Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE II

CHAPITRE XVII
CE QUE PHILON RACONTE DES ASCÈTES D'ÉGYPTE

[1] Sous le règne de Claude, Philon serait, dit-on, venu Rome et entré en relations avec Pierre qui y prêchait alors. Le fait ne serait pas invraisemblable ; car la dissertation dont nous parlons, entreprise par lui dans la suite et après un certain temps, expose clairement les lois de l'Église qui sont en vigueur de nos jours encore parmi nous. [2] Au reste, quand il décrit, avec toute l'exactitude possible, la vie de nos ascètes, il paraît avec évidence non seulement connaître, mais approuver, préconiser et vénérer ces hommes apostoliques dont il est le contemporain ; ils étaient, semble-t-il, de race hébraïque ; car ils observaient encore assez complètement à la manière juive la plupart des coutumes anciennes.

[3] Philon assure d'abord que, dans le livre qu'il a écrit De la vie contemplative ou des suppliants, il n'a rien ajouté à ce qu'il devait raconter, qui soit en dehors de vérité ou qui vienne de lui même. Il dit qu'on les nommait Thérapeutes ; et Thérapeutrides, les femmes qui habitaient avec eux. Puis, il donne les motifs de cette appellation, qui leur fut donnée soit parce qu'ils soignaient et guérissaient les âmes de ceux qui allaient eux, les délivrant, ainsi que des médecins, des souffrances du vice, soit en raison des soins chastes et purs et du culte qu'ils rendaient à la divinité. [4] Du reste que Philon les ait désignés par ce terme qui répondait parfaitement à leurs occupations, ou qu'en fait, on les ait appelés d'abord ainsi dès le début, le nom de chrétiens n'étant pas en usage partout, il est inutile de s'y arrêter. [5] Philon rapporte donc que d'abord ils renonçaient à leurs biens. Il dit que ceux qui s'adonnaient à cette philosophie, transféraient d'abord leur fortune à leurs parents ; puis, une fois libres de tous les soucis du siècle, ils sortaient des villes et allaient habiter des champs à l'écart et des jardins. Ils étaient persuadés que la compagnie d'hommes différents d'eux-mêmes leur était inutile et illisible. Ils faisaient alors cela ainsi, comme il convient, avec une foi généreuse et très ardente s'exerça ni à imiter la vie des prophètes. [6] Le livre des Actes des Apôtres qui est reçu de tous, porte d'ailleurs que tous les disciples des apôtres vendaient, eux aussi, leur fortune et leurs biens et les distribuaient à chacun selon ses besoins, tellement qu'il n'y avait aucun indigent parmi eux. Ceux qui possédaient des terres ou des maisons, dit l'Écriture, les vendaient et venaient en déposer le prix aux pieds des apôtres pour que la répartition en fût faite à chacun, selon qu'il était nécessaire.

[7] Philon rend le même témoignage de ces thérapeutes en question et voici textuellement ce qu'il ajoute :

« Il y a de ces hommes en beaucoup de pays de la terre et il fallait que les barbares eussent part à ce bien parfait aussi bien que les Grecs. Mais c'est en Égypte qu'ils sont le plus nombreux ; ils sont répandus dans chacune des divisions appelées nomes, et surtout aux environs d'Alexandrie. [8] Les meilleurs d'entre ceux de tous les pays sont envoyés en colonie dans un pays tout à fait approprié et qui est comme la patrie des thérapeutes. Il est situé au delà du lac Maréotis, sur une butte de faible élévation. Cet endroit leur convient admirablement, aussi bien à cause de la sécurité qu'il présente que pour la salubrité du climat. »

[9] Philon décrit ensuite leurs maisons et voici ce qu'il dit des églises de leur pays :

« Dans chaque demeure, il y a un oratoire appelé maison religieuse et monastère. C'est là que les thérapeutes se retirent pour accomplir seuls les mystères de leur sainte vie. Ils n'apportent avec eux ni boisson, ni vivres, ni rien de tout ce qui est nécessaire aux besoins du corps, mais les lois, les oracles rendus par les prophètes, les hymnes et les autres choses qui peuvent les aider à augmenter et à perfectionner leur science et leur piété. »

Plus loin il ajoute :

« [10] Le temps qui s'écoule de l'aube au crépuscule est celui de l'ascèse. Ils lisent les saints livres et philosophent sur les doctrines de leurs ancêtres d'après la méthode allégorique. Ils pensent en effet que la parole elle-même est le symbole des choses cachées qui se manifestent dans l'allégorie. [11] Ils ont aussi des ouvrages d'hommes anciens qui furent les premiers chefs de leur secte et qui ont laissé de nombreux monuments de leur système sous forme d'allégorie. Ