L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

16. Superstitions.

Prières pour les morts. — Invocation des saints. — Culte des reliques. — Jeûnes et fêtes. — Éducation. — Edifices religieux.

Dans sa description de l’Eucharistie, Cyrille parle de prières pour les morts, aussi bien que pour les vivants, et le lecteur n’a peut-être pas oublié l’expression analogue de Tertullien citée ailleurs : « à chaque retour d’un anniversaire, nous faisons des offrandes pour les morts. » Dans un autre traitéa, il dit : « La veuve prie pour l’âme de son mari défunt, afin qu’il trouve actuellement du soulagement et qu’il ait part à la première résurrection. En outre chaque année à l’anniversaire de sa mort, elle fait une offrande à son intention. » Cyprien dit de son côté : « Vous le savez, nous offrons un sacrifice pour les martyrs à chaque célébration annuelle de leur passion et de l’anniversaire de leur naissance. »

aDe la monogamie, chap. 10.

[Bingham, Antiquities of the Church, liv. XV, chap. 3, § 15. Voy. encore le refus de la célébration d’un sacrifice pour le repos de leurs âmes, dont Cyprien menace ceux qui auront contribué à écarter les prêtres de l’autel. Dans les sacrifices et offrandes dont il est ici question, quelques-uns voient des prières. Tertullien, en effet, appelle la prière : « la victime spirituelle qui a remplacé les sacrifices de l’Ancienne Alliance ». De la Prière, chap. 28.]

C’était une croyance générale parmi les chrétiens des iie et iie siècles, que l’âme, en quittant le corps, se trouvait dans une sorte d’état intermédiaire. Cet état devait se terminer à la résurrection, et l’âme devait alors avoir une éternelle durée soit de bonheur, soit de misère. Plusieurs croyaient aussi que les justes verraient se terminer pour eux cette attente, mille ans avant la résurrection générale. Telle était la doctrine du millénium. On supposait encore que les âmes des justes soupiraient après le moment de leur délivrance. Les parents et amis des défunts offraient donc des prières pour hâter leur délivrance et obtenir pour eux quelque soulagement d’ici-làb.

b – Voy. l’épitaphe : Refrigera Deus Anima[m]. — Burton, Christian Church, 311-319.

Le récit du martyre de Perpétue nous offre une preuve de cette croyance. Étant en prison, elle se mit à prier pour son jeune frère, qu’elle croyait voir tourmenté par la soif dans un endroit obscur. En réponse à sa prière, elle vit l’obscurité se transformer en lumière, et son frère, rafraîchi par une eau abondante, s’échapper pour aller jouer joyeusement comme les enfants de son âge. « Cela me fit comprendre, ajoute-t-elle, qu’il avait quitté son lieu de souffrancec. »

cPassion de Perpétue et de Félicité, chap. 2.

Un esprit aussi curieux que celui d’Origène ne pouvait manquer de se laisser aller à de fréquentes spéculations sur la nature et la destinée de l’âme. Il en vint à cette conclusion, qu’aucune créature humaine ne pouvait, au moment de la mort, être assez affranchie du péché pour entrer au ciel. Dès lors, toute âme dépouillée du corps, fût-elle celle du meilleur des hommes, devait être purifiée par le feu, et cela non pas immédiatement après la mort, mais lors de la résurrection finale.

Ainsi naquit la doctrine du purgatoire, et cette invention funeste, entretenue par l’Église romaine, a puissamment contribué à maintenir les âmes dans l’esclavage spirituel. On peut dire avec certitude qu’elle ne peut trouver aucun fondement dans l’Écriture, et que les pères de l’âge post-apostolique n’y ont fait aucune allusion ». Il est probable qu’à cette époque la croyance générale, touchant le pardon et la purification des morts, revêtait une forme bien plus atténuée que celle de la vision de Perpétue et, surtout, fort éloignée de l’idée plus récente du purgatoire. Le passage suivant des Constitutions Apostoliques nous semble confirmer cette opinion : « Nous devons, y est-il dit, prier pour tout frère qui repose en Christ, afin que Dieu, qui aime les hommes et qui a reçu son âme, lui pardonne tous les péchés volontaires ou involontaires qu’il a commisd. »

d – La Didachè dont nous avons donné la traduction à la fin de la première partie de cet ouvrage, ne fait pas exception. On n’y trouve aucune allusion a un état intermédiaire, à un purgatoire.

