Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

2.7. — Arrestation de Jérôme de Prague. — Premier interrogatoire.

Les Pères du concile avaient au fond de leur âme condamné Jean Hus avant Wycliffe, et s’ils remuèrent d’abord les cendres de celui-ci, ce fut pour arriver plus sûrement à étouffer celui-là.

Les voies de la Providence sont insondables ; c’est le sang des martyrs qui fraye le chemin aux grandes vérités, c’est lui qui a ouvert une première fois le monde à la parole, c’est encore lui qui, au xve et au xvie siècle, prépara l’Europe à recevoir l’Évangile une seconde fois. S’il était nécessaire que Jean Hus mourût à Constance pour rendre témoignage à la vérité, peut-être fallait-il qu’un autre martyr illustre rendît, en face de la mort, témoignage à Jean Hus. Le concile n’avait demandé d’abord qu’une victime ; le sort lui en donna deux, et le disciple suivit le maître.

Dans le deuil public et au milieu de l’agitation causée à Prague par le bruit de la captivité de Jean Hus, Jérôme, son ami, son disciple, avait hésité, irrésolu, entre le désir de le suivre et la crainte de partager son sort. Hus lui-même, dans ses lettres, s’efforçait de le tenir éloigné ; il l’exhortait à la prudence et l’instruisait par son exemple. Jérôme, dans les premiers temps, n’avait point désespéré de la délivrance de son ami ; il comptait sur les efforts des grands du royaume ; il avait foi en la loyauté de Sigismond. Cependant les mois s’écoulaient et Hus demeurait en prison ; les remontrances des seigneurs de Bohême étaient dédaignées, Sigismond oubliait sa parole ; Jérôme alors se souvint de la sienne.

Il entendait déjà quelques disciples de Hus lui rappeler ces mots que, dans l’effusion de sa tendresse, il avait dit à son ami en recevant ses adieux : « Cher maître, s’il t’arrive malheur, j’irai, je volerai à ton aide. » Il n’écouta donc plus que son courage, que l’enthousiasme de l’amitié et de la foi ; il partit pour Constance sans sauf-conduit, accompagné d’un seul discipleb. Il voulait paraître devant le concile et y plaider pour son ami.

b – Reichenthal, Concil. Constant., p. 204.

Il arriva le 4 avril, et, se mêlant, sans se faire connaître, à la foule du peuple, il entendit des bruits sinistres : on disait que Jean Hus ne serait point admis en présence du concile, qu’il serait jugé et condamné en secret, qu’il ne sortirait de prison que pour mourir. Jérôme trembla et crut tout perdu ; la terreur s’empara de lui : il prit la fuite aussi soudainement qu’il était venu. On assure même, tant sa retraite fut précipitée, qu’il laissa derrière lui son épée dans l’hôtellerie où il était descendu. Déjà le bruit de sa présence commençait à se répandre, et on le cherchait de toutes parts, lorsqu’on apprit, presque en même temps, son arrivée et sa fuite.

Jérôme ne s’arrêta point jusqu’à Uberlingen. Se croyant là plus en sûreté, il s’avisa d’une précaution tardive et qu’il aurait prise avant de quitter Prague, s’il eût, en toute circonstance, écouté la réflexion plus que l’impulsion première, et dont cependant il ne pouvait attendre un grand résultat : il écrivit à l’empereur et au concile en leur demandant un sauf-conduit ; il se fondait, pour l’obtenir, sur ce qu’il était venu de son propre mouvement à Constance et sans y être mandé, comme l’avait été Jean Hus. « Moi, dit-il, Jérôme de Prague, maître ès-arts dans les célèbres académies de Paris, de Cologne et de Heidelberg, je notifie à tous, par cet écrit, que je suis venu à Constance de mon bon gré et sans y être forcé, pour répondre à mes adversaires et à mes calomniateurs, qui diffament le très illustre et très célèbre royaume de Bohême, et pour défendre notre doctrine, qui est pure et orthodoxe, aussi bien que pour mettre au jour mon innocence en présence de tout le concile… Afin d’exécuter un dessein si juste, je supplie, au nom de Dieu, Votre Majesté Impériale et le sacré synode œcuménique de m’accorder un sauf-conduit pour venir à Constance et pour m’en retirer sûrement. »

L’empereur fit la seule réponse que l’on pût avec raison attendre de lui : il refusa. Le concile accorda le sauf-conduit en ces termes étranges, où il trahit naïvement l’intention de le rendre inutile :

