Étude sur Jean-Baptiste

Martyre

Matthieu 14.6-12 ; Marc 6.21-29

Elle a du prix aux yeux de l’Éternel, la mort de ceux qui l’aiment.

(Psaumes 116.15)

Je ne mourrai pas, je vivrai, et je raconterai les œuvres de l’Éternel.

(Psaumes 118.17)

Jean-Baptiste est toujours en prison. Rien n’annonce un changement quelconque dans sa situation. Le retour de ses messagers ne lui promet point une délivrance, ni éloignée ni prochaine. Leur rapport calme son âme, sans doute, et raffermit sa foi. Mais, s’il a eu le pressentiment qu’il mourrait dans son cachot, les paroles de Jésus n’ont rien qui détruise cette perspective. Au contraire, il semble la confirmer. N’a-t-il pas dit que « depuis le temps de Jean » le royaume des cieux est forcé ? Depuis le temps de Jean ! On ne parlerait guère autrement d’un décédé, – d’un homme, du moins, dont les jours sont comptés.

Hérode ne montre aucune disposition meilleure. Surtout, pas plus de fermeté. Il continue son jeu barbare avec son prisonnier. Il l’aime ; il l’admire ; il le fait monter dans le palais pour causer avec lui. Il le craint ; il le redoute ; il le fait redescendre dans le souterrain pour se débarrasser de lui. Toute décision lui coûte énormément ; il n’en prend de lui-même aucune : ni celle du crime, ni celle du devoir. Hésitant toujours, cœur partagé, sachant mais ne voulant pas, il renvoie de semaine en semaine la seule mesure honnête. C’était le moyen certain de finir par une iniquité.

Un personnage, dans le château, est constamment maître de lui-même. C’est une femme, Hérodias. Elle sait ce qu’elle veut. Mais elle sait attendre aussi. Tant qu’il sera trop tôt pour agir, elle restera presque dans l’ombre. D’ailleurs, sans perdre son temps. Elle préparera son plan, ourdira son complot. Quand l’heure sera venue, elle sera prête. Au besoin, elle pourrait faire naître l’occasion de sa vengeance. Mais cela même ne sera pas nécessaire. Il suffira de veiller, de patienter encore un peu.

Un jour enfin se lève qui doit favoriser ses desseins. C’est un jour de fête, l’anniversaire de la naissance d’Hérode. Les Juifs, habituellement, tenaient pour pratique païenne la célébration de ces fêtes. Mais de tels scrupules ne sont pas, nous le savons, pour arrêter Hérode ; il en a bravé bien d’autres. Que lui importent les traditions du peuple qu’il gouverne ? Il y aura donc des réjouissances au palais pour son anniversaire. Les flatteurs y tiennent : c’est une occasion de gagner des places. Les prisonniers aussi, parce que ce jour ne se passe pas, d’habitude, sans que le prince accorde des grâces. Et c’est sur cette habitude qu’Hérodias compte. Elle se considère comme l’accusée à la cour de son mari. Elle obtiendra qu’Hérode la « gracie » et lui livre le prophète.

Un festin a été préparé. Les premiers personnages de l’État, tant civils que militaires, y ont été conviés. C’est la règle ; et ils se garderaient tous d’y manquer. Ces prescriptions-là, sans doute, sont bien autrement importantes que celles de la loi de Dieu. Hérodias a pris soin de ce banquet. En savante maîtresse de maison, elle en a minutieusement ordonné tous les services. Non seulement il faut que rien n’y manque, mais il importe que tout soit plus recherché qu’à l’ordinaire : viandes de choix, vins fins et capiteux. Il est très nécessaire que les convives soient mis en belle humeur, et même un peu grisés. L’étourdissement, d’ailleurs maintenu dans des limites bien calculées, aura son rôle à jouer. Il faut donc étourdir, sans jeter personne dans les excès malsonnants.

