Histoire de la Bible en France

XX
Trois récits et un poème sur les colporteurs

Avant ces trois récits, l’édition originale du livre comporte un Aperçu sur le colportage biblique en France et en Indo-Chine au xxe siècle, d’une quarantaine de pages. On peut le lire en ligne sur hathitrust.org. (ThéoTEX)

1. Un Nouveau Testament vainqueur mais tout meurtri, tout meurtri mais vainqueur

I

En 1854, au milieu de la cour d’une caserne, dans une ville du midi de la France, un colporteur, avec l’autorisation du colonel, causait au milieu d’un groupe de soldats qui allaient partir pour la Crimée, et leur offrait ses livres. Il leur parlait avec toute la chaleur de son âme. Tout à coup, un jeune homme à l’air ouvert, à la physionomie intelligente, s’avança vers lui, et, d’une voix cordiale, lui dit : « Vraiment, vous m’avez convaincu de la nécessité de posséder la Parole de Dieu. Mais hélas ! je n’ai pas un centime pour faire cette précieuse acquisition. — Qu’à cela ne tienne, répondit le colporteur. Il ne sera pas dit qu’un chrétien vous aura laissé aller sans vous donner un Nouveau Testament, dussé-je le payer de ma poche. » Et il tendit au soldat un de ses plus petits Nouveaux Testaments. Mais, ô surprise, ô chagrin, à peine celui-ci fut-il en possession du volume, qu’il éclata de rire. « Ah ! quel bon tour ! s’écria-t-il. Je suis Loustic Ier du régiment. Je me moque des Ave Maria comme de l’an quarante. Voyez-vous, quand je serai mort… — Après la mort vient le jugement », interrompt le colporteur d’un ton qui fait trembler ses auditeurs, et il cite Matthieu 8.12 et Matthieu 25.41 : Ils seront jetés dans les ténèbres du dehors. Retirez-vous de moi, maudits. Le jeune soldat se trouva un moment réduit au silence, mais sa légèreté reprenant le dessus, ce fut de nouveau un feu roulant de plaisanteries. « Rendez-moi mon livre », s’écria le colporteur d’un ton sérieux. « Ah ! quant à ça, non, mon vieux ! Je ne voudrais pas vous faire un affront devant cette honorable compagnie. Que penseraient de vous mes camarades, si vous repreniez de la main gauche ce que vous m’avez donné de la main droite ! Ce n’est pas ainsi que cela se passe dans l’armée française ! Du reste, votre livre peut m’être très utile, et c’est bien ce que vous désirez, n’est-ce pas ? Au camp, voyez-vous, on n’a pas toujours sous la main un morceau de papier pour allumer sa pipe. Ce livre fera très bien pour cet usage. Donc, bien obligé. Et surtout, sans rancune ! » Ce disant, il fait le salut militaire, grotesquement, et s’éloigne vivement, pas assez toutefois pour ne pas entendre ces mots : Prenez garde, car c’est une chose terrible que de tomber entre les mains de Dieu vivant.

II

Quinze mois plus tard, nous retrouvons notre colporteur à environ cent lieues de là. C’est le soir. Il entre à l’auberge pour se reposer des fatigues de la journée. Mais quel est ce spectacle inattendu ? Dans la salle a manger ; dix personnes sont à table. Il est aisé de voir qu’elles sont accablées par la plus profonde tristesse. Il avance jusque dans la cuisine, où se trouve le personnel de la maison, et là, c’est bien pis. La consternation règne sur tous les visages. Près du foyer est assise une femme déjà figée. Sa tête retombe sur sa poitrine ; elle fait entendra de profonds soupirs ; elle paraît en proie à la plus vive détresse. Le colporteur lui adresse quelques paroles qui gagnent sa confiance. « Vous me demandez la cause de ma douleur ? dit-elle avec un torrent de larmes. Hélas ! celui qui était le bonheur, l’orgueil de ma vie, mon fils, a été déposé dans le tombeau il y a quelques heures à peine. » Et la voix lui manqua. Elle sanglotait à se briser.

