Philadelphe Delord

Cinquième partie : Rénovation

I.
Au gouvernail

Le nouveau propriétaire de la Chartreuse est rassuré ; il va pouvoir entreprendre ses travaux sans arrière-pensée. Son train a subi du retard ; il en accélérera l’allure et se rattrapera.

Il établit des canalisations, fait creuser des fosses, débouche des puits ; de nouvelles sources jaillissent. Une équipe de charpentiers répare les toits, des couvreurs remplacent les tuiles envolées (et volées), des plâtriers blanchissent les murailles, des menuisiers rajustent les volets, des vitriers posent les carreaux, des plombiers établissent l’eau courante dans les cellules, des électriciens posent plus de quatre cents lampes, reliées par des kilomètres de fil ; la lumière jaillit dans les cloîtres, un gazogène dispense la chaleur dans les corridors glacés.

La rénovation du monastère est en très bonne voie.

Après chaque journée de travail, les cloches du soir en soulignent allègrement les progrès. L’Angelus exprime la joie de tous, de celui en particulier qui va diriger l’œuvre et en poser les bases.

Lesquelles ?

Delord n’est pas un homme à règlements ; il ne va pas codifier et procéder par statuts rigides, en ce qui concerne l’administration de Valbonne. Souvent, les circonstances ont balayé ses plans les mieux établis. Il dirigera sa barque d’après le vent, celui de l’Esprit, dont on ne sait d’où il vient, ni où il va ; il maniera le gouvernail avec souplesse.

Néanmoins, durant les longues veilles, groupés sous le manteau de la cheminée, ses intimes connaîtront peu à peu ses concepts. Au fil des entretiens il précisera sa pensée, et bien qu’à bâtons rompus, un programme très poussé s’établira pour la gestion des affaires.

Tout semblait spontané et tout était réfléchi ; tout était réfléchi et tout paraissait spontané.

Directives.

Ses directives devinrent pour ceux qui furent ses continuateurs, une sorte de tradition orale, un testament spirituel.

Il disait, avec une certaine mélancolie, soulignée par des coups de mistral dans le grand cloître :

« Le Comité ! Il faut un Comité. Assurément, il constitue une garantie devant la loi, une sécurité auprès des donateurs. Mais il ne faut pas trop compter sur lui, chacun de ses membres a d’autres occupations ; on se sent souvent seul. Raison de plus d’être un bon chargé d’affaires, en lui rendant compte régulièrement de la gestion générale et financière.

Quant à notre personnel, vous verrez ! Il nous donnera souvent plus de souci que les malades. Nous devons apprendre à nous servir d’ouvriers imparfaits… comme Dieu se sert de nous. Mieux vaut discipliner ceux qu’on a, plutôt que d’en augmenter le nombre.

« Ce personnel est loin de tout, sa solitude est déprimante, il a besoin de distraction, d’air léger, parfumé de joie : ce climat lui donnera de l’homogénéité. »

Delord parlait aussi de la Direction comme d’un service redoutable.

« On n’est pas directeur par la grâce d’un Comité, mais par autorité morale ; ce n’est pas l’habit, mais la distinction et la possession de soi qui font le chef. Ce n’est pas la voix, mais le ton de la voix, ni doucereux, ni autoritaire, mais calme, ferme et bon. »

Il abordait la question des malades avec une sollicitude et un respect particuliers.

La découverte du bacille spécifique par Hansen ayant modifié les conceptions concernant la lèpre et les lépreux, le malade devra bénéficier de toutes les découvertes de la thérapeutique moderne et de la bactériologie expérimentale.

Les lépreux seront les enfants gâtés de la maison. Ne dévions jamais de cette ligne, s’il y a quelque douceur, quelque superflu, ce sera pour eux. On n’est pas toujours payé de retour. Souvenez-vous que la souffrance aigrit et irrite les meilleurs.

Valbonne ne sera pas la léproserie des parias avec ses lits numérotés, mais la reconstruction d’un foyer détruit ou entrevu.

Nos pensionnaires ne devront pas broyer du noir.

Les occupations leur sont d’autant plus nécessaires qu’il n’existe pas encore de critère permettant d’affirmer que la lèpre peut être radicalement guérie. Pour un séjour de durée indéfinie, il faut chasser le spleen et le désespoir.

Le travail fera partie du traitement. Dans la mesure où le lui permettra son état, le patient participera aux travaux comme aux bénéfices. Il se rendra utile, à la cuisine, au réfectoire, à l’infirmerie, à la campagne …

Nous lui préparerons des distractions, des dérivatifs à ses pensées : à savoir des fêtes patriotiques et religieuses réussies, des livres, des gramos, du cinéma, la T. S. F. dans chaque cellule. Les lettres, le son, la couleur, le mouvement font partie de ces divertissements qui consolent.

Il jouira aussi de la liberté.

Le malade n’entrera à Valbonne que de son plein gré. Si le séjour ne lui convient pas, il repartira quand bon lui semblera. Il bénéficiera de la loi sur l’Assistance publique gratuite.

Tous les essais de séquestration poussent à la dissimulation, à l’aigreur, à l’évasion.

Nous respecterons sa conscience.

Nous ne lui demanderons pas : de quelle religion es-tu ? Mais nous lui dirons : Tu souffres, tu m’appartiens, je te soulagerai. Tu es croyant, tant mieux. ta foi t’aidera ! Tu es incroyant, mon ami, tu as sans doute des raisons pour cela ; nous essaierons de nous comprendre, sois le bienvenu ! Tu désires la visite d’un prêtre ? J’irai le chercher. Tu attends de nous un cri à Celui qui entend la prière, nous sommes là, mais sans arrière-pensée de propagande confessionnelle.

Nous servir de la souffrance pour violenter des consciences ? ... cela, jamais !

La Chartreuse accueillera avec le même respect, avec la même bienveillance, prêtres et laïques, catholiques et protestants, Israélites et musulmans, théosophes et athées.

La foi chrétienne n’a nul besoin d’être précédée ou suivie d’un tambour ; elle rayonne, cela suffit.

Elles furent émouvantes, disent les enfants de Philadelphe Delord, continuateurs de son œuvre, elles furent déterminantes les heures pendant lesquelles notre père donnait libre cours à sa pensée et où il nous montrait le chemin1.

1 Au sujet de l’administration de Valbonne, Delord a écrit plus tard ses volontés. Elles ne diffèrent pas de celles qu’il a transmises oralement à ses intimes.

Avec quel bon sens, quelle foi généreuse, il bâtissait sa maison !

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