Histoire des réfugiés protestants de France

LIVRE 6
Les réfugiés en Suisse

6.1 — De l’établissement des réfugiés en Suisse

Les réfugiés du seizième siècle. — Fondation d’une Église française à Bâle. — Le comte de La Suse à Berne. — Accroissements de Genève. — D’Aubigné. — Le duc de Rohan. — Partage de la Suisse en deux camps. — Relations des cantons évangéliques avec l’Angleterre et la Hollande au dix-septième siècle. — Essais d’intervention en faveur des protestants de France. — Diète d’Arau (1684). — Les fugitifs de Gex et de la Bresse (1685). — Grema. — Journal de Jacques Flournoy. — Registres du conseil de Genève. — Émigration de 1687 et de 1688. — Les réfugiés à Zurich et à Berne. — Les réfugiés dans le pays de Vaud. — Mission de Bernard et du marquis de Miremont. — Mesures prises en leur faveur par le sénat de Berne. — Secours accordés aux pauvres par les cantons évangéliques. — Intervention de d’Herwart et de Walkenaer. — Politique de Louis XIV. — Le résident de France à Genève. — Représailles du sieur de Passy. — Lettres menaçantes de Louis XIV. — Ordre aux réfugiés de quitter Genève. — Mesures de sûreté prises par la république de Genève. — Le baron d’Yvoi. — Alliance de Genève avec Berne et Zurich. (1686) — Protection secrète des réfugiés. — Ménagements de Louis XIV envers Berne et Zurich. — Irritation de ces deux villes contre la France. — Nombre des émigrés en Suisse. — Les émigrés dans le canton de Berne. — Organisation des quatre colonies de Lausanne, de Nyon, de Vevay et de Berne. — Colonie de Zurich. — Nombre des réfugiés à Bâle, à Schafhouse et à Saint-Gall. — Nombre des réfugiés à Genève. — Droit de cité et droit d’habitation. — Les fugitifs d’Orange (1703).

Tandis que Luther donnait le signal de la réforme religieuse en Allemagne, d’autres théologiens, tels que Zwingle à Zurich, Œcolampade à Bâle, Farel, Théodore de Bèze et Calvin à Genève, soulevaient une partie de la Suisse contre l’autorité du saint-siège. Après une guerre sanglante, les doctrines nouvelles l’emportèrent définitivement dans les cantons de Berne, de Zurich, de Bâle, de Schafhouse et dans la petite république de Genève qui proclama son indépendance en 1535. Les cantons primitifs, Schwitz, Uri, Underwald, et leurs alliés de Zug et de Lucerne, résistèrent à l’entraînement du siècle et conservèrent intacte la foi catholique. Mais les forces des deux partis n’étaient point égales. Par la conquête du pays de Vaud sur les ducs de Savoie, Berne devint bientôt l’État le plus riche et le plus puissant de la confédération. Ce fut à la conduite prudente et mesurée du gouvernement de cette ville et de celui de Zurich, que la Suisse dut le maintien d’une neutralité favorable au développement de sa prospérité, au milieu des troubles qui agitaient les pays limitrophes. Ces deux États ne cessèrent en effet de faire prévaloir un système purement défensif comme principe dirigeant de la politique fédérale, et leur influence resta prépondérante sur les affaires extérieures de la ligue helvétique, malgré la jalousie des autres cantons. Aussi servirent-ils fréquemment de refuge aux protestants persécutés de France, d’Allemagne et d’Italie, qui y trouvaient un asile non moins sûr qu’en Angleterre et en Hollande. La ville de Bâle, que la communauté de la religion unissait étroitement à Berne et à Zurich, vit s’élever dans ses murs une Église française fondée par des réformés fugitifs après la Saint-Barthélemy. Cette Église, la plus ancienne de celles que les réformés de France formèrent en Suisse, dut son origine à la présence et aux sollicitations de deux nobles exilés, François de Châtillon et Charles d’Andelot, fils de l’amiral Coligny, qui avaient quitté leur pays natal à la nouvelle des massacres de Paris. La partie française du canton de Berne reçut également une multitude de familles qui abandonnèrent leur patrie sous les règnes de Charles IX et d’Henri III, et pendant les troubles qui agitèrent celui de Louis XIII. Une des plus illustres, celle d’Augustin-Constant de Rebecque, gentilhomme de l’Artois, qui avait sauvé la vie d’Henri de Navarre à la journée de Contras, se retira à Lausanne. Un ingénieur célèbre, le comte de La Suse, recommandé aux magistrats de Berne par Agrippa d’Aubigné, s’établit dans cette ville dont il bâtit les remparts, et y fonda une Église française qu’il pourvut de son premier pasteur en 1623. Mais nulle part on ne vit affluer un plus grand nombre de réfugiés qu’à Genève. Il était naturel en effet que les réformés de France qui fuyaient un pays où ils ne trouvaient plus ni liberté religieuse, ni sûreté personnelle, cherchassent de préférence une patrie nouvelle dans une cité voisine qui parlait leur langue et dans laquelle dominait leur docteur le plus illustre, l’oracle, le chef de leur parti. Calvin, avec la rigueur inflexible de ses doctrines, son activité infatigable, son éloquence vive et entraînante, et l’autorité que lui donnait sa vie austère, exerçait sur elle une influence irrésistible. Cette vigoureuse intelligence, servie par une volonté indomptable, avait créé une Rome protestante, une citadelle de la réforme, un refuge assuré contre les persécutions. Sans cesse en butte aux complots ourdis par ses anciens évêques et aux pièges que lui tendaient les ducs de Savoie, Genève confondait le protestantisme avec la liberté. Elle sentait le besoin de s’attacher fortement à la religion nouvelle, unique garantie de son indépendance politique. Elle était protestante avec exaltation ; elle avait solennellement adopté la réforme comme seule base de la vie publique et privée de la cité, dont elle avait exclu toute pratique de la religion romaine. Aussi accueillait-elle avec empressement et admettait-elle volontiers au droit de bourgeoisie les nombreux Français forcés de s’expatrier au seizième siècle. Ces adoptions successives assuraient d’ailleurs la victoire des calvinistes sur les libertins ; elles donnaient à la ville un nouvel élément de force contre les agressions de son redoutable voisin ; elles ajoutaient surtout au prestige de la jeune république, fière de compter au nombre de ses citoyens un Germain Colladon, qui rédigea plus tard les édits civils ; un Normandie, un Budé, un Candolle, un Trembley, un Sarrasina. Plusieurs de ces nobles proscrits obtinrent de prime abord une légitime influence dans la cité qui les adoptait, et figurèrent aussitôt dans ses conseils. Le vaillant et satirique Agrippa d’Aubigné les y rejoignit après la mort d’Henri IV. Le pouvoir tombé aux mains d’une reine accusée par la rumeur publique de complicité avec le meurtrier de son mari, l’adoption d’une politique injurieuse pour la mémoire du feu roi, et les troubles renaissants de toutes parts, déterminèrent le vieux gentilhomme à renoncer pour toujours à sa patrie. Il passa les dix dernières années de sa vie au château de Crest dont il fit l’acquisition sur le territoire genevois, et il y mourut en 1630. Telle était à cette époque la solidarité qui unissait cette république au parti protestant de France, que le bruit s’étant répandu en 1610 qu’une nouvelle attaque était projetée par le duc de Savoie, elle reçut non seulement des secours en argent pour ses fortifications, mais plusieurs seigneurs des plus illustres familles y accoururent en personne pour la défendre de leur épée, et parmi eux le jeune duc de Soubise, frère cadet du duc de Rohan, les jeunes de Béthune et Desmarets, neveux de Sully, et le sieur de Vandame, ingénieur du duc de Bouillon, envoyé par ce prince pour réparer ses remparts menacés. « Vos affaires ne vous sont point si particulières, écrivit Henri de Rohan aux syndics, que la plupart de la France n’y prenne part, et que de l’intérêt particulier de votre seule Église toutes les âmes bien marquées n’en fassent leur cause générale. »

aDu recrutement de la population dans les petits États démocratiques, par Edouard Mallet, p. 97. Genève, 1851.