Hérodias, avec cela, se gardera de paraître au repas. Ici, les lois rigoureuses du décorum oriental se rencontrent avec ses plans. Les usages interdisent à la femme de prendre part à un repas où les hommes assistent. C’est bien. Elle n’y viendra point. Elle y sera beaucoup plus présente en se tenant en dehors. Ni les fumées du vin, ni le bruit des conversations, rien enfin de tout ce qui trouble le cerveau dans les réjouissances royales ne la détournera un seul instant de ses projets. Elle restera sobre, calme. Sans se montrer à la table de son époux, elle ne s’en éloignera guère. Ce sera, en fait, elle qui présidera.

Ainsi, lors du banquet de Belschatsar, dans cette fastueuse orgie où l’empereur chaldéen avait joint le blasphème à l’ivresse, en buvant dans les vases du temple de Jérusalem, la reine Nitocris, son aïeule, s’était soigneusement tenue à l’écart. Elle ne voulut apparaître qu’à l’instant où sa présence fut réclamée, pour rassurer son petit-fils et ses invités tremblants d’épouvante. Seule maîtresse d’elle-même, en face de cette muraille où la main mystérieuse venait de tracer le jugement de Dieu, elle avait rappelé les services rendus par Daniel et donné le conseil de l’appeler. Le prophète était venu. On avait ouvert au vieillard la porte de la salle du festin. Il avait lu les caractères écrits sur la paroi, et annoncé la catastrophe prochaine.

Eh bien ! à Machéronte aussi, dans une brillante salle à manger, la porte s’ouvre, à l’instant où les convives commencent à s’exciter. Qui va se joindre à eux ? Un invité retardé ? Un prophète peut-être ? Jean-Baptiste venant demander sa grâce ?… Non, ce n’est pas l’homme du désert. C’est une jeune fille, charmante et parée. Oh ! très bien parée, vous pouvez en être sûrs. C’est la fille d’Hérodias et de Philippe. Sa mère n’aura permis à nulle autre main qu’aux siennes de disposer la toilette de bal. Car elle sait mieux que personne comment on s’y prend pour éblouir les regards et pour séduire les cœurs. Elle en a l’expérience. Cet art lui a trop bien réussi pour qu’elle l’ait oublié. Voyez : pas un détail ne lui a échappé. Ajustements, bijoux, fleurs, tout est combiné savamment pour produire l’effet voulu. Et lorsque Salomé (Joseph nous a conservé son nom) fait son entrée, nous pouvons croire qu’on l’a regardée. Elle a fait sensation ; le tapage s’est calmé ; un murmure très flatteur l’a remplacé. Les combinaisons d’Hérodias ont réussi à merveille.

Il ne lui suffit pas que sa fille se montre. Il faut qu’elle danse. Les usages juifs l’interdisent, il est vrai. Avec un sentiment fort juste des convenances, ils ne permettent pas à la femme seule de danser devant des hommes. Ils y voient une coutume païenne et repoussante. Mais quoi ? Lorsqu’on a violé la loi de Dieu, on peut bien braver aussi les règles des hommes. En pleine vie d’adultère, se faire scrupule d’un peu d’indécence, vraiment ce serait par trop niais. Allons Salomé ! Ta mère a su faire de toi une aimée. C’est le moment de montrer que tu as profité de ses leçons. Exécute ce pas que tu as souvent répété dans sa chambre. Tu ne crains pas de te tromper, n’est-ce pas ? Tu es sûre de toi… Danse !

Elle danse en effet. Élève très docile et très capable, voyez avec quelle grâce exquise elle s’avance vers son beau-père. Elle salue. Agile et souple, elle s’incline devant le monarque, comme pour réclamer la permission de le distraire. Et puis son pied léger glisse sur les dalles, sans avoir l’air d’y toucher. Ses mains, peut-être, pour marquer la mesure, font résonner les clochettes et le tambourin. C’est ravissant. Dans aucun théâtre on ne saurait voir mieux.