On trouve dans la description des funérailles chrétiennes que nous a laissée Denys l’Aréopagite, une allusion à la cérémonie des prières pour les âmes des morts. « On amène à l’évêque, dit-il, la dépouille mortelle du défunt, et tous chantent des hymnes de reconnaissance à Dieu, dont la grâce a rendu leur frère décédé victorieux de la mort. Cela fait, le prêtre rend grâces et, après la lecture de quelques chapitres de l’Écriture, les catéchumènes sont renvoyés. On lit alors à haute voix les noms de ceux qui ont triomphé du monde et sont entrés dans le repos. Enfin, après que le prêtre a prié pour celui qui vient de quitter la vie, afin que Dieu lui pardonne et l’admette parmi les immortels, le corps est embrassé, oint et ensevelie. »

e – Denys, Hiérarchie Ecclésiastique, dans l’Ante-Nic. Library ; Arnobe, p. 218, n. 3. Les ouvrages auxquels on donne ce nom d’auteur ont été composés, a ce qu’on croit, au ve siècle.

Les fêtes les plus populaires de l’Église étaient les anniversaires ou jours de naissance des martyrs. Ces fêtes devaient attirer tout particulièrement les païens. De grandes foules s’assemblaient autour de leurs sépulcres, et plus tard, depuis le temps de Constantin, dans les magnifiques églises élevées sur leur emplacementf. Avec le jour, commençait un service religieux important. On chantait des hymnes en l’honneur des martyrsg, on lisait — d’où le nom de légendes, legenda — l’histoire de leur vie et de leur martyre ; les meilleurs prédicateurs prononçaient leur panégyrique. A la fin de la journée avait lieu un banquet, auquel tout le monde était invité à prendre part. Les païens avaient été accoutumés à apaiser les mânes de leurs morts par des festins de ce genre, festins fort coûteux, parfois, lorsqu’il s’agissait de personnes opulentes. A vrai dire, le banquet formait une partie intégrante de leurs cérémonies religieuses. Quand cet usage s’introduisit dans l’Église, ce ne fut pas sans que les sentiments païens s’y introduisissent du même coup. Aussi les anniversaires des martyrs prirent-ils un caractère de gaieté, d’animation et de somptuosité tout à fait étranger au christianisme. Vers le soir, le vin coulait librement, et il n’était pas rare de voir la santé des martyrs si fréquemment portée, qu’il en résultait une ivresse complète. Imperceptiblement, tous les accessoires voluptueux des banquets romains se firent une place. Il y eut des danses, des pantomimes ; les fêtes se prolongèrent jusqu’à minuit ; enfin, toutes sortes d’excès criminels vinrent profaner, sinon les églises elles-mêmes, du moins leurs environs immédiats.

f – On donnait à ces églises le nom de Martyria.

g – Beaucoup de monuments de l’ancienne poésie chrétienne ont été composés pour des occasions de ce genre.

Les évêques, dont les lumières auraient dû être plus grandes, ne permettaient que trop facilement aux païens convertis d’en revenir à leurs anciens errements. Grégoire de Nysse, dans sa vie de Grégoire le Thaumaturge, nous raconte que « dès que Grégoire vit que le peuple ignorant et grossier restait attaché à l’idolâtrie, à cause des plaisirs et des amusements que lui procuraient les fêtes païennes qui flattaient ses sens, il lui permit de jouir des mêmes récréations en célébrant la mémoire des martyrs, dans l’espérance que, dans la suite, il prendrait du goût pour une vie plus régulière et plus vertueuse. » Augustin confirme à son tour ce que dit Grégoire de Nysse. Quand la paix succéda aux persécutions et aux troubles, « les Gentils, dit-il, qui voulaient se rattacher au christianisme en étaient détournés par la crainte de devoir renoncer aux pernicieux, mais traditionnels plaisirs qu’ils goûtaient en célébrant le culte de leurs faux dieux, au milieu des fêtes et d’abondantes libations. Il parut donc convenable à ceux qui dirigeaient l’Église de ne pas s’insurger par trop contre cette faiblesse, et de substituer à ces fêtes des fêtes analogues en l’honneur des saints martyrs. Ils devaient y trouver les mêmes joies, sans la même impiété. » Et ailleurs : « Beaucoup boivent avec excès en l’honneur des morts et, quand ils célèbrent leur fête, s’ensevelissent en quelque sorte eux-mêmes au dessus des tombeaux de ceux qui sont ensevelis. A leurs yeux, boire et manger avec excès est affaire de religion… Les martyrs entendent le cliquetis de vos coupes ; ils entendent le bruit de votre cuisine ; ils entendent vos orgiesh. »

hDict. Christ. Antiq., I, art. Catacombs, p. 312. — Maitland, Catacombs, 215.