« Le sacré synode, faisant un concile général à Constance, assemblé par le Saint-Esprit et représentant l’Église universelle militante, souhaite à Jérôme de Prague, qui se dit maître ès-art de plusieurs Universités, qu’il soit sage à sobriété et non au delà de ce qu’il faut être sage … Comme nous n’avons rien plus à cœur que de prendre les renards qui ravagent la vigne du Seigneur des armées, nous vous citons, par ces présentes, comme suspect et violemment accusé d’avoir avancé témérairement plusieurs erreurs, et nous vous ordonnons de comparaître ici dans le terme de quinze jours, à compter depuis la date de cette citation, pour répondre, comme vous l’avez offert, dans la première session qui se tiendra après votre arrivée. C’est à cette fin que, pour empêcher qu’on ne vous fasse aucune violence, nous vous donnons un plein sauf-conduit, sauf toutefois la justice et autant qu’il est en nous, et que la foi orthodoxe le requiert, vous certifiant, au reste, que, soit que vous comparaissiez au dit terme, soit que vous ne comparaissiez pas, le concile par lui-même ou par ses commissaires procédera contre vous dès que ce terme sera écoulé. — Donné à Constance, en session publique, le 17 d’avril 1413, sous le sceau du président des Quatre-Nations. »

[Theob., cap. xv, p. 27. — Il est à remarquer combien ce sauf-conduit accordé par le concile à Jérôme était moins favorable que celui qui fut donné par l’empereur à Jean Hus. La grande différence consiste surtout dans ces mots : Sauf la justice et sans préjudice à la foi orthodoxe : Dans l’intention de défendre le concile au sujet de sa conduite envers Jean Hus, le Jésuite Rosweide a prétendu que ces mêmes mots avaient été sous-entendus dans le sauf-conduit accordé à Jean Hus.]

Un sauf-conduit pareil n’était pas une garantie ; d’ailleurs il ne parvint pas à Jérôme en temps opportun. Ne recevant à Uberlingen, durant plusieurs jours, aucune réponse, soit du concile, soit de l’empereur, Jérôme, dit Théobald, continua tristement sa route vers la Bohême, désolé de n’avoir pu être d’aucun secours à son ami, et inquiet de la manière dont son retour serait interprété. Il était cependant porteur d’un écrit par lequel soixante-dix seigneurs bohémiens présents à Constance attestaient qu’il était venu, qu’il avait fait tout en son pouvoir pour rendre raison de sa foi, et qu’il ne s’était éloigné de Constance que parce qu’il ne pouvait y séjourner en sûreté.

Tant de traverses et de dangers n’avaient point mûri sa prudence ; il s’en allait déclamant ouvertement partout, sans précaution et sans mesure, contre le concile. C’était toujours le même homme, ardent, passionné, agissant et parlant selon l’impulsion de son cœur, ne calculant jamais la portée de ses paroles ou de ses actes.

Un jour qu’il traversait quelque ville de la Forêt-Noire, le curé le retint à dîner dans la maison où il avait réuni plusieurs de ses confrères. Là, étant à table, le souvenir de son ami dans les fers se représenta vivement à sa pensée ; sa douleur secrète s’exhala en termes peu mesurés, et il s’oublia jusqu’à nommer le concile une école du diable, une synagogue d’iniquités. Quelques prêtres scandalisés de ces paroles les rapportèrent à l’officier qui commandait dans la ville, et Jérôme fut arrêté.

D’autres relations portent simplement que des officiers de Jean de Bavière, comte palatin et prince de Saltzbach, se saisirent de Jérôme le 24 avril dans la cité de Hirsaw, d’où il fut conduit et retenu à Saltzbach. Il y demeura sous la garde du prince jusqu’à ce que le concile eût fait connaître ses volontés. L’ordre fut donné d’envoyer le prisonnier à Constance, et il y fut transféré aussitôt.

Jérôme entra dans la ville environné de gardes et enchaîné sur un chariot. Il fut mené dans ce sombre appareil chez l’électeur palatin, frère de Jean de Bavière, et on l’y retint jusqu’à ce qu’il parût en public dans une congrégation générale des membres du concile.

Les cardinaux, les prélats, les docteurs se réunissent, le 23 mai, dans le réfectoire des Frères-Mineurs. Jérôme alors est tiré par leur ordre de la maison de l’électeur ; des soldats le promènent par la ville ; l’électeur le conduit et marche lui-même comme en triomphe en avant du triste cortège ; Jérôme se présente ainsi dans l’assemblée, chargé ou plutôt décoré de ses fers.

Lecture est faite de la citation de Jérôme au concile, et d’une lettre dans laquelle Jean de Bavière rend compte de son arrestation ; puis un évêque prend la parole et demande à Jérôme pourquoi il n’a point obéi et pourquoi il a pris la fuite. « Je me suis retiré, répond Jérôme, parce que je n’ai obtenu de sauf-conduit ni de vous ni de l’empereur, sachant d’ailleurs que j’avais ici un grand nombre d’ennemis mortels. Je n’ai pas reçu la citation du concile ; si je l’avais connue, je serais revenu, je le jure, oui, lors même que j’aurais déjà regagné mon pays. »

A cette réponse l’assemblée se leva ; il se fit une clameur confuse, au milieu de laquelle un grand nombre produisirent des accusations et des témoignages contre Jérôme. Il paya chèrement alors les triomphes de son éloquence, les succès éphémères qu’avait obtenus jadis, dans ses voyages à travers l’Europe, sa parole hardie, exercée aux luttes de l’école. La rancune des docteurs est la plus dangereuse, parce que les blessures de l’amour-propre sont incurables, et les petites passions trouvent accès dans le cœur des plus grands hommes, lorsqu’ils peuvent se les déguiser à eux-mêmes sous le voile de l’intérêt général. L’illustre Gerson en donna un triste exemple.