Le pas se danse plus d’une fois sans doute. Les applaudissements ont éclaté ; on a bissé la danseuse ; il faut recommencer. Hérodias y comptait bien. Elle sait que son époux est un peu lent ; il faut accumuler les impressions. Les convives, bientôt, sont transportés. Hérode aussi. Sur son visage une joie toute sensuelle s’épanouit. Il est pris ; complètement pris. Son intelligence – s’il lui en restait – est partie. Sa raison, sa conscience, son cœur, tout est vaincu. Il ne lui reste que les sens ; et ce sont eux qui vont parler…

Un geste ; un simple signe. Salomé a compris ; elle s’arrête. Elle devine que le roi a quelque chose à dire ; elle revient vers le trône… Avance, jeune fille ; il va te payer ton salaire. Tu peux être certaine qu’il fera grandement les choses… « Demande-moi ce que tu voudras, et je te le donnerai. » Mais ce n’est pas encore assez. Salomé pourrait douter. Hérodias, qui écoute là-bas, derrière les portières de tapisserie, – Hérodias ne serait pas rassurée… Ne craignez rien, mère et fille unies pour la tentation. Hérode vous a prévenues. Il jure. Au nom de Dieu, sans doute. Un roi juif ne saurait jurer autrement. Il prend Dieu à témoin qu’il va commettre une cruelle lâcheté… « Je te jure ! Quoique ce soit que tu me demandes, je te le donnerai ; même jusqu’à la moitié de mon royaume. »

On dirait que ce pauvre masque de roi veut jouer l’Assuérus. Mais l’empereur des Perses avait au moins un empire ; cent vingt-sept provinces dont il pouvait disposer. Hérode ne possède rien. Jouet dans la main de Rome, il n’a d’autorité que celle qui lui est prêtée. Cela ne l’empêche pas d’offrir des villes, des villages, des terres, et, ce qui est bien pire, des centaines d’âmes immortelles… Pourquoi ? Pour une danse !…

Ah ! comprenez-vous, mes chers jeunes amis, en face de cette scène, pourquoi vos pasteurs s’efforcent de vous mettre en garde contre les dangers du monde ?

Vous nous trouvez trop raides et trop sombres. Nos exhortations vous paraissent dictées par un esprit morose qui ne connaît rien des plaisirs. Vous croyez ? C’est au contraire parce que nous les connaissons, que nous vous supplions de prendre garde, et de ne pas vous laisser ensorceler par eux. Plaisirs mêlés de larmes, semés de remords, quelquefois de taches de sang, comme ce fut le cas au bal de Machéronte. C’est le doux, l’aimable saint Jean qui écrit aux jeunes gens, dans sa première épître : « N’aimez point le monde ni les choses qui sont au monde. Si quelqu’un aime le monde l’amour du Père n’est point en luia… » C’est le frère du Seigneur, Jacques surnommé le juste, qui vous dit au déclin du dix-neuvième siècle comme il écrivait aux croyants indécis du premier : « Adultères que vous êtes, ne savez-vous pas que l’amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde est ennemi de Dieub. »

a1 Jean 2.15-17.

bJacques 4.4.

Votre choix, peut-être, n’est pas encore fait. Avant qu’il soit définitif, rappelez-vous la fête de la cour aux bords de la mer Morte. Voyez passer dans une vision Hérode, Hérodias, Salomé… et Jean-Baptiste.

Tandis que, devant Assuérus, Esther n’a paru que pour sauver un peuple entier, Salomé a dansé devant Hérode pour perdre trois âmes : la sienne, celle de sa mère et celle du roi. Nous ne disons pas celle du prophète. Car la malheureuse enfant ne pouvait rien sur cette âme. En ce moment, elle continue à se montrer élève soumise et parfaitement stylée. Hérode est étourdi. Elle ne l’est point, elle. Elle demeure maîtresse de ses pensées et même de son ambition. Un royaume ! C’est énorme. Mais il y aurait peut-être quelque chose de mieux encore. Au moins, de plus utile aux intérêts de sa mère.

