Histoire des réfugiés protestants de France

LIVRE 5
Les réfugiés en hollande

5.1 — De l’établissement des réfugiés en Hollande

Les colonies wallonnes. — Arrivée des premiers réfugiés de France aux seizième, et dix-septième siècles. — Réfugiés célèbres. — Mission d’Amonet et de Scion. — Déclaration du magistrat d’Amsterdam (1681). — Déclaration des États de Hollande. — Collecte générale en faveur des réfugiés (1682), — Déclaration de la province de Frise. — Les fugitifs de Sedan (1685). — Discours de Fagel aux États de Hollande. — Représailles contre les catholiques de Zélande. — Lettre de Louis XIV au comte d’Avaux. — Prescription d’un jeûne général. — Mesures politiques. — Résolution du magistrat de Middelbourg. — Résolution de la ville d’Utrecht. — Résolution des États de Groningue (1686). — Résolution de la province de Frise. — Les ministres exilés. — Mesures prises en leur faveur. — Les militaires réfugiés. — Conduite du prince d’Orange. — Mesures prises en faveur des militaires réfugiés. — Les femmes réfugiées. — Maisons de refuge pour les femmes. — Arrivée des réfugiés riches. — Sommes exportées en Hollande. — Dépêches du comte d’Avaux. — Réponse de Louis XIV. — Mission de Bonrepaus. — Les espions du comte d’Avaux. — Abondance croissante de l’argent en Hollande. — Des diverses classes de réfugiés. — Leur nombre. — Colonie française à Amsterdam. — Colonies à Rotterdam et à La Haye. — Colonies à Leyde et à Harlem. — Dispersion des réfugiés dans les sept provinces. — Les soixante-deux Églises françaises en 1688. — Émigrations postérieures à l’année de la révocation. — Efforts des réfugiés pour obtenir leur rappel en France. — Concession du droit de bourgeoisie en Hollande et en West-Frise (1709). — Déclaration des États-Généraux (1715).

La Hollande a été, dès le moyen âge, un asile pour les proscrits qui venaient s’y réfugier de toutes les parties de l’Europe et se fixer sur son sol hospitalier. Mais ce furent surtout les troubles religieux du seizième et du dix-septième siècle qui la peuplèrent de nombreux exilés. Sous le règne de Marie Tudor, plus de trente mille Anglais qui avaient embrassé la réforme y trouvèrent un abri. La guerre de Trente ans y attira une foule d’Allemands qui fuyaient devant les armées de Waldstein et de Tilly, et qui obtinrent sur les bords de l’Amstel, de l’Yssel et du Rhin, la liberté religieuse qu’ils avaient vainement demandée à leur patrie. Mais l’émigration la plus importante fut celle des Wallons, des Brabançons et des Flamands, contraints de se soustraire à la tyrannie du duc d’Albe, de Requesens et du prince de Parme. Depuis longtemps la réforme avait trouvé des adhérents dans les provinces espagnoles des Pays-Bas. Les premières L’Église qui étaient sous la croix ou, comme on disait aussi, du secret, se dérobaient à la persécution en se cachant sous des noms mystiques dont le sens n’était révélé qu’aux fidèles. Celle d’Oudenarde s’appelait la Fleur de lis ; celle de Tournay, la Palme ; celle d’Anvers, la Vigne ; celle de Mons, l’Olive. L’Église de Lille avait pour symbole la rose ; celle de Douai, la gerbe ; celle d’Arras, la penséea. En 1561, elles publièrent leur confession de foi rédigée en langue française. En 1563, les députés des communautés réformées de la Flandre, du Brabant, de l’Artois, du Hainaut, se réunirent en un seul corps et tinrent le premier synode dont les actes soient parvenus jusqu’à nous. On comptait alors dans les Pays-Bas une foule innombrable de partisans de la religion nouvelle, et ce pays serait devenu peut-être le plus protestant de toute l’Europe, sans les torrents de sang versés par le duc d’Albe pour le maintien de la foi catholique. L’insurrection générale qui suivit, l’élévation de Guillaume Ier, l’union d’Utrecht, la pacification de Gand, et l’acte mémorable par lequel le roi d’Espagne fut déclaré déchu de la souveraineté des provinces septentrionales des Pays-Bas, y firent affluer des milliers de fugitifs. Accueillis avec empressement par les États-Généraux, ils formèrent successivement des colonies wallonnes à Amsterdam en 1578, à Harlem en 1579, à Leyde en 1584, à Delft en 1586, à Middelbourg en 1579, à Utrecht en 1580, à Dordrecht en 1589. Lorsque le prince de Parme, par sa politique habile autant que par ses victoires, eut replacé les provinces méridionales sous la domination de l’Espagne, il laissa aux habitants non catholiques le choix entre l’exil et le retour au culte de leurs ancêtres. Le plus grand nombre vendirent leurs biens et se retirèrent en Hollande. Ainsi s’éteignirent les derniers restes du protestantisme dans les villes de Tournay, d’Oudenarde, de Malines, d’Anvers, de Gand. Mais si la religion nouvelle disparut des provinces espagnoles des Pays-Bas, elle refleurit avec un nouvel éclat dans celles du nord, qui virent s’élever de nouvelles églises à Rotterdam en 1605, à Nimègue en 1621, à Tholen en 1658.

aMémoire de Teissèdre l’Ange, p. 11. Amsterdam, 1843.

