Histoire des réfugiés protestants de France

Conclusion

Appréciation générale de l’influence des réfugiés à l’étranger. — Conséquences de l’édit révocatoire pour la France. — Affaiblissement du royaume. — Persistance du parti réformé. — Progrès du parti sceptique. — Condillac et Mably. — Mesures réparatrices. — Edit de 1787. — Lois du 21 et du 23 août 1789. — Loi du 15 décembre 1790.

De la grande émigration religieuse de France, il ne reste plus aujourd’hui qu’un petit nombre d’Églises disséminées au loin et qui parlent encore la langue de leurs fondateurs. La plupart des familles exilées ont disparu depuis longtemps. Celles qui subsistent finiront par se fondre à leur tour dans les races étrangères qui les environnent, et dont l’action incessante altère insensiblement leur idiome national et transforme jusqu’à leurs noms, comme pour effacer leurs derniers regrets avec ce dernier indice de leur origine. Saris doute, avant la fin du siècle, elles ne conserveront plus aucun souvenir de la patrie tant pleurée par leurs ancêtres. En voyant se dissoudre ainsi leurs communautés éparses, on peut déplorer qu’il ne se soit pas présenté dès l’abord un chef unique, d’une famille assez illustre et d’une autorité assez grande pour rallier tous les proscrits sous un même drapeau. Réalisant la pensée de Coligny, il eût pu les conduire en Amérique et y fonder une vaste colonie. Il aurait trouvé sous sa main tous les éléments d’une société nombreuse, énergique, pleine d’avenir : des généraux, des soldats, des matelots, des prédicateurs, des savants, des manufacturiers, des artisans, des commerçants, des laboureurs, et même des capitaux pour faciliter leur premier établissement. En fallait-il davantage pour faire fleurir, dans le nouveau monde, une France protestante, et pour y jeter peut-être les bases d’un puissant empire ?

La Providence en décida autrement. Les fugitifs dispersés dans le monde entier devaient, à leur insu, devenir les agents de sa volonté mystérieuse. Ils étaient destinés, surtout en Amérique, à tempérer le fanatisme puritain, à féconder les germes et à favoriser le triomphe de cet esprit d’indépendance réglé par la loi dont les États-Unis nous offrent aujourd’hui les magnifiques résultats ; en Europe, à développer pour la Prusse, à accroître pour la Hollande et l’Angleterre les éléments de puissance et de prospérité que contenaient ces trois pays, dont la grandeur actuelle est, à quelques égards, leur œuvre. N’ont-ils pas concouru, dans les circonstances les plus décisives, à les défendre par les armes et à les aider à repousser l’invasion du dehors ? N’ont-ils pas contribué, dans une certaine mesure, à les maintenir dans cette ligne politique qui les met depuis si longtemps à l’abri du despotisme, les préserve des dangers de l’anarchie, et, en les empêchant d’être troublés par des révolutions, qui se succèdent à des intervalles réguliers, leur assure l’inappréciable bienfait d’institutions à la fois stables et libérales ? Ne les ont-ils pas enrichis en perfectionnant leurs manufactures, en les dotant d’industries nouvelles, en stimulant leur activité commerciale, en leur apportant les procédés supérieurs de l’agriculture française ? N’ont-ils pas, en y propageant la langue et la littérature de la France, élevé le niveau de la culture intellectuelle, et, par suite, de la moralité publique ? N’ont-ils point, par leurs propres écrits, répandu le goût des lettres, des sciences et des arts ? N’ont-ils pas enfin donné l’exemple de l’urbanité dans les relations sociales, de la politesse dans le langage, de l’austérité dans les mœurs, de la charité la plus inépuisable dans leurs rapports avec les classes souffrantes ?

Ce que l’étranger a gagné, la France l’a perdu. Ce royaume que Henri IV, Richelieu et Mazarin avaient laissé à Louis XIV couvert de gloire, puissant par les armes, prépondérant au dehors, tranquille et satisfait au dedans, il le transmit à son successeur humilié, affaibli, mécontent, prêt à subir la réaction de la Régence et de tout le dix-huitième siècle, et placé ainsi sur la pente qui conduisait fatalement à la révolution de 1789. Aux envahissements redoutables d’un prince dominé, pendant la dernière partie de son règne, dans sa religion par un esprit étroit et exclusif, dans sa politique par des vues plus dynastiques que nationales, le protestantisme avait opposé une barrière infranchissable dans l’Angleterre et la Hollande unies sous un même chef qui entraîna l’Europe entière contre la France isolée. Le signal des coalitions, qui se sont reformées si souvent depuis, fut donné pour la première fois en 1689, et, pour la première fois aussi, la France fut vaincue, car le traité de Ryswick fut véritablement une défaite. Non seulement le roi reconnut Guillaume III, mais ses intendants constatèrent officiellement la diminution de la population et l’appauvrissement du royaume, conséquences inévitables de l’émigration et de la décadence de l’agriculture, de l’industrie et du commerce qui l’avaient suivie. Au commencement du dix-huitième siècle, la défense militaire du pays se trouva compromise elle-même. Dès les premières années de la lutte qui suivit l’acceptation du testament de Charles II, il fallut rappeler d’Allemagne le maréchal de Villars, pour l’opposer aux Cévenols, et ce général habile n’eut pas plutôt quitté l’armée, que les alliés remportèrent la victoire d’Hochstedt, qui fut le premier de nos grands désastres dans la guerre pour la succession d’Espagne. Pendant le règne de Louis XV, toutes les fois que les puissances coalisées menaçaient nos frontières, le gouvernement était réduit à s’assurer de la fidélité des protestants dans les provinces limitrophes, en leur donnant des promesses toujours renouvelées et toujours déçues. Mais au moins le résultat religieux que l’on poursuivait au prix de tant de sacrifices fut-il atteint ? A l’époque de la révocation, sur une population d’environ vingt millions d’âmes, on comptait un million de protestants. Aujourd’hui, quinze à dix-huit cent mille protestants vivent disséminés au milieu de trente-cinq millions de catholiques. La proportion entre les partisans des deux cultes est restée la même qu’autrefois. Appliquées pendant cent ans, les lois cruelles de Louis XIV, aggravées encore par l’ordonnance de 1724, sont restées sans force contre les convictions religieuses qu’elles devaient anéantir. Les espérances des promoteurs de l’édit révocatoire ont donc été trompées.

Un des résultats les plus déplorables de la faute du grand roi, ce fut le réveil du fanatisme dans le Midi. Les passions religieuses, assoupies presque entièrement depuis la pacification d’Alais, se ranimèrent dans toute la France et surtout dans le Languedoc. Les bûchers se rallumèrent contre les camisards, et, à l’exemple d’Innocent III, le pape Clément XI ne recula pas devant une mesure terrible : il fit prêcher la croisade contre les hérétiques des Cévennes, que, dans une aveugle ignorance et avec une foi passionnée, il disait issus de la race exécrable des anciens Albigeois. Dans une bulle promulguée à Rome le Ier mai 1703, et qui fut envoyée à tous les évêques du Languedoc, qui la publièrent avec un mandement adressé aux curés de leurs diocèses, il promit la rémission générale et absolue de leurs péchés à tous ceux qui s’engageraient sous la bannière sainte de l’Église et contribueraient à l’extirpation des rebelles. Ces excitations, qui rappelaient une époque néfaste dans les annales du Midi, ne produisirent aucun effet immédiat. Presque toute la population valide de la province était enrôlée dans les armées royales ou dans les bandes des insurgés, la mesure des calamités était comble, et il ne dépendait de personne d’y ajouter. Mais, longtemps encore après l’apaisement de cette lutte fratricide, les haines religieuses se transmirent héréditairement dans les familles, et les massacres dont Nîmes a été plusieurs fois le théâtre dans la période contemporaine prouvent suffisamment qu’elles ne sont pas encore éteintes aujourd’hui.