Invocation des saints. — A côté de l’idée que les prières des vivants peuvent être utiles aux morts, il devait nécessairement en naître une autre, à savoir que l’intercession des morts pouvait aider au pardon et au salut des vivants. C’est un sentiment bien naturel à l’homme, que Cyprien exprime lorsqu’il dit : « Un grand nombre de nos chers défunts, parents, frères, enfants, nous attendent dans le paradis. Assurés de leur salut, ils sont anxieux au sujet du nôtrei. » Origène va plus loin : « Il n’y a rien de mauvais à croire que tous les saints décédés, conservant pour les vivants des sentiments de charité, s’inquiètent de leur salut et les aident auprès de Dieu de leurs prières et de leur intervention. » Et ailleurs : « Dans mon opinion, nos pères entrés avant nous dans le repos combattent avec nous dans nos luttes, et nous soutiennent par leurs prièresj. » Il faut cependant en arriver à une période plus récente de l’histoire de l’Église pour trouver l’invocation des saints proprement dite. Où nous en sommes, cet usage, si opposé à l’enseignement de l’Évangile et si attentatoire à l’honneur de Christ, n’a pas encore droit de cité.

iDe la mortalité, chap. 26.

j – Cité par Lyman Coleman, chap. 10, § 4, n.

C’est également vers la fin de cette époque que l’on peut saisir une première trace de l’adoration de la vierge Marie. Pierre, évêque d’Alexandrie, appelle Marie : « Notre sainte et glorieuse dame, la mère de Dieu, toujours viergek. » On peut donc prévoir que le culte de la Vierge ne va pas tarder à faire son apparition. Épiphane, dans la seconde partie du ive sièclel, mentionne « une secte de femmes venues de Thrace en Arabie, qui avaient introduit dans ce dernier pays l’usage d’offrir des gâteaux au nom et en l’honneur de la Vierge ». Il condamne l’usage, il est vrai ; mais, en même temps, il blâme énergiquement ceux qui mettent en doute la virginité perpétuelle de Marie, et semble même croire qu’elle a été enlevée au ciel sans passer par la mort.

k – Fragment de l’homélie De Christ séjournant avec nous, chap. 7.

l – Il fut évêque de Constantia dans l’île de Chypre (l’ancienne Salamine), de 367 à 403.

[Epiphane, Contre les hérésies, liv. III, tome II ; Hérésie LXXVIII, p. 1040-1004, Migne. — La Fête de l’Assomption ne fut instituée que quelques siècles plus tard, bien que la légende qui devait la faire établir remonte à une source gnostique. — Dic. Christ. Antiq., II, 1142.]

Culte des reliques. — Nous avons vu comment les nombreux fidèles, venus pour assister au martyre triomphant de Cyprien, avaient étendu leurs mouchoirs sur le sol pour recueillir quelques gouttes de son sang ; vu, également, l’absurde manière dont, un demi-siècle plus tard, Lucilla manifestait sa vénération pour la mémoire des martyrs. Évidemment le cas de Lucilla n’était pas isolé. Il semble probable, cependant, que l’adoration des reliques ne devint pas générale avant le milieu du IVe siècle.

