Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

2.2. — Composition du Concile. — Objets et ordre des délibérations. — Canonisation de sainte Brigitte.

La composition du concile fut digne des grands intérêts qu’on allait y débattre. Il n’y eut ni royaume, ni république, ni État, ni presque aucune ville ou communauté de l’Europe qui ne fussent représentés à Constancea. Deux papes, Jean XXIII et Martin V, le présidèrent, l’un au commencement, l’autre à la fin. Il y vint trente cardinaux, vingt archevêques, cent cinquante évêques ou prélats, une multitude d’abbés et de docteurs, et dix-huit cents simples prêtres. Parmi les souverains qui s’y rendirent en personne, on distingua l’électeur palatin, ceux de Mayence et de Saxe, les ducs d’Autriche, de Bavière et de Silésie ; il s’y trouva en outre un grand nombre de margraves, comtes et barons, et une foule de gentilshommes.

a – Les divers royaumes d’Espagne, celui d’Écosse et quelques comtés de l’obédience de Benoît XIII ne furent représentés au concile que beaucoup plus tard.

[La cité choisie vit arriver d’Italie, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, de Suède, de Danemark, de Pologne, de Hongrie, de Bohême et même de Constantinople, des députés qu’envoyaient les empereurs, les rois, les princes, les villes, les églises et les universités. Les grands rivalisèrent aux dépens des trésors lentement amassés par leurs aïeux, pour faire briller, devant cette assemblée de l’Europe entière, l’éclat des armures, des vêtements, des chevaux et d’un riche cortège ; les savants cardinaux et les prélats se disposèrent à conquérir, à force de sagacité philosophique, de profond savoir et d’énergique éloquence, une gloire universelle aux yeux de toute l’Église chrétienne. Beaucoup de gens accoururent comme à un spectacle que ni eux ni leurs ancêtres n’avaient jamais vu. L’Europe était dans l’attente ; les amis du bien chez tous les peuples faisaient des vœux : les uns se préparaient à une sérieuse réforme de l’Église, d’autres à des subterfuges pour l’éviter, la plupart à jouir des plaisirs variés. (J. de Muller, Hist. de la Conféd. suisse, liv. iii, ch. 1.)]

Mais, entre tous, le premier par le rang comme par la puissance était l’empereur. Guerrier intrépide et souvent malheureux, mais puisant dans ses revers une vigueur nouvelle, politique habile et ferme, Sigismond serait peut-être compté parmi ceux qui ont le plus honoré leur couronne, si les préjugés d’une doctrine étroite n’eussent trop souvent réprimé en lui les élans de l’âme et de la pensée.

Il avait quarante-sept ans à l’époque de la convocation du concile, et la maturité de l’âge ajoutait encore à la majesté naturelle de sa personne. Ses manières étaient nobles et insinuantes, son esprit plus élevé qu’étendu, sofi instruction rare pour un homme de son siècle et surtout de son rang ; il parlait facilement plusieurs langues, et s’honorait lui-même en honorant les lettres. Je puis faire en un jour mille gentilshommes, disait-il, mais en mille ans je ne puis faire un homme docte. Ses passions ardentes et les instincts sanguinaires qu’il laissa entrevoir dans sa jeunesse avaient été épurés ou contenus par les rudes épreuves que ne lui épargna point la fortune ; cependant il conserva sur le trône des mœurs peu sévères, et son humeur fougueuse l’emporta plus d’une fois sur sa prudence. Libéral jusqu’à la prodigalité, il lui arriva souvent, lorsqu’il voulait s’assujettir les autres par des dons, de se mettre lui-même dans une dépendance fâcheuse par ses emprunts. Généreux avec ses ennemis : Un prince, disait-il, avait un double intérêt à pardonner : il perdait un ennemi et gagnait un ami. Son âme était naturellement grande et chevaleresque ; il avait pourtant adopté, comme beaucoup de princes, la dissimulation pour une des règles de sa conduite. La France surtout eut dans la suite à se plaindre de sa duplicité, et, au concile de Constance, un éclatant manque de foi à l’égard de Jean Hus imprima une tache ineffaçable à son nom. Quoiqu’il subît en cette circonstance le joug du clergé, il exerça néanmoins sur cette assemblée une grande influence, et sa volonté fut la force de cohésion qui, pendant plusieurs années, maintint unis en un seul corps tant d’éléments d’une nature diverse et si opposée.

