L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

17. Opposition publique.

Animosité des païens contre les chrétiens. — Loyauté des chrétiens. — Les philosophes attaquent l’Église.

Durant toute la période où nous sommes, la haine des païens contre les chrétiens reste inflexible. On raconte toujours qu’ils dévorent des enfants, se livrent à la débauche à la faveur de l’obscurité, adorent une tête d’âne. Malgré leur vie vertueuse, ces calomnies les exposent longtemps au mépris de leurs adversaires. Voici, par exemple, ce que nous lisons dans Tertullien. « La haine du nom chrétien est si aveugle dans la plupart, que, même en louant un chrétien, ils lui font un crime de son nom. C’est un homme vertueux, dit-on, que Caïus Séius, mais il est chrétien. Il est fort étonnant, dit un autre, qu’un homme aussi sage que Lucien se soit tout d’un coup fait chrétien… Quoi ! dit-on, cette femme qui était si libre, si galante ; ce jeune homme autrefois si débauché, les voilà chrétiens ! On veut joindre, en leur donnant ce nom, la flétrissure à l’éloge. Quelques-uns, pour satisfaire leur haine, sacrifient leurs propres intérêts. Un mari, quoique forcé de n’être plus jaloux, répudie une femme devenue chaste en devenant chrétienne. Un père déshérite un fils soumis dont il souffrait auparavant les désordres. Un maître chasse un esclave fidèle qu’il avait traité jusque-là avec douceur… »

[Apologie, ch. 3. Tout en employant la traduction de Gourcy, nous ne nous y assujettissons pas, et nous n’hésitons pas à la modifier où elle nous semble avoir méconnu le vrai sens du texte.

Malgré le mépris public et les persécutions officielles, les chrétiens n’en restaient pas moins de loyaux et pacifiques citoyens. « Nous sommes toujours prêts, dit Justin-Martyra, nous, chrétiens, à payer à ceux qui sont chargés de les recevoir, les impositions ordinaires ou extraordinaires. Nous les payons partout, avant tous, obéissant en cela à l’ordre de notre Maître… Nous adorons Dieu seul ; mais nous sommes joyeux de vous rendre tout l’honneur qui vous est dû comme rois et princes des hommes. » « Sachant, dit Tertullien, que l’Empereur est établi par Dieu, nous ne pouvons que l’aimer et l’honorer. Nous désirons aussi le salut de l’Empire sur lequel il règne, aussi longtemps que le monde durera, car Rome durera autant que le monde. Il devrait pourtant devenir manifeste à vos yeux, que notre religion nous inculque une patience qui vient de Dieu. Car, enfin, malgré le nombre des chrétiens, nombre tel qu’il ne nous manque que la majorité dans toutes nos villes (pars pene major civitatis cujusque), nous nous conduisons avec une tranquillité et une modération constantes ; à ce point, je puis le dire, qu’on nous connaît plutôt comme individus que comme communautés organisées, et qu’on ne nous distingue qu’en voyant que nous avons renoncé à nos anciens vices. »

aIre Apologie, ch. 17.

[A Scapula, II. Milman ne croit pas à l’universalité de ces sentiments de loyalisme. Il invoque deux écrits, très répandus parmi le chrétiens du iie siècle, comme prouvant l’existence d’un élément tendant à l’établissement d’une cinquième monarchie, qui visait aussi bien au renversement de l’empire qu’à celui du paganisme. Ce écrits sont le Deuxième livre d’Esdras, d’origine juive, mais avec des interpolations chrétiennes, et les Livres Sibyllins. Il y avait trois recueils de ces oracles célèbres. Ceux qui avaient été donnés par la Sibylle à Tarquin, et que le Sénat consultait dans les moments difficiles, furent brûlés en 82 av. J.-C. — Grâce a des copies conservées çà et là, on en fit un nouveau recueil, souvent révisé, et enfin brûlé sous le règne d’Honorius (395-423). Les vers sibyllins actuellement existants sont des hexamètres grecs et ont été composés par des écrivains juifs ou chrétiens. Quant à leur date, ils s’étendent de l’an 170 av. J.-C. à l’an 700. Des 12 livres qui existaient autrefois, il n’en reste que 10, le 11e et le 12e ayant disparu. Les principaux sujets traités sont l’espérance juive d’une restauration politique, l’histoire du monde depuis le déluge, les triomphes futurs du christianisme et le Millénium. Parmi les Montanistes, l’attente du Millénium était générale. Milman, Hist. of Christianity, II, 116-125 ; Smith, Dict. of the Bible, art 2 Livre d’Esdras ; Jebb, Primer of Greek Literature, 160, 161.]