Une seule relique, le bois de la prétendue vraie croix, était universellement vénérée avant la mort de Constantin. Racontons-en brièvement l’invention, à laquelle on a cru pendant tant de siècles. En 326, l’impératrice Hélène, mère de Constantin, alors âgée de quatre-vingts ans environ, fit un pèlerinage à Jérusalem. Elle voulait visiter les saints lieux et y prier. Suivant la tradition, après avoir détruit Jérusalem et bâti Ælia Capitolina, Adrien aurait cherché à faire disparaître toute espèce de trace du Saint-Sépulcre. Dans ce but, il aurait fait élever un monticule et bâtir, à cet endroit même, un temple à Jupiter et un autre à Vénus. L’impératrice, guidée par un songe, raconte la légende, n’en découvrit pas moins un endroit si bien caché. Elle fit renverser les deux temples, et, quand on creusa le sol, désormais dégagé, on trouva le sépulcre, puis trois croix, et enfin l’inscription mise sur celle du Christ par ordre de Pilate. Mais comment reconnaître la croix du Sauveur au milieu des trois ? L’impératrice et l’évêque Macaire résolurent de les soumettre à une épreuve. Justement une dame chrétienne de Jérusalem était sur le point de mourir. L’évêque proposa d’appliquer successivement les trois croix sur elle. La première ni la seconde ne produisirent aucun effet, mais à la troisième la malade se leva, parfaitement guérie. L’authenticité de la vraie croix ainsi établie, on en détacha un morceau, qui fut enchâssé dans une monture d’argent et donné à Macaire pour l’église de Jérusalem. Le reste, clous compris, fut envoyé à Constantin. Celui-ci le fit enfermer dans sa propre statue, placée sur une colonne de porphyre sur le forum de Constantinople ; il fit mettre, en outre, quelques-uns des clous à son casque, tandis que les autres servirent à faire un armet et un mors pour son cheval de bataille. Et les âges futurs virent dans ce fait un accomplissement de la prophétie de Zacharie 14.20 : « En ce jour-là il sera écrit sur les clochettes des chevaux : Sainteté à l’Éternel ! » Tel était le degré d’abaissement où était tombée la religion du Christ ; tel, l’oubli des paroles de l’ange aux femmes près du sépulcre : « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ! »

[Les détails de cette légende, différemment racontée, proviennent de documents postérieurs de cinquante à cent ans à l’événement. L’un des auteurs qui les donnent, Socrate le Scholastique, ajoute avec une louable franchise : « Tout cela, je le sais et l’ai répété pour l’avoir entendu raconter. » Le silence des contemporains est fort digne de remarque. Dans l’Itinéraire d’un pèlerin anonyme de Bordeaux à Jérusalem, qu’on fait remonter à l’an 333, on trouve une description de cette dernière ville et la mention de beaucoup de lieux, où la tradition faisait accomplir bien des faits relatés dans l’un et l’autre Testaments. Parmi ces lieux, Golgotha et le Saint-Sépulcre sont cités. Mais si l’auteur parle de la magnifique église récemment construite par Constantin, il ne dit rien ni de la croix, ni d’Hélène. Eusèbe, de son côté, dans sa Vie de Constantin (c. 338), parle de la visite de l’impératrice à Jérusalem, mais il ne mêle son nom en rien à la place où la crucifixion avait eu lieu, ou au Saint-Sépulcre. Il se borne a parler de l’endroit comme du lieu qui avait été découvert ». Constantin, lui-même, dans sa lettre à Macaire, tout en ayant l’air de considérer comme miraculeuse la découverte du lieu, ne dit rien sur les circonstances de cette découverte et rien sur la croix. Enfin Cyrille, qui a prononcé, sur le lieu même, ses discours catéchétiques, ne dit rien de l’impératrice. Eusèbe, Vie de Constantin, liv. III, ch. 29 à 39 ; Dict. Christ. Antiq. ; Dict. Christ. Biog., ubi supra.]

Il ne faudrait cependant pas croire qu’une vieille dame, un empereur superstitieux et un évêque ignorant aient été les seuls à admettre cette incroyable invention. L’Église entière semble avoir été disposée à faire comme eux. Cyrille de Jérusalem, vingt ans à peine après l’événement, nous informe qu’à ce moment-là le bois de la vraie croix avait été distribué dans le monde presque tout entier. Le fait est que depuis longtemps les esprits des fidèles avaient été préparés à un retour quelconque à l’idolâtrie. Comme les arbres des grandes vallées de l’extrême Ouest, desséchés au terme de la saison brûlante, n’ont besoin que d’une étincelle pour s’enflammer, il n’en fallait qu’une aussi à l’Église, pour se laisser envahir par l’idolâtrie et la superstition. L’invention de la prétendue vraie croix fut cette étincelle. Elle le fut même si bien, qu’en 386 l’intervention de la loi devenait nécessaire pour réprimer le trafic des reliques. « Que personne, disait la loi, ne déplace un corps mort ; que personne ne s’empare du corps d’un martyr et ne le vende. » Et Augustin nous informe que les moines surtout s’entendaient à vendre en détail les membres des martyrs, si tant est que martyrs il y eût.