C’est une loi bien connue de l’histoire que tout excès dans un sens provoque tôt ou tard une réaction dans un sens opposé. Les hommes extrêmes du parti catholique avaient en recours au bras temporel pour vaincre leurs ennemis. Ils avaient frappé le libre examen dans la personne des calvinistes. Ils avaient triomphé du retour apparent de milliers d’hommes qu’ils appelaient des nouveaux convertis. Entraînés sur cette pente fatale, ils avaient détruit Port-Royal et condamné au silence les seuls hommes peut-être dont les principes élevés pouvaient réconcilier un jour les deux cultes et rétablir l’unité religieuse. Ce ne fut point l’Église romaine qui profita de cette double victoire, mais l’incrédulité. Comme Bayle l’avait prédit, un parti sceptique et railleur en recueillit tout le fruit. Le dix-huitième siècle vit se former une génération qui rejeta le christianisme en haine de l’intolérance, et ne reconnut plus d’autre autorité que la raison. Des religionnaires, que les dragons avaient traînés aux autels, se vengèrent peut-être ainsi de leur soumission forcée. Chose étrange ! les deux frères Condillac et Mably, qui contribuèrent si puissamment à ébranler une Église et une monarchie despotiques, étaient petits-fils d’un gentilhomme du Dauphiné, converti par les soldats de Saint-Ruth. Renouvelant des théories philosophiques et sociales que le dix-septième siècle avait laissées dans l’ombre, et plaçant, le premier, l’intelligence dans la matière, le second, toute souveraineté dans le peuple, ils sapèrent à la fois la religion et la royauté. Ces principes, popularisés par Diderot et Rousseau, triomphèrent au jour marqué par la colère divine. Le trône fut renversé, l’autel brisé, et toute la vieille société disparut dans une effroyable tempête. Qui peut dire que la révolution de 1789 n’eût pas suivi un autre cours, et qu’elle ne fût restée pure de la plupart des excès et des crimes qui la souillèrent, si la France avait possédé les nombreux descendants de cette race un peu rigide, mais religieuse, morale, intelligente, pleine d’énergie et de loyauté, qu’un de ses rois avait si imprudemment repoussée de son sein ? N’est-il pas infiniment probable que ces hommes dévoués à la loi civile, comme ils étaient dévoués à la loi de l’Évangile, eussent secondé résolument les classes moyennes contre les fauteurs d’anarchie, et formé avec elles un invincible rempart, contre lequel seraient venues se briser les passions d’une foule égarée par la haine, aveuglée par l’ignorance, avide d’une égalité chimérique, éprise d’une liberté sacrifiée sitôt à une gloire passagère ? Peut-être, grâce à leur concours, notre patrie eût-elle trouvé, dès cette époque, la forme définitive de son gouvernement, et des institutions politiques également éloignées d’une démocratie outrée et d’un despotisme sans frein.

Tandis que le royaume de Louis XV présentait le douloureux spectacle d’un pouvoir absolu qui s’affaissait sous le poids de ses propres fautes, et celui d’une Église officielle dont le prestige diminuait de jour en jour, mais dont le voile menteur cachait encore à bien des regards la dévotion superstitieuse des uns, le doute et l’indifférence des autres, le véritable esprit du christianisme, qui ne se laisse emprisonner dans aucune des formes humaines de cette religion divine, animait quelques hommes d’élite qui préparaient à la société française un meilleur avenir. Il se manifestait surtout par une tendance marquée à réparer les fautes commises, à proclamer la tolérance et la fraternité. Dès l’an 1754, Turgot plaçait dans la bouche du prince ces belles paroles : « Quoique vous soyez dans l’erreur, je ne vous traiterai pas moins comme mes enfants. Soyez soumis aux lois ; continuez d’être utiles à l’État, et vous trouverez en moi la même protection que mes autres sujets. » Un ministre de Louis XVI, le baron de Breteuil, fit rédiger par l’académicien Rulhières les Eclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l’édit de Nantes, et présenta en son propre nom un mémoire au roi sur la nécessité de rendre aux protestants leur état civil. Le général La Fayette plaida leur cause, et le noble et vénérable Lamoignon de Malesherbes, qui descendait du féroce Lamoignon de Bâville, composa deux écrits en leur faveur. « Il faut bien, disait-il, que je leur rende quelques bons offices ; mon ancêtre leur a fait tant de mal ! » L’édit de tolérance fut enfin signé en 1787. « A l’exemple de nos prédécesseurs, disait le roi dans le préambule de cette ordonnance bienfaisante, nous favoriserons toujours, de tout notre pouvoir, les moyens d’instruction et de persuasion qui tendront à lier tous nos sujets par la profession commune de l’ancienne foi de notre royaume, et nous proscrirons, avec la plus sévère attention, toutes ces voies de violence, qui sont aussi contraires aux principes de la raison et de l’humanité qu’au véritable esprit du christianisme. Mais, en attendant que la divine Providence bénisse nos efforts et opère cette heureuse révolution, notre justice et l’intérêt de notre royaume ne nous permettent pas d’exclure plus longtemps, des droits de l’état civil, ceux de nos sujets ou des étrangers domiciliés dans notre empire, qui ne professent point la religion catholique. Une assez longue expérience a démontré que ces épreuves rigoureuses étaient insuffisantes pour les convertir. Nous ne devons donc plus souffrir que nos lois les punissent inutilement du malheur de leur naissance, en les privant des droits que la nature ne cesse de réclamer en leur faveur. »