Les lettres et les sciences eurent aussi leurs représentants au concile, et plusieurs de ceux qui étaient les lumières vivantes de leur siècle s’y montrèrent avec honneur à côté des dignitaires de l’Église et de l’empire. Là parut l’illustre érudit Pogge de Florence, qui rendit au monde Quintilien et Lucrèce ; Thierry de Niem, secrétaire de plusieurs papes, et que la Providence semble avoir placé près de la source de beaucoup d’iniquités pour les dévoiler et les flétrir. Avec eux il faut citer Æneas Sylvius Piccolomini, pape depuis sous le nom de Pie II, moins célèbre aux yeux de la postérité par sa triple couronne que par sa plume d’historien ; et Manuel Chrysolore, savant ambassadeur grec, d’une illustre origine, d’une vie irréprochable, et dont les travaux remirent en lumière quelques écrits de Démosthènes et de Cicéron. Il avait suivi le cardinal Zabarelle à Constance, où ils moururent l’un et l’autreb. Mais, parmi les plus savants et les plus dignes, nul n’exerça autant d’influence au concile, par le mérite personnel, que Jean-Charlier Gerson et Pierre d’Ailly, cardinal de Cambrai, surnommé l’Aigle de France. Le premier, ambassadeur du roi Charles VI, chancelier de l’Église et de l’Université de Paris, fut l’âme du concile par son génie, par son grand caractère, par son zèle infatigable ; et l’on a vu qu’il fut l’honneur de l’Université de Paris dans un temps où ce corps célèbre était devenu en France le dernier refuge de la gloire nationale.

b – Voyez la note G, à la fin du Livre 2.

Une foule d’hommes de toute profession suivirent à Constance les membres du concile ; il y eut là aussi un concours immense d’étrangers, et on évalue à plus de cent mille le nombre de personnes qui s’y rendirent de toutes parts. Les regards de l’Europe s’arrêtèrent sur une petite ville où l’assemblée la plus imposante, véritable congrès de la chrétienté, allait décider des plus graves intérêts.

L’extinction du schisme et de l’hérésie, l’union et la réformation de l’Église, étaient les plus sérieuses questions que le concile eût à résoudre. D’autres encore devaient lui être soumises, moins importantes peut-être, et qui, cependant, préoccupaient tous les esprits.

L’une d’elles était la révision du jugement rendu par l’évêque de Paris, en 1413, contre la célèbre défense de Jean sans Peur, duc de Bourgogne, par le docteur Jean Petit, apologie prononcée en présence du Dauphin, à l’occasion du meurtre du duc d’Orléans. Jean sans Peur en appela au pape, et Jean XXIII commit l’affaire à trois cardinaux, qui cassèrent l’arrêt prononcé à Paris. Charles VI porta la cause au concile et demanda confirmation de la sentence épiscopale rendue contre Jean Petit.

Une autre cause, d’un grand intérêt national, était celle des Polonais contre les chevaliers teutoniques ; ceux-ci, appelés en aide par les premiers contre les Prussiens, encore païens et sauvages, s’étaient jetés sur les Polonais eux-mêmes après avoir tout mis à feu et à sang chez leurs voisins. Il s’ensuivit une guerre d’extermination entre les Polonais et l’ordre teutonique, et le concile fut pris pour arbitre entre les deux partis.

Outre ces grands objets de délibération, le concile avait encore beaucoup d’autres intérêts à régler ; mais le plus grave, le plus pressant était l’extinction du schisme ; il y donna d’abord, avec une louable ardeur, toutes ses pensées et tous ses soins.