Il était naturel que les protestants de France cherchassent fréquemment un asile dans un pays qui accueillait avec tant de sympathie les réfugiés wallons qu’ils regardaient comme leurs frères. Lorsqu’en 1585 un édit d’Henri III leur ordonna de se convertir à la foi catholique, ou de quitter le royaume dans un délai de six mois, beaucoup d’entre eux se retirèrent en Hollande et se réunirent aux communautés wallonnes dont ils parlaient la langue et dont ils partageaient la croyance. L’émigration recommença après la chute de La Rochelle. Elle redoubla sous Louis XIV, lorsque ce prince eut promulgué ses premiers édits contre ses sujets protestants. En 1668, le comte d’Estrades, de retour de son ambassade à La Haye, informa Ruvigny que plus de huit cents familles s’étaient retirées en Hollande pour échapper à la persécutionb. Depuis cette époque, nos provinces maritimes de l’ouest ne cessèrent de se dépeupler pendant cent ans au profit de la république batave. Un grand nombre de savants et de prédicateurs, pour fuir les périls de tout genre auxquels ils étaient incessamment exposés, vinrent recruter à diverses époques l’Académie de Leyde et les Églises fondées par les réfugiés wallons. Les plus distingués furent Pierre Du Moulin, qui occupa pendant plusieurs années une chaire extraordinaire à Leyde et y desservit en même temps l’Église wallonne ; Charles Drelincourt, fils d’un pasteur de Paris, médecin des armées de Turenne en Flandre et médecin ordinaire de Louis XIV, qui se retira à Leyde en 1668, fut nommé professeur à l’université de cette ville, et devint plus tard médecin de Guillaume d’Orange ; Moïse Charas, le célèbre chimiste, dont l’enseignement au jardin royal des Plantes à Paris avait jeté tant d’éclat, et dont la Pharmacopée avait été traduite dans presque toutes les langues de l’Europec ; Jean Polyandre, né à Metz, qui exerça pendant une longue série d’années les fonctions pastorales à l’Église de Dordrecht, qui le compta au nombre de ses prédicateurs les plus éloquents. Etienne Le Moine de Caen, Frédéric Spanheim de Genève, André Rivet et une foule d’autres suivirent ces premiers émigrés. Précurseurs des réfugiés qui sortirent de France en 1685, ils frayèrent le chemin aux Basnage, aux Claude, aux Jurieu, aux Superville, aux Huet, aux Martin, aux Benoît, aux Chaufepié, et à celui qui devait les effacer tous par la supériorité de son génie, à Saurin, qui fut le patriarche du refuge, et qui contribua plus que tous les autres à engager les protestants de France à quitter cette Babylone enivrée du sang des fidèles.

b – Vie de Du Bosc, par Legendre, p. 71, Rotterdam, 1694.

c – Charas retourna dans la suite à Paris, fut reçu à l’Académie des sciences et mourut catholique en 1698. Mémoires d’Erman et Réclam, t. IV, 116.

A partir des vingt dernières années du dix-septième siècle, l’émigration française en Hollande s’éleva aux proportions d’un événement politique. Les premières dragonnades en donnèrent le signal. Lorsqu’en 1681 les missionnaires armés de Louvois se répandirent dans le Poitou, une terreur inexprimable s’empara de tous les esprits, et des milliers de fugitifs se dirigèrent vers cette terre sacrée de la liberté protestante, qui depuis un siècle avait reçu tant de persécutés. Le sieur Amonet se rendit de Paris à La Haye pour faciliter leur établissement dans leur future patrie. Il s’adressa d’abord à Scion, ministre protestant, qui recevait une pension en récompense des services qu’il avait rendus à l’État. Ces deux hommes, animés d’une foi ardente, unirent leurs efforts en faveur de leurs concitoyens malheureux. Dans un mémoire qu’ils rédigèrent en commun et qu’ils adressèrent aux magistrats des villes, ils firent valoir les raisons puissantes qui devaient déterminer la république à bien accueillir les fugitifs, à les soutenir dans les premières années, à leur accorder quelques privilèges, à les aider surtout à créer des manufactures qui contribueraient un jour à la richesse du pays. Ces considérations frappèrent vivement le premier bourgmestre d’Amsterdam van Beuningen et les échevins Hudde, Korver et Opmeer. Ils comprirent tout le parti qu’ils pourraient tirer de la politique funeste qui prévalait dans les conseils de Louis XIV. Bientôt une déclaration rendue publique annonça aux réfugiés que la ville d’Amsterdam donnerait à ceux qui lui demanderaient un asile le droit de bourgeoisie, la maîtrise franche, c’est-à-dire la faculté d’exercer librement leurs métiers, et l’exemption des impôts et des autres charges ordinaires de la ville pendant trois ans, quelque considérables que fussent d’ailleurs les biens qu’ils pourraient posséder. On leur promit en outre des avances pour acheter les outils nécessaires à l’exercice de leurs métiers, et l’on prit même l’engagement d’acheter les produits de leurs manufactures aussi longtemps qu’ils auraient besoin de l’assistance publique. Les États de la Hollande suivirent l’exemple d’Amsterdam. Par une déclaration rendue le 25 septembre 1681, ils affranchirent les réfugiés qui s’établiraient dans cette province de toute imposition pendant douze ans.

[Dénombrement de tous les protestants réfugiés de France à Amsterdam, depuis l’an 1681, présenté aux bourgmestres, le 24 mars 1684, par le ministre Scion. Archives de l’hôtel de ville d’Amsterdam. — Resolutie van Holland, van 25 septembre 1681. Cité d’après Kœnen, Histoire de l’établissement et de l’influence des réfugiés français dans les Pays-Bas. En hollandais, p. 77, Amsterdam, 1846.]

Dans ces actes publics en faveur des protestants opprimés, le magistrat d’Amsterdam et les États de la Hollande avaient évité de prononcer le nom de la France. Le souvenir de l’invasion de 1672, à laquelle l’insolence de quelques gazetiers avait servi de prétexte, était présent à tous les esprits, et la république évitait avec soin tout ce qui pouvait blesser l’ombrageuse susceptibilité de Louis XIV. Le but n’en fut pas moins atteint, car moins de huit jours après la promulgation du dernier décret, tous les protestants de France en furent instruits. A l’arrivée des premiers fugitifs, au récit qu’ils firent de leurs souffrances, un cri d’indignation s’éleva dans toute la Hollande. Le nom de Marillac, qui dirigeait les dragonnades dans le Poitou, ne fut prononcé qu’avec horreur. Le récent édit qui permettait, aux enfants des réformés d’embrasser, dès l’âge de sept ans, la religion catholique, ajoutait encore à la colère publique. « Le déchaînement est extrême dans toutes les villes et surtout dans Amsterdam, » écrivit le comte d’Avaux à son gouvernement. L’édit de Louis XIV fut traduit en hollandais et répandu dans toutes les provinces. Le soir, dans les rues, on chantait des lamentations pour émouvoir la compassion du peuple. L’exaspération devint si grande, que le prince d’Orange, qui s’était vainement opposé à la conclusion de la paix de Nimègue, crut le moment venu d’agir ouvertement et de satisfaire la haine implacable qu’il avait vouée au grand roi. A son instigation, le pensionnaire Fagel proposa aux États de Hollande d’ordonner une collecte générale en faveur des protestants français qui s’étaient réfugiés dans cette province. Cette proposition, faite le 3 décembre 1682, fut adoptée le même jour et exécutée sur-le-champ, On informa les réformés restés en France qu’on garderait une partie des sommes provenant des quêtes pour soulager ceux qui viendraient demander un asile à la république. L’hiver rigoureux de cette année permit à un grand nombre de nouveaux émigrés d’échapper plus facilement à leurs oppresseurs, en profitant des glaces pour se rendre à Amsterdam. Parmi eux se trouvait le fils de Claude, qui revenait d’une tournée pastorale en France et qui se fixa pour toujours en Hollande. La vue de ces infortunés souleva l’opinion publique et ranima si bien les haines religieuses que l’on parla de chasser les prêtres catholiques, et, sans les remontrances énergiques de Fagel, une persécution cruelle eût été vengée par des représailles non moins injustes et non moins odieuses.

