Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE I

CHAPITRE II
RÉSUMÉ SOMMAIRE DE LA DOCTRINE SUR LA PRÉEXISTENCE ET LA DIVINITÉ DE NOTRE SAUVEUR ET SEIGNEUR LE CHRIST DE DIEU

[1] Le Christ a deux sortes de nature ; on peut comparer l'une à la tête du corps, et par elle il est reconnu Dieu ; l'autre, aux pieds, et par elle il a revêtu notre humanité et est devenu capable de souffrir comme nous, pour notre salut. L'exposition de ce qui va suivre sera parfaite si nous prenons pour point de départ les sommets qui dominent toute l'histoire chrétienne : ainsi l'antiquité et la majesté du christianisme apparaîtra manifeste à ceux qui le regardent comme une secte récente et étrangère qu'hier encore on ne connaissait pas.

[2] La génération, la dignité, la substance même et la nature du Christ dépassent tout ce que peut exprimer la parole : c'est pourquoi l'Esprit divin dit dans les prophéties : « Qui racontera sa génération ? » Car personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils et personne ne connaît le Fils comme il convient hormis le Père qui l'a engendré. [3] Cette lumière plus ancienne que le monde, cette sagesse intellectuelle et substantielle qui a précédé les siècles, ce Verbe-Dieu qui vit et existe au commencement dans le Père, qui le comprendrait purement sinon le Père ? Il est antérieurement à toute création et à toute organisation d'êtres visibles et invisibles, le premier et l'unique rejeton de Dieu, le chef de l'armée céleste des esprits immortels, l'ange du grand conseil, le ministre de la pensée cachée du Père ; il est avec le Père l'ouvrier de l'univers, la seconde cause après le Père de tout ce qui existe, le Fils engendré et unique de Dieu, le maître et dieu et roi de toutes créatures. Il a reçu de son Père la domination, la force avec la divinité, la puissance et l'honneur ; car il est dit de lui selon la mystérieuse théologie des Écritures qui traite de lui : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu ; tout a été fait par lui et sans lui rien n'a été fait ».

[4] Le grand Moïse, le plus ancien de tous les prophètes, décrivant sous l'action de l'Esprit divin la création et l'organisation du monde, enseigne que le créateur et ouvrier de l'univers n'a accordé qu'au Christ, et pas à d'autres, comme à son Verbe divin et premier né, la création des êtres inférieurs ; il le montre s'entretenant avec lui au sujet de la création de l'homme ; « Car Dieu dit, raconte Moïse, faisons l'homme à notre image et ressemblance. » [5] Un autre prophète se porte garant de cette parole ; voici comme il parle de Dieu dans ses chants : « Il dit et les êtres existèrent, il ordonna et ils furent créés. » Il présente ainsi le Père et créateur commandant en souverain avec un geste royal, et, au second rang après lui, le Verbe divin, celui-là même qui nous a été prêché, exécutant les ordres paternels.

[6] Tous ceux que depuis la création de l'homme l'on dit s'être distingués dans la justice et la vertu de religion, les disciples de Moïse le grand serviteur de Dieu, et le premier avant lui, Abraham, ainsi que ses enfants, et ceux qui furent après lui justes et prophètes, tous l'ont contemplé avec l'œil pur de leur intelligence ; ils l'ont reconnu et lui ont rendu l'honneur qui convient au Fils de Dieu. [7] Lui-même, du reste, n'a jamais négligé le culte religieux de son Père et il a été pour tous le maître de la connaissance du Père. Dieu et Seigneur, il est dit s'être laissé voir sous les traits d'un simple mortel à Abraham assis près du chêne de Mambré  : le patriarche se prosterne aussitôt et quoique ses yeux ne lui laissent apercevoir qu'un homme, il l'adore comme un Dieu et le prie comme un Seigneur. Il prouve qu'il n'ignore pas qui il est, lorsqu'il lui dit en propres termes : « Seigneur, toi qui juges toute la terre, ne feras-tu pas justice ? » [8] La raison ne peut aucunement prouver que la nature non engendrée et immuable du Dieu tout-puissant se soit changée en une forme humaine ou qu'elle ait trompé les yeux par la vaine apparence d'une créature, ou que l'Écriture ait imaginé ce récit d'une façon mensongère. Ce Dieu et Seigneur qui juge toute la terre et qui rend la justice, qui a été vu sous les dehors d'un homme, quel autre nom lui donner s'il n'est pas permis de dire qu'il est la première cause de l'univers, sinon celui de son Verbe qui existait avant la création ? Il est dit de lui dans les Psaumes : « Il a envoyé son Verbe et il les a guéris et il les a délivrés de leur corruption. » [9] Moïse le présente en termes très clairs comme le second maître après le Père lorsqu'il déclare que : « Le Seigneur fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe le soufre et le feu de la part du Seigneur. » Lorsqu'il apparut de nouveau à Jacob sous la forme humaine, la divine Écriture l'appelle Dieu ; alors il dit au patriarche : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort avec Dieu. » Alors aussi Jacob nomma ce lieu : Vision de Dieu, « car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et mon âme a été sauvée. »

[10] Qu'il s'agisse d'anges inférieurs à Dieu dont ils sont les serviteurs, dans les apparitions ainsi décrites, c'est ce qu'il n'est pas permis de penser ; car chaque fois que l'un d'eux s'est montré aux hommes, le texte sacré ne le cache pas et il n'attribue le fait ni à Dieu ni au Seigneur, mais il nomme formellement les anges : il est aisé de s'en convaincre dans un grand nombre de passages.

[11] Le successeur de Moïse, Josué, appelle ce personnage le prince des anges célestes, des archanges et des puissances qui sont au-dessus du monde, la puissance et la sagesse du Père, celui à qui a été confié la seconde place dans la royauté et le gouvernement de l'univers, le chef suprême des armées du Seigneur : en quelle circonstance ? après qu'il lui eût apparu derechef sous la forme et l'aspect d'un homme. [12] Il est écrit en effet : « Voici ce qui arriva à Josué lorsqu'il était à Jéricho : il leva les yeux et, ayant regardé, il vit un homme qui se tenait en face de lui, une épée nue à la main, et Josué s'avança en disant : « Es-tu des nôtres ou des ennemis ? » Il lui répondit : « Je suis le chef suprême de « la puissance du Seigneur et maintenant je viens ». Et Josué tombant la face contre terre lui dit : « Maître, qu'ordonnes-tu à ton serviteur ? » Et le chef des armées du Seigneur dit à Josué : « Quitte tes sandales, car le lieu où tu te tiens est un lieu sacré. » [13] Il ressort évidemment de ce langage, que celui qui parle en cet endroit est le même qui s'est nommé à Moïse, car l'Écriture se sert des mêmes termes pour celui-ci : « Comme le Seigneur le vit qui s'approchait pour contempler la vision, le Seigneur l'appela du buisson : « Moïse, Moïse — Qu'y a-t-il, » demanda celui-ci. Et le Seigneur reprit : « N'approche pas ainsi, mais détache la sandale de tes pieds ; car le sol que tu foules est une terre sainte. » Et il ajouta : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob. »

[14] Qu'il ait existé avant le monde une substance vivante et subsistante qui a aidé le Père et Dieu de l'univers dans la création de tous les êtres, qu'elle soit appelée Verbe de Dieu et Sagesse, en outre des preuves déjà apportées, on peut l'inférer de ce que cette Sagesse divine dit elle-même, lorsqu'elle déclare très nettement par la bouche de Salomon : « Je suis la Sagesse, j'habite dans le conseil, et je m'appelle science et intelligence. Par moi, les rois règnent et les puissants écrivent la justice. Par moi, les grands dominent et les tyrans commandent à la terre. » [15] Et elle poursuit : « Le Seigneur m'a formée comme commencement de ses voies en vue de ses œuvres : il m'a établie avant les siècles. Avant de créer la terre, avant de faire couler les sources des eaux, avant d'asseoir les montagnes sur leurs bases, avant toutes les collines, il m'a engendrée. Lorsqu'il préparait le ciel, j'étais avec lui ; lorsqu'il établissait les sources constantes sous les cieux, j'étais assise et j'agissais avec lui. J'étais assise là où il se réjouissait chaque jour, et j'exultais devant lui à toute occasion tandis qu'il s'applaudissait d'avoir créé la terre. »

[16] Le Verbe divin existait donc avant l'univers et s'est manifesté à certains, sinon à tous, ainsi que je viens de l'exposer brièvement.

[17] Pourquoi ne fut-il pas annoncé autrefois à tous les hommes et dans toutes les nations comme il l'est aujourd'hui ? En voici l'explication : le genre humain dans l'antiquité n'était pas capable d'atteindre la doctrine Christ, parfaite en sagesse et en vertu. [18] Tout d'abord le premier homme vécut au sein du bonheur, mais il transgressa le précepte de Dieu et tomba dans l'existence corruptible et périssable qui est la nôtre. Il reçut en partage la terre maudite que nous habitons, à la place des délices divins d'autrefois. Ses descendants la peuplèrent dans son entier, mais tous, sauf un ou deux, se montrèrent beaucoup plus méchants que lui et s'abandonnèrent à une vie brutale et déréglée. [19] Parmi eux, nul souci ni de villes, ni de constitutions politiques, ni d'arts, ni de sciences. Lois, droit, vertu, philosophie ne leur étaient pas connus, même de nom. Ils menaient une vie nomade dans les déserts, comme des êtres agrestes et féroces. La raison qu'ils avaient reçue de la nature et les germes de bon sens ou de civilisation qui se trouvent dans toute âme humaine, étaient détruits par l'excès d'une malice délibérée. Ils se livraient tout entiers à toute œuvre scélérate ; ils se perdaient mutuellement, se tuaient, se dévoraient les uns les autres. Ils osèrent même lutter contre Dieu et les combats de géants sont connus de tous ; ils imaginèrent de fortifier la terre contre les entreprises du ciel ; enfin ils poussèrent leur folie insensée jusqu'à préparer la guerre contre le Dieu suprême. [20] Mais sur les auteurs de pareils déportements des déluges d'eau et de feu fondirent comme sur une forêt sauvage qui aurait envahi la terre entière, déchaînés par le Dieu qui veille sur toutes choses. Par des famines ininterrompues, par des pestes, par des guerres et les éclats de la foudre, il les extermina : comme s'il se fût agi de guérir un mal d'âme terrible et très pernicieux, il employait les châtiments les plus durs.

