Philadelphe Delord

III.
L’ère nouvelle

Ci et là, de grands cœurs, de hautes intelligences ont sympathisé avec ceux que leur siècle considérait encore comme « impurs ». Qu’en sera-t-il, alors, quand les découvertes bactériologiques auront révélé que la lèpre n’est pas une « souillure », un mal, au sens religieux du terme, mais une maladie, et qu’un lépreux n’est pas plus impur qu’un tuberculeux.

Depuis Louis Pasteur, chacun sait qu’un homme infecté n’est pas assimilable à un être infect. On se penche sur ses plaies avec d’autant plus de sollicitude qu’il a été plus mal traité, hélas ! plus maltraité.

L’origine microbienne de la lèpre est désormais démontrée. Hansen découvrit le bacille qui porte son nom. De nos jours, plus d’un médecin parle d’un lépreux comme d’un « hansémen ».

Il n’existe encore aucun critère permettant d’affirmer que le remède spécifique est trouvé, que la lèpre est vaincue.

Très prudemment, la science affirme néanmoins qu’elle peut être suspendue, conjurée, tenue en échec .

Elle emploie tous les moyens pour cela. Le remède de base, l’agent principal reste l’huile de Chaulmoogra et de ses dérivés.

Chargé, surchargé de conférences en Suisse Romande, Delord n’en reste pas moins en rapports constants avec les léprologues, heureux d’apprendre que, soit à la Martinique, au Brésil, au Mexique, en Océanie, aux Indes, en Algérie, le précieux remède est administré par voie buccale, sous-cutanée, intraveineuse.

Partout, les praticiens sont encourageants et constatent des « améliorations appréciables, voire importantes suivant les cas »

Mais, la réussite du médicament que Delord continuait à préparer à Lausanne et à expédier personnellement en Nouvelle-Calédonie, lui procure moins de joie que l’organisation d’une lutte générale contre le fléau.

Le temps est révolu où un fonctionnaire de Nouméa disait en baillant :

– On fera une enquête.

Des associations se formaient ; leurs rapports s’avéraient troublants. Il fallait agir et l’on agit.

A Londres est fondée la Mission to Lepers, dont les ramifications s’étendent sur quinze pays et dont bénéficient près de vingt mille lépreux répartis dans vingt et une stations.

Les Etats-Unis voient encore plus grand : leur America Mission entretient, à son tour, cent cinquante stations dans quarante pays. Son trésorier accuse une dépense de sept millions et demi (d’avant guerre) et fait remarquer, avec le sourire, que cette somme représente huit cents francs par heure, de jour comme de nuit !

Les léproseries deviennent aussi des Colonies (Culion-Curaçao, Santa-Isabel) avec maisonnettes privées, cliniques, boutiques, postes, télégraphes, téléphones, écoles, nurseries, usines, salles de réunions, de jeux, de cinémas, de comédies, de musique, églises catholiques et protestantes. Les lépreux administrent leur petite cité, ils ont le droit de vote (les femmes y compris). Chacun doit travailler selon ses forces, le travail fait partie du traitement. Après avoir formé des charpentiers, des maçons, des forgerons, des tailleurs, des coiffeurs , des cordonniers, des boulangers, des mécaniciens, ces apprentis doivent se mettre à l’ouvrage. Ils peuvent devenir patrons dans une confiserie, chefs d’une coopérative, directeurs d’un garage.

80 % des malades se présentent d’eux-mêmes pour leur admission, faut-il écrire … leur « naturalisation » ? Tous voudraient arriver au port.

La Chine, le Japon, le Congo Belge suivirent l’exemple des Sociétés américaines. En Italie, sont fondées les Opera francescana internazionale. A Bergen, en Norvège, une léproserie possède tout le confort d’un sanatorium moderne, avec ses galeries, sa lumière, et surtout son esprit, son traitement moral, le meilleur de tous les pansements.

Le grain de sénevé, planté à Maré, poussait et commençait à devenir un arbre important. Les lépreux, ces oiseaux blessés, n’étaient plus sans abri.

La France, à peine remise de ses épreuves, n’avait pas encore construit une de ces Hostelleries modèles où les hanséniens se sentiront accueillis et soignés « plus doucement, plus aimablement qu’aux temps d’ignorance ».

« Ah ! si un jour je pouvais soulager ces malades dans ma propre patrie ! Quand donc ce rêve pourra-t-il se réaliser ? » se demandait celui qu’on pourrait nommer le commis-voyageur, le propagandiste idéal de la Mission de Paris, et surtout l’AMI DES LÉPREUX.

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