Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

Conclusion

Quatre siècles sont écoulés depuis les grands événements dont je viens d’écrire l’histoire, et il résulte de leur étude attentive quelques faits incontestables.

Le tableau que présente, durant le grand schisme, la papauté déchirée fait comprendre d’abord la nécessité d’une autorité suprême qui fût en état d’y mettre fin, soit en déclarant où était le vrai pape, soit en usant du droit d’en créer un.

Lorsqu’on voit, ensuite, dans des pontifes rivaux et chancelants sur un trône partagé, des prétentions sans borne au spirituel comme au temporel, on se demande avec étonnement quelle fut jadis cette puissance affermie et dans sa plénitude : les célèbres paroles de Bossuet reviennent involontairement à la mémoire, et l’on reconnaît le besoin qui se fit impérieusement sentir de limiter ce pouvoir immense en l’empêchant d’usurper sur le temporel et en le soumettant à la règle, même au spirituel.

Sur ce dernier point, le concile de Constance, et, après lui, celui de Bâle, ont pris d’importantes résolutions ; les rois eux-mêmes, instruits par l’expérience, ont lutté contre des envahissements perpétuels et dangereux, et c’est en France, mieux que partout ailleurs, que leurs droits ont été sauvegardés. Là seulement s’est perpétuée avantageusement pour le clergé, comme pour les princes, la doctrine dont Gerson fut, au xve siècle, l’éloquent interprète, qui établit que la puissance donnée par Jésus-Christ à son Église est purement spirituelle et qu’elle ne s’étend ni directement, ni indirectement sur les choses temporellesa ; maxime salutaire, que l’Église gallicane a toujours défendue et qu’elle a trouvée dans les traditions de l’Église universelleb.

a – Voyez à ce sujet Gers. Oper. de Modis uniendi ac reform. Eccles. in concil. — Il ne faut pas conclure de ce principe que le Souverain Pontife ne puisse posséder des domaines temporels à des titres aussi légitimes que tout prince ou propriétaire laïc, mais seulement que cette possession ou domination temporelle ne découle pas nécessairement de l’autorité spirituelle.

b – Bossuet, Sermon sur l’unité de l’Église.

Il s’ensuivit en France deux choses dont le résultat fut unique, immense : d’une part, les rois obéis du clergé, du moins en ce qui touche la discipline et dans le domaine extérieur, affranchis, par leur propre autorité ou par celle de leurs parlements, de la crainte des usurpations et des exactions de la cour romaine, furent intéressés, beaucoup plus que d’autres souverains, à maintenir l’établissement religieux tel qu’il existait dans le royaume ; d’autre part, le clergé français étant plus contenu, sa conduite fut plus pure, les abus du pouvoir ecclésiastique moins criants, et, malgré quelques effets étranges et très abusifs de l’intrusion de la puissance civile dans le domaine spirituelc, une réforme radicale des institutions de l’Église parut moins désirable en France qu’en plusieurs autres contrées. Le royaume fut ainsi prémuni contre les nouveautés ; il devint plus difficile à conquérir par les réformateurs du xve siècle ; et au xixe siècle, c’est en s’appuyant des mêmes principes gallicans, qu’une main puissante a rétabli en France le catholicisme sur son antique base.

c – C’est là ce qui a été nommé le gallicanisme parlementaire, et il faut reconnaître que le parlement qui s’élevait avec raison contre tout empiétement du clergé sur le temporel, se laissa souvent entraîner à empiéter lui-même sur le spirituel. Bayle a parfaitement exposé les inconvénients et les abus résultant de certaines prétentions du pouvoir civil. Ce qu’il dit à ce sujet n’est plus applicable aux lois existantes depuis que les brefs de la pénitencerie, et concernant le for intérieur, ont été soustraits à l’examen du conseil d’Etal. (Critique générale de l’histoire du Calvinisme, par Maimbourg. Lettre vi.)

[L’Angleterre et l’Allemagne, jadis dévouées aux opinions ultramontaines, abandonnèrent les premières l’unité de l’Église et la principauté du saint-siège. (De l’Usage et de l’abus des opinions controversées entre les ultramontains et les gallicans, par Mgr Affre, archevêque de Paris, 1845.) La France vit se vérifier, pour un temps, cette parole du grand Leibnitz : « Les maximes du clergé de France seront un jour le boulevard de l’Église catholique. »]

Si, maintenant, nous embrassons du regard la chrétienté tout entière, depuis que Hus et Jérôme ont été appelés à rendre témoignage, nous y voyons constamment en présence les deux grandes sociétés religieuses, les deux Églises établies, l’une et l’autre, sur le principe de l’obéissance la plus absolue, la première, au sacerdoce réputé infaillible, la seconde, aux Écritures, considérées comme inspirées dans l’esprit et dans la lettre.