Après la prise de La Rochelle et la pacification d’Alais, tandis que Soubise se rendait en Angleterre et y mourait obscurément en 1640, son frère aîné vint demander un asile aux Vénitiens d’abord, puis aux Genevois, qui, liés par la convention de 1579, n’osèrent pas d’abord permettre à un ennemi de la couronne de France de résider parmi eux et d’acheter la souveraineté de la terre de Céligny. Un instant Louis XIII partit lui rendre sa faveur. Les Grisons, alliés de la France, étant inquiétés dans la possession de la Valteline par le voisinage de troupes espagnoles qui s’efforçaient d’y fomenter la révolte, il confia leur défense à la valeur et à l’habileté éprouvées de l’ancien chef du parti huguenot. Les trois ligues l’élurent pour leur général ; le roi lui confirma cette dignité par lettres patentes, et lui conféra en outre les fonctions d’ambassadeur extraordinaire près du corps helvétique. En 1635, il fit plus : il le chargea de la conquête de la Valteline et lui confia une armée de quinze mille hommes avec laquelle le général, disgracié naguère, battit les Impériaux dans le val Luvino, au pied du mont Casanna, repoussa les Espagnols et parvint à rompre toute communication entre la Lombardie et l’Autriche. Rappelé à Paris en 1637, il se défia des intentions de la cour, et, prenant prétexte de sa santé, il se rendit à Genève en compagnie de Prioleau, de La Baume, de Drusis, de La Blacquière et de plusieurs autres gentilshommes attachés à sa fortune. Accueilli cette fois avec les honneurs, dus à son rang et à sa naissance, il prolongea son séjour pendant une année et rédigea ses mémoires sur la guerre de la Valteline. Il fit exécuter les travaux conseillés par Vandame, compléta le plan de défense tracé par cet ingénieur et mit ainsi Genève à l’abri d’un coup de main. Un monument encore subsistant de ses passe-temps dans cette ville est l’allée du Mail à Plainpalais, dont il fit planter les arbres, après y avoir établi le jeu dont elle a conservé le nom. Mais le gouvernement ombrageux de Louis XIII, craignant toujours que les réformés ne reprissent les armes, surveillait avec défiance leur dernier chef fixé si près de la frontière. En 1633, le duc reçut des ordres directs du roi de se rendre en France. Il aima mieux choisir pour asile un champ de bataille, et, suivant l’instinct de toute sa vie, il écrivit au fils d’Henri IV pour solliciter la permission d’aller combattre sous le drapeau du duc de Weimar, qui soutenait alors glorieusement les intérêts combinés de la France et des princes protestants d’Allemagne contre l’empereur. Sans attendre la réponse, il quitta Genève, se porta au-devant de l’ennemi dans le Brisgau et fut blessé mortellement à la bataille de Rhinfeld. Les circonstances de cette fin héroïque méritent d’être rappelées dans cette histoire. Un écrivain du dix-septième siècle, Fauvelet Dutocq, les rapporte en ces termes dans son Histoire du duc de Rohan, publiée en 1667 : « Le duc de Weimar assiégeait Rhinfeld. Rohan lui représenta qu’il n’avait pas assez de troupes pour rester dans les retranchements, où il serait attaqué à la fois par les assiégés et par l’armée impériale, et qu’il fallait aller au-devant de l’ennemi. Le conseil fut suivi le 28 février 1638. Rohan se plaça à la tête du régiment de Nassau, qui était le plus avancé. Il y fit des preuves singulières, et finit par enfoncer l’aile qui lui était opposée, malgré une vive résistance. Comme on l’avait reconnu pour un personnage de distinction, les principaux efforts se dirigèrent contre lui ; son écuyer tomba mort à ses côtés ; les officiers qui l’entouraient furent presque tous tués ou mis hors de combat. Lui-même s’engagea tellement dans la mêlée, que sa casaque fut brûlée, sa cuirasse percée en plusieurs endroits, et qu’il fut blessé de deux coups de mousquet, l’un au pied, l’autre à l’épaule. Son cheval ayant été renversé en poursuivant l’ennemi, ceux qu’il venait de vaincre le firent prisonnier, le jetèrent en croupe sur un autre cheval et l’emmenaient avec eux en fuyant. Mais le major du régiment de Nassau parvint à les rejoindre et délivra le duc. »

Rohan survécut près de six semaines à ses blessures, qui ne parurent pas d’abord mettre sa vie en danger. Le conseil de Genève l’ayant envoyé féliciter sur son brillant fait d’armes, reçut de lui cette belle réponse : « Je m’estime bien heureux de m’être rencontré en un lieu où les armes du roi mon seigneur ont acquis tant de gloire. Et bien que je m’y sois trouvé sans commandement, je n’en estime pas l’occasion moins honorable. Lorsqu’on ne peut être au gouvernail il faut servir aux cordages, et il n’importe quelle qualité on soutienne quand c’est pour une bonne cause. Quant à mes blessures, elles sont peu de chose, et l’appareil que vous y apportez est plus grand que la plaie. » Ces lignes datées de Lauffenbourg furent le dernier témoignage d’amitié que Genève reçut de la main de ce héros. Transporté à l’abbaye de Kœnigsfeld, en Argovie, il y mourut à la suite de l’extraction de l’une des balles qui l’avaient percé. Louis XIII ne se crut pas tenu d’honorer la mémoire du vaillant homme qui n’avait pas attendu ses ordres pour mourir en combattant pour la France. Mais sa religion lui avait donné une seconde patrie qui remplit à son égard ce dernier devoir. De l’abbaye où il avait rendu l’âme, son corps fut porté avec une grande pompe jusqu’à Genève, et là il fut enseveli dans l’église de Saint-Pierre après avoir reçu dans sa marche lente et solennelle les respects de toutes les populations dont il traversa le territoire.

Ainsi fut accomplie la dernière volonté du duc de Rohan ; car il avait exprimé le vœu que ses dépouilles mortelles fussent gardées à perpétuité dans cette ville qu’il avait toujours affectionnée. On voit encore aujourd’hui dans l’antique église de Saint-Pierre un mausolée représentant un guerrier du seizième siècle, dans l’attitude du commandement, assis sous un dôme de marbre noir, avec une épitaphe qui rappelle ses exploits. La rigide cité de Calvin qui n’accorda jamais aucun monument aux morts, qui n’en érigea pas même un à son réformateur, lui éleva cette tombe dans le plus majestueux de ses temples.

