Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

3.7. — Adieux de Jean Hus à ses amis. — Sa condamnation. — Sa mort.

Le jour du jugement approchait, et Jean Hus, inébranlable dans sa résolution de mourir plutôt que de mentir à sa conscience, écrivit ces lignes : « Ma dernière volonté est que je refuse d’avouer pour erronés les articles qui ont été véritablement extraits de mes œuvres, et que je refuse d’abjurer ceux qui m’ont été attribués par de faux témoins… Je déteste et condamne toute interprétation fausse qui se trouverait, contre ma volonté dans les premiers, me soumet tant à la correction de notre divin Maître, je me confie dans son infinie miséricorde, pour que lui-même daigne me laver des péchés que j’ignore. »

Il dit ailleurs : « Ayant devant les yeux tant de saints qui ont accepté le martyre plutôt que de consentir au péché, comment, moi, qui ai exhorté les autres dans mes prédications à la patience et à la fermeté, tomberai-je ainsi dans tant de vils mensonges et scandaliserai-je par mon exemple beaucoup d’enfants du Seigneur ! Loin de moi ! loin de moi ! Notre Seigneur Jésus-Christ sera ma récompense et mon secours. »

Dans quelques lettres à ses amis, il leur exprime avec effusion sa reconnaissance, il leur adresse de touchants adieux et des exhortations à vivre saintement et à veiller à leur propre sûreté. « Que Dieu soit avec vous, dit-il à ses nobles protecteurs ; qu’il vous accorde toutes les félicités pour les bontés dont vous m’avez comblé. Ne permettez pas que le seigneur Jean, ce loyal et fidèle chevalier, mon meilleur ami, mon autre moi-même, s’expose au péril pour l’amour de moi… Je vous conjure de vivre selon la parole de Dieu et d’obéir à ses préceptes, ainsi que je vous l’ai enseigné. Rendez grâces à sa royale majestéa pour tous les bienfaits que j’ai reçus d’elle. »

a – Au roi de Bohême.

Hus dans ses adieux se souvient de ses plus obscurs disciples, et se montre aussi reconnaissant, aussi touché de leur amitié que de celle des plus illustres. Dans sa dernière lettre au prêtre Martin, il dit : « Je te recommande mes très chers frères ; tu salueras Pierre avec sa femme et sa famille, et tous ceux qui appartiennent à l’Église de Bethléem : Catherine, cette sainte fille et le curé Guzikon, Maurice Hatzer et tous les amis de la vérité… Que tous ceux qui ont ou qui auront de mes livres en leur possession soient prudents… Salue tous mes frères bien-aimés en Christ, les docteurs, les écrivains, les cordonniers, les tailleurs, recommande-leur d’être zélés pour la loi du Christ, d’avancer humblement dans la sagesse, et de ne point se servir de gloses qui leur soient propres, mais de recourir à celles des saints. »

Hus fait quelques legs à ses plus intimes amis ; il les prie d’acquitter ses dettes et les détails dans lesquels il entre à ce sujet démentent suffisamment les reproches de ceux qui l’accusaient d’être riche. On voit l’estime qu’il fit jusqu’à la fin des livres de Wycliffe par le legs qu’il fait de quelques-uns à l’un de ses amis les plus dévoués et les plus chers, à Pierre le Notaire ; il lui laisse aussi une somme d’argent. « Ce n’est pas, dit-il, que je prétende récompenser ainsi ton amour ardent et inébranlable pour la vérité, les services que tu m’as rendus, et les consolations que tu m’as prodiguées dans mes peines. Que Dieu soit ta grande récompense pour toutes ces choses, car je n’ai rien à t’offrir qui en soit digne. »

Hus pardonna à tous ses ennemis, dont le plus ardent était Michel Causis. Il écrit à un ami, le 23 juin : « Michel est venu plusieurs fois dans ma prison, et il a dit à mes gardiens : Avec la grâce de Dieu, nous brûlerons bientôt cet hérétique. Sache cependant que je n’exprime pas un vœu de vengeance ; je la laisse à Dieu et je le prie pour cet homme du fond du cœur. »