[21] Alors que le vertige de la malice était intense et sévissait sur tous, ou peu s'en faut, alors que semblable à une affreuse ivresse il aveuglait et enténébrait les âmes de presque tous les hommes, la Sagesse, première fille et première œuvre de Dieu, le Verbe préexistant lui-même, dans un excès d'amour pour les hommes, se manifesta à ceux qui étaient au-dessous de lui : tantôt il se servit d'apparitions angéliques ; tantôt, ainsi qu'il était loisible à la puissance d'un Dieu sauveur, il se montra lui-même dans ces temps anciens à un ou deux amis de Dieu : il prenait alors la forme humaine, car il ne pouvait en être pour eux autrement. [22] Ceux-ci jetèrent les semences de la religion dans la multitude des hommes, et, sur la terre, la nation qui descend des anciens Hébreux, se rallia tout entière à ce culte divin. Dieu lui donna alors par le prophète Moïse, comme à une multitude encore imbue des anciennes mœurs, des figures et les symboles d'un sabbat mystérieux, les initiations de la circoncision et d'autres préceptes spirituels, mais non pas l'intelligence claire des secrets contenus dans tous ces mystères. [23] Lorsque la législation des Juifs fut connue, elle se répandit dans le reste du monde comme une brise chargée de parfums : les Hébreux furent ainsi cause que la plupart des peuples s'efforcèrent par leurs législateurs et leurs philosophes d'adoucir leurs mœurs et changèrent en douceur leur barbarie sauvage et brutale. Ce fut le règne de la paix profonde, de l'amitié et des bons rapports entre les hommes : alors tous les autres hommes et les nations de la terre ainsi préparés devinrent capables de recevoir la notion du Père. Alors de nouveau, le maître des vertus, le ministre du Père en tout bien, le Verbe divin et céleste de Dieu parut lui-même dans un corps humain qui ne différait en rien du nôtre, au commencement de l'Empire romain ; il réalisa et souffrit ce qu'avaient annoncé les prophètes. Ils avaient prédit qu'il viendrait au monde Dieu et homme pour faire des œuvres surprenantes et qu'il paraîtrait à tous les peuples comme le maître qui enseigne la religion du Père. Ils avaient annoncé le prodige de sa naissance, la nouveauté de sa doctrine, les merveilles de ses œuvres, puis le genre de mort qu'il devait subir, sa résurrection et enfin son divin retour dans les cieux.

[24] Quant à son règne final, le prophète Daniel l'a connu par l'illumination de l'Esprit divin : il raconte ainsi sa vision, l'accommodant à la capacité de l'homme : « Je regardais, dit-il, jusqu'à ce que des trônes fussent placés et que l'Ancien des jours fût assis : Et son vêtement étincelait comme la neige, et les cheveux de sa tête ressemblait à une toison éclatante de blancheur ; son trône était une flamme de feu et les roues étaient un feu brûlant ; un fleuve de feu coulait devant lui ; mille milliers le servaient et dix mille myriades se tenaient devant lui ; il établit un jugement et des livres furent ouverts. » [25] Un peu plus loin : « Je regardais, dit-il, et voici qu'avec les nuées du ciel vint comme un fils de l'homme et il alla jusqu'à l'Ancien des jours et il approcha en face de lui ; et à lui fut donné le commandement, l'honneur, la royauté et tous les peuples, tribus et langues le servent ; son pouvoir est un pouvoir éternel, qui ne passera pas, sa royauté ne sera pas détruite. » [26] Il est clair que ceci ne s'applique à personne autre qu'à notre Sauveur ; il était auprès de Dieu au commencement comme Verbe-Dieu ; plus tard, son incarnation fit de lui le fils de l'homme. J'ai du reste rassemblé dans des commentaires spéciaux un choix de prophéties qui concernent notre Sauveur Jésus-Christ et j'ai montré en d'autres écrits d'une façon plus étendue qu'elles s'appliquent à lui ; je me contenterai donc à présent de ce qui vient d'être exposé.

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