Le nombre des réfugiés pour cause de religion diminua tant à Genève qu’à Bâle, à Schafhouse, Berne et à Zurich, lorsque la position des protestants eut été régularisée, en France par l’édit de Nantes, et fixée définitivement en Allemagne par le traité de Westphalie. Mais la Suisse resta partagée en deux fédérations toujours prêtes à recourir aux armes, et d’autant plus ennemies que, n’ayant plus à craindre la guerre étrangère, elles n’avaient plus aucun intérêt commun qui pût leur faire oublier leurs dissensions. Lorsqu’en 1655 une armée française se joignit à celle du duc de Savoie pour aider ce prince à exterminer les malheureux Vaudois jusque dans les retraites les plus inaccessibles de leurs montagnes, leurs coreligionnaires de Suisse s’émurent, et, soutenus par la Hollande et l’Angleterre, ils intercédèrent en leur faveur. Cromwell exigea et obtint de Mazarin le rappel de troupes françaises, et lord Morland, son ambassadeur, signifia impérieusement à Charles-Emmanuel d’épargner ses sujets protestants et de leur rendre le libre exercice de leur culte. L’intervention du protecteur sauva Genève et conserva aux Bernois le pays de Vaud ; car la France, qui cherchait à s’ouvrir un passage en Italie, demandait au duc de Savoie la cession des vallées du Piémont, en échange de Genève et du pays de Vaud, qu’elle s’engageait à conquérir pour luib. Les cantons catholiques, voyant leurs confédérés contracter des alliances avec l’Angleterre et la Hollande, resserrèrent les liens qui les unissaient au prince évêque de Bâle, à la maison de Savoie et à la France, dont ils reçurent un don de 350 000 livres et le renouvellement des pensions payées jusqu’alors à leurs principales familles. Lorsque la Hollande, menacée par Louis XIV en 1672, demanda des secours à ses coreligionnaires de la république helvétique, les Bernois, redoutant la colère du grand roi, repoussèrent en apparence les pressantes instances de l’ambassadeur du prince d’Orange, mais ils lui permirent en secret de lever un régiment de deux mille quatre cents hommes, tandis qu’ils entravèrent les enrôlements pour la France. L’injuste agression du monarque français rendit la cause de la Hollande populaire dans toute la Suisse protestante, et les ministres flétrirent du haut de leurs chaires ceux qui serviraient le prince persécuteur. Schafhouse et Zurich refusèrent pareillement les levées de troupes pour la France, alléguant que la guerre contre la Hollande était dirigée contre les protestants.

b – Verdeil, Histoire du canton de Vaud, t. II, p. 262.

Le renouvellement des persécutions qui annonçaient la révocation prochaine de l’édit de Nantes, et le nombre croissant des nouveaux réfugiés qui venaient chercher un asile sur le sol helvétique, pénétrèrent tous les cœurs de compassion pour les victimes, d’indignation contre les bourreaux. En 1672 la conférence des députés des cantons évangéliques à Bade prescrivit à la fois des prières publiques pour les protestants de France et pour ceux de Hollande. En 1681 le gouvernement de Berne ordonna de nouveau à tous les ministres de supplier Dieu en faveur de leurs frères opprimés. En 1682 et en 1683 les magistrats délibérèrent plusieurs fois sur l’opportunité d’adresser des réclamations à Louis XIV, mais ils craignirent d’irriter son orgueil et se contentèrent d’envoyer un pasteur en France pour leur rendre un compte fidèle de l’état réel des protestants de ce royaume. En 1684 la diète d’Arau, à laquelle assistèrent les représentants de Zurich, de Berne, de Bâle et de Schafhouse, reçut les plaintes touchantes des prédicateurs sortis de leur pays natal après la démolition d’une foule de temples, dans toutes les provinces. Ces victimes du fanatisme venaient supplier les cantons évangéliques d’intercéder auprès du roi, comme si les remontrances d’un si faible voisin avaient pu modifier la volonté du souverain le plus puissant et le plus absolu qui régnât en Europe. Ils résolurent du moins, malgré le prestige redoutable qui entourait le nom de Louis XIV, d’accueillir les fugitifs et de s’unir plutôt à Guillaume d’Orange, par un traité d’alliance offensive et défensive, que de renoncer jamais à protéger leurs frères proscrits.

Les habitants de Gex et de la Bresse, presque tous réformés depuis plus d’un siècle, furent les premiers qui se retirèrent sur le territoire genevois à l’époque de la grande émigration. Dépouillés successivement de presque tous leurs droits, au mépris des stipulations du traité qui les avait unis à la France, voyant l’exercice public de leur religion interdit dans toute l’étendue de leur pays, et craignant d’essuyer bientôt des traitements encore plus cruels, ils prirent tout d’un coup l’épouvante à l’approche des dragons chargés de les préparer à se convertir, abandonnèrent leurs demeures et arrivèrent en foule à Genève, dans la journée du 21 septembre 1685, avec leurs meubles et leurs autres effets les plus précieux qu’ils avaient emportés sur des chariots. Quelques jours après deux jeunes gens retournèrent secrètement dans le village de Feigères, et mirent le feu à leur maison qui fut consumée avec trois autres. Mais bientôt une troupe de cavaliers vint occuper militairement le bailliage pour garder les maisons de ceux que l’on qualifiait de déserteurs criminels. Parmi ces fugitifs se trouvait Grema, homme d’une grande capacité et d’une activité surprenante, qui s’allia à l’une des premières familles de Genève par son mariage avec Françoise Fatio. Mais n’espérant pas rétablir dans cette ville sa fortune qu’il avait sacrifiée à sa religion, il partit pour le Brandebourg, fut nommé conseiller de cour et d’ambassade, et renvoyé en Suisse avec la mission de faire passer dans les États de l’électeur les réformés qui s’y étaient retirés en sortant de France et qui se trouvaient en trop grand nombre pour y fixer définitivement leur séjour. En effet, au bout de peu de semaines les émigrés n’affluèrent plus seulement de Gex et de la Bresse, mais du Dauphiné et du Languedoc, puis successivement de toutes les provinces du royaume. Des témoignages contemporains nous rapportent que déjà en 1685 ils y arrivaient tous les jours par centaines. On lit, à la date de cette année, dans le recueil manuscrit de Jacques Flournoy : « Il continue à arriver tous les jours un grand nombre de ces pauvres gens, et il en est déjà passé plusieurs milliers. Il passa entre autres quantité de ministres de France, et quoiqu’ils ne s’arrêtent que quelques jours dans la ville, il s’y en est vu plus de cinquante à la fois. La bourse française est épuisée. Le 9 novembre on assista deux cent vingt-huit seulement du pays de Gex. Au 15 novembre, mille de ce seul pays-là, ont déjà reçu l’assistance. »

La bourse française, instituée en 1545 par David de Busanton, qui légua la moitié de sa fortune à l’hôpital général et l’autre aux réfugiés protestants de France et à leurs descendants, n’avait cessé de s’enrichir au seizième et au dix-septième siècle par la générosité d’une foule de donateurs, empressés de témoigner ainsi leur reconnaissance des bienfaits qu’ils avaient reçus. Genève put donc secourir les religionnaires fugitifs dont le nombre augmentait sans cesse, mais dont la plupart ne faisaient que traverser la ville pour se répandre de là dans les cantons de la Suisse ou pour se diriger vers la Hollande, le Brandebourg et l’Angleterre. Ce fut surtout en 1687 que le flot de l’émigration se porta vers la cité de Calvin. On peut en juger par ce passage de Flournoy, daté du 25 mai de cette année :