La province de Frise, renommée de tout temps pour son amour de la liberté, n’avait pas attendu l’exemple donné par la Hollande en 1681. Dès le 7 mai de cette année mémorable, elle avait offert un asile aux réfugiés, en leur promettant la concession de tous les droits dont jouissaient les nationaux. Le 16 octobre suivant, elle les exempta pour douze ans de toute imposition. Ces deux décrets précédèrent l’arrivée des fugitifs. Grâce à l’accueil généreux qu’ils reçurent, leur nombre augmenta rapidement, et lorsque, le 4 août 1683, il s’en présenta de nouveau une foule considérable, le magistrat leur accorda divers privilèges et distribua des terres à tous ceux qui prirent l’engagement de les cultiver. Les réfugiés qui s’établirent en Frise étaient presque tous de riches propriétaires ou des agriculteurs. Les manufacturiers et les ouvriers choisissaient plutôt pour séjour les grandes villes, les négociants les villes maritimes.

Le progrès de la persécution en France donna bientôt une impulsion nouvelle à l’émigration. A mesure que les ordonnances de Louis XIV redoublaient de rigueur, et que la révocation de l’édit d’Henri IV devenait plus imminente, les réformés s’éloignèrent en plus grand nombre de leur patrie si cruelle pour eux. Lorsqu’au mois de juillet 1685 l’exercice de leur culte fut interdit à Sedan, une foule de familles fugitives se rendirent à Maestricht et se joignirent à la communauté wallonne, fondée dans cette ville en 1632, dispersée en 1672, pendant l’occupation française, et rétablie depuis la paix de Nimègue.

Environ un mois avant la révocation, le 20 septembre 1685, le pensionnaire Fagel adressa aux États de Hollande un discours énergique dans lequel il rappela tout ce que leurs ancêtres avaient souffert pour la défense de leur religion, les secours qu’eux-mêmes avaient fournis jusqu’alors aux réfugiés, et il termina par un tableau touchant des persécutions des protestants en France. Ses paroles éloquentes trouvèrent de l’écho dans tous les cœurs. « Je ne dois pas dissimuler à Votre Majesté, écrivit le comte d’Avaux, que tous les députés des villes ont été fort animés par son discours en faveur de ceux de leur religion, surtout lorsqu’il a dit que les Hollandais habitués en France n’en pouvaient sortir ni retirer leurs effets, quoiqu’ils ne fussent pas naturalisés Français. » Une commission fut nommée pour présenter un rapport à l’assemblée sur les mesures qu’il conviendrait d’adopter. On adressa des remontrances au représentant de Louis XIV, et l’on envoya instructions à l’ambassadeur de Hollande à Paris, pour qu’il se plaignît au roi des procédés iniques de son gouvernement. Ces réclamations ne restèrent pas sans fruit. Le monarque français déclara au comte de Staremberg qu’il ne prétendait pas retenir, les sujets des États-Généraux malgré eux, et que l’on donnerait des passeports à tous ceux qui voudraient se retirer et vendre leurs effets. L’irritation profonde produite par le discours de Fagel n’en fut pas moins portée au comble par les nouvelles de France, qui annonçaient le progrès de la persécution. Elle fut si vive en Zélande que les États de cette province fermèrent les églises des catholiques, chassèrent leurs prêtres avec défense de reparaître sous peine de mort, et donnèrent l’ordre à un grand nombre de familles de vendre leurs biens et d’évacuer le pays. On craignit un instant que les provinces de Gueldre, de Frise et de Groningue ne suivissent l’exemple de la Zélande. Heureusement il n’en fut rien. Non seulement cet acte barbare ne trouva pas d’imitateurs, mais les catholiques expulsés furent accueillis avec empressement à Rotterdam, malgré le zèle de cette ville pour la religion protestante. Les magistrats d’Amsterdam, fidèles au grand principe de la liberté religieuse, ne se montrèrent pas moins généreux envers ces victimes de l’intolérance de leurs coreligionnaires ; mais en même temps ils témoignèrent une sympathie croissante aux fugitifs dont ils partageaient la croyance. Aux trois prédicateurs français qu’ils avaient entretenus jusqu’alors, ils en ajoutèrent cinq autres en 1685, préparant ainsi des consolateurs futurs aux nouveaux exilés que la révocation de l’édit de Nantes allait faire affluer dans leurs murs.

Le comte d’Avaux avait feint longtemps d’ignorer les mesures cruelles de son gouvernement. Il niait la persécution ou taxait d’exagération les récits des fugitifs. Mais bientôt la dissimulation ne fut plus possible, et tous les voiles tombèrent lorsque Louis XIV écrivit lui-même à son ambassadeur à La Haye, le 18 octobre 1685, pour lui annoncer la révocation de l’édit de son aïeul. « Je suis bien aise de vous dire, lui manda-t-il, que Dieu ayant donné tout le bon succès que je pouvais désirer aux soins que j’apporte depuis si longtemps à ramener tous mes sujets au giron de l’Église, et les avis que je reçois tous les jours d’un nombre infini de conversions ne me laissant plus lieu de douter que les plus opiniâtres ne suivent l’exemple des autres, j’ai interdit tout exercice de la religion prétendue réformée dans mon royaume, par un édit dont je vous envoie copie pour votre instruction particulière, qui doit être incessamment porté dans tous mes parlements, et il se rencontrera d’autant moins de difficulté dans l’exécution, qu’il y aura peu de gens assez opiniâtres pour vouloir encore demeurer dans l’erreur. »