Hérodias, dès le début du festin, avait compté sur ce moment. Elle ne savait pas jusqu’où pourrait aller l’enivrement d’Hérode. Elle se flattait qu’il irait assez loin, en tout cas, pour offrir à sa haine l’occasion longtemps convoitée. Comme elle a bien calculé ! Elle a entendu, derrière son rideau. Elle connaît Salomé. Elle sait qu’elle viendra la consulter avant de rien décider.

En effet, échauffée par la danse et par les compliments, triomphante de la folle proposition du monarque, Salomé a quitté la salle. La voilà près de sa mère. « Que demanderai-je, » dit-elle ?

Hérodias n’a pas besoin de réfléchir. La réponse que sa fille vient chercher, il y a des semaines qu’elle bouillonne dans son cœur. Elle sait très bien ce qu’elle exigera. De ses lèvres frémissantes jaillit immédiatement un cri qu’elle ne peut plus retenir. Le tigre a rencontré sa proie. Il ne la lâchera pas, certes !

Point d’explication ; point d’introduction… La tête de Jean-Baptiste !…
Ton père t’offre un royaume ! Eh ! que veut-il que nous en fassions ? Nous le possédons déjà, et le roi aussi ; je le tiens dans ma main. Non, non ! La tête de Jean-Baptiste ! Elle importe plus à ma gloire qu’une couronne. Il ne me suffit pas que cet impertinent censeur soit enfermé dans le cachot. Je veux qu’il se taise. Et puisqu’il ne veut pas se taire, qu’on le tue ! Tu entends, Salomé ? La tête de Jean-Baptiste !

Oui, Salomé a très bien entendu. Elle n’hésitait pas tout à l’heure, quand elle venait consulter sa mère. Elle obéissait. Elle obéit encore. Bien plus. La passion d’Hérodias est devenue sa propre passion. La jeune fille aussi est altérée de sang. Il lui faut une tête coupée. Reprenez les expressions accumulées à dessein dans le récit bref et palpitant de Marc. Un seul verset nous fait assister à cette terrible transformation. Salomé n’était pas sanguinaire, tout à l’heure, en arrivant dans la salle du souper. Un instant de conversation avec Hérodias a suffi pour arracher la pitié dans ce cœur de danseuse : « Étant rentrée aussitôt, et venue avec empressement vers le roi, elle lui fit cette demande : Je veux que tu me donnes tout de suite, dans un plat, la tête de Jean-Baptiste. »

Vous avez bien entendu : Je veux ! Ce n’est pas seulement ma mère qui commande. C’est moi aussi, et j’ai droit de vouloir puisque tu m’as offert. – Je veux que tu me donnes. A moi, Hérode ; à celle qui t’a charmé et à qui tu n’as plus rien à refuser. A moi ! C’est le présent de choix que je réclame. Cette tête, il me la faut sur un plat. J’entends la contempler tout de suite. Ce sera la clôture du repas. On ne voit pas tous les jours un banquet pareil, et l’on parlera longtemps de cette soirée… Vois-tu, j’en ai assez, moi aussi, de ce perpétuel grondeur de mes plaisirs et de mes libertés. A l’entendre toujours condamner ma mère, il me semble qu’il me blâme. Il est temps que cela finisse. Cette tête est de trop dans ton royaume. Donne-la-moi !