« Il arrive tous les jours un nombre surprenant de Français qui sortent du royaume pour la religion. On a remarqué qu’il n’y a presque pas de semaine où il n’en arrive jusqu’à trois cents, et cela a duré dès la fin de l’hiver. Il y a des jours où il en arrive jusqu’à cent vingt en plusieurs troupes. La plupart sont des jeunes gens de métier. Il y a aussi des gens de qualité… » Et plus loin il ajoute : « Pendant tout ce temps il passe à Genève une quantité surprenante de pauvres Français réfugiés qui entrent par la porte Neuve et sortent par le lac. La plupart sont du Dauphiné. Il en entre jusqu’à trois cent cinquante par jour ; les 16, 17 et 18 août il en est entré huit cents de compte fait. La bourse française est entièrement épuisée. Le capital était de plus de huit mille écus il y a deux ans ; mais il n’y a plus rien, nonobstant les très considérables charités qu’on y a données. Le 15 août on distribua quinze cents francs. Pendant toute cette année on a distribué cinq cents écus par mois. On donne un demi écu à chaque réfugié, de quelque âge et sexe qu’il soit. Le conseil donne à la bourse cinq cents écus, les Églises de la campagne autant, l’hôpital autant, et outre cela se charge de tous les malades. On donne le revenu de tous les troncs du jeudi pendant le reste de cette année. La bourse italienne a donné aussi cinq cents écus. Le public fournit aussi le bateau pour transporter les réfugiés en Suisse, ce qui montera à environ mille écus l’année. Il y a tel jour où il arrive sept à huit cents réfugies. L’on dit que dans les cinq semaines finissant le Ier septembre il en est arrivé près de huit mille ; de sorte que, quoiqu’il en parte tous les jours par le lac, il y en a toujours ordinairement près de trois mille dans Genève… »

Les registres officiels du conseil confirment et complètent le témoignage de Flournoy. Voici les passages les plus significatifs qui se rapportent à cette année :

Le 24 novembre on célébra un jeûne solennel, et pour empêcher l’encombrement et la confusion dans les temples, le conseil ordonna que l’on prêcherait à l’auditoire pour les seuls réfugiés. Toute la garnison fut mise ce jour sous les armes pour la garde et la sûreté de la cité, et des soldats furent placés aux portes de l’auditoire, pour n’y laisser entrer que les expatriés français. La vaste salle ne put les contenir, et cependant tous les autres temples se trouvèrent extraordinairement remplis. L’affluence était si grande à ce moment, que dans le quartier populeux de Saint-Gervais on comptait plus de familles réfugiées que de genevoises, quoique plus de vingt huit mille hommes eussent déjà traversé la ville pour chercher ailleurs de nouveaux asiles. Lorsqu’on ouvrit les prisons en France aux mois de mars et d’avril 1688, et qu’on remit en liberté une foule de captifs, plusieurs arrivèrent à Genève, escortés jusqu’à la frontière par des archers ou des hoquetons qui leur lisaient, en les quittant, la sentence de leur bannissement perpétuel du royaume. Beaucoup de protestants de naissance illustre sortirent ainsi des cachots de Grenoble, de Lyon, de Dijon, de Châlons, de Valence, de Castres. Défrayés en route et conduits jusqu’à la limite du territoire genevois, ils recevaient quelques pistoles, faible dédommagement de leurs biens confisqués. Il sortait aussi de temps en temps encore des réfugiés volontaires. Le 18 avril 1688 la foule se pressa, avec les témoignages de la sympathie la plus vive, autour d’un capitaine accompagné d’un lieutenant et de quarante-deux soldats. Issus presque tous de Puy-Laurens, ils étaient venus jusqu’à Lyon par étapes, et de là ils étaient parvenus à gagner le sol genevois.

Le flot des émigrés ne fut pas moins considérable à Bâle, à Schafhouse, à Zurich, à Berne et à Lausanne. « Les religionnaires fugitifs continuent à se rendre en foule à Zurich, écrivit l’ambassadeur de France deux mois après la révocation. J’en ai trouvé quantité sur le chemin de Bâle à Soleure. » Il ajoutait, pour complaire à Louis XIV : « Un peu de temps apportera du changement au zèle de ces charitables hôtes par la dépense qui augmente à proportion de l’empressement qu’ils ont à donner retraite à ceux qui la leur demandent. » — « Ce n’est que de la canaille, disait-il encore, tous les gens de quelque considération ne faisant que passer pour aller en Allemagne. »

Le mois suivant il informa la cour que le commis du trésorier qui portait de Neufchâtel à Soleure les fonds destinés à l’ambassade avait trouvé les chemins remplis de sujets français qui se dirigeaient vers Berne et Zurich. Une troisième dépêche apprit à Louis XIV que l’on voyait passer tous les jours dans les rues de Bâle des chariots tout chargés de fugitifs.

Un grand nombre de ces exilés s’acheminèrent de préférence vers le pays de Vaud, province française par la langue et voisine de la France, soit pour y fixer définitivement leur demeure, soit pour ne pas trop s’éloigner de leur ancienne patrie, dont ils ne se croyaient pas encore séparés pour toujours. En un seul jour il en compta plus de deux mille dans la seule ville de Lausanne. Chacun les secourait à l’envi. Conseillers, bourgeois, étrangers, tous les accueillaient avec empressement et leur ouvraient leurs maisons. Mais chaque jour arrivaient de nouveaux fugitifs, souvent malades et privés de toute ressource. Les fonds alloués par le conseil de la ville et grossis par la charité des citoyens furent bientôt épuisés. Pour secourir ces infortunés, on fit un appel au zèle religieux des Vaudois. Les pasteurs prêchèrent en leur faveur ; ils organisèrent des collectes ; l’ancien évêché fut transformé en hôpital pour tous ceux qui n’avaient pu trouver un abri dans les maisons des citoyens ; on leur distribua deux cents livres de pain par jour et du bois de chauffage ; des boîtes furent placées tous les vendredis aux portes des églises de Saint-François et de la Cité, pour recevoir les sommes que leur destinait la compassion des fidèles. Une assemblée générale des réfugiés fut convoquée à Lausanne pour aviser aux moyens de subvenir aux besoins croissants de tant de milliers d’expatriés. Elle adopta la proposition du pasteur Barbeyrac, et envoya une députation en Allemagne et en Hollande pour demander des secours. Bernard, ancien pasteur de Manosque en Provence, et le marquis de Miremont, gentilhomme du Languedoc, furent chargés de cette mission en 1688. Ils réussirent pleinement. L’argent qu’ils rapportèrent fut distribué entre les plus pauvres, dont la plupart se rendirent en Prusse et dans les autres États protestants du nord de l’Allemagne, où on leur distribua des terres incultes qu’ils défrichèrent, et des maisons dans lesquelles ils exercèrent des professions lucratives. Ceux qui restèrent furent placés sous la protection du gouvernement du canton de Berne, dont le pays de Vaud était une dépendance.