Cet acte décisif réveilla la sympathie publique en faveur des protestants de France. Dans toutes les provinces, dans toutes les villes, on fit des collectes pour secourir les réfugiés pauvres ; partout on prit des mesures pour les accueillir et pour leur rendre tolérable l’exil volontaire qu’ils avaient si courageusement affronté. Les représentants des sept provinces, réunis en assemblée nationale, prescrivirent un jeûne général pour le mercredi 21 novembre 1685. Tous les protestants furent invités à remercier Dieu de la grâce qu’il leur faisait de pouvoir le servir librement, et à le prier en même temps d’attendrir le cœur du roi qui faisait souffrir aux fidèles une si cruelle persécution. Toutes les affaires furent suspendues en ce jour solennel ; trois sermons furent prononcés dans chaque église, et l’on eut soin de choisir presque partout des ministres réfugiés, pour que, vivement touchés eux-mêmes, ils trouvassent dans leur émotion des inspirations plus pathétiques, plus propres à frapper le peuple et à produire sur lui une impression profonde.

Des mesures politiques suivirent ces démonstrations de sympathie religieuse. Le 24 octobre 1685, les magistrats de Middelbourg en Zélande annoncèrent par la voie des journaux que les réfugiés qui viendraient s’établir dans leurs murs seraient exemptés pendant dix ans de toute imposition. Le 16 novembre, les bourgmestres de la ville d’Utrecht firent insérer dans tous les papiers publics que ceux qui leur demanderaient un asile recevraient le droit de bourgeoisie et ne payeraient aucun impôt pendant douze ans.

Une résolution semblable fut adoptée le 5 février 1686 par les États de Groningue et des Ommelandes de Groningue. La province de Frise se signala entre toutes les autres par les privilèges nombreux et importants qu’elle leur accorda. Elle ordonna en outre une collecte générale dont les produits furent répartis entre les plus pauvres. Les villes de Hollande rivalisèrent de générosité à leur égard, et tel était l’esprit libéral et vraiment chrétien de cette contrée, que l’on vit non seulement les communautés réformées, mais aussi celles des luthériens, des anabaptistes et même des catholiques contribuer au soulagement des fugitifs.

Les prédicateurs français qui arrivèrent les premiers furent surtout l’objet de la sollicitude publique. Dans la seule année de la révocation, plus de deux cent cinquante cherchèrent un abri sur le sol libre des Provinces-Unies. Partout on prit des mesures pour subvenir à leur entretien. Dès le 21 décembre 1685 les États de Hollande allouèrent pour eux une somme annuelle de 12 000 florins qui fut portée un mois après à 25 000. Des pensions furent assignées à soixante-dix d’entre eux que l’on distribua dans les diverses villes de la province. Les ministres mariés reçurent un traitement de quatre cents florins ; ceux qui vivaient dans le célibat de deux cents. Quatre nouveaux pasteurs furent attachés à la communauté wallonne d’Amsterdam. Les États de Zélande votèrent quatre mille florins pour ceux qui s’établirent dans leur île. Ils fixèrent le traitement annuel des prédicateurs mariés à quatre cents florins, et à trois cents le traitement de ceux qui n’avaient pas de famille. Ils allouèrent en outre une indemnité de deux cents florins à chaque ville qui recevrait au nombre de ses pasteurs un ministre réfugié.

Le prince d’Orange attacha à sa personne deux prédicateurs de l’Église de Paris, dont les noms étaient célèbres parmi les protestants. Il ajouta six cents florins à la pension de quatorze cents florins, que les États allouèrent à Claude, comme historiographe de la Hollande. Ménard, placé d’abord comme ministre à La Haye, devint chapelain du futur roi d’Angleterre. Mais ce fut surtout aux gentilshommes et aux militaires que le prince accorda sa protection puissante. Sentant tout le parti qu’il pourrait tirer un jour de cette multitude d’officiers aguerris qui venaient de sortir de France, impatients de se venger de leurs persécuteurs, il proposa de lever deux régiments nouveaux pour leur procurer de l’emploi, en attendant son expédition contre Jacques II. Mais les États, qui craignaient encore ses projets belliqueux, ne consentirent pas à augmenter l’effectif de l’armée. Ils accueillirent également avec froideur la demande qu’il fit d’un fonds pour solder les officiers français. Uniquement préoccupés du soin d’alléger le fardeau si lourd des impôts qui pesaient sur le pays, ils étaient opposés à toute mesure qui eût entraîné des dépenses nouvelles. Irrité de ces lenteurs et craignant le départ de cette troupe d’élite pour l’Angleterre ou pour le Brandebourg, le prince fit annoncer publiquement à La Haye qu’il payerait lui-même les dépenses de tous les militaires réfugiés. Cette démarche mit un terme aux hésitations des États. Ils trouvèrent des fonds pour donner des pensions à un grand nombre de gentilshommes, en attendant les vacances successives qui permettraient de les incorporer dans les armées de la république. Toutefois, par un reste de déférence envers Louis XIV, on préleva cet argent sur les sommes destinées aux ambassadeurs pour leurs dépenses secrètes. Le prince parvint ainsi à retenir les officiers français en Hollande. Peu à peu il les distribua dans les régiments, avec promesse d’un prompt avancement. Les colonels reçurent un traitement de 1800 livres, les lieutenants-colonels de 1300, les majors de 1100, les capitaines de 900, les lieutenants de 500, les enseignes et les cadets de 400d. Bientôt après il obtint la création de plusieurs compagnies de cadets. La première, composée de cinquante jeunes gentilshommes, fut placée en garnison à Utrecht. Enfin les États, cédant à ses instances réitérées, assignèrent un fonds spécial qui fut augmenté successivement et porté à 180 000 florins par an pour les officiers français réfugiés, ou, comme s’exprimait le comte d’Avaux, pour les officiers français déserteurs.

d – La proportion de l’argent de France à celui de Hollande était de 6 à 5, c’est-à-dire que 6 livres de France n’en faisaient que 5 de Hollande. Dépêche du 27 décembre 1685.