Malgré son courage, Jean Hus était homme, et ne se sentait pas toujours également détaché de la vie et intrépide contre la mort. « Certes, écrit-il dans cette même lettre, il est mal aisé de se réjouir, comme le dit l’apôtre saint Jacques, au milieu des épreuves, et de les regarder comme autant de sujets de joie. Il est aisé de le dire, mais il est difficile de le faire. Celui qui fut le plus patient et le plus intrépide, sachant qu’il ressusciterait le troisième jour, qu’il vaincrait ses ennemis par la mort et qu’il rachèterait ses élus, a cependant été troublé en esprit après la Cène, et il a dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort. L’Évangile nous apprend qu’il trembla, qu’il gémit, qu’un ange le fortifia dans son agonie et qu’une sueur sanglante découla de son corps. Mais dans ses angoisses il a dit à ses disciples : Que votre cœur ne se trouble point ; qu’il ne redoute pas la cruauté des méchants ; car je suis éternellement avec vous afin que vous la surmontiez… O divin Jésus ! attire-nous donc après toi, faibles que nous sommes ; si tu ne nous attires, nous ne pouvons te suivre. Fortifie mon esprit afin qu’il soit prêt et résolu. La chair est faible : que ta grâce me prévienne, m’assiste et m’accompagne ! car sans toi nous ne pouvons rien, et sommes incapables d’affronter pour ton nom une mort cruelle… Ecrit dans les fers, la veille du jour de saint Jean-Baptiste, qui est mort en prison pour avoir condamné l’iniquité des méchants.

Jean Hus,

     En espérance serviteur de Jésus-Christ. »

Dans une autre lettre, écrite à la même époque, il reprend toute sa confiance, tout son courage. Après avoir de nouveau rappelé les saints de l’Ancien Testament miraculeusement délivrés par le Seigneur : « Et moi aussi, dit-il, moi misérable, si cela devait être pour sa gloire, pour l’avantage des fidèles, pour mon propre bien, le Seigneur me délivrerait des fers et de la mort. Elle n’est point diminuée la puissance de celui qui a tiré de sa prison, par un ange, saint Pierre, prêt à mourir à Jérusalem, et qui a fait tomber les chaînes de ses mains. Mais que la volonté du Seigneur soit faite ! qu’elle s’accomplisse en moi pour sa gloire et pour mes péchés ! Et plus loin il s’écrie comme le Psalmiste : « Le Seigneur est avec moi comme un vaillant guerrier ; le Seigneur est ma lumière et mon salut ; qui craindrai-je ? qui me fera trembler ? »

Jean Hus demeura en prison pendant trente jours après avoir publiquement répondu à ses juges, et ce fut le 6 juillet qu’il parut pour la seconde fois devant le concile, dans la quinzième session générale, afin d’entendre prononcer sa sentence.

Le cardinal de Viviers présidait ; l’empereur était présent avec tous les princes de l’empire, et une foule immense était accourue à ce triste spectacle. On disait la messe lorsque Hus arriva, et on le retint dehors jusqu’à ce qu’elle fût achevée, de peur que les saints mystères ne fussent profanés par la présence d’un si grand hérétique. Une table fort haute avait été dressée au milieu de l’église ; là étaient les habits sacerdotaux dont on allait revêtir Jean Hus pour l’en dépouiller ensuite. On le fit asseoir devant cette table sur un marchepied assez élevé pour qu’il fût en spectacle à tous. Il fit une longue prière à voix basse, et en même temps l’évêque de Lodi monta en chaire. Ce prélat, qui remplit le rôle de prédicateur officiel du concile, et dont la parole était virulente et déclamatoire, saisissait avec un égal empressement toutes les occasions de réjouissance ou de deuil pour produire son éloquence. Il prit, ce jour-là pour texte ce passage de saint Paul : « Que le corps du péché soit détruit (1 Corinthiens 5.5). Son sermon fut si violent contre le schisme et ses auteurs qu’on put croire d’abord qu’il tendait à faire brûler les antipapes, et non Jean Hus. Cependant l’évêque conclut par ces paroles adressées à Sigismond : « Détruisez les hérésies et les erreurs, et surtout (montrant Jean Hus) cet hérétique obstiné. C’est une œuvre sainte, glorieux prince, et qu’il est réservé d’accomplir à vous, à qui l’autorité de la justice est donnée. Frappez donc de si grands ennemis de la foi, afin que vos louanges sortent de la bouche des enfants et que votre gloire soit éternelle. Que Jésus-Christ, à jamais béni, daigne vous accorder cette grâce ! »