L’édit de 1787 ne répondait certainement pas à tous les besoins et à tous les vœux des protestants. Un reste de servitude continua à peser sur eux. Ils ne purent parvenir à aucune fonction judiciaire. La carrière de l’enseignement leur demeura fermée. Ils ne furent pas reconnus comme formant une communauté distincte, et toute requête collective leur fut interdite. A vrai dire, ils n’obtinrent que le droit de vivre en France sans être inquiétés pour cause de religion, la permission de se marier légalement devant les officiers de la justice, l’autorisation de faire constater les naissances devant le juge du lieu, un règlement pour leur sépulture. Mais ces concessions, si faibles en apparence, emportaient nécessairement beaucoup plus dans la pratique. La France protestante n’y fut pas trompée. Elle accueillit l’édit de Louis XVI avec reconnaissance et allégresse. Elle rétablit ses assemblées religieuses. Les réformés de Nîmes se pressèrent en foule chez les juges royaux pour faire enregistrer leurs mariages et légitimer leurs enfants. Ils crurent fermement à leur émancipation prochaine et complète. Chose admirable ! ce peuple exclu depuis plus d’un siècle de tous les emplois, entravé dans toutes les carrières, traqué dans les bois et les montagnes, sans écoles, sans famille reconnue par la loi, sans héritage assuré, n’avait rien perdu de son antique énergie. Il était digne par ses lumières, par sa moralité, par ses vertus civiques, de la grande réparation que lui réservait la révolution. Le 21 août 1789, l’Assemblée constituante renversa les barrières qui s’étaient opposées jusqu’alors à l’admission des protestants aux charges de l’État. Elle déclara solennellement que : « Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents. » Deux jours après, dans la séance du 23 août, elle proclama le grand principe de la liberté absolue des cultes, en décrétant que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble point l’ordre public établi par la loi. »

La justice tardive du peuple souverain vengea les descendants des réfugiés eux-mêmes des persécutions subies par leurs ancêtres. Selon les lois qui restèrent en vigueur jusqu’à la fin du règne de Louis XVI et qui ne furent que faiblement adoucies par l’édit de 1787, les religionnaires fugitifs perdaient leur qualité de Français. Ils encouraient la mort civile, leurs biens étaient confisqués, et ils devenaient véritablement étrangers. Cette législation, qui n’était plus conforme à l’esprit du siècle, fut abrogée par la loi du 15 décembre 1790, dont l’article 22 est ainsi conçu : « Toutes personnes qui, nées en pays étrangers, descendent, en quelque degré que ce soit, d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion, sont déclarées naturels français et jouiront des droits attachés à cette qualité, si elles reviennent en France, y fixent leur domicile et prêtent le serment civique. »

Dans la pensée de l’Assemblée nationale, les réfugiés n’avaient jamais abdiqué leur nationalité, parce qu’ils avaient été forcés de s’expatrier, et qu’ils n’avaient pu être dépouillés légitimement de leurs droits par des édits contraires à la justice et à l’humanité. Le rapporteur disait aux députés réunis de la France : « Lorsque des lois tyranniques ont méconnu les premiers droits de l’homme, la liberté des opinions et le droit d’émigrer ; lorsqu’un prince absolu fait garder par des troupes les frontières comme les portes d’une prison, ou fait servir sur les galères, avec des scélérats, des hommes qui ont une croyance différente de la sienne, certes, alors, la loi naturelle reprend son empire sur la loi politique ; les citoyens dispersés sur une terre étrangère ne cessent pas un instant, aux yeux de la loi, d’appartenir à la patrie qu’ils ont quittée. Cette maxime d’équité honora la législation romaine et doit immortaliser la nôtre. »