Les femmes trouvèrent une protectrice généreuse dans la princesse d’Orange. Elle en choisit plusieurs qu’elle attacha à sa personne en qualité de dames d’honneur, et pourvut elle-même à l’éducation des plus jeunes. Des maisons de refuge pour elles avaient été fondées par des familles riches qui appartenaient à l’émigration : la princesse les prit sous son patronage. Grâce à son appui généreux, plus de cent femmes de noble naissance, après avoir perdu tout ce qu’elles possédaient en France, après avoir vu traîner en prison leurs pères où leurs époux, trouvèrent un asile dans ces établissements préparés pour elles à Harlem, à Delft, à La Haye, à Harderwick, par la prévoyance pieuse de ceux qui les avaient précédées sur la terre d’exil. Madame de Danjeau exerça cette hospitalité dans les maisons qu’elle dirigeait à La Haye et à Schiedam ; madame de Soustelle à Rotterdam ; Marie Du Moulin à Harlem. La maison d’Harlem, fondée par le marquis de Venours, était exclusivement réservée à des demoiselles nobles dont chacune devait contribuer à la dépense commune pour la somme de quatre mille florins. Les bourgmestres l’exemptèrent pendant trois ans de toute imposition, et les États de Hollande complétèrent cet acte de munificence nationale par un don annuel de deux mille florins. A Amsterdam, le magistrat assigna au marquis de Venours une vaste propriété qui reçut une destination semblable et servit en même temps de lieu de retraite aux veuves des prédicateurs réfugiés. A La Haye, on transforma en établissement pour les femmes un ancien couvent des frères prêcheurs. Une pension instituée à Noot pour des demoiselles de qualité reçut de la princesse d’Orange un secours annuel de deux mille florins. Tous ces asiles pieux créés ou protégés par cette princesse illustre furent placés par elle sous la haute surveillance de Marie Du Moulin. Elle ne les oublia pas lorsque le parlement d’Angleterre lui eut décerné la couronne, et mademoiselle de La Moussaye, nièce de Turenne, fut bien souvent la dispensatrice de ses bienfaits.

L’État secourut ainsi tous ceux des réfugiés qui étaient pauvres ; mais un grand nombre n’avaient nul besoin de l’assistance publique, et c’était par un calcul visiblement odieux que les espions du comte d’Avaux faisaient courir le bruit que la plupart étaient réduits à chercher des colimaçons dans les bois et à les faire rôtir faute de pain. On en comptait beaucoup qui étaient parvenus à sauver quelques débris de leur fortune. Les plus pressés, il est vrai, avaient vendu leurs propriétés à la hâte et à vil prix. Mais les plus habiles attendirent quelques années pour s’en défaire à des conditions plus avantageuses. Un marchand de vins de Paris, nommé Mariet, sauva ainsi une fortune de 600 000 livres et se retira en Hollande avec un faux passeport qui servit successivement à quinze de ses amis. Un libraire de Lyon, nommé Gaylen, vint s’établir à Amsterdam avec plus d’un million. Son frère, qui demeurait à Paris, l’y avait précédé avec 100 000 livres. Aussi l’émigration des principaux négociants n’eurent le lieu qu’en 1687 et en 1688. La plupart, originaires de la Normandie, de la Bretagne, du Poitou et de la Guienne, s’embarquèrent sur des navires qui leur appartenaient et qui abordaient quelquefois dans les ports de la Hollande avec plus de 300 000 écus en lingots d’or ou en monnaie. Un des premiers commerçants de Rouen, nommé Cossard, vint ainsi s’établir à La Haye, après avoir réalisé toute sa fortune. Plus de deux cent quarante marchands de cette même ville le suivirent en Hollande, ou passèrent en Angleterre, emportant avec eux leurs richesses. « Il semble, écrivit le comte d’Avaux, que ceux qui sont les plus riches commencent à cette heure à sortir du royaume. » Déjà, en 1685, plus de vingt millions avaient été retirés de France, et le comte d’Avaux en avait informé Louis XIV. Peut-être avait-il espéré que le gouvernement français s’arrêterait dans la voie désastreuse dans laquelle il était engagé. En 1687, il fut si effrayé qu’il osa faire des représentations au roi. « Je crois, Sire, prévariquer à mon devoir, écrivit-il, si je ne vous rendais compte de ce qui vient à ma connaissance et qui regarde le bien de votre service. Il est certain que la plupart de ceux qui sont sortis depuis quelque temps ne l’ont fait que sur différents emprisonnements qui ont été faits en quelques provinces ; comme par exemple la détention de quelques personnes à Alençon a fait appréhender, la même chose au sieur Cossart, quoiqu’il soit de Rouen, où l’on est en plein repos. Et j’ose encore prendre la liberté de dire à Votre Majesté que si l’on traitait les nouveaux convertis dans toute l’étendue du royaume de la même manière qu’ils le sont à Paris, à Rouen, et sous les yeux de Votre Majesté, il n’en serait pas sorti la moitié. » Le monarque aveuglé fit cette bizarre réponse : « Les désertions de mes sujets nouvellement convertis sont des effets d’une imagination blessée, et le remède qu’on y pourrait apporter serait encore pire que le mal. Ainsi il faut attendre de la bonté divine la cessation de ce désordre, qu’elle n’a peut-être permis que pour purger mon royaume de mauvais et indociles sujets. »

On essaya de faire retourner en France un certain nombre de réfugiés. Le marquis de Bonrepaus fut chargé de cette mission difficile, qui ne réussit pas mieux en Hollande qu’en Angleterre. Le comte d’Avaux essaya de son côté de diminuer l’exportation de l’argent du royaume en payant des agents habiles, qui s’insinuaient dans la confiance des fugitifs, surprenaient leurs secrets et l’informaient des préparatifs des familles protestantes qui se disposaient à émigrer. Un certain Tillières, qu’il désigne dans ses dépêches sous le nom de donneur d’avis, faisait à tous les protestants pauvres un accueil si généreux qu’ils le regardaient comme leur père ; aux uns il distribuait de l’argent, aux autres il procurait des établissements qui convenaient à leur état. Il avait fondé une petite colonie à Voorbourg, dans une contrée agréable, et fertile, entre Delft, Leyde et La Haye ; il y avait bâti une église et surpris par ce moyen la confiance et l’estime de tous les réfugiés. Le comte d’Avaux employait encore un sieur Blanquet à Bruxelles, un certain Jean Noël auquel il faisait espérer la délivrance d’un ami prisonnier en France, un sieur Vallemont à Amsterdam, Le Boutelier, Foran, Danois et plusieurs autres qui lui servaient d’espions ; et, grâce à leurs délations intéressées, des centaines d’infortunés, arrêtés sur les frontières de Flandre, ou sur le point de s’embarquer, furent traînés aux galères. Mais le prince d’Orange faisait surveiller de près le palais de l’ambassadeur dont il devinait les menées. Tillières, cerné un jour dans sa maison, se défendit avec le courage d’un bandit contre les soldats qui venaient le saisir, et périt les armes à la main. Foran et Danois, reconnus à la Bourse d’Amsterdam, furent avertis à temps par un réfugié de La Rochelle qui leur sauva la vie en favorisant généreusement leur fuite à La Haye, où ils trouvèrent un asile inviolable à l’hôtel de l’ambassade française. Pour empêcher les dénonciations de leurs complices, on défendit aux gazetiers de publier à l’avenir les nouvelles relatives aux réfugiés, et surtout les moyens qu’ils avaient employés pour se soustraire à leurs persécuteurs. Cette défense fut scrupuleusement observée, et elle explique en partie le peu de données certaines qui nous sont parvenues sur le nombre et sur l’époque exacte de l’arrivée de tant de familles retirées en Hollande.