Aussitôt après le sermon un évêque donna lecture du décret par lequel le concile réclamait le silence : rien ne témoigne davantage de la toute-puissance que s’arrogeait l’assemblée, et de l’abaissement dans lequel le concile tenait devant lui les rois et l’empereur. Ce décret est ainsi conçu : « Le sacré concile de Constance, légitimement réuni par l’influence du Saint-Esprit, décrète et ordonne à toute personne, de quelque dignité qu’elle soit revêtue, impériale, royale ou épiscopale, qu’elle s’abstienne de toute parole dans la présente session, de tout murmure et de tout bruit qui puisse troubler l’assemblée convoquée avec l’inspiration de Dieu, et cela sous peine d’encourir l’excommunication, un emprisonnement de deux mois, et d’être déclaré fauteur d’hérésie. »

Ce décret étant lu, Henri Piron, promoteur du concile, se leva et demanda, par son ordre, la condamnation de Jean Hus et de ses écrits. Le concile fit lire d’abord soixante articles de Wycliffe, extraits des livres qu’il avait déjà condamnés, et il condamna ceux-ci de nouveau ; puis on passa aux œuvres de Jean Hus, et on donna lecture de trente articles qui n’avaient point encore été lus publiquement, mais dont plusieurs reproduisaient ceux sur lesquels il avait déjà été interrogé.

Hus voulut répondre séparément sur chacun ; mais le cardinal de Cambrai lui imposa silence, et dit qu’il répondrait sur tous en même temps. Jean Hus représenta qu’un si grand effort de mémoire lui serait impossible, et, comme il parlait encore, le cardinal de Florence se leva. « Vous nous étourdissez, dit-il ; et il donna l’ordre aux huissiers du concile de le saisir et de le contraindre au silence. Jean Hus, d’une voix forte et les mains levées au ciel, s’écria : « Au nom du Dieu tout-puissant, je vous conjure de me prêter une oreille équitable, afin que je puisse me laver, devant tous ceux qui m’environnent, du reproche de ces erreurs. Accordez-moi cette grâce, et ensuite faites de moi à votre volonté. »

La parole lui fut ôtée encore une fois. Voyant qu’il ne lui était pas permis de repousser tant d’accusations, il fléchit les genoux, leva les yeux et les mains vers le ciel et pria, recommandant sa cause au souverain juge de l’univers.

Après la lecture des articles on passa aux dépositions des témoins, qu’on désigna par leurs qualités et point par leurs noms. On renouvela aussi l’accusation touchant sa doctrine sur le sacrement de l’autel, quoiqu’il l’eût victorieusement réfutée et se fût déclaré orthodoxe sur ce point : on lui reprocha encore, entre autres faits absurdes, de s’être donné pour la quatrième personne de la Trinité : cette accusation était appuyée sur le témoignage d’un docteur qui ne fut pas nommé. Jean Hus y répondit en confessant à haute voix le symbole d’Athanase.

On lui fit encore une fois un crime de son appel à Jésus-Christ ; mais il le renouvela comme un appel juste, légitime, et fondé sur l’exemple de Jésus-Christ lui-même. « Vois, s’écria-t-il les mains jointes, vois, ô mon doux Jésus, comment ton concile condamne ce que tu as prescrit et pratiqué, lorsque, étant opprimé par tes ennemis, tu as remis ta cause entre les mains de Dieu ton père, nous laissant cet exemple, afin que nous ayons recours nous-même au jugement de Dieu, le très juste juge, contre l’oppression. Oui, continua-t-il en se tournant vers l’assemblée, j’ai soutenu et je soutiens encore qu’on ne saurait en appeler plus sûrement qu’à Jésus-Christ, parce qu’il ne saurait être ni corrompu par des présents, ni trompé par de faux témoins, ni surpris par aucun artifice. Et, comme on l’accusait d’avoir méprisé l’excommunication du pape : « Je ne l’ai pas méprisée, dit-il ; mais, comme je ne la croyais pas légitime, j’ai continué les fonctions de mon sacerdoce. J’envoyai mes procureurs à Rome, où ils furent mis en prison, chassés et maltraités. C’est ce qui m’a porté à venir à ce concile de mon bon gré, sous la foi publique de l’empereur qui est ici présent. »

Jean Hus, en prononçant ces derniers mots, regarda fixement Sigismond, et une rougeur vive passa sur le front impérial.