En donnant la sanction de la loi positive à la loi naturelle, l’Assemblée empêcha que l’on pût discuter non seulement le séjour, mais encore tous les actes accomplis par les réfugiés pendant leur long exil. Elle étendit jusqu’aux descendants des femmes ce grand bienfait qui devait sceller la réconciliation de la France libre avec les victimes d’un despotisme heureusement détruit. Ne trouvant rien à reprocher aux hommes, elle ne voulut pas non plus reprocher aux femmes les mariages qu’elles avaient pu contracter avec des étrangers, et, dans ce cas particulier, elle décida que la nationalité s’était conservée pour elles, et, par elles, pour leurs descendants. Elle assimila donc complètement tous les rejetons des familles fugitives aux citoyens nés sur le sol français d’ancêtres qui ne l’avaient pas quitté depuis l’an 1685, à la seule condition qu’ils rempliraient à l’avenir les obligations imposées à tous les Français.

La France régénérée avait un dernier devoir à remplir à l’égard de ses enfants proscrits. Des décrets iniques avaient prononcé la confiscation des biens des réfugiés. Une partie de ces biens avait été vendue ou donnée, une partie avait été mise en régie sous les ordres des intendants et exploitée pour le compte de l’État. Les théoriciens de la royauté absolue soutenaient en principe que la société, en faisant cesser la communauté de tous les biens et de toutes les richesses répandus dans son territoire, ne les a répartis entre ses membres, ne leur a donné le droit de les accroître, qu’à la condition qu’ils continueraient d’être citoyens. Elle s’en est conservé le domaine éminent, de sorte qu’un fugitif ne peut emporter avec lui ni conserver dans sa fuite sa fortune particulière, de même que le vassal commet son fief lorsque, par sa forfaiture, il n’est plus en état de remplir les devoirs de sa vassalité. L’Assemblée constituante n’accepta pas la solidarité de ces maximes dignes des Pharaons d’Égypte. Elle ne voulut pas que la propriété pût être regardée comme une concession de la société, et elle en raffermit les bases ébranlées par un pouvoir sans frein, en même temps qu’elle accomplit un acte de haute justice envers les descendants des religionnaires expatriés. La loi du 15 décembre 1790 respecta, il est vrai, les faits irrévocablement accomplis, en déclarant, dans son article 12, que les propriétés vendues ne pourraient être revendiquées par les héritiers des anciens possesseurs ; mais elle ordonna que toutes celles qui se trouvaient encore aux mains de la régie seraient restituées aux familles qui pourraient justifier de leurs droits. Les dons et les concessions des biens des religionnaires faits à titre gratuit à d’autres qu’aux parents des fugitifs furent annulés, sans que les donataires et les concessionnaires pussent se prévaloir d’aucune prescription. Mais on permit aux successeurs de ces derniers d’opposer la prescription aux héritiers légitimes, lorsqu’ils auraient prouvé une possession non interrompue pendant l’espace de trente ans. C’était concilier dans une juste mesure les droits anciens et les droits nouveaux, et accorder aux descendants des réfugiés la seule restitution qui fût possible sans bouleverser la société.

Depuis soixante ans les portes de la France sont rouvertes aux petits-fils des exilés protestants. Plusieurs sont rentrés dans leur ancienne patrie, vers laquelle les attirait un penchant secret et irrésistible qu’ils avaient douloureusement refoulé dans leurs cœurs pendant la longue durée de la persécution. Les Odier, les La Bouchère, les Pradier, les Constant, les Delprat, les Bitaubé, les Pourtalès ont rendu au pays de leurs ancêtres des membres distingués de leurs familles. Le plus grand nombre des descendants des fugitifs habite encore la terre étrangère, mais ils se souviennent avec une fierté légitime de l’acte réparateur qui leur reconnaît un droit impérissable au titre de citoyens français.

Pour nous, en écrivant l’histoire de ces martyrs de leur foi, nous croyons avoir rempli une lacune de notre Histoire nationale, en même temps que nous accomplissions un devoir pieux. Les fastes de la France ne devaient pas rester éternellement fermés aux destinées souvent glorieuses, toujours honorables, des membres dispersés du refuge. Nous avons étudié les vicissitudes de leurs fortunes diverses, recueilli les traces de leurs souffrances et de leurs triomphes, constaté leur influence salutaire dans les contrées les plus différentes, et, s’il ne nous a pas été donné de leur élever un monument durable, du moins aurons-nous contribué à sauver de l’oubli de grands et nobles souvenirs, qui méritent de vivre dans la mémoire des hommes, et dont la France elle-même a sujet de s’enorgueillir.

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