Le comte d’Avaux ne put donc opposer qu’une barrière impuissante à l’émigration. Elle continua longtemps, et, avec elle, l’exportation du numéraire. Les faits suivants peuvent faire juger de l’extrême abondance de l’argent qu’elle répandit dans les Provinces-Unies :

En 1679, la ville d’Amsterdam avait réduit de 4 à 3,5 le taux de l’intérêt qu’elle payait à ses créanciers. En 1684, elle diminua de nouveau l’intérêt, qui fut abaissé de 3,5 à 3 pour cent, offrant de rembourser au pair tous ceux qui refuseraient d’accepter cette conversion forcée. Les réfugiés riches n’en continuèrent pas moins de préférer ce placement à tout autre, si bien qu’en 1686 la ville inscrivit à leur compte des rentes viagères pour la somme de 150 000 florins. En 1687, il devint difficile à Amsterdam de faire produire à l’argent plus de 2 pour cent d’intérêt. A Rotterdam, dès l’an 1685, la trésorerie se fit autoriser à recevoir toutes les sommes que les réfugiés voudraient confier à la ville, et à leur payer un intérêt équitable, aussi longtemps qu’ils résideraient dans ses murs. En Frise, Le Noir de Monfreton et quelques-uns de ses compagnons d’exil offrirent en 1686, aux États de la province, un capital d’un million pour lequel ils ne demandèrent que l’intérêt courant. Les richesses des réfugiés servirent donc à élever le crédit public et compensèrent ainsi les sacrifices passagers que s’imposa la Hollande pour soulager ceux qui étaient dans le besoin.

En 1769, les enfants de Paul Bennelle, Français réfugié à Amsterdam, rédigèrent un mémoire par lequel ils établirent que les sujets de Louis XIV avaient déjà recueilli plus de 1,4 million de florins provenant des successions de leurs parents décédés dans les Pays-Bas. Le 23 octobre de cette année, les États-Généraux décrétèrent qu’à l’avenir les sujets du roi n’hériteraient plus de leurs parents morts sur le territoire hollandais. Cette décision était fondée sur ce que l’on n’observait pas à cet égard en France le droit de réciprocité garanti par le traité de Nimègue. Pendant plusieurs années, la république hérita seule des biens souvent considérables des réfugiés. La paix d’Utrecht mit un terme à ces représailles injustes, et l’ordre naturel des successions fat rétabli dans les deux pays.

De quels éléments se composait l’émigration française en Hollande ? Quels étaient les hommes que la France repoussait de son sein, et qui allaient bientôt influer si énergiquement sur les destinées du peuple qui les accueillait ?

Au premier rang figuraient environ deux cent cinquante pasteurs instruits autant que zélés. Parmi eux plusieurs portaient des noms qui n’étaient pas sans gloire. Contentons-nous de citer un Ménard, qui devint prédicateur à la cour de Guillaume III ; un Claude, jugé digne de se mesurer avec Bossuet ; un Jurieu, dont les lettres brûlantes jetaient le remords dans l’âme des protestants restés en France et annonçaient en termes prophétiques la chute prochaine de l’Église romaine ; un Basnage, illustre à tant de titres divers, et auquel les malheurs de ses coreligionnaires exilés inspirèrent ce beau livre dans lequel il décrit l’état errant de l’ancien peuple de Dieu sur la terre ; un Martin, qui traduisit dans un langage élégant et correct la Bible, cet unique joyau de tant d’expatriés ; un Superville, auquel l’instruction publique en Hollande doit un catéchisme qui n’a pas encore vieilli ; un Benoît, qui composa l’histoire de la révocation ; un Du Bosc, qui décrivit en termes si touchants les marques auxquelles on reconnaît les enfants de Dieu, assimilant les malheurs des réfugiés à ceux des premiers chrétiense. C’étaient là véritablement des bannis, des proscrits. Chassés de France par un ordre du roi, ils n’y pouvaient rentrer sans encourir la peine de mort. On avait voulu séparer les pasteurs de leurs troupeaux : ils se rejoignirent sur la terre d’exil.

e – Voir le Traité sur les caractères des enfants de Dieu, par Du Bosc.

Aux prédicateurs il faut ajouter un grand nombre de gentilshommes originaires surtout des provinces du midi ; de braves officiers qui se reprochaient une apostasie imposée par la discipline militaire ; des négociants riches et habiles d’Amiens, de Rouen, de Bordeaux et surtout de la ville de Nantes, si cruellement frappée par les dragonnades ; des artisans de la Bretagne et de la Normandie ; des agriculteurs de la Provence, des côtes du Languedoc, du Roussillon et de la Guienne ; enfin des ouvriers de toutes les parties de la France, la plupart protestants, quelques-uns catholiques, mais attachés à leurs maîtres jusqu’à les suivre à l’étranger. Ainsi se rencontrèrent sur les bords hospitaliers de l’Amstel un Pierre Baille, le plus riche fabricant de Clermont-Lodève ; un Pineau de Nîmes, un Dinant Laures de Nantes, manufacturiers célèbres qui allaient transporter en Hollande leurs industries perfectionnées ; un Goulon, rival de gloire de Vauban ; des gentilshommes de haute naissance, de simples artisans, des ministres renommés.