Le colporteur tire son Nouveau Testament de sa poche, et lit Hébreux 12.10. Dieu nous châtie pour notre bien… A peine a-t-il achevé que la femme pousse un cri et se lève avec impétuosité. Sans y faire attention, le colporteur continue, et lit Hébreux 4.14-16. Mais, lorsqu’il a lu les mots : afin que nous puissions être secourus au temps convenable, la femme se précipite vers lui, et, lui arrachant le livre, s’écrie, presque hors d’elle-même : « Méchant homme, vous m’avez pris l’objet le plus précieux qu’il m’ait laissé ! » Toutefois, à peine a-t-elle jeté un coup d’œil sur le livre, qu’elle le laisse tomber à terre en disant : « Non, ce n’est pas là mon cher livre. Il est complet, le mien est déchiré. Pardonnez-moi. » Elle entre dans une pièce adjacente, et revient aussitôt, rapportant un Nouveau Testament pareil à celui du colporteur, sauf que beaucoup de pages en avaient été arrachées. Le colporteur le prend, l’ouvre, et ses yeux tombent sur les lignes suivantes, écrites en très grosses lettres : Reçu à… le… D’abord méprisé et maltraité, mais ensuite lu, cru, et devenu l’instrument de mon salut. J. L…, fusilier à la 4e compagnie du… régiment de ligne.

Le colporteur porta sa main à son front, comme quelqu’un qui cherche à se rappeler quelque chose. En un clin d’œil, l’endroit, la date, les railleries du jeune soldat, la fervente prière qu’il avait adressée à Dieu pour lui, tout cela lui revint à l’esprit. « O mon Dieu, dit-il, tu es admirable dans toutes tes voies. Oui, tu accomplis ta promesse : Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et il vous sera accordé. »

Le récit que lui fit ensuite la mère, et que nous reproduisons en abrégé, lui donna la certitude absolue que ce jeune homme était mort en paix.

III

Le triste état du volume montrait que le jeune soldat n’avait que trop fidèlement tenu parole, et qu’il s’était servi des pages du saint livre pour allumer sa pipe. Mais un soir, la veille d’une bataille où son régiment devait donner à la tête de l’armée, des pensées sérieuses avaient, d’une manière étrange, traversé son esprit, et, tout à coup, les paroles du colporteur lui revinrent à la mémoire : C’est une chose terrible que de tomber entre Ies mains du Dieu vivant. Ce fut comme un coup de tonnerre : Et si demain j’allais tomber entre ses mains ? s’écria-t-il avec angoisse. Toute la nuit, cette pensée le poursuivit sans relâche. Dès qu’il fit jour, il prit dans son sac ce livre qui lui faisait l’effet d’un accusateur. Mais quel ne fut pas son étonnement, quand, au lieu de l’avalanche de menaces qu’il s’attendait à y trouver, il rencontra des appels comme ceux-ci : Jean 3.17 ; 1 Jean 5.12 ; 2.2 ; Éphésiens 2.8 et Matthieu 11.28 : Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés

Ce dernier passage l’affecta profondément. Il le tournait et le retournait encore dans son esprit, essayant d’en découvrir le véritable sens, lorsque le tambour l’appela au combat. L’affaire fut courte, mais sanglante. Quand ce fut fini, notre jeune ami était de ceux qui gisaient épars sur le champ de bataille. Une blessure terrible le mit pendant plusieurs semaines sur le bord de la tombe. Semaines bénies, pendant lesquelles il éprouva la vérité de cette parole : Celui qui croit à celui qui m’a envoyé a la vie éternelle.

Il roula d’hôpital en hôpital. Puis, son état s’améliora assez pour qu’il pût revenir au pays. C’est là surtout, que, pendant les six semaines qu’il passa encore sur la terre, il glorifia Celui qui l’avait appelé des ténèbres à sa merveilleuse lumière. Son Nouveau Testament mutilé — car il n’en avait pas d’autre — ne le quittait pas. Et jusqu’à son dernier soupir, il supplia tous ceux qu’il aimait — et maintenant il aimait tout le monde — de ne pas s’exposer à tomber inconvertis entre les mains du Dieu vivant. Quand son âme fut sur le point de se dégager des liens du corps, son visage était empreint d’une expression d’une félicité telle qu’on aurait pu dire de lui qu’il voyait la gloire de Dieu, et Jésus debout à la droite de Dieu.

(Raconté par M. Victor de Pressensé, dans le rapport de 1857 de la Société biblique britannique.)

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