[Le souvenir de ce fait s’est longtemps conservé en Allemagne et ne fut pas sans influence, dans le siècle suivant, pour le succès de la réforme opérée par Luther. Lorsqu’à la célèbre diète de Worms les ennemis de ce grand homme pressaient Charles-Quint de le faire saisir, au mépris du sauf-conduit qu’il lui avait donné : « Je ne veux pas, répondit l’empereur, rougir comme Sigismond. »]

Lecture ayant ensuite été donnée du refus d’abjuration de Hus, on lut deux sentences, dont l’une condamnait au feu tous ses écrits, et dont l’autre le vouait lui-même à la dégradation comme vrai et manifeste hérétique, coupable d’avoir enseigné publiquement des erreurs depuis longtemps condamnées par l’Église de Dieu ; d’avoir avancé plusieurs choses scandaleuses, téméraires, et offensives pour des oreilles pieuses, au grand opprobre de la majesté divine et au détriment de la foi catholique ; d’avoir enfin obstinément persisté à scandaliser les chrétiens par son appel à Jésus-Christ, comme au juge souverain, au mépris du siège apostolique, des censures et des clefs de l’Église.

Pendant la lecture de cette sentence, Hus, qui l’écoutait, se récria plusieurs fois, et repoussa surtout l’accusation d’opiniâtreté. « J’ai toujours désiré, dit-il, et je désire encore être mieux instruit par l’Écriture. Je déclare que mon ardeur pour la vérité est telle que, si d’une seule parole je pouvais renverser toutes les erreurs des hérétiques, il n’y a point de péril que je ne fusse prêt à affronter pour une telle fin. Puis, tombant à genoux, il dit : « Seigneur Jésus, pardonne à mes ennemis ! Tu sais qu’il m’ont faussement accusé, qu’ils ont eu recours contre moi aux faux témoignages et aux calomnies : pardonne-leur par ta miséricorde infinie. » Mais cette prière provoqua l’indignation et la raillerie de ses juges, et surtout des premiers du concile.

Alors commença la douloureuse cérémonie de la dégradation. Les évêques revêtirent Jean Hus des habits sacerdotaux, et lui mirent un calice dans la main comme s’il eût dû célébrer la messe. Il dit en prenant l’aube : « On revêtit Notre-Seigneur d’une robe blanche pour l’insulter, quand Hérode le fit conduire à Pilate. » Étant ainsi vêtu, les prélats l’exhortèrent encore une fois à se rétracter, pour son salut et pour son honneur ; mais il déclara hautement, en se tournant vers le peuple, qu’il n’avait garde de scandaliser et de séduire les fidèles par une abjuration hypocrite. « Comment après cela, dit-il, lèverais-je le front vers le ciel ? De quel œil soutiendrais-je les regards de cette foule d’hommes que j’ai instruits, s’il arrivait par ma faute que ces mêmes choses, qui pour eux sont aujourd’hui certaines, devinssent incertaines ; si je portais, par mon exemple, le trouble dans tant d’âmes dans tant de consciences que j’ai remplies de la pure doctrine de l’Évangile du Christ, et que j’ai fortifiées contre les pièges du démon ? Non, non ! il ne sera pas dit que j’aie préféré le salut de ce corps misérable, destiné à la mort, à leur salut éternel. »

Les évêques le firent descendre de son siège, et lui ôtèrent des mains le calice, en disant : « O Judas maudit ! qui, ayant abandonné le conseil de la paix, êtes entré dans celui des Juifs, nous vous enlevons ce calice rempli du sang de Jésus-Christ. — J’espère de la miséricorde de Dieu, répondit Jean Hus, que dès ce jour même je boira son calice dans son royaume, et dans cent ans vous répondrez devant Dieu et devant moi. »

[Cette prophétie fut consignée sur une médaille célèbre frappée en Bohême en 1415, aussitôt après la mort de Jean Hus, et dont l’époque est garantie par beaucoup d’auteurs, entre autres par l’abbé Bizot, auteur de l’Histoire métallique de Hollande.]