De tous les pays qui servirent d’asile aux réfugiés, aucun n’en reçut des essaims plus nombreux que la république de Hollande. Aussi Bayle l’appelle-t-il la grande arche des fugitifsf. Il n’existe plus aucun document d’après lequel on puisse évaluer exactement leur nombre. L’abbé de Caveirac, qui n’est pas suspect d’exagération, l’estimait à 55 000. Un agent du comte d’Avaux, admis dans la confidence de Claude et des principaux chefs du refuge, écrivit en 1686 que les listes des exilés volontaires de France montaient à près de 75 000 hommes. Mais l’émigration continua plusieurs années encore, et le nombre des fugitifs augmenta de telle manière, jusqu’à la fin du dix-septième siècle, qu’en 1698 les États-Généraux supplièrent le roi de Suède, Charles XII, de se charger à l’avenir des nouveaux émigrants et de leur distribuer des terres dans ses provinces allemandes.

f – Bayle, Dictionnaire historique et critique, article Kuchlin.

« Les Provinces-Unies, écrivirent-ils à ce prince, en sont tellement encombrées qu’elles n’en peuvent plus nourrir un plus grand nombreg. » Les villes dans lesquelles s’établirent le plus de fugitifs sont Amsterdam, Rotterdam et La Haye. A Amsterdam, au mois de mars 1684, un an et demi avant la révocation, on en comptait déjà plus de 2000, et beaucoup d’autres étaient partis pour la colonie de Surinam. C’étaient des hommes appartenant à toutes les classes de la société, des gens de lettres et des gens d’épée, des laïques et des pasteurs, des marchands et des artisans, des manufacturiers et des matelots. C’étaient surtout d’habiles ouvriers dont plusieurs exerçaient des métiers inconnus jusqu’alors en Hollande. Cette première colonie s’accrut rapidement. Déjà en 1685 le comte de Saint-Didier écrivait à Louis XIV qu’il y avait à Rotterdam 5000 réfugiés, et un beaucoup plus grand nombre à Amsterdam. Depuis cette époque la diaconie française de cette ville entretint constamment 2000 pauvres qui se recrutaient sans cesse par l’arrivée de nouveaux émigrants admis à la place de ceux qui pouvaient se suffire désormais à eux-mêmes, après avoir été secourus à leur arrivée. Vers la fin du dix-septième siècle, la colonie s’élevait de 14 à 15 000 hommes, établis pour la plupart dans le quartier qu’ils appelèrent le Jardin et qui porte encore aujourd’hui le nom de Jordan. Ils peuplèrent les rues, rues traversières et quais, des roses, des œillets, des églantiers, des fleurs. D’autres s’établirent dans le quartier de la Nouvelle Plantation et dans celui du Nordsche Bosch, qui renferme aujourd’hui les quais des Réguliers et des Mortiers, les rues du Nord, Traversière-du-Nord et des Tanneurs.

g – Nostra quidem terra, quae tam augustis circumscribitur limitibus, tot repleta est ex Gallia religionis causa profugis, ut plurea alere nequeat. Voir Koenen, p. 96, note.

Il l’est pas possible de fixer plus exactement le nombre des réfugiés qui vinrent à Rotterdam et à La Haye. Tout porte à croire cependant qu’il n’était pas beaucoup inférieur à celui d’Amsterdam. A Leyde et à Harlem, qui devinrent les deux principaux centres de leur industrie, ils formèrent des colonies qui ne cessèrent d’augmenter pendant les quinze dernières années du dix-septième siècle. Dans la première de ces deux villes, le quartier de Hougewoerd fut agrandi pour les loger. Dans la seconde, ils peuplèrent presque entièrement le faubourg de Nieuwstad, commencé en 1672, et la population autrefois peu considérable s’éleva en 1722 à près de quarante mille âmes. D’autres se fixèrent à Delft, à Gouda, à Schoonhoven, à Schiedam, à Briel, à Dordrecht. On peut juger de l’importance relative de ces groupes de réfugiés par le nombre des pasteurs qu’on leur donna. En 1686, les États de Hollande, sur la proposition du synode wallon, décidèrent que l’on en rétribuerait 16 à Amsterdam, 7 à Dordrecht, 7 à Harlem, 6 à Delft, 8 à Leyde, 5 à Gouda. Les villes de Schiedam, de Schoonhoven et de Briel en reçurent 2 chacune. En Zélande, les réfugiés se dispersèrent dans les villes de Middelbourg, de Flessingue, de Thoelen, de Goes, de Veere et de Zirik-see. Middelbourg vit sa population s’accroître, dans l’intervalle de 1685 à 1693, de cinq cent soixante-deux Français admis au droit de bourgeoisie. Des colonies moins nombreuses se formèrent à Sluis, à Walchern, à Groede, à Ardenbourg, à Cadsand. La West-Frise les attira moins : l’éducation des bestiaux, la construction des navires et la pêche, qui étaient les principaux moyens d’existence des habitants de cette province, ne convenaient guère à la plupart d’entre eux. Dans la Frise orientale, ils se répartirent entre les villes de Leeuwarden, de Franeker, de Harlingen, de Bolswerd, de Sneek, où ils se réunirent à d’anciennes communautés wallonnes, et dans le grand village de Balk, où ils formèrent une communauté spéciale. Les États de Groningue accordèrent onze prédicateurs à ceux qui s’établirent dans leur province. La ville même de Groningue vit se former dans ses murs une colonie florissante, mais dont la première origine est antérieure à la révocation.

Les provinces septentrionales, la Hollande, la Zélande, la Frise et Groningue se peuplèrent surtout de fugitifs qui arrivèrent par mer. Ceux qui choisirent la route de terre se fixèrent de préférence dans les pays méridionaux, tels que la Gueldre, où les villes d’Arnheim, de Nimègue et de Zutphen en attirèrent une grande foule, et l’Over-Yssel, où beaucoup établirent leur demeure à Zwolle et à Deventer. A Utrecht, ils fondèrent une colonie dirigée par deux ministres. Celle de Maestricht se composait en 1687 de cinq cent cinquante chefs de famille originaires presque tous du Sedanais. Dans le Brabant septentrional, des communautés françaises se formèrent à Bois-le-Duc et dans quelques villages de l’ancienne baronnie de Breda. Ce petit territoire, qui appartenait à la maison d’Orange, servit d’asile à beaucoup de protestants originaires de la ville d’Orange, que ce prince accueillit avec une faveur marquée. En 1688, on comptait dans les Provinces-Unies jusqu’à soixante-deux Églises fondées ou considérablement augmentées par les réfugiés. Ainsi toute une nouvelle classe de citoyens était venue s’ajouter à l’ancienne, qu’elle modifia profondément et sur laquelle elle exerça une influence aussi féconde que durable.