Au reproche adressé aux chrétiens de frustrer les temples de leurs revenus, Tertullien répond : « On ne saurait nier, dites-vous, que les revenus des temples ne diminuent chaque jour… C’est que nous ne pouvons suffire à donner aux hommes et aux dieux, et que nous ne croyons devoir donner qu’à ceux qui demandent. Que Jupiter tende la main, nous lui donnerons. Enfin, vous faites moins d’offrandes dans vos temples, que nous ne faisons d’aumônes dans les rues. » Et il ajoute : « Et combien le fisc n’a-t-il pas à se louer des chrétiens ! Car si l’on examine combien les différentes impositions perdent par vos fraudes et vos fausses déclarations, tandis que nous les payons avec cette même bonne foi qui ne nous permet pas de faire tort à qui que ce soit ; on trouvera que le seul article où vous pouvez nous reprocher d’être inutiles à l’État, est bien compensé par tous les autresb. »

bApologie, ch. 42.

A cette occasion, Tertullien repousse avec indignation certains autres reproches faits aux chrétiens : par exemple, celui d’être la cause des malheurs publics, d’être les parasites de la société, et il avertit, d’un ton de triomphe, les adversaires des chrétiens, que plus ils seront foulés aux pieds, plus ils croîtront en nombre et en force. « A chaque désastre public, à chaque calamité, vous dites que les chrétiens en sont la cause. Si le Tibre inonde Rome, si le Nil n’inonde point les campagnes, si le ciel est fermé, si la terre tremble, s’il survient une famine, une peste, on entend crier aussitôt : Les chrétiens aux lionsc. Mais, dites-moi, je vous prie, avant la naissance de Jésus-Christ, la terre, les villes n’ont-elles pas éprouvé les plus grands malheurs ? » Et ailleurs : « Nous ne ressemblons pas aux brahmanes et aux gymnosophistesd des Indes : nous n’habitons pas les forêts, nous ne fuyons pas les hommes. Nous nous souvenons que nous devons rendre grâces à Dieu, le seigneur et le créateur de toutes choses : nous ne rejetons rien de ce qu’il a fait pour nous ; mais nous sommes en garde contre l’excès et contre l’abus. Nous nous trouvons avec vous à la place, au marché, aux bains, aux boutiques, aux hôtelleries, aux foires, dans tous les lieux nécessaires au commerce de la vie. Nous naviguons avec vous, nous portons les armes, nous cultivons la terre avec vous… La multitude triomphe bien vainement de nous voir persécutés. C’est nous qui avons droit de triompher puisque nous aimons mieux être condamnés que d’être infidèles à Dieu… On nous déclare la guerre lorsqu’on nous mène devant les tribunaux, où nous combattons pour la vérité au péril de notre tète. Nous remportons la victoire, puisque nous obtenons ce qui fait le sujet du combat. Le fruit de la victoire, c’est la gloire de plaire à Dieu, c’est la conquête de la vie éternelle. Nous perdons la vie, il est vrai, mais nous emportons en mourant ce qui fait l’objet de notre ambition. Nous mourons au sein de la victoire, et par notre mort nous échappons à nos ennemis. Tournez-nous en ridicule tant que vous voudrez, sur ce qu’on nous attache à des poteaux pour nous brûler avec des sarments : ce sont les instruments de notre victoire, les ornements et le char de notre triomphe… Pour vous, dignes magistrats, assurés comme vous l’êtes des applaudissements du peuple, tant que vous lui immolerez des chrétiens, condamnez-nous, tourmentez-nous, écrasez-nous : votre injustice est la preuve de notre innocence ; c’est pourquoi Dieu permet que nous soyons persécutés… Mais vos cruautés les plus raffinées ne servent de rien : c’est un attrait de plus pour notre religion. Nous multiplions à mesure que vous nous moissonnez ; notre sang est une semence de chrétiens. »

cChristianos ad leonem. Si l’on en juge par le mètre, ces paroles faisaient très probablement partie d’un chant populaire à Rome et ailleurs. Wordsworth, Church History, p. 101, note.

d – Philosophes ainsi nommés parce qu’ils allaient pieds nus ou légèrement vêtus.

[Semen est sanguis Christianorum. Ces paroles ont passé en proverbe, Apologie, ch. 40, 42, 49, 50. La traduction anglaise des derniers paragraphes est empruntée au Dr Wordsworth, qui a admirablement reproduit le style impétueux et raboteux de Tertullien. Church Hist., 101, 102.]

Mais l’Évangile avait d’autres ennemis non moins redoutables que les magistrats, les prêtres et la populace. C’étaient les philosophes païens, habiles à le travestir et employant contre lui les armes puissantes du sophisme et du sarcasme. Nous avons parlé ailleurs de la manière dont Cæcilius, dans l’Octavius de Minucius Félix, attaque le christianisme et défend le paganisme. Jusqu’au temps de Constantin, il y aura de virulents Cæcilius. Parmi ceux qui ont écrit pendant les deux premiers siècles, le plus connu est l’épicurien Celsee. Il composa vers l’an 160 son Discours véritable, qui nous est connu seulement par la réfutation qu’en fit, environ un siècle après, le savant Origène.

e – D’autres croient qu’il était platonicien.