Les sujets allemands de ce canton, même ceux de la capitale, n’exercèrent pas toujours à l’égard des réfugiés cette hospitalité généreuse dont la population vaudoise donnait le touchant exemple. Le gouvernement fut obligé de publier une proclamation pour les recommander à la bienfaisance publique. « Messieurs de Berne, écrivit Tambonneau, ont fait un mandement qui n’est pas tout à fait un ordre exprès, mais une exhortation très pressante à tous les bailliages de leur État, pour obliger tous leurs paysans non seulement à contribuer par des aumônes à la subsistance des réfugiés, mais même à les prendre chez eux, les nourrir et leur donner tous les secours dont ils peuvent être capables. » Les membres des deux conseils reçurent l’invitation spéciale de secourir les plus nécessiteux, pour donner l’élan à la charité publique. On n’en continua pas moins dans la plupart des communes allemandes à leur témoigner de la froideur. A Berne même où les magistrats leur faisaient remettre à leur arrivée des billets de logement, les gardiens des portes étaient obligés de les accompagner, la hallebarde à la main, pour leur faire ouvrir les maisons qu’on leur assignait momentanément pour demeure. Mais le gouvernement veillait avec une noble sollicitude à l’entretien des plus pauvres. Il faisait distribuer deux batz par jour aux hommes âgés de plus de quinze ans, six kreutzer aux femmes et aux enfants, un batz à ceux qui n’avaient pas atteint l’âge de cinq ans. Il leur envoyait en outre des aliments et payait leurs dépenses dans toutes les auberges, à l’exception des deux meilleures. Les cantons évangéliques formèrent un fonds pour faciliter le départ de ceux que la Suisse ne pouvait pas nourrir. Dans l’intervalle du mois de novembre 1683 au mois de février 1688, quinze mille cinq cent quatre-vingt-onze personnes, entièrement dénuées de ressources, furent envoyées ainsi de Schafhouse en Allemagne aux frais de la ligue protestante. Cependant les réfugiés continuaient à affluer à Berne, non seulement par la frontière de l’ouest, mais aussi par celle du nord. Ceux qui avaient été transportés naguère dans les États allemands retournaient en Suisse à l’approche des armées de Louis XIV, lorsque la guerre se fut rallumée entre la France et l’Europe coalisée contre elle. Le gouvernement bernois fut obligé de s’adresser à l’ambassadeur d’Autriche, qui consentit à fournir des passeports pour faciliter à ces infortunés le trajet à travers les provinces de l’empire, jusqu’aux frontières du Brandebourg et de la Hollande. En 1689, il recourut à une mesure cruelle pour débarrasser le canton d’une fardeau devenu trop onéreux. Il ordonna à tous ceux qui étaient sans ressources de sortir du pays, déclarant qu’il ne garderait que les vieillards et les infirmes. Mais cet ordre ne fut pas exécuté. D’Herwart et Walkenaer, ambassadeurs d’Angleterre et de Hollande, intercédèrent en leur faveur, déclarant que leurs gouvernements se chargeraient de tous les réfugiés nécessiteux qui dépasseraient le chiffre de quatre mille hommes. Les cinq cantons s’engagèrent à subvenir à l’entretien des autres. On n’en renvoya qu’un petit nombre ; encore leur paya-t-on les frais de voyage, et Berne s’excusa auprès des puissances protestantes, pour ne pas être taxé d’indifférence dans une cause qui intéressait la religion. En 1698, le nouvel ambassadeur de France, Puisieulx, et celui de l’empereur achevèrent de délivrer le canton de la partie pauvre de l’émigration. Ils fournirent des passeports à plusieurs centaines de fugitifs, particulièrement à ceux que le duc de Savoie chassa du Piémont à l’époque du traité de Ryswick, lorsqu’il voulut sceller par un acte d’intolérance sa réconciliation avec Louis XIV. Ces victimes d’une double persécution s’embarquèrent sur le Rhin et descendirent ce fleuve jusqu’aux rives hospitalières de la Hesse et du Palatinat, dont les souverains s’empressèrent de les accueillir. L’État de Berne se trouva ainsi soulagé à la fin du dix septième siècle, car, à l’exception de quelques vieillards soutenus par l’aumône, il n’avait conservé que des hommes capables de se rendre utiles à leur nouvelle patrie.

Le gouvernement français, qui condamnait aux galères ses sujets protestants lorsqu’ils essayaient de se soustraire à leurs bourreaux, vit toujours avec inquiétude et dépit l’accueil que recevaient les fugitifs sur le sol helvétique. De Genève et de Lausanne ils pouvaient correspondre facilement avec les nouveaux convertis des provinces de Bourgogne, de Dauphiné, de Languedoc, les exciter à sortir du royaume et leur faciliter les moyens d’évasion. Aussi Louis XIV ne les laissa-t-il pas jouir tranquillement de l’hospitalité qui leur était donnée. L’inflexible rigueur du monarque les suivit principalement sur le territoire genevois où ils excitaient des sympathies si ardentes. Ce coin de terre française et réformée, dont l’indépendance n’était que faiblement garantie par les traités, avait été forcé en 1679 de recevoir un Résident français, M. de Chauvigny, chargé de surveiller la petite république et de lui imposer, les volontés hautaines du grand roi. Lorsqu’en 1685 les habitants de Gex accoururent en foule pour échapper aux troupes chargées de les convertir, le sieur de Passy, gouverneur de ce bailliage, se plaignit au premier syndic de ce qu’on donnait asile à des rebelles. Sans même en référer à son gouvernement, il prit sur lui de recourir à des représailles en interdisant l’exportation des blés et des autres denrées que Genève tirait de cette partie du territoire français. Il comprit dans cette défense jusqu’aux produits des terres qui appartenaient à des propriétaires genevois. Toutes les représentations qui lui furent adressées demeurèrent inutiles. Une députation envoyée à Dijon pour solliciter l’intervention d’Harlay, intendant de la Bourgogne, n’obtint pas un meilleur succès. L’intendant se contenta de déclarer qu’il informerait la cour des griefs des Genevois et qu’il attendrait ses ordres. Ce fut le nouveau Résident de France, Dupré, qui fit connaître aux magistrats de cette ville la réponse de Louis XIV. Elle était altière et menaçante :

« Étant averti qu’il y a beaucoup de mes sujets de la religion prétendue réformée qui, au préjudice des défenses générales que j’ai faites de sortir de mes États sans ma permission, se retirent à Genève et y sont reçus des magistrats, je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous fassiez de pressantes instances de ma part auprès de ceux qui gouvernent dans la dite ville, à ce qu’ils obligent incessamment tous ceux de mes dits sujets qui s’y sont retirés depuis un an, d’en partir pour retourner dans leurs maisons… Et vous déclarerez aux dits magistrats que je ne pourrais pas souffrir qu’ils continuassent à donner retraite à aucuns de mes sujets qui voudraient encore sortir de mon royaume sans ma permission. Vous ne manquerez pas de me faire savoir la résolution qu’ils auront prise sur vos instances, afin que je règle aussi les miennes, suivant la déférence qu’ils auront à ce que je désire d’eux. »

Une telle déclaration ne permettait pas aux magistrats de Genève d’hésiter sur la ligne de conduite qu’ils devaient suivre à l’égard des réfugiés. Malgré leur compassion pour le sort de ces infortunés, ils firent publier à son de trompe, non seulement dans la ville, mais aussi dans les terres de la souveraineté, un ordre formel à tous les Français expatriés depuis un an de sortir immédiatement de Genève et du territoire genevois, Cette condescendance plut au Résident français ; mais il s’aperçut bientôt qu’on éludait l’exécution de l’ordre donné. Le roi, peu satisfait des mesures prises par le gouvernement de la république, écrivit une lettre encore plus hautaine :

« Mon intention, mandait-il à son envoyé, est que vous déclariez une seconde fois aux magistrats, que s’ils n’obligent pas tous ceux de mes sujets de la religion prétendue réformée qui se sont retirés depuis le commencement de cette année dans leur ville de s’en retourner incessamment dans les lieux où ils demeuraient auparavant… je pourrai bien prendre des résolutions qui les feront repentir de m’avoir déplu et donné de si justes sujets de mécontentement de leur conduite. »

[Ces deux lettres de Louis XIV, contresignées par Colbert de Croissy, se trouvent en substance dans le registre du conseil, et en copie n° 3776 des pièces historiques aux archives de Genève. La première est datée du 17, la seconde du 23 octobre 1685.]