Ses habits lui furent ensuite ôtés l’un après l’autre, et sur chacun d’eux les évêques prononcèrent quelques malédictions. Lorsque enfin il fallut effacer les marques de la tonsure, il s’éleva entre eux une contestation pour savoir si on emploierait le rasoir ou le ciseaux. « Voyez, dit Jean Hus en se tournant vers l’empereur, ils sont tous également cruels, et ils ne peuvent s’entendre sur la manière d’exercer leur cruauté. »

On posa sur sa tête une couronne ou mitre pyramidale, où étaient peints des diables affreux, avec cette inscription : L’hérésiarque, et dans cet état les prélats dévouèrent son âme aux démonsb ; mais Jean Hus recommanda son esprit à Dieu, et dit tout haut : « Je porte avec joie cette couronne d’opprobre pour l’amour de celui qui en a porté une d’épines. »

b – Animam tuam diabolis commendamus.

L’Église dès lors se dessaisit de lui, le déclara laïque, et, comme tel, le livra au bras séculier. Jean Hus, sur l’ordre de Sigismond, fut remis par l’électeur palatin, vicaire de l’empire, au magistrat de Constance, qui l’abandonna aux exécuteurs. Il marcha au supplice entre quatre valets de ville, suivi des princes escortés par huit cents hommes armés, au milieu d’un peuple immense. En passant devant le palais épiscopal, Hus vit un grand feu qui consumait ses livres, et il sourit à cette vue.

Le lieu du supplice était une prairie attenant aux jardins du faubourg de la ville, hors de la porte de Gotleben. En y arrivant, Hus se mit à genoux et récita quelques psaumes pénitentiaux. Plusieurs d’entre le peuple, l’entendant prier avec ferveur, dirent tout haut : « Nous ignorons le crime de cet homme, mais il adresse à Dieu des prières excellentes. »

Lorsqu’il fut en face du bûcher qui devait consumer son corps, on l’invita à se confesser. Hus y consentit, et un prêtre, homme docte et en grande réputation, lui fut amené. Le prêtre, avant de l’entendre, lui prescrivit d’avouer ses erreurs et d’abjurer. « Un hérétique, disait-il, ne pouvait ni donner ni recevoir les sacrements. »

Hus répondit : « Je ne me sens coupable d’aucun péché mortel, et, prêt à paraître devant Dieu, je n’achèterai point l’absolution par un parjure. »

Comme il voulait parler à la foule en allemand, l’électeur palatin s’y opposa et ordonna qu’il fût brûlé. « Seigneur Jésus, s’écria Jean Hus, je veux endurer avec humilité cette mort affreuse à cause de ton saint Évangile ; pardonne à tous mes ennemis. Tandis qu’il priait ainsi, les yeux élevés vers le ciel, sa couronne de papier tomba : il en sourit ; mais les soldats la lui remirent sur la tête, afin, dirent-ils, qu’il fût brûlé avec les diables qu’il avait servis.

Ayant obtenu la permission de parler à ses gardes, il les remercia des bons traitements qu’il en avait reçus. « Mes frères, dit-il, sachez que je crois fermement en mon Sauveur ; je souffre pour son nom, et aujourd’hui j’irai régner avec lui. »

Son corps fut aussitôt chargé de liens et attaché à un poteau que l’on enfonça dans la terre. Comme il était ainsi, le visage tourné vers l’Orient, quelques-uns y trouvèrent à redire parce qu’il était hérétique. On le tourna donc vers l’Occident, et sa tête fut fixée au poteau par une chaîne souillée de suie, et dont la vue inspira de pieuses réflexions à Jean Hus sur l’ignominie des souffrances du Sauveur.