Celle-ci, l’Église protestante, après un siècle de progrès inouï, a perdu en Europe sa force expansive et a cessé de conquérir. Elle s’est affaiblie en oubliant trop le principe dont elle émane, la liberté d’examen, et il était presque impossible qu’il en fût autrement à la suite des effrayants désordres causés par ceux qui, du temps même de Luther, avaient poussé à l’extrême les conséquences de ce principe. Les réformés ont reconnu le besoin de donner des gages aux gouvernements temporels ; ils se sont vus dans l’obligation absolue de montrer que leurs doctrines étaient en harmonie avec l’ordre civil et les lois, et ils les ont formulées dans des confessions particulières et nationales. Un grand nombre d’églises ont bientôt oublié que ces confessions n’avaient aucun caractère canonique, qu’elles étaient des témoignages et non des décrets, qu’elles constataient la foi, mais n’obligeaient pas les consciences.

[Beaucoup d’Églises protestantes prennent le salut gratuit comme le principe fondamental de la Réforme ; mais pour se détacher sur ce point, comme sur tant d’autres, de l’Église romaine qui admet le mérite des œuvres, il a fallu recourir, nous l’avons dit déjà, au libre examen que recommande saint Paul et qui est, avec l’obéissance entière aux Écritures, le principe distinctif le plus général de toutes les communions dissidentes.]

Beaucoup d’hommes d’un mérite éminent, qui avaient refusé d’être contraints, ont osé contraindre, et de cette erreur sont sortis des maux incalculables. On a substitué de toutes parts une autorité coercitive, née de la veille, à celle qui, du moins, comptait des siècles de durée. Dès lors l’esprit de secte, qui divise, malgré des principes communs, a pris la place de l’esprit de l’Évangile, qui rapproche malgré les dissidences ; le protestantisme en a souffert, et le spectacle de ses luttes intestines a multiplié les indifférents et les incrédules. De nouvelles tendances, depuis un demi-siècle surtout, se sont manifestées dans son sein : l’Église protestante traverse, de nos jours, une nouvelle crise dont elle sortira peut-être profondément modifiée, et dont l’issue, encore incertaine, importe aux destinées générales du christianisme.

L’autre Église, celle dont le principe est l’autorité du sacerdoce, l’Église catholique, renversée dans quelques États, et très ébranlée en beaucoup d’autres, par la révolution religieuse du xvie siècle, a retrouvé plus tard des forces inespérées ; elle a repoussé le flot envahisseur et s’est maintenue dans plusieurs pays, à l’exclusion de toute autre, en s’appuyant sur une milice célèbre, savamment disciplinée, ardente, infatigable, marchant au but par tous les chemins, à travers tous les obstacles, et vouée tout entière à la grandeur, non du pape, mais de la papauté. Jamais entreprise ne fut poursuivie avec plus d’ensemble, de vigueur et de ténacité : annihiler l’individu (perinde ac cadaver) au profit de la grandeur de l’Ordre, fortifier l’Ordre, pour rendre la papauté forte, élever enfin l’autorité du Saint-Siège au-dessus de toute autorité, pour étendre et affermir le principe catholique, voilà ce que les Jésuites ont voulu, et, malgré de nombreuses disgrâces, on ne peut leur refuser, dans de certaines limites, l’avantage du succès.

Ce succès, cependant, a été plus apparent que réel, et presque toujours trop chèrement acheté. Partout où ils ont longtemps dominé sans obstacle, l’Inquisition a été appelée en aide à la foi ; elle a pesé sur les esprits par la terreur ; elle a ôté, en la comprimant, toute énergie à la pensée humaine ; elle a maintenu, sans doute, des pratiques exclusives et une orthodoxie extérieure, mais en étouffant à l’intérieur le principe d’une vie tout à la fois intellectuelle et active, qui est la vie même du christianisme ; elle a semé la pire des morts, la mort morale, et, dans les pays où, comme en France, l’Inquisition n’a jamais été reçue, la foi catholique s’est montrée, durant trois siècles, beaucoup plus vivante et plus éclairée que dans ceux où le Saint-Office a établi son empire et où l’Église règne avec lui moins sur des âmes que sur des corps.