Le monarque ajoutait qu’il approuvait la défense faite par le sieur de Passy de laisser sortir du pays de Gex les blés et les autres denrées qui appartenaient aux Genevois. Ce langage et les mesures coercitives qui l’accompagnaient eussent sans doute effrayé un État plus puissant que la cité de Calvin. La petite république en fut épouvantée. Elle réitéra ses ordres aux réfugiés de sortir de la ville et du territoire, et en particulier du mandement de Peney, qui avait servi d’asile à la plupart de ceux de Gex. Elle prescrivit aux habitants, sous peine de châtiment corporel, de congédier sur-le-champ tous les sujets du roi qu’ils avaient cachés dans leurs demeures. Elle fit enlever les bateaux du Rhône par lesquels bien des émigrés s’étaient échappés du royaume. Les ministres accusés d’entretenir des intelligences séditieuses avec les sujets de Louis XIV furent expulsés. Alors seulement le Résident reçut avis de Colbert de Croissy que le roi avait ordonné à Passy de lever l’interdiction du commerce, et de reprendre des relations amicales avec la républiquec.

cHistoire manuscrite de Genève, par Gautier, t. XI, pp. 233-238. Manuscrits de la bibliothèque de Genève.

Cependant les magistrats de Genève, froissés dans leurs affections les plus chères, donnèrent avis à ceux de Berne et de Zurich des humiliations qu’ils venaient de subir. Ils appelèrent des ouvriers de la Suisse allemande pour travailler aux fortifications, et en particulier pour construire les murailles des courtines qui devaient joindre les quatre nouveaux bastions dont le plan avait été tracé par le baron d’Yvoi. Ils écrivirent au prince d’Orange pour le prier de leur prêter cet ingénieur habile, qui venait de passer au service de la Hollande. Informé des dangers qui menaçaient le berceau de la réforme française, Yvoi avait déjà spontanément envoyé un message pour proposer ses conseils. Il fit plus ; il vint lui-même en 1686, accompagné de son jeune fils, du capitaine Mallet, du lieutenant Cassin et d’un capitaine fugitif d’Orange. Ce fut un grand sujet de joie pour tous les Genevois, lorsqu’ils le virent traverser lentement les rues dans un carrosse traîné par six chevaux, et que les magistrats vinrent solennellement à sa rencontre, au risque de déplaire au Résident, dont la présence devait réprimer les élans de leur cœur. Après son départ, ils écrivirent de nouveau au stathouder pour lui demander Goulon. Mais cette fois, Guillaume ne voulut pas se séparer d’un homme dont l’expérience lui était si nécessaire pour le succès de sa prochaine expédition. « Le prince d’Orange, leur manda le célèbre ingénieur, n’a pas jugé à propos de m’accorder un congé dans une conjoncture comme celle-ci, où tout semble se préparer à quelque grand mouvement. » Mais, ne pouvant venir en personne, il se fit adresser un plan de Genève et des montagnes qui commandent la place, promettant de le renvoyer avec ses observations. En même temps on eut recours aux emprunts, aux augmentations d’impôt que le peuple supporta sans murmures, aux souscriptions volontaires qui s’élevèrent jusqu’à quatre-vingt-dix mille écus. Tous les citoyens furent armés de fusils du même calibre et invités à prendre part à la défense de leur ville natale. Les compagnies de la garnison furent augmentées chacune de dix hommes tirés des compagnies bourgeoises qui faisaient la garde avec les autres de jour et de nuit. A l’approche des troupes françaises chargées d’aider le duc de Savoie contre ses sujets des vallées de Lucerne, l’alarme gagna les cantons protestants eux-mêmes. Il n’était bruit que des desseins attribués au roi de France de vouloir réinstaller par la force les évêques de Bâle, de Genève et de Lausanne. On supposait qu’il commencerait par Genève et qu’il y rétablirait violemment le culte catholique. Berne et Zurich témoignèrent les inquiétudes les plus vives et agitèrent la question d’envoyer garnison dans la ville menacée. Le roi écrivit, à ce sujet à son ambassadeur en Suisse :

« Les habitants de Genève n’auront pas besoin du secours de leurs voisins, tant qu’ils se conduiront aussi sagement qu’ils ont fait depuis que je leur ai fait déclarer que je ne pourrais souffrir qu’ils donnassent retraite à mes sujets. »

Ces fières paroles ne rassurèrent personne. En 1686, les députés des cantons de Berne, de Zurich, de Bâle et de Schafhouse, réunis en conférence à Zurich, déclarèrent aux envoyés de Genève, Pictet et de La Rive, qu’ils étaient disposés à risquer le tout pour le tout dans l’intérêt sacré de la religion. Ils s’engagèrent, en cas d’attaque, à secourir la ville avec une armée de trente mille hommes, capable de tenir tête aux trente mille soldats que le gouvernement français avait concentrés en Dauphiné. En attendant, ils proposèrent d’envoyer un corps auxiliaire de cinq cents hommes qui viendraient, tambours battants et enseignes déployées, prendre possession des postes qui leur seraient assignés. Cette offre prématurée ne fut pas acceptée, mais un traité d’alliance fut conclu, et Genève, placée sous la protection de la Suisse protestante, put suivre désormais les inspirations de la charité chrétienne et soulager ses frères persécutés. Les magistrats ne négligèrent d’ailleurs aucune des précautions nécessaires à sa défense. Ils convinrent avec le baillif de Nyon des signaux que l’on établirait en cas d’alarme, pour faire connaître à ceux de Berne qu’ils eussent à faire partir immédiatement les secours promis.

Depuis cette époque, le gouvernement genevois suivit à l’égard des réfugiés une ligne de conduite qui témoignait à la fois de sa sympathie profonde pour eux et de la crainte de provoquer trop ouvertement le ressentiment de Louis XIV. Tout en renouvelant les anciennes défenses aux sujets fugitifs du grand roi de s’arrêter dans la ville, tout en envoyant quelquefois les dizainiers de maison en maison pour les obliger à se retirer, il se montra toujours d’une indulgence extrême envers les citoyens qui contrevenaient à ses ordres et qui persistaient à retenir leurs frères expatriés. En vain le Résident français exprimait sa surprise des attroupements de ces étrangers sur les places publiques, au mépris des publications imprimées et affichées dans les rues par les soins des autorités.

En vain Colbert de Croissy lui transmettait l’ordre de faire savoir aux magistrats qu’ils encourraient toute la colère du roi en persistant à garder ses sujets du pays de Gex, sous prétexte qu’ils étaient en service. Les magistrats répondaient par des paroles évasives, promettant un jour de se conformer à la volonté de Louis XIV, autant que faire se pourrait, se disculpant le lendemain en soutenant que de tout temps le bailliage de Gex avait fourni leur ville de valets et de servantes, et qu’il serait difficile d’en appeler d’autres de la Savoie où les curés défendaient aux habitants d’aller demeurer dans la cité de Calvin. Indigné de tant de mauvaise foi, le monarque impatienté s’écria un jour : « Il faut que je prenne une dernière résolution à l’égard de ceux de Genève. » Mais il ne passa jamais à l’exécution de ses menaces. La guerre européenne qui était imminente lui faisait un devoir impérieux de ménager la Suisse dont la neutralité couvrait la frontière d’une partie importante de ses États. Lorsqu’il reçut avis que l’électeur de Brandebourg avait envoyé à Genève un agent nommé Du Roy, avec la mission de provoquer les évasions des religionnaires et de leur distribuer de l’argent, pour les engager à se rendre dans le nord de l’Allemagne, il se contenta d’exiger son expulsion. Quand plus tard le prince d’Orange notifia à la république son avènement au trône d’Angleterre, les magistrats ne craignirent pas de lui adresser des félicitations publiques. Toutefois ils refusèrent de recevoir d’Herwart Desmarets, désigné par le nouveau roi pour remplir dans leur ville les fonctions de Résident britannique, pour ne pas rompre entièrement avec leur redoutable voisin.