Parmi les critiques que Celse fait à la doctrine chrétienne, nous relèverons celle qu’il adresse d’une part aux prédicateurs du christianisme et d’autre part à ceux qui les écoutent. Sous ses paroles souvent mensongères et injustes, se cache un hommage rendu à la vérité, hommage d’autant plus précieux qu’il est involontaire. Voici le portrait qu’il trace des évangélistes. « Ce sont, dit-il, des gens sans nom qui se donnent fort tranquillement comme inspirés. Ils vont de ville en ville, remplissent temples et places publiques de leurs déclamations, envahissent même les armées et font tout au monde pour attirer l’attention. Ils disent : Je suis Dieu ; je suis le Fils de Dieu ; je suis le Saint-Esprit. Le monde périssait, je suis venu pour le sauver. Vous, qui m’écoutez, vous périssez à cause de vos péchés. Je veux vous sauver ; vous me verrez revenir revêtu du pouvoir divin. Béni sera celui qui m’honorera. Quant aux autres, ils sont voués, eux et leurs demeures, au feu éternel. Ceux qui ignorent les châtiments qui les attendent se repentiront alors et se lamenteront en vain. Ceux, au contraire, qui auront été fidèles, jouiront de la vie éternellef. Et là-dessus ils ajoutent des paroles étranges et inintelligibles, dont tout imposteur peut se servir pour appuyer ses mauvais desseins. »

f – Cité par Origène, Contre Celse, liv. VII, ch. 9.

Quant à ceux auxquels le message évangélique est adressé, Celse dit : « Ordinairement ceux qui invitent les hommes à participer à de nouveaux mystères commencent par leur dire : Que ceux qui veulent participer soient purs de souillures, qu’ils aient une âme innocente, qu’ils aient mené une vie intègre. Ici, c’est le contraire. Les chrétiens appellent à eux les pécheurs, les simples, les enfants, les infortunés et leur offrent le royaume de Dieu. Et que sont donc tous ces pécheurs ? des gens injustes, des voleurs, avec effraction ou autrement, des empoisonneurs, des sacrilèges, des profanateurs de tombeaux. » Origène répond, avec les termes mêmes de l’Évangile et conclut sur ce point en disant : « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé, qui ont besoin de médecin, mais ceux qui se portent malg. »

g – Matth.9.12. — Contre Celse, liv. III, ch. 49, 61.

Celse reproche encore aux chrétiens de dire et de répéter constamment à leurs disciples : « N’examinez pas, croyez seulement ; votre foi vous sauvera. La sagesse de ce monde est folie ; la folie de la foi, sagesse. » « Nous répondons, réplique Origène, que si tous les hommes pouvaient laisser les affaires ordinaires de la vie et se vouer à l’étude de la sagesse, rien ne serait mieux. Mais, en fait, soit à cause des nécessités de la vie, soit à cause de la faiblesse humaine, il n’y a que bien peu d’hommes qui puissent se vouer et se vouent à cette étude. Et alors, ne vaut-il pas mieux voir un grand nombre d’hommes, purifiés de la fange du péché dans laquelle ils se vautraient, croire, même sans des raisons suffisantes, qu’ils peuvent être nettoyés de leurs péchés, qu’ils sont honorés pour leurs bonnes œuvres, et les voir transformés par cette foi, que de les voir refuser de céder à la force de la foi seule, et la repousser jusqu’au moment où ils auront pu en faire un examen approfondi et peser les raisons qui militent en sa faveurh ? »

hContre Celse, liv. I, ch. 9.

Il faut encore citer, parmi les philosophes ennemis du christianisme, un ami de Celse, Lucien de Samosate, qui chercha d’abord à discréditer les chrétiens dans sa Mort de Perégrinus. Cet écrit satirique n’a qu’un titre à être mentionné ici : c’est le témoignage que l’auteur rend, lui aussi, à la foi et aux vertus des chrétiens : « Ces pauvres gens, dit-il, se figurent être immortels ; là-dessus, ils méprisent toutes choses, la mort même, et s’offrent volontairement aux supplices. Leur législateur leur a persuadé qu’ils sont tous frères, qu’ils doivent quitter nos dieux nationaux, adorer le crucifié et obéir à ses lois. Or ces lois leur apprennent à mépriser les biens de la terre, à avoir toutes choses communes, et ils le font sans se demander pourquoi ? »

[Neander, I, 218-221. — Œuvres de Lucien, trad. angl. de E. Francklin. Londres, 1781, II, 435. Un témoignage semblable à celui de Lucien, mais écrit dans un sens plus bienveillant, leur est rendu par le célèbre médecin Galien, qui florissait à la même époque. Dans un fragment de son ouvrage (perdu) Sur la république de Platon, conservé par un auteur arabe, il s’exprime ainsi : Ceux qu’on appelle les chrétiens ont fondé une religion sur des paraboles et des miracles. Au point de vue de l’éducation morale et de la pratique de la vertu, ils ne sont en rien inférieurs aux philosophes. Ils honorent le célibat, sont sobres dans leur régime, et zélés pour les jeûnes et la prière. Ils pratiquent l’honnêteté et la continence, ne font tort à personne, et, en ce qui concerne le véritable accomplissement des miracles, ils dépassent infiniment les philosophes. » Dict. of Christ. Biog., Galenus.]

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