Les jeûnes et les fêtes se multiplient pendant les iiie et ive siècles. Tout d’abord, en souvenir de la tentation de Notre Seigneur au désert durant quarante jours, on imagina plusieurs jeûnes de quarante heures et, de là, on en vint aux quarante jours du carêmem. La fête de Pentecôte avait été instituée en commémoration de la descente du Saint-Esprit sur les apôtres. Comme elle avait lieu cinquante jours après celle de la résurrection, ces cinquante jours devinrent des jours de fête, durant lesquels on priait debout. Les baptêmes se célébraient à la Pentecôte, à Pâques et le jour de l’Epiphanie. La fête de l’Epiphanie (manifestation) semble avoir été instituée par des judéo-chrétiens en l’honneur du baptême du Seigneur et avoir passé, au ive siècle, d’Orient en Occident. C’est aussi vers le milieu du ive siècle qu’on rencontre la première mention d’une fête de l’Ascension. Enfin, vers cette même époque, la fête de Noël commence à être célébrée à Rome, d’où elle passe en Orient. En 386 ou environ, Chrysostome, évêque de Constantinople, écrit : « Il y a dix ans à peine que nous avons entendu parler pour la première fois de ce jour [de fête] ; il nous vient d’Occident, où on l’observait déjà. »

m – Ou encore parce qu’on supposait que Notre Seigneur avait passé quarante heures dans son tombeau.

[Chrysostome, Homélie sur la Nativité. — Clément d’Alexandrie parle de fidèles de son temps qui avaient « calculé non seulement l’année, mais même le jour de la naissance de notre Sauveur, » et « des sectateurs de Basilides [docteur gnostique contemporain d’Adrien] qui observaient et fêtaient le jour de son baptême. » Clém. d’Alex., Stromates, I, chap. 21 ; Neander, I, 415-418.]

On a beaucoup écrit sur les raisons qui amenèrent l’Église de Rome à célébrer pour la première fois la fête de Noël, comme aussi sur les motifs de sa fixation ultérieure et définitive au 25 décembre. Si l’on ne sait, en effet, rien de certain relativement à la date de la naissance du Christ, on peut cependant affirmer avec confiance qu’elle n’eut pas lieu aux environs immédiats du solstice d’hiver. Nous donnerons sur ces questions l’opinion exprimée, non sans réserves, par Neander. « Précisément à cette époque de l’année (solstice d’hiver), les païens célébraient de nombreuses fêtes, et leur célébration était intimement liée à toute leur vie civile et sociale. Les chrétiens se trouvaient donc obligés de renoncer de ce chef à beaucoup d’habitudes communes et de rester en dehors de beaucoup de solennités. D’un autre côté, il était fort aisé de donner, grâce à quelques légers changements, un sens spirituel et chrétien à ces fêtes. Tout d’abord, par exemple, on célébrait les Saturnales, qui rappelaient les temps heureux de l’âge d’or et effaçaient pour un temps les distinctions entre l’homme libre et l’esclave. Quoi de plus simple, que de leur donner une portée chrétienne ? Le rétablissement de la communion de l’homme avec Dieu n’avait-il pas ramené le vrai âge d’or, n’avait-il pas restauré la vraie égalité et la vraie liberté ? Les païens avaient encore l’habitude d’offrir des présents (strenae, étrennes) à cette époque de l’année ; les chrétiens en firent autant à l’occasion des fêtes de Noël. Les Saturnales se terminaient par la fête des enfants. Noël n’était-il pas la vraie fête des enfants chrétiens ? Enfin venait, au jour le plus court de l’année, la fête de la naissance nouvelle du soleil, se rapprochant une fois de plus de la terre. La comparaison entre le soleil du monde matériel et Christ, soleil du monde spirituel, ne fournissait-elle pas une inévitable transition du point de vue païen au point de vue chrétien ? Ainsi, à toutes ces fêtes païennes, on pouvait substituer une grande fête chrétienne, s’adaptant merveilleusement bien aux circonstances et aux sentiments de tous. On transporta, dès lors, au 25 décembre, la célébration de Noël, afin d’empêcher toute participation des chrétiens aux fêtes païennes, et de détacher graduellement les païens eux-mêmes de leurs pratiques idolâtresn. »

nHist. Eccl, III, 440-443.