On perd de vue aujourd’hui toutes ces choses : le nom même de la vieille Église de France, si respecté jadis en Europe, et que plusieurs pontifes prononçaient avec louanged, a cessé d’être en honneur : le gallicanisme n’existe plus, on se vante de l’avoir mis dans sa tombe, et déjà, il y a peu d’années, on affirmait devant une assemblée souveraine qu’il ne se rencontrerait pas quatre évêques qui voulussent signer les propositions de Bossuet : les recevoir, disent les disciples de Joseph de Maistre, c’est n’être plus catholique, c’est à peine être chrétien : qu’on les rejette, dit à son tour un grand jurisconsulte, et il ne sera permis d’être citoyen en aucune partie du mondee.

d – Voyez plusieurs brefs, décrets et décisions d’Alexandre III, d’Honorius III, de Grégoire IX, de Pie VI, et d’autres papes.

e – Portalis. Travaux inédits sur les lois organiques du Concordat.

Les principes sur lesquels ces propositions fameuses sont établies, ont été, en France, comme on l’a vu, la sauvegarde de l’Église catholique, et aussi le bouclier de l’autorité civile. Rome est immuable, c’est son péril, et elle y met sa gloire : Bossuet disait, au xviie siècle : « C’est sur l’article de la temporalité des rois que Rome s’émeut le plus. » Les ardents propagateurs des maximes ultramontaines n’ont renoncé pour elle à aucune prétention, et s’ils pouvaient prévaloir, la tolérance en matière religieuse disparaîtrait de nos lois ou n’y serait bientôt plus qu’une lettre impuissante et morte.

La puissance civile n’a point abdiqué devant eux ; mais ils lui ont livré de nombreux assauts et ils ont fait avorter les tentatives de beaucoup d’hommes qui cherchent avec droiture et sincérité le moyen de concilier leur raison et leur foi. Et cependant, il importe que ceux-ci, dont le nombre est grand, soient gagnés à l’Évangile ; le salut, les progrès et les libertés de l’Europe continentale sont à ce prix ; il faut qu’une nouvelle sève religieuse ranime et vivifie ce grand corps affaibli : ma conviction forte, inébranlable, est que l’Europe ne sera sauvée que par le principe chrétien. C’est à développer ce principe, c’est à lui ouvrir, sous quelque forme que ce soit, tous les esprits, comme tous les cœurs, que doit tendre quiconque sait que la prospérité des États dépend surtout de la moralité des peuples, et que celle-ci s’affaiblit partout où le christianisme se retire : mais la foi désormais ne saurait croître, ni même subsister en Europe que par le maintien et le respect inviolable de la plus sacrée de toutes les libertés, celle de la conscience et des cultes.

Celle-ci, malgré tant d’obstacles et tant d’efforts pour l’étouffer est partout en progrès. Il y a quatre cents ans, des croisades sans cesse renouvelées, des bûchers sans nombre comprimaient toute manifestation indépendante ; la Bible était mutilée ou cachée ; le sacerdoce, était encore le maître du monde, et, dans ce corps redoutable, les meilleurs mêmes et les plus dignes interdisaient la libre lecture de la sainte parole. Quelques voix courageuses protestaient ; mais protester, c’était oser mourir.

Un siècle plus tard, la moitié de l’Europe rejetait le joug sacerdotal ; elle reconnaissait Jésus-Christ pour l’unique médiateur entre Dieu et l’homme, et sa parole pour la règle suprême de la foi et de la vie.

Aujourd’hui, dans les pays mêmes où la superstition a le plus d’empire, où naguère encore cette liberté de conscience était interdite comme la grande voie qui mène à l’impiété, elle est reconnue comme un droit ; elle est tolérée dans ceux mêmes où le sacerdoce règne sans partage : elle a vaincu, semblable à une mer immense, qui monte et monte toujours, elle a grandi, elle a gagné jusqu’au pied de ce Vatican, dont les foudres s’arrêtent devant elle.

Ainsi l’emporte le grand principe pour lequel Jean Hus a offert et donné sa vie ! Principe vraiment chrétien, qui réprouve et flétrit tout effort brutal de la chair sur l’esprit, qui admet et sanctionne comme un droit sacré, en tout être pensant, la résistance du sens intime aux influences extérieures avant que la conviction soit formée ; vérité qui a fait la gloire de la première Église, et qu’ont trop méconnue ceux dont les pères mouraient pour elle ; vérité impérissable sur laquelle repose l’avenir religieux du monde, et dont le triomphe rappelle cette parole du grand martyr de la Bohême : « Le pontife et les prêtres (de l’ancienne loi), les scribes et les pharisiens ont jadis condamné la vérité ; ils l’ont crucifiée, ils l’ont ensevelie ; mais elle, sortant du tombeau, les a vaincus tous. »

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