Les cantons relativement puissants de Berne et de Zurich n’eurent pas à subir de la part de la France les injonctions impératives qui avaient effrayé Genève. Aucune parole menaçante ne leur fut adressée au sujet des réfugiés, malgré leur attitude fière et presque hostile. Lorsqu’un pauvre soldat du canton de Zurich, mutilé au service de la France, eut été chassé des Invalides, parce qu’il n’appartenait pas à la religion dominante, tous ses concitoyens ressentirent son affront et déclarèrent sur-le-champ qu’ils donneraient asile à trois mille huguenots. L’injure faite au régiment d’Erlach, que l’on obligeait d’assister à la messe et à toutes les autres cérémonies du culte catholique, n’irrita pas moins le gouvernement bernois. En 1666, cinq officiers d’Huningue n’ayant pas craint de violer le territoire neutre de la Suisse, en poursuivant douze de leurs soldats qu’ils qualifiaient de déserteurs, l’avoyer d’Erlach les fit arrêter dans les rues de Berne et les renvoya désarmés dans la ville où ils étaient en garnison. Il restitua leurs armes à l’ambassadeur français, le faisant avertir qu’en cas de récidive on ferait main basse sur eux. Le peuple de Berne avait été sur le point de les massacrer. Louis XIV n’exigea aucune réparation de cette offense. Les gazetiers bernois se répandaient en invectives amères contre le roi persécuteur, et Tambonneau s’irritait de leur insolence croissante. Il lui fut expressément recommandé de mépriser ces attaques, et de ne pas faire des remontrances qui pourraient ne pas avoir de résultat. Quelques milliers de réfugiés s’étant présentés dans les bailliages communs aux deux religions et que l’on désignait sous le nom de provinces libres, et le nonce du pape ayant réclamé l’intervention de l’ambassadeur français pour empêcher un établissement si contraire aux intérêts catholiques, le roi répondit à son représentant qu’il ne désirait pas qu’il fît des déclarations inutiles. Lorsque les cantons de Schwitz, d’Uri, d’Underwald, de Zug et de Lucerne, effrayés de voir un si grand nombre de protestants se fixer dans leur voisinage, eurent pris la résolution de ne pas les souffrir dans les lieux où ils avaient quelque juridiction, il se contenta d’écrire à Tambonneau de donner toute son approbation à cette ligne politique. A plusieurs reprises son ambassadeur protesta auprès des magistrats de Berne et de Zurich de ses intentions pacifiques à l’égard des Genevois. Il ne se plaignit point de l’alliance des deux cantons avec eux. Lorsque le stathouder de Hollande, devenu roi d’Angleterre, envoya le chevalier Coxe en Suisse pour proposer aux cantons évangéliques d’entrer dans la ligue européenne contre la France, ses menaces empêchèrent Bâle d’accéder au traité, mais Berne et Zurich, et avec eux Schafhouse et Saint-Gall le signèrent sans crainte, et permirent des levées de troupes pour la coalition, tout en conservant leurs relations diplomatiques et quelques dehors d’amitié avec Louis XIV. Le seul canton de Berne fournit aux alliés deux mille soldats. Depuis plus de cent cinquante ans, cet État négociait vainement avec les autres cantons pour obtenir l’incorporation du pays de Vaud dans la confédération helvétique, et pour placer ainsi sa conquête sous la garde commune. Il y réussit enfin en 1690, et les nombreux réfugiés établis dans cette province, assurés désormais de la protection armée de la Suisse entière, se trouvèrent définitivement à l’abri des vengeances de leur ancien souverain.

Il n’est guère possible de déterminer le nombre des émigrés qui ne firent que traverser la Suisse pour aller s’établir dans les autres pays de refuge. Quant à ceux qui se fixèrent pour toujours à Genève, à Berne, à Zurich, à Neufchâtel, à Bâle, à Schafhouse et à Saint-Gall, ils formaient une agglomération d’environ vingt mille hommes. Nous manquons de données exactes sur Neufchâtel, Bâle, Schafhouse et Saint-Gall, où ils arrivèrent isolément, ne se constituèrent point en colonies distinctes et se fondirent bientôt dans la population indigène. Mais il existe des documents qui permettent de constater avec assez de précision quel fut le chiffre de l’émigration à Genève, à Zurich, à Lausanne, à Berne et dans les autres villes dépendantes de ce canton.

L’État de Berne, le plus étendu et le plus riche de toute la Suisse, reçut aussi le plus de fugitifs. Il résulte d’un dénombrement ordonné en 1696, qu’ils s’y étaient fixés définitivement au nombre de 6104 hommes, dont 4000 avaient pris leur domicile dans le pays de Vaud. On en comptait 1117 à Berne, 1505 à Lausanne, 775 à Nyon, 696 à Vevay, 214 à Yverdun, 231 à Aigle, 716 à Morges, 275 à Moudon. Les autres s’étaient répandus dans les villes de Morat, d’Avenche, de Payerne, d’Eschalens, de Grandson, de Romain-Mottier, d’Arau. Environ 4000 suffisaient à leur propre subsistance et n’étaient point à charge aux communes. Les 2000 autres vivaient des charités publiques ou de celles des particuliers. Les premiers étaient des marchands, des manufacturiers, des artisans, des laboureurs, des valets et des servantes ; les autres, des ministres, quelques gentilshommes, des vieillards, des veuves, des enfants, des malades, des hommes incapables d’exercer des métiers. Quelques mois après l’arrivée des Français expulsés du Piémont, dont plusieurs centaines se joignirent aux colonies bernoises, tandis que les autres allèrent s’établir en Allemagne, porta le nombre total de ceux qui restèrent dans ce canton à 6454.

Dans l’origine les réfugiés fixés dans le pays bernois envoyaient tous les ans deux membres de leur corps aux diètes où siégeaient les députés de Berne, de Zurich, de Bâle et de Schafhouse. Ces assemblées votaient les sommes que l’on répartissait entre eux. Mais lorsque le premier flot de l’émigration fut passé, et qu’un grand nombre de Français eurent quitté le canton pour se diriger vers l’Allemagne et vers les Pays-Bas, l’État organisa définitivement ce surcroît de population. On pourvut d’abord à l’entretien des pauvres par l’institution d’une chambre des réfugiés, composée de six membres et d’un sénateur pour les présiderd. Les réfugiés réunis furent divisés en quatre corporations ou bourses qui leur tinrent lieu de bourgeoisie : celle de Lausanne, celle de Nyon qui fut réunie depuis à la première, celle de Vevay qui fut fondue plus tard dans la bourgeoisie de cette commune, et celle de Berne qui comprenait exclusivement les fugitifs domiciliés dans cette capitale. Ces corporations, qui formaient autant de petites sociétés particulières, étaient chargées, comme toutes les autres communes bernoises, du soin de soutenir leurs indigents. Elles disposaient à cet effet de fonds provenant de legs et de donations pieuses, de collectes que l’État autorisait dans les églises, et d’une subvention annuelle accordée par la chambre des réfugiés. Elles exerçaient sur leurs ressortissants une surveillance tutélaire par l’intermédiaire de comités librement élus dans des assemblées générales, et qui portaient le titre de directions ou conseils de bourgeoisie. La corporation de Lausanne nomma la première une direction chargée de veiller à tous ses intérêts. Réunis en assemblée générale à la fin de septembre 1687, les proscrits établis dans cette Ville hospitalière désignèrent à la pluralité des suffrages un comité qui fut appelé d’abord la compagnie députée pour les affaires des Français réfugiés à Lausanne pour la cause du saint Évangile. Les pasteurs Barbeyrac, de Méjane et Julien, et les laïques de Saint-Hilaire, de Viguelles et Clary furent élus membres de la compagnie, qui reçut pour mission « de visiter et consoler les malades, veiller sur les mœurs, censurer les scandaleux, terminer les différends. »

d – On l’appelait en langue allemande die Exulantenkammer.