Essaierez-vous, mes amis, de soutenir que le monde est une école distinguée, qui polit les mœurs et qui affine les sentiments ? Il le fait quelquefois, j’en conviens. A votre tour, convenez qu’il ne le fait pas toujours, et qu’il s’entend d’une manière effrayante à faire précisément le contraire. Avouez que l’encens qu’il brûle est capiteux comme les vins les plus violents, que ses éloges étourdissent et produisent parfois des folies furieuses, que ses flatteries donnent le vertige et rendent sauvage. Avouez qu’il a suffi d’un de ses plaisirs, pas beaucoup plus extraordinaire qu’une foule d’autres, pour faire d’une aimable et gracieuse jeune fille la complice d’un crime odieux… « O danse ! ô martyre ! ô pieds légers pour battre la terre en cadence, devenus légers pour répandre le sangc ! »

c – Adolphe Monod, Danse et martyre (Sermons, 2me série, p. 278).

Cependant une espérance reste. Hérode est le maître, après tout. Il peut résister.

Le peut-il, vraiment ? Est-il encore temps de lutter ? Est-ce assez tôt pour se reprendre, pour rentrer en possession de son bon sens et de sa volonté ? Lui reste-t-il assez de force pour briser l’infernale machination qui s’est nouée autour de lui, et dont il est tout ensemble l’instrument et la victime ?

Il n’y aurait qu’un mot à prononcer. Un « non ! » décidé. En réponse au « Je veux ! » de Salomé, un royal « Je ne veux pas ! » Mais encore une fois, le peut-il ? Je sais bien qu’il est devenu triste, tout à fait triste, comme dit l’évangéliste. Mais je serais fort étonné que ce fût d’une autre tristesse que de celle du monde, et celle-là tue, nous dit saint Pauld. Je sais un jeune homme qui est devenu fort triste aussi, au moment où Jésus lui eût révélé à quelle condition il pourrait posséder la vie éternelle. Ce chagrin ne l’a point empêché de s’en aller, en tournant le dos à Jésuse. Oui, certainement, il y a des tristesses bénies qui sauvent. Mais il y a des tristesses fatales qui perdent. Celle d’Hérode ne serait-elle pas de ces dernières ? Il entrevoit la fin de ces entretiens auxquels il prenait grand plaisir, par ce qu’ils lui donnaient quelquefois le goût et l’illusion de la vertu. Surtout, il voit passer devant lui un cortège de remords, en attendant la sentence de condamnation réservée aux meurtriers… Que de ténèbres et que de tristesses ? Qui me sortira de ce labyrinthe ?…

d2 Corinthiens 7.10.

eMarc 10.22.

Êtes-vous triste aussi, mon cher jeune ami ? Au milieu des tentateurs dont les paroles sont tour à tour doucereuses et violentes ; à l’ouïe de ces conseils qui vous pressent de faire litière du devoir et de l’honneur ; autour de ces tables où les gais propos s’échangent, en attendant les chansons légères et les histoires souillées ; dans la compagnie de ces pécheurs qui vous ont dit, à voix basse d’abord, et puis tout haut : « Viens avec nous ; dressons des embûches. Nous trouverons toutes sortes de biens précieux…f » vous sentez-vous envahir peu à peu par une indicible mélancolie qui allait se changer en dégoût, en horreur, et qui ne peut pas ? Vous pensez à votre père, peut-être, à votre bonne mère ; à une sœur que vous avez tendrement aimée. Vous voudriez, quand vous les reverrez, n’avoir pas à baisser honteusement la tête. Il vous serait si doux de recevoir encore sur votre front un de leurs baisers ! Puis, en vous rappelant que ce front n’est déjà plus pur comme autrefois, vous rougissez, vous tremblez ; vous pleurez presque… Allons ! lève ton verre, camarade ! A bas les mornes visages et les airs chagrins. Le rire est pour la jeunesse et la jeunesse pour le rire, A plus tard les pensées sérieuses. Pour le présent, vive la gaieté !…

fProverbes 1.10-14.

Ainsi ont fini misérablement beaucoup de tristesses. Je demande à Dieu du fond de mon cœur que ce ne soit pas la fin de la vôtre. Mais ce fut bien l’issue de celle d’Hérode, et j’ajoute qu’il ne pouvait plus en être autrement. Sa lâcheté avait brisé en lui le ressort moral.