« Jérôme, dit-il, lorsque vous êtes venu à Paris, vous vous imaginiez, avec votre éloquence, être un ange du ciel ; vous avez troublé l’Université en émettant dans nos écoles plusieurs propositions fausses, surtout au sujet des idées et des universaux. — Maître Gerson, répondit Jérôme, les propositions que j’ai émises dans l’Université de Paris, et les réponses que j’ai faites aux arguments des maîtres, je les ai établies scientifiquement comme philosophe et comme étant maître moi-même dans cette Université. Si j’ai enseigné des erreurs, prouvez-les, et je les rétracterai. »

Un docteur de Cologne interrompit Jérôme. « Lorsque vous étiez à Cologne, dit-il, vous avez avancé plusieurs arguments erronés. — M’en citeriez-vous un seul ? » demanda Jérôme. A cette question imprévue le docteur se troubla. « Ils ne me reviennent pas, dit-il, mais plus tard ils vous seront rappelés. »

Un troisième, se levant à son tour, dit à Jérôme : « Vous avez soutenu à Heidelberg de graves erreurs au sujet de la Trinité ; vous l’avez peinte sous l’image d’un bouclier à trois pointes ; vous l’avez ensuite comparée à l’eau, à la neige et à la glace. — Ce que j’ai dit, ce que j’ai peint à Heidelberg, répondit Jérôme, je suis prêt à le dire et le peindre encore. Faites voir que ce sont des erreurs, et je les abjurerai en toute humilité et de tout cœur. »

Un murmure s’éleva ; plusieurs voix crièrent : Au feu ! au feu ! « Si ma mort vous est agréable, reprit Jérôme, que la volonté de Dieu soit faite ! — Non, Jérôme, dit l’archevêque de Saltzbourg, car il est écrit : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais je veux qu’il vive et se convertisse. »

Le bruit et les vociférations redoublèrent ; enfin, lorsque le tumulte fut apaisé, Jérôme fut reconduit en prison, et l’assemblée se séparac.

c – L’interrogatoire de Jérôme est extrait des anciens manuscrits en partie recueillis par Von der Hardt, t. IV, p. 218.

Vers le soir, Pierre Maldoniewitz, plus connu sous le nom de Pierre le Notaire, ami fidèle de Hus et de Jérôme, alla rôder autour de la maison où ce dernier était détenu, et, s’approchant d’une fenêtre, il appela Jérôme qui l’entendit et lui dit : « Sois le bienvenu, mon frère. » Pierre reprit : « Affermis ton âme ; souviens-toi de cette vérité dont tu as si bien parlé lorsque tu étais libre et que tes mains étaient dégagées d’entraves. Mon ami, mon maître, ne crains pas d’affronter la mort pour elle. — Oui, répondit Jérôme, j’ai dit beaucoup de choses touchant la vérité, et je les confirmerai. »

Des soldats rompirent le touchant entretien des deux amis ; ils accoururent et repoussèrent Pierre avec violence et menaces. Il dit un triste adieu à Jérôme et s’éloigna, la douleur dans l’âme.

Après lui un autre s’approcha : c’était un serviteur de Jean de Chlum, nommé Vitus. Comme il adressait la parole à Jérôme, il fut saisi par les soldats et recouvra difficilement sa liberté.

La garde du prisonnier avait été confiée à Jean de Wallendrod, archevêque de Riga. Ce prélat le fit conduire cette même nuit au fond d’une tour, dans le cimetière de Saint-Paul. Il ordonna qu’il y fût très rigoureusement enchaîné. Ses fers furent rivés à un poteau fort élevé, de manière qu’il lui était impossible de s’asseoir, et ses deux mains, passées dans les chaînes, pesaient sur son cou et tiraient en bas sa tête. C’est ainsi que les anciens auteurs et ceux qui l’ont vu nous l’ont dépeint dans sa prison. Il demeura deux jours dans cette situation cruelle, vivant de pain et d’eau, et sans que ses amis de Bohême connussent où il était. Enfin Pierre le Notaire parvint à le savoir d’un de ses gardiens, et réussit à lui faire passer une meilleure nourritured.

Cependant Jérôme tomba gravement malade, et, comme il était en danger de mort, il demanda un confesseur. Ses liens furent un peu moins étroitement serrés. Il échappa, comme Jean Hus, à la maladie pour le supplice, et demeura une année entière enfermé seul dans ce lieu de douleur.

d – Von der Hardt, t. IV, p. 218. Cochlée, auteur catholique très passionné, ne nie point l’excessive rigueur de la captivité de Jérôme, — Cochlæus, Hist. Huss., lib. II. p. 151, 152.

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