport du chrétien à Christ sous l’image du sarment uni au cep, — la société de tous les fidèles, sous celle du corps de Christ, — et la communion de cette société avec son Sauveur, sous celle encore du corps uni à sa tête ou à son chef ?

Enfin le critique de l’Avenir reconnaît que l’idée de l’union de Dieu et de l’homme en Christ, est l’idée capitale du christianisme ; mais il remarque qu’il ne s’agit pas tant de l’idée en soi que de sa réalisation. « Ce qui est propre au christianisme, dit-il, c’est d’avoir réalisé ce que les autres religions cherchaient en vain ; c’est la manière dont il a réalisé cette union ; c’est d’être le vrai moyen. Oui, le christianisme est essentiellement un moyen, un chemin, ainsi qu’il le dit lui-même, le chemin qui conduit au Père. » Et il ajoute : « Une fois le but atteint, dans le ciel, tout cet ordre de choses que nous appelons le christianisme, aura cessé d’exister. » Il y a là un mélange de vrai et de faux qu’il importe de discerner. Le vrai, c’est que l’idée de l’union n’a son plein sens qu’autant qu’elle est réalisée, qu’elle pénètre complètement la vie. Mais il est faux que le christianisme ne soit lui-même qu’un moyen.

Et d’abord, dans le sens le plus général, le christianisme est religion ; et déjà par cela même il n’est pas juste d’en faire un simple moyen. La religion est l’association la plus intime possible de la créature avec son Créateur. Ce rapport, le plus élevé qui puisse exister, qui domine tous les autres, que dis-je, le seul absolu, est donc par nature un rapport éternel. Or, ce qui est absolu et éternel ne peut jamais être un simple moyen. Sans doute, en face du péché, la religion est un moyen pour arriver à la réhabilitation, à la réconciliation du pécheur avec Dieu ; mais la religion cesse-t-elle quand ce but est atteint ? N’est-il pas plus vrai de dire que c’est alors qu’elle commence véritablement, puisqu’elle a réalisé de fait la communion ou la société avec Dieu ?

Mais le christianisme n’est pas seulement une religion ; il est la religion, la vraie. Il est la vraie religion, avant tout dans son fondateur, car le Christ était dans un rapport absolument normal avec Dieu ; il était en personne la communion la plus intime et la plus pleine avec Dieu ; il était la religion personnifiée. Dans ce sens il est appelé l’auteur et le consommateur de la foi. Or pouvons-nous dire que la religion qu’il portait en lui-même n’était qu’un moyen, et qu’elle prit fin à son exaltation, à sa glorification ? Le soutenir, toucherait presque au blasphème. Encore une fois, cette religion qu’il portait en lui-même et qu’il fonda parmi les hommes pourrait bien être appelée un moyen pour nous, sous ce rapport qu’elle nous réconcilie, nous réhabilite, et nous conduit au salut ; mais non sous un autre rapport, et pour autant que le christianisme est en lui-même et renferme une relation d’une valeur absolue et éternelle. A cet égard il n’est plus un moyen.

Remarquons-le bien ; si nous disons que le christianisme est un moyen, nous devons le dire aussi de Celui qui est le christianisme en personne, de Jésus-Christ. Il est vrai, ici encore, qu’il nous a offert son amour comme un moyen, parce qu’il est dans la nature de l’amour de se sacrifier pour venir en aide. Mais qui donc oserait le considérer lui-même, avec la beauté sainte et la majesté de sa personne, comme un moyen ? Personne, car il porte en lui-même sa valeur absolue, même en faisant abstraction des effets salutaires qui émanent de lui depuis dix-huit siècles, puisqu’il est parfait. Mais il y a plus ; ces effets eux-mêmes établissent à leur tour un rapport éternel entre ses fidèles et Lui. Représentons-nous un instant le but de Dieu, dans l’envoi de son Fils, parfaitement atteint ; la puissance du mal brisée dans l’humanité, l’erreur vaincue, les âmes sympathiques rachetées, les rebelles jugés ; eh bien ! est-ce qu’alors il ne restera plus rien de tout ce que nous appelons christianisme ? mais au contraire, il en restera, dirai-je, la meilleure partie. Jésus-Christ sera plus que jamais pour ses disciples le centre resplendissant de la révélation divine ; les pécheurs sauvés seront toujours des graciés ; et la différence entre le Rédempteur et les rachetés subsistera toujours, et toujours ils puiseront grâce sur grâce, de la plénitude de Celui qui a fondé une rédemption éternelle. Les membres de l’Église triomphante posséderont dans Celui qui fut leur Roi-serviteur sur la terre, leur Roi dominateur et leur Chef éternel. Si donc l’œuvre du Christ prophète, sacrificateur et Roi, demeure dans son efficacité, et si la communion fondée sur cette triple charge est impérissable, l’essentiel de l’Évangile restera, et tout cet ordre de choses que nous appelons christianisme n’aura pas cessé d’exister. Ce sera bien plutôt alors que s’ouvrira l’ère infinie d’une réalisation parfaite, dans une gloire suprême !

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