L’historien sacré l’a parfaitement compris, et l’a noté d’une plume qui semble le burin vengeur de la vérité. « A cause des serments, dit-il, et à cause des convives, » il ne voulut pas opposer à la jeune fille un refus… Les convives ! voilà qui est très grave. Ils vont tous se moquer de moi. Leurs regards m’épient déjà. Leurs oreilles sont tendues pour surprendre ma première parole. Je suis dans leurs mains. Ils chuchotent entre eux. Ils se font part de leurs réflexions… Osera-t-il ? N’osera-t-il pas ? Il n’osera pas. Il est pusillanime. Décidément ce Baptiste a plus d’influence encore que nous ne pensions. Antipas a peur de lui. Peur de la multitude aussi. Embarrassé dans sa guerre contre Arétas, il craint d’avoir sur les bras un soulèvement populaire. Vous allez voir qu’il sauvera le prophète… Non ! c’est insupportable. Et c’est si triste ! Tuer un homme que je voudrais épargner ! Mais mes convives ; mes convives ! Si seulement j’étais seul…

Exigez-vous qu’il s’appuie sur son serment, « ses serments, » dit le texte, comme si Hérode avait juré plusieurs fois ? Prétendrez-vous qu’il était lié ? Mais il en avait violé bien d’autres. Un de plus, un de moins, ce n’était pas pour le gêner beaucoup. Admettons, d’ailleurs, qu’il en ait éprouvé quelques scrupules. Deux très simples pensées suffisaient amplement pour les lever. La première, c’est que Salomé demande beaucoup plus qu’il n’a offert. Il s’est engagé jusqu’à la moitié de son royaume. Une vie d’homme vaut infiniment plus. Sans parler de son âme qu’il va perdre, et qui vaut plus à elle seule que le monde entier. Ensuite, quand le serment est un péché, c’en est un autre de le tenir. Rappelons-nous le vieil axiome de droit : Rei illicitæ nulla obligatio. Vis-à-vis d’une chose défendue, l’obligation est nulle. Et c’est défendu, n’est-ce pas ? de tuer un innocent.

Tout cela est juste ; tout cela est vrai. Mais tout cela vient trop tard. Antipas n’est plus libre. Il est étroitement enchaîné par l’opinion. Partout où la religion s’en va, cette déesse-là règne en souveraine. Quand les temples se vident, ses autels, à elle, sont assaillis d’une foule croissante, qui a besoin d’adorer, – dirai-je ? ou de s’avilir.

Allons ! Il faut en finir. L’hésitation n’a que trop duré. Il y a des gardes à la porte. Que l’un d’eux descende au cachot, et coupe la tête de Jean !

Le soldat obéit. Que lui importe ? Il n’a pas à juger, lui. Son pas lourd retentit déjà sur les marches qui aboutissent à la prison.

Que faisait le prophète ? Il savait, sans doute, que c’était aujourd’hui la fête d’Hérode. Il savait aussi qu’en ces jours-là il est d’usage d’accorder des grâces.

Peut-être qu’il espérait… Est-ce la mienne qu’on vient m’offrir ?… Alors, avant même de regarder vers la porte, Jean lève une fois encore les yeux vers le ciel. Il prie… Mon Dieu ! Donne-moi de ne point faiblir. Si c’est ma grâce, en effet, mais au prix d’une lâcheté, accorde-moi la force de refuser. Que je n’achète pas ma liberté en vendant ma conscience. Que je ne dise point et que je ne laisse point entendre qu’Hérode avait le droit…