Rien ne montre mieux combien les esprits des hommes les plus sages étaient alors partagés entre les influences contradictoires des habitudes acquises et de la vérité, que la réponse d’Origène au reproche que Celse adresse aux chrétiens, de ne pas prendre part aux fêtes païennes. Il cite d’abord cette parole de Thucydide : « Observer une fête, c’est accomplir un devoir, » et il ajoute : « Il célèbre vraiment une fête, celui qui remplit ses devoirs, prie sans cesse et offre sans cesse à Dieu, dans sa prière, des sacrifices non sanglants. C’est une belle parole que celle de Paul : Vous observez les jours, les mois, les temps et les années ! Je crains d’avoir inutilement travaillé pour vous… Si l’on objecte, continue-t-il, que nous, chrétiens, observons certains jours, comme le jour du Seigneur, celui de la Préparation, de la Pâque, de la Pentecôte, je réponds que le vrai chrétien, qui sert vraiment Dieu le Verbe en pensée, en parole et en acte, observe un perpétuel jour du Seigneur ; je réponds que celui qui se prépare sans cesse pour la vraie vie, et s’abstient de tous les plaisirs qui en détournent tant de gens, observe constamment le jour de la Préparation ; que celui qui se rend compte que Christ, notre Pâque, a été immolé pour nous et qu’il a pour devoir de participer à la chair du Verbe, ne cesse pas de célébrer la Pâque ; que celui, enfin, qui peut dire en toute sincérité : nous sommes ressuscités avec Christ, pour être avec lui dans les demeures éternelles, vit dans une constante Pentecôte. »

Mais à peine Origène a-t-il donné ce commentaire de la « belle » parole de Paul, qu’il change de style et met en avant une maxime si étrangère au Nouveau Testament, qu’il cherche à l’appuyer sur l’Ancien. « Néanmoins, dit-il, la grande majorité des fidèles n’appartient pas à cette catégorie élevée. Au contraire, soit qu’ils ne puissent ou ne veuillent pas observer les jours de cette manière, ils ont besoin de moyens plus matériels d’empêcher les choses spirituelles de sortir complètement de leurs esprits. Il serait trop long de montrer pourquoi la loi de Dieu exige que nous observions ces jours de fête en mangeant le pain de l’affliction ou le levain d’herbes amères ; ou encore pourquoi la loi dit que nous devons humilier nos âmes, et autres expressions analogues… » C’est ainsi qu’Origène et les docteurs de son temps mêlaient les préceptes de la Loi à ceux de l’Évangile.

Contre Celse, liv. VIII, chap. 21-23. Il est à peine nécessaire de dire que l’observance du premier jour de la semaine provient de causes entièrement différentes. Le jour hebdomadaire de repos est d’institution divine, datant de la création. Dieu bénit et sanctifia le septième jour parce que dans ce jour il se reposa de toute l’œuvre qu’il avait faite. L’Église primitive resta fidèle à l’institution ; seulement, à cause et en souvenir de la résurrection, le premier jour de la semaine fut substitué au septième.

L’historien de l’Église, Socrate le Scholastique avait plus de lumières. Bien qu’écrivant au ve siècle, il montre sur ce point une rare liberté de pensée. Voici ce qu’il dit, par exemple, au sujet de la controverse pascale : On a complètement perdu de vue ce fait que lorsque la religion chrétienne remplaça l’économie judaïque, l’obligation d’observer la loi de Moïse et ses cérémonies typiques disparut. Dans son épître aux Galates, l’apôtre montre que les Juifs étaient esclaves, mais que les chrétiens sont appelés à la liberté des enfants de Dieu ; il les exhorte, en conséquence, à ne pas s’occuper des jours, des mois et des années (Galates 4.9-11). Dans son épître aux Colossiens, il dit positivement que ces observances n’étaient que l’ombre des choses à venir. « Que personne donc, dit-il, ne vous juge au sujet du manger ou du boire, ou au sujet d’une fête, d’une nouvelle lune ou des sabbats : c’était l’ombre des choses à venir, mais le corps est en Christ (Colossiens 2.16-17). » Les hommes aiment les jours de fête parce qu’ils amènent une cessation de travail. C’est à cause de cela que chacun, à l’endroit où il se trouvait, et suivant la coutume dominante, a célébré la mémoire de la Passion salutaire. Mais le Seigneur et les apôtres ne nous ont point ordonné d’observer cette fêteo. Les apôtres ne s’occupaient pas d’instituer des fêtes ; ils s’occupaient de provoquer chez les chrétiens une vie pieuse et à l’abri du blâme. Il en a été de la fête de Pâques comme de tant d’autres choses qui sont devenues usuelles en divers lieux : telle coutume particulière en a amené l’observation. En tous cas, comme je l’ai dit, aucun des apôtres n’a prescrit quoi que ce soit à cet égardp. »

oΟὐ γαρ νόμω τοῦτο παραφύλλατειν ὁ σωτὴρ ἢ οἱ ἀπόστολοι ἡμῖν παρήγγειλαν.

pH. E., liv. V, chap. 22.