On mit des fagots sous ses pieds, on amoncela autour de lui le bois et la paille. Alors l’électeur palatin, accompagné du comte d’Oppenheim, maréchal de l’empire, s’approcha et l’invita encore une fois à se rétracter ; mais lui, regardant le ciel : « Je prends Dieu à témoin, dit-il d’une voix forte, que je n’ai jamais ni enseigné, ni écrit ce dont m’accusent de faux témoins ; mes discours, mes livres, mes écrits, j’ai tout fait dans la seule pensée, dans le seul but d’arracher les âmes à la tyrannie du péché. C’est pourquoi je signerai aujourd’hui de mon sang avec joie cette vérité que j’ai enseignée, que j’ai écrite, que j’ai publiée, et qui est confirmée par la loi divine et par les saints Pères. »

L’électeur et le maréchal se retirèrent, et l’on mit le feu au bûcher. « Jésus, fils du Dieu vivant, cria Jean Hus, aie pitié de moi ! » Il pria et chanta une hymne au milieu des douleurs ; mais bientôt, le vent s’étant élevé, sa voix fut étouffée par les flammes. On le vit ainsi quelque temps encore, remuant la tête et les lèvres, et comme priant en lui-même ; puis il rendit l’esprit. Ses habits furent consumés avec lui ; les bourreaux déchirèrent en pièces les restes de son corps et les rejetèrent dans le bûcher jusqu’à ce que le feu eût tout dévoré ; ses cendres furent ensuite recueillies et jetées dans le Rhin.

[Tous les détails que nous avons donnés sur le jugement et la mort de Jean Hus sont fidèlement extraits des manuscrits de Brunswick, de Leipsick et de Gotha, recueillis par von der Hardt ; de l’Histoire de la vie de Hus, publiée par un témoin oculaire et insérée en tête de ses œuvres, et de l’Histoire des Hussites, par Théobald. Ils ne furent démentis par aucun de ses contemporains et la pieuse intrépidité du martyr est attestée par les historiens catholiques, Æneas-Sylvius Piccolomini, Reichenthal et Jean Cochlée… Voir Note N.]

Ainsi périt, à quarante-cinq ans, un des hommes dont le caractère fait le plus d’honneur à l’Église chrétienne, et il n’est pas facile de discerner, à la première vue, les causes véritables de son supplice. On trouve ces paroles dans un ancien exemplaire manuscrit de ses œuvres : Aussi longtemps que Jean Hus ne fit que déclamer contre les vices des séculiers, chacun disait qu’il avait l’esprit de Dieu ; mais aussitôt qu’il se fut attaché aux ecclésiastiques, il devint odieux, car c’était là toucher la plaie. Cependant beaucoup d’autres s’étaient impunément élevés avant lui contre les abus de l’Église, contre les vices des papes et du clergé ; il suffit, pour s’en convaincre, de lire les écrits de ses contemporains, de Pierre d’Ailly, de Clémangis, de Gerson, et de tant d’autres prêtres et docteurs révérés par l’Église. On trouve dans leurs traités, et jusque dans les discours que plusieurs prononcèrent en présence du concile, une foule d’expressions aussi violentes, aussi injurieuses qu’aucune de celles qui échappèrent à Jean Hus. Dans le langage des plus catholiques, l’Église romaine est hautement désignée comme un lieu d’iniquités, et un pape criminel comme un antechrist. Jean Hus, d’ailleurs, admettait les dogmes de l’Église catholique ; il était déjà en prison lorsque Jacobel communia les laïques à Prague sous les deux espèces, et l’approbation qu’il donna à cette pratique, établie sur l’autorité des Écritures et de la tradition, ne fut connue du concile qu’après sa mort. Interrogé sur la transsubstantiation et sur la Trinité, il répondit par la formule catholique ; en ce qui touche les autres croyances de l’Église, sur les sacrements, sur la confession, sur l’intercession des saints, sur l’adoration des images, sur les œuvres, sur le Purgatoire, sur les traditions, les réponses de Hus au concile, ses lettres et ses écrits témoignent qu’il ne s’écartait pas des opinions reçues dans l’Église. Quant à sa doctrine touchant l’absence du caractère spirituel dans les mauvais prêtres, doctrine si longtemps obscure dans sa propre pensée, il finit par en donner une explication catholique, en avouant que, dans le ministère d’un prêtre impie, Dieu opère dignement et efficacement par des mains indignes ; enfin, quant aux indulgences, il ne refuse pas au pape le pouvoir d’en accorder ; il nie seulement qu’elles soient d’aucune valeur, étant données pour une cause injuste. Il refusa de reconnaître pour siennes quelques propositions qui lui furent attribuées par le concile, et quant à celles qu’il reconnut, il modifia les plus hardies de telle sorte qu’elles n’eurent plus pour la foi qu’une importance très secondaire. Jean Hus, en un mot, nous l’avons dit, attaquait les doctrines catholiques non en elles-mêmes, mais dans leurs conséquences extrêmes ; non dans le principe, mais dans l’abus, et en cela il ne manquait pas d’imitateurs, parmi les plus célèbres et les plus orthodoxes.