L’établissement des protestants français dans les Provinces-Unies remonte aux premières persécutions qui aboutirent à la révocation, et finit à peu près dans l’année 1715, où les États-Généraux accordèrent des lettres de naturalisation à tous les nouveaux citoyens. Dans cet intervalle, trois émigrations partielles vinrent s’ajouter a la grande émigration de 1685. D’abord la dévastation du Palatinat en 1689 contraignit une multitude de familles établies depuis trois ans dans cette province à chercher un second asile plus sûr en Hollande. Puis, lorsqu’on 1703 Louis XIV prit possession de la principauté d’Orange et qu’il en bannit le culte réformé, beaucoup de fidèles abandonnèrent leur patrie asservie pour se retirer dans les Pays-Bas. Enfin, quand la paix d’Utrecht eut replacé Lille et son territoire sous la domination française, de nombreuses familles protestantes, qui avaient exercé librement leur culte sous la protection des armées de la coalition, s’expatrièrent à leur suite et se réunirent aux communautés françaises des Provinces-Unies.

Longtemps les réfugiés s’obstinèrent à espérer leur rappel en France et le rétablissement de l’édit de Henri IV. Ils comptaient sur l’intervention des puissances protestantes, et, lors des conférences de Ryswick, les prédicateurs français de Londres entrèrent en correspondance avec Jurieu pour travailler de concert à ce grand but. Mais les exigences impérieuses de la politique firent échouer cette tentative de rendre une patrie à tant de bannis. Malgré les vives instances du pasteur de Rotterdam, le nouveau roi d’Angleterre et les États-Généraux de Hollande n’insistèrent que faiblement auprès de Louis XIV, qui repoussa leur intervention dans les affaires intérieures de son royaume, et refusa même de discuter une proposition qu’il jugeait contraire à sa prérogative royale. L’humble supplique des réfugiés de Londres, à laquelle s’associèrent ceux des Provinces-Unies, ne fut pas mieux accueillie par le monarque persécuteur. Un mémoire présenté aux ministres plénipotentiaires de France, la veille de la signature du traité, par les représentants des princes protestants d’Allemagne, ne reçut pas un meilleur accueil. Les revers de Louis XIV pendant la guerre pour la succession d’Espagne firent briller une dernière lueur d’espoir aux yeux des fugitifs. Lorsqu’en 1709 le marquis de Torcy vint porter des propositions de paix à La Haye, ils supplièrent de nouveau les États-Généraux d’intervenir en leur faveur. Un mémoire, rédigé par le marquis de Rochegude, fut remis entre les mains d’une commission chargée d’en faire un rapport à l’assemblée nationale. Mais les exigences des alliés firent échouer les conférences ouvertes à La Haye et à Gertruydenberg. Les réfugiés renouvelèrent leurs réclamations, de moins en moins écoutées, lors des négociations qui aboutirent au traité d’Utrecht, mais elles furent rejetées avec la même fermeté qu’à la paix de Ryswick, et toute espérance de retour s’évanouit pour eux.

Mais si la France catholique se montrait sans entrailles pour ses enfants proscrits, ils trouvèrent dans la Hollande une patrie nouvelle qui finit par les adopter solennellement et les confondre avec ses anciens citoyens. Le droit de bourgeoisie s’accordait de trois manières et comportait trois degrés. Tantôt les étrangers admis à jour de ce droit n’étaient autorisés qu’à exercer leurs métiers, sans être reçus dans les corporations ; tantôt ils obtenaient le petit droit de bourgeoisie qui leur permettait de se livrer au commerce ; enfin les plus favorisés étaient élevés au plein droit de bourgeoisie, avec la faculté, après un certain nombre d’années de séjour, de parvenir à toutes les fonctions publiques. Les juifs venus de l’étranger étaient rangés au premier rang de cette hiérarchie de droits inégaux, les réfugiés français au second ; et lorsque la distinction de la grande et de la petite bourgeoisie eut été supprimée dans quelques villes, ces derniers s’y trouvèrent placés sur un pied d’égalité parfaite avec les nationaux. En 1625, un Français, expatrié pour cause de religion, avait été le premier de ses concitoyens, naturalisé hollandais. En 1687, un Rochelois, nommé Pierre Brevet, reçut la même faveur. En 1709, l’année même où la reine Anne accorda des lettres de naturalisation à tous les réfugiés en Angleterre, les États de Hollande et de West-Frise adoptèrent une mesure pareille, et concédèrent le titre de citoyens à tous ceux qui s’étaient établis dans ces deux provinces. Les motifs qui leur dictèrent cette grande résolution méritent d’être cités dans cet ouvrage. « Considérant, disaient-ils, que la prospérité des États repose sur le grand nombre des citoyens, et que ces provinces, plus que toutes les autres, ont vu augmenter leur richesse par l’arrivée des Français chassés pour leur attachement à la foi qui nous est commune ; considérant qu’ils ont fait fleurir le commerce et les manufactures, et que d’ailleurs ils méritent depuis longtemps par leur conduite le traitement le plus favorable ; qu’en conséquence il est juste qu’ils soient assimilés sous tous les rapports aux autres citoyens, nous les déclarons naturalisés hollandais. » L’assemblée représentative de la Gueldre adopta cette même année une résolution conforme à celle de la West-Frise et de la Hollande. Cet exemple fut suivi par la Zélande en 1710. Enfin, en 1715, les États-Généraux, s’appuyant sur les termes du décret de 1709, en étendirent le bienfait à toutes les provinces de la république. Ainsi toute distinction se trouva effacée entre les anciens et les nouveaux citoyens. Ces derniers conservaient même encore quelques privilèges qui leur avaient été concédés dans les premières années de l’émigration. On les abolit successivement dans l’intervalle de 1690 à 1720, tout en laissant aux bourgmestres d’Amsterdam la faculté d’accorder, pour un temps limité, des faveurs semblables aux nouveaux fugitifs, qui pourraient venir demander un asile aux Provinces-Unies.

 retour à la page d'index chapitre suivant