La corporation de Berne ne fut organisée que deux ans après celle de Lausanne. Le 21 février 1689 les chefs de famille se réunirent en assemblée générale dans le temple français, et choisirent à la pluralité des voix pour inspecteurs et pour surveillants de la colonie les pasteurs Jean Modeux, de Marsillargues en Languedoc ; Isaac Bermont, de Vernoux en Vivarais ; Jean Thiers, d’Orpierre en Dauphiné ; et, parmi les laïques, Jean Scipion Peyrol et Laurent Domerc, avocats de Montpellier ; Pierre Mesmyn, de Paris ; Barthélemy Moutillon, d’Annonay en Vivarais ; et Pierre du Simitière, de Montpellier. Ces choix furent approuvés par la chambre, des réfugiés qui désigna, pour présider la direction, Moïse Hollard, ministre de l’Église française de Berne, et l’un des membres les plus distingués du corps des pasteurs. Les attributions de ce comité furent les mêmes que celles de la direction de Lausanne. Les membres furent chargés « de s’assembler pour veiller à la conduite des réfugiés, pour remédier aux dérèglements et irrévérences que les uns ou les autres pouvaient commettre, pour appliquer les censures et exhortations nécessaires. » Mais toutes les provinces qui avaient fourni des émigrés n’étant pas représentées, et des plaintes ayant été portées aux magistrats à cet égard, la chambre des réfugiés décida en 1695 que la direction resterait composée de huit membres, mais que deux seraient choisis parmi les protestants originaires du Languedoc, deux parmi ceux du Dauphiné, deux parmi ceux de Bresse et de Bourgogne, un de Paris et un du Vivarais.

L’État de Zurich avait déjà accueilli trois mille fugitifs, moins d’un mois après la révocation. Mais dans les années suivantes, et surtout en 1687, de nouveaux émigrés s’y présentèrent en foule et se réunirent à ceux qui les avaient devancés. Lorsqu’en 1693 les cinq cantons évangéliques se partagèrent l’entretien de 4560 réfugiés pauvres, Zurich en reçut 998, Berne 2000, Bâle 640, Schafhouse 589, Saint-Gall 333. Les réformés français qui s’établirent à Zurich formèrent une corporation dirigée par un consistoire dont le pasteur Reboulet, ancien ministre de Tournon, fut longtemps un des membres les plus éminents.

La population genevoise comprenait trois classes distinctes : les citoyens, les habitants, les étrangers. Le peu d’étendue de la ville et du pays, et plus encore la crainte d’offenser Louis XIV, ne permirent pas aux magistrats de concéder le droit de cité à beaucoup de fugitifs. Cette faveur, prodiguée dans le siècle précédent, ne fut accordée après la révocation qu’à des hommes dont la fortune ou l’illustration personnelle promettaient à la république un surcroît de puissance ou d’éclat : à Jacques Eynard de La Baume, issu d’une famille noble du Dauphiné, dont une branche s’était retirée en Angleterre, et qui fut nommé membre du conseil des deux cents en 1704 ; à Claude Claparède de Montpellier, second consul de Nîmes depuis l’an 1672, et qui sortit de France en 1685, emportant quatre-vingt mille livres en argent et en lettres de change ; à Lecointe, riche négociant d’Elbœuf ; aux Naville et aux Boissier d’Anduze ; aux comtes de Sellon, originaires de Nîmes ; aux Vasserot de la vallée de Queyras ; aux Audéoud de Saint-Bonnet en Dauphiné ; à Henri, marquis Duquesne, fils de l’amiral, et à ses deux fils, en considération, disent les registres du conseil, de ses grandes qualités et surtout de sa piété et de sa probité ; à Joussaud, gentilhomme de Castres ; à Abauzit d’Uzès ; à François-Samuel Say, ministre de Londres, originaire de Nîmes ; à Galissard de Marignac d’Alais ; à Fuzier Cayla du Rouergue ; à Perdriau de La Rochelle ; à Sacirène, habile manufacturier de soie d’Uzès ; à Antoine Aubert, marchand drapier de Cret en Dauphiné. On craignait même d’admettre les réfugiés à l’habitation qui donnait à ceux qui l’obtenaient et à leurs descendants un droit de séjour permanent et la faculté d’être secourus par la bourse, quoiqu’on leur fit promettre, dans l’acte de réception, de ne jamais s’en servir. Les habitants formaient une catégorie intermédiaire entre les citoyens bourgeois et les étrangers proprement dits, et en quelque sorte un corps de candidats à la cité, ce point de mire de toutes les ambitions dans la société genevoise. Non seulement les magistrats refusaient à la plupart des réfugiés ce droit qu’ils convoitaient ardemment, mais ils évitaient même de leur donner des billets de logement, de peur, dit le registre du Ier août 1688, « que notre tolérance et facilité à recevoir ici des réfugiés ne paraisse évidemment. » On se contentait le plus souvent d’inscrire leurs noms sur les carnets des conseillers. Les réceptions à l’habitation pendant les quinze dernières années du dix-septième siècle ne dépassèrent pas le chiffre de 754. Environ la moitié des nouveaux habitants étaient originaires du Dauphiné, un peu plus du quart du Languedoc, et presque tous les autres du pays de Gex. Mais on se tromperait fort en prenant ce chiffre pour base de l’élément réfugié dans la population genevoise ; car à aucune époque cette ville ne reçut autant de réformés sortis de France, tout en se montrant plus avare de faveurs envers eux. Il résulte en effet d’un recensement fait en 1693 que, sur une population urbaine de 16 111 individus, 3300 étaient des réfugiés.

Les persécutions générales ou partielles qui se renouvelèrent en France dans le cours du dix-huitième siècle et qui ne cessèrent entièrement que sous le règne de Louis XVI, amenèrent de nouveaux fugitifs à Genève et dans les cantons évangéliques. La plupart se réunirent aux anciennes colonies formées après la révocation. Il n’est pas possible d’en évaluer exactement le nombre, quoiqu’à certaines époques les troupes fugitives fussent assez considérables pour attirer l’attention. Lorsqu’en 1703 le comte de Grignan vint occuper militairement la principauté d’Orange, sur laquelle le roi alléguait les droits du prince de Conti, les ministres protestants reçurent des passeports pour se retirer à Genève, et tous les habitants qui refusèrent d’embrasser la religion catholique furent autorisés à quitter leur pays natal. Berne, Zurich et Bâle se partagèrent l’entretien de mille de ces émigrés ; les autres trouvèrent un asile dans le Brandebourg.

Quant aux réfugiés vaudois des vallées de Lucerne, accourus en Suisse en 1686, au nombre de cinq mille, la diète d’Arau les avait répartis entre les cinq cantons évangéliques. Sur chaque centaine Berne en avait reçu quarante-quatre, Zurich trente, Bâle douze, Schafhouse neuf, Saint-Gall cinq. Glaris et Appenzell s’étaient également chargés d’un petit nombre des plus nécessiteux. Mais ces émigrés ne furent pour la Suisse que des hôtes passagers. La plupart retournèrent à main armée dans leur patrie en 1689, sous la conduite du célèbre Arnaud, qu’ils appelaient à la fois leur colonel et leur pasteur, ou se fixèrent dans les États du grand électeur.

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