En présence de ces faits, on se demande avec un étonnement mêlé d’épouvante ce qui a pu porter le concile à user de tant de rigueur envers un homme d’une vie pure, également recommandable par la science et par la piété. On en découvre deux causes, dont chacune excitait contre lui au plus haut point la haine et l’implacable ressentiment des prêtres. Jean Hus, en premier lieu, voyait, comme Wycliffe, la source des excès du clergé dans ses richesses ; il reconnaissait au pouvoir séculier le droit de prescrire le bon emploi des biens d’Église, ou d’en priver ceux qui en faisaient un usage indigne : c’était frapper les prêtres dans leur influence extérieure, dans leur autorité temporelle. En second lieu, il se disait soumis au concile, mais il mettait une condition à son obéissance : il voulait que la voix de sa conscience confirmât celle du concile. Hus désirait ardemment être convaincu de ses erreurs, afin de les abjurer ; mais, pour qu’il les reconnût, il ne lui suffisait pas que le concile les signalât ; il refusait, quant au fait, de s’avouer coupable de tout article erroné qu’on lui imputait, si, dans son for intérieur, il ne le reconnaissait pour sien, pour imputé avec justice à sa doctrinec. Quant au droit, avant d’admettre qu’une proposition fût hérétique ou fausse, il demandait que sa fausseté fût démontrée par l’Écriture. C’était reconnaître dans la parole divine, interprétée par le jugement individuel, une autorité supérieure aux décisions de l’Église ; c’était attaquer le clergé dans son autorité spirituelle. C’est par là surtout, c’est par là seulement que Jean Hus se rattache aux communions séparées de l’Église romaine ; sa doctrine, sur ce dernier point, est la racine commune des sectes dissidentes, elle est le lien qui les unit toutes, à l’insu même de plusieurs. Étrange destinée de Hus ! curieux problème ! Dans sa pensée, toute séparation du vieux tronc de l’Église est une hérésie digne de l’enfer, et les églises séparées le comptent avec orgueil parmi leurs martyrs ! il proteste de son dévouement pour l’Église romaine jusqu’à la mort, et l’Église romaine le tue ! C’est qu’ici la situation domine l’homme ; les conséquences d’un premier fait le portent invinciblement au but que ses yeux ne distinguent pas encore, et fort au delà des limites où sa volonté le retient. Tant il est vrai qu’entre les deux grandes familles de la chrétienté la question véritable, l’unique question est celle-ci, savoir : Qui interprétera la loi de Dieu ? qui en déduira, en dernier ressort, les règles de la foi, de la vie : le sacerdoce ou la conscience ? Jean Hus se croyait catholique, et il en appelait de l’Église à sa conscience et à Dieu ; il était protestant à son insu. L’Église foudroya dans sa personne non les conséquences hérétiques du droit d’examen, mais ce droit lui-même : les flammes de son bûcher apprirent à l’Europe chrétienne que l’appel au for intérieur, à la conscience, était mis désormais au rang des hérésiesd.

c – Les témoins qui lui attribuèrent les propositions dont il ne se reconnut point l’auteur ne lui furent ni confrontés, ni même désignés par leurs noms. Voyez à ce sujet Lenfant, Hist. du Concile de Constance, t. I, p. 413 et suiv.

d – Note O.

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