Mais ce fut sa dernière prière. Retourne-toi, Jean. Vois-tu ? Le garde porte une épée nue dans sa main. Par la porte entr’ouverte, tu as entendu des échos de musique et de fête. On danse, là-haut. Mais le soldat ne t’invite pas à monter… Regarde !… As-tu compris ?… Oui. C’est la mort, la tienne. Incline la tête sur le billot. C’est en effet la liberté qui vient. La liberté suprême, immortelle. L’âme va briser son enveloppe et vivre… Regarde encore… Là-bas, dans une auréole céleste, ne vois-tu pas l’Agneau de Dieu ? Il a ôté ton péché. Il t’a sauvé. Fidèle jusqu’à la mort, tu vas recevoir la couronne de vie…

L’acier brille. L’épée se lève. Elle retombe. Jean-Baptiste est mort.

La tête, séparée du tronc, est placée dans un plat précieux tout préparé. Le soldat remonte avec son fardeau. Il rentre dans la salle du banquet ; c’était la consigne. Il présente ce plat… Maintenant, Salomé, prends. Examine. C’est bien cela n’est-ce pas ? Si tu doutes, porte à ta mère cette tête fumante. Elle n’hésitera pas, elle ; elle la reconnaîtra…

« D’où vient, Hérodias, que ta main, à la fois empressée et tremblante, avance et recule tour à tour ? J’ai vu passer comme une ombre sur ton beau visage, un sourire de Satan avec une terreur de Dieu. Prends cette tête, garde-la dans ta chambre nuptiale, dont la victime a osé te reprocher la honte… Crains-tu qu’elle n’aille rejoindre le corps dont tu l’as séparée, pour conspirer encore une fois contre ton repos avec ta conscience et avec Dieug ? »

g – Adolphe Monod, Sermon cité, p. 275.

Non, pour le moment Hérodias ne craint plus. Elle savoure son triomphe. Elle manie froidement cette dépouille. C’est bien celle d’un mort. Ces yeux, dont le feu l’effrayait, sont bien éteints pour toujours. Cette bouche est fermée. Elle ne s’ouvrira plus.

Ainsi Agrippine, la mère de Néron examinera et palpera fiévreusement la tête coupée de sa rivale, Lollia Paulina, jusqu’à ce qu’elle l’ait reconnue. Ainsi Fulvia, jouant avec la tête de Cicéron, a percé d’une épingle d’or la langue de l’orateur détesté.

Le banquet est fini. Les invités peuvent se retirer. Ils ne verront plus une seconde fête aussi extraordinaire. Qu’ils en emportent le souvenir. Peut-être convertira-t-il quelqu’un d’eux.

Nous avons dit le sort dernier d’Hérodias et de son époux. Il ne nous a point étonnés. Cet exil, cette couronne perdue, tout cela pourrait n’être que mélancolique en d’autres circonstances. Dans le cas de ces deux assassins, nous ne pouvons y voir qu’une juste rétribution. Il n’en est pas moins remarquable que l’Écriture n’en dise pas un mot. Entre tous les Hérodes dont parle le Nouveau Testament, elle ne raconte la mort que du neveu d’Antipas, Hérode-Agrippa Ier : il mourut rongé des versh. Pour Antipas lui-même, c’est assez d’avoir dépeint sa bassesse et mentionné ses crimes. Il n’est pas nécessaire de nous arrêter sur sa fin.

hActes 12.23.

Et Salomé ? Un historien ecclésiastique, Nicéphore, la fait mourir misérablement. Un jour qu’elle courait sur un fleuve gelé, une crevasse se serait ouverte sous ses pas. Comme elle enfonçait, les glaçons se seraient brusquement resserrés autour de son cou. Leur force aurait été irrésistible, et ils auraient tranché cette jolie tête qui avait tant charmé Hérode et ses convivesi. Est-ce histoire ? Est-ce légende ? Je ne saurais le dire. En tout cas, avertissement… « Il n’y a point de paix pour les méchants, dit l’Éternelj. »

i – Voir Niceph. Call, Histor. eccles., I, 20.

jÉsaïe 48.22.

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