L’empereur avait invité Benoît XIII et Grégoire XII à se faire représenter au concile : Benoît, qui comptait encore dans son obédience les royaumes d’Espagne, l’Écosse, et les comtés de Foix et d’Armagnac, fit proposer à l’empereur une conférence dans une ville où il pourrait se rendre en compagnie du roi d’Aragon, Grégoire déclara qu’il était prêt à résigner si ses deux concurrents résignaient avec lui.

C’était poser le problème dans les mêmes termes qu’avant le concile de Pise, et l’on a y que tous les efforts pour le résoudre avaient échoué. Le concile de Pise, au lieu d’éteindre le schisme, avait aidé à le perpétuer en procédant au choix d’un nouveau pape ayant d’avoir obtenu le désistement des deux autres. Presque toute l’Église et la plus grande partie de l’Europe ayant concouru à l’élection d’Alexandre V, ce pontife et son successeur, Jean XXIII, devaient être reconnus pour papes légitimes. Ce dernier, dès lors, ne pouvait être traité comme Grégoire XII et Benoît XIII, dont l’élection fut considérée à Pise comme entachée de vice ; il s’agissait moins de le dépouiller de sa dignité que d’obtenir qu’il y renonçât. Son ambition temporelle, qui lui avait rendu l’appui de Sigismond nécessaire ; sa réputation détestable, et enfin sa conscience troublée, en lui ôtant toute assurance en lui-même, firent plus pour le réduire que n’aurait fait la force.

On a vu comment l’empereur, cachant au pape sa résolution déjà secrètement arrêtée, était parvenu à arracher son aveu pour la convocation du concile dans une cité impériale ; il avait fallu l’y attirer ensuite pour l’obliger à souscrire à ses décrets.

Le pape était venu dans l’espoir probable de dominer l’assemblée par sa présence et de donner plus d’efficacité à ses intrigues en intriguant sur les lieux mêmes. Une lutte sourde et cachée d’abord, mais mortelle, allait s’engager entre les partisans de Jean XXIII et ceux qui, avec l’empereur, étaient d’avis de sacrifier ce pontife à la paix et à l’union de l’Église. Le concile était le champ clos du combat.

Les points les plus importants à décider, et qui, une fois résolus, résolvaient les autres, étaient de savoir d’abord qui aurait voix délibérative, et, en second lieu, comment les suffrages seraient recueillis. Le pape, ayant beaucoup moins d’influence sur les séculiers que sur les clercs, aurait voulu que les premiers fussent exclus du concile, et demandait que le droit de suffrage fût restreint aux dignitaires de l’Église ; sa proposition fut repoussée. Le cardinal de Cambrai (Pierre d’Ailly) rappela que l’Église n’avait point été uniforme dans la manière d’assembler les conciles et d’y délibérer : quelquefois ils étaient composés de toute la communauté des chrétiens ; d’autres fois des évêques, des abbés et des diacres. « Si les évêques, dit-il, eurent seuls, dans un temps, voix délibérative, c’est qu’ils avaient cure d’âmes et qu’ils étaient de doctes et saints personnages élus par l’Église, et non des prélats titulaires, destitués de toutes les qualités requises pour décider dans un concile. Le cardinal affirma que non seulement les docteurs avaient eu voix dans les conciles de Pise et de Rome, mais encore les princes séculiers, leurs ambassadeurs et procureurs, et que, si l’on se proposait en effet de réformer le clergé, il serait absurde d’exclure les hommes les plus intéressés à ce qu’il le fût.

Le cardinal de Saint-Marc plaida ensuite chaleureusement la cause des simples prêtres, des diacres et des autres ecclésiastiques inférieurs. « Selon saint Paul, dit-il, l’évêque et le prêtre ont le même caractère, la même dignité, et le pape lui-même n’est que le premier entre les prêtres. » En ce qui touche les rois, les princes, leurs ambassadeurs et les autres séculiers, ils doivent se borner à opiner sur les choses qui intéressent le bien général de l’Église, et laisser aux clercs la décision des choses purement spirituelles.

Ces deux cardinaux, en citant le concile de Pise, employaient un argument irrésistible. Jean XXIII, en effet, qui n’était véritablement pape qu’en sa qualité de successeur d’Alexandre V, élu par un concile, avait un intérêt majeur à en faire confirmer toutes les décisions et à reconnaître que tout ce qui s’y était fait avait été fait canoniquement. Il fut donc décidé que les princes séculiers, leurs députés, les docteurs, et un grand nombre d’ecclésiastiques inférieurs, désignés ou acceptés par le concile, auraient voix délibérative.

Ce premier point réglé, le second point, plus important encore, était d’arrêter la manière dont les suffrages seraient recueillis. L’intérêt du pape était qu’ils le fussent par tête, les Italiens lui étant acquis. « La plupart, dit un ancien auteur, étaient venus pauvres, affamés et dévoués à Jean XXIII, dont les faveurs affermissaient les esprits chancelants ou soumettaient les volontés rebelles. Il créa, dit-on, parmi eux, jusqu’à cinquante camériers en un jour, et leur nombre étant plus grand que celui des prélats des autres nations réunies, il est clair que, si le pape obtenait le suffrage par tête, il deviendrait le maître du concile. Un avis différent prévalut : il fut décidé que les votes seraient pris, non par tête comme dans le concile précédent, mais par, nation. L’assemblée se partagea donc en quatre nations : la nation italienne, la nation française, la nation allemande et la nation anglaise ; les Espagnols ne s’étaient point encore, à cette époque, réunis au concile. Chaque nation nommait des députés pour examiner les affaires (nationaliter) ; celles-ci devaient ensuite être portées devant le concile et débattues en session publique et générale (conciliariter).

La première session publique se tint en l’absence de l’empereur, le 16 novembre 1414. Le pape fit ce jour-là l’ouverture du concile, et le cardinal Zabarelle lut la bulle de convocation, où il était dit que Jean XXIII assemblait le concile en exécution de celui de Pise. Le pape nomma ensuite les officiers chargés de la garde et de la défense du concile, et les notaires et les scribes qui devaient en rédiger les décrets. Leurs noms furent proclamés à haute voix ; le concile approuva, et la séance fut levée.

Jean XXIII, peu de jours après, marqua la fin de son pontificat par un acte qu’il était peu digne d’accomplir, par la canonisation d’une femme nommée Brigitte, fondatrice d’un ordre de moines dont Jésus-Christ, disait-elle, lui avait dicté la règle. Elle avait déjà été canonisée une première fois par Boniface IX ; mais la validité de l’élection de ce pontife ayant été contestée, on pensa qu’un vrai pape était seul en droit de la mettre au rang des saints. Le concile reconnut donc ses titres, et Jean XXIII les proclama dans un jour solennel, au milieu de toutes les pompes de l’Église. C’était pourtant cette même femme, accusée par Grégoire XI, au lit de mort, de l’avoir poussé à Rome par de prétendues visions ; et il est digne de remarque que le concile, assemblé pour éteindre le schisme, ait commencé ses travaux par béatifier celle qui avait contribué à lui donner naissance.

Tandis que le pontife disposait ainsi des places réservées dans le ciel aux élus, il se voyait en frémissant dans l’impuissance de conserver la sienne sur la terre. Exclu des assemblées ou son sort était débattu, inquiet, agité par le soupçon de ce qui se tramait en dehors, et encore plus par les retours de sa propre pensée, il retenait d’un effort désespéré ce pouvoir qui déjà de toutes parts lui échappait. Dans le silence et le secret des nuits il appelait auprès de lui ses affidés qui l’instruisaient des manœuvres de ses adversaires ; il attirait ainsi ceux qu’il voulait gagner ou raffermir ; et ces trésors spirituels dont il prétendait encore disposer, et ces biens temporels, fruits de tant de rapines, il les employait à dégager des serments prêtés et à en arracher de nouveaux ; mais il faisait ainsi plus de parjures qu’il ne s’assurait de fidèles : chaque jour, et c’était son supplice, il découvrait des périls plus nombreux sans trouver un moyen de les conjurer, et, en multipliant autour de lui les espions et les traîtres, il multipliait aussi ses terreurs.

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