Éducation. — On ne trouve pas grand’chose sur ce point dans la littérature antérieure au concile de Nicée. Les Constitutions Apostoliques contiennent un intéressant résumé de l’enseignement religieux donné aux candidats au baptême. « Que le catéchumène soit instruit, avant son baptême, dans la connaissance du Dieu incréé, de son Fils unique et du Saint-Esprit. Que l’ordre de la création, l’action de la divine Providence et ses dispensations successives lui soient enseignés. Qu’on lui dise pourquoi le monde et l’homme, citoyen de ce monde, ont été créés, et de quelle nature il est lui-même. Qu’il sache comment Dieu a puni les méchants par l’eau et le feu et comment, au contraire, de génération en génération, il a couronné de gloire ses saints. Qu’il sache encore comment, dans sa Providence, il n’a jamais abandonné l’humanité, mais l’a rappelée, de temps en temps, de l’erreur et de la vanité à la connaissance de la vérité ; de l’esclavage et de l’impiété à la liberté et à la piété ; de la mort éternelle à la vie éternelle. Après cela, il devra savoir ce que sont l’Incarnation, la Passion, la Résurrection des morts et l’Ascension de Christ, et ce que comportent le renoncement au diable et l’alliance avec Christ. »

Aussi longtemps que l’Église ne posséda point d’écoles pour l’enseignement séculier — et rien n’indique qu’elle en ait eu avant le ive siècle — l’éducation des enfants chrétiens souleva de grandes difficultés. Il est probable que la fréquentation des écoles païennes était généralement considérée comme une nécessité, et Tertullien lui-même la permettait. Il recommandait seulement à l’élève chrétien de recevoir ce qu’il y avait de bien et de rejeter ce qu’il y avait de mal « exactement comme quelqu’un recevant du poison d’un autre homme, ignorant qu’il en donne, s’abstiendrait de le boire ». Mais si la nécessité peut servir d’excuse, c’est seulement parce qu’aucune autre voie n’est ouverte pour acquérir l’instructionq.

qDe l’idolâtrie, chap. 10.

Si Tertullien admet qu’un élève puisse, à la rigueur, fréquenter les écoles païennes, il repousse absolument l’idée qu’un chrétien puisse y enseigner. « Le maître d’école et le professeur, dit-il, sont en ligue avec l’idolâtrie. Ils doivent faire connaître les dieux des Gentils, observer leurs fêtes, d’après lesquelles même leurs honoraires sont établis. Le premier paiement d’un nouvel élève est consacré à Minerve. Il faut célébrer la fête de la Nouvelle Année et celle des Sept Collines ; il faut percevoir les dons, recevoir les cadeaux du solstice d’hiver et ceux de la Chère Parenté. Il faut orner les écoles de guirlandes. Lorsque les femmes des Flamines et les Ediles offrent des sacrifices, les écoles ont congé. De même au jour de fête d’une idole, alors que toute la pompe du diable y est déployée. »

Édifices. — Profitant des périodes de tranquillité dont ils jouirent au iiie siècle, les chrétiens achetèrent des terrains et firent bâtir des églises. La première donnée positivement authentique que nous ayons sur ce point remonte au règne d’Alexandre Sévère (222-235). Il y avait à Rome, non loin de la rive occidentale du Tibre, un terrain qui avait toujours été regardé comme commun. Une des congrégations chrétiennes de la ville l’acquit pour y installer son temple. La corporation des traiteurs protesta, et la cause fut portée devant l’empereur. Celui-ci trancha la question en faveur des chrétiens, estimant qu’il valait mieux un édifice religieux quelconque qu’un cabaretr. A la fin du iiie siècle, les églises devinrent fort nombreuses. On en peut donner pour preuves le témoignage d’Eusèbe, mentionné ailleurs, et l’édit de Dioclétien, ordonnant de les démolir toutes et de confisquer les terrains qui en dépendaient. D’un autre côté, il résulte des détails donnés par Lactance sur la démolition de l’église de Nicomédie, que quelques-unes d’entre elles, au moins, étaient de grandes dimensions.

r – Lampridius, Alexander Severus, chap. 49. Telle est l’origine de l’église Santa Maria in Transtevere [Transtiberina].

Après la promulgation de l’édit de Milan, les églises se multiplièrent avec rapidité. Les unes reproduisirent la forme des chapelles des Catacombes ; d’autres, celle des basiliques romaines, transformées elles-mêmes, en bien des cas, en églises. La basilique était une sorte de dépendance du forum. Vers la fin de la République, lorsque l’accroissement des affaires rendit le forum insuffisant, on convertit en salles publiques les maisons particulières qui l’entouraient. On en fit des tribunaux, où l’on pouvait traiter les affaires judiciaires plus commodément et à couvert, et on les désigna sous le nom de basiliquess. De forme oblongue, ces salles avaient à l’intérieur (dans les temples elles étaient à l’extérieur) les inévitables colonnes de l’architecture antique ; elles étaient divisées en une avenue centrale et deux ailes. Dans l’une des ailes les hommes, dans l’autre, les femmes attendaient leur tour d’être entendus. Vers le haut, ces trois parties de l’édifice étaient coupées par une quatrième, plus élevée de quelques marches et réservée aux avocats, aux greffiers et autres officiers publics. Enfin, au delà du transept et comme prolongement de l’avenue centrale, l’édifice se terminait par une sorte de renfoncement semi-circulaire, voûté, nommé le tribunal ou l’abside, et où se tenaient le juge et ses assesseurs.

s – Du grec βασιλικὸς, royal.

Une telle installation s’adaptait fort bien au ritualisme grandissant de l’Église. Les deux sexes, habitués à être séparés, se mirent chacun dans une des ailes. L’avenue centrale devint la neft. Le transept, ou avenue transversale, fut occupé par le bas clergé et les chantres ; l’évêque occupa le siège ou trône du magistrat, le clergé supérieur prit, à droite et à gauche, la place des assesseurs.

t – De Navis, vaisseau. Ainsi nommée a cause d’une prétendue analogie entre l’Église et la barque de Pierre.

C’est ainsi qu’on voit dans la cathédrale de Torcello, — une île près de Venise, — reconstruite au xie siècle sur le plan d’une basilique romaine, un trône pour l’évêque au centre de l’abside principale. Ce n’est pas, d’ailleurs, la seule particularité curieuse de cette église. Fergusson, Illustrated Handbook of Architecture, II, 497-499.

Comme le rapide développement de l’Église provoquait de constantes demandes de lieux de culte nouveaux, Constantin put accorder aux chrétiens l’usage de quelques-unes des nombreuses basiliques — car il n’y en avait pas seulement autour des marchés, mais aussi à chaque résidence impériale — sans pour cela entraver le cours de la justice ou amener des conflits religieuxu.

u – Milman, History of Christianity, II, 342-344. A Rome, où on comptait dix-huit basiliques, deux, la Sessoria et la Laterana, avaient été accordées aux chrétiens par Constantin.

En Orient, l’architecture fut toute différente. Eusèbe nous décrit la reconstruction de l’église de Tyr (313-322), détruite sous Dioclétien, et il faut convenir que, si sa description est exacte, l’église nouvelle devait être magnifique. Constantin adopta la forme circulaire pour les églises qu’il fit bâtir en Terre Sainte et pour sa grande église de Constantinople. On sait que cette dernière, reconstruite avec une incroyable splendeur au vie siècle, par Justinien, est devenue, en 1453, la célèbre mosquée de Sainte-Sophiev.

v – Constantin l’avait dédiée à l’Éternelle Sagesse (Σοφία, d’où Sophie), c’est-à-dire, à la seconde Personne divine, le Fils de Dieu. Voy. Proverbes 8.

On raconte que Constantin, sur le point d’entrer en campagne contre les Perses, avait fait préparer une grande tente en toile de lin brodée, ayant la forme d’une église, et qui devait l’accompagner, afin qu’il eût, comme les enfants d’Israël, une maison de prière, même au désert. Un nombre suffisant de prêtres et de diacres devaient s’y joindre et officier conformément aux règles de l’Église. De là vint que chaque légion eut une tente, qui lui servait d’église, et un personnel d’ecclésiastiques. Ajoutons, enfin, que Constantin avait une chapelle privée dans le palais impérialw.

w – Socrate, liv. I, chap. 18. Sozomène, liv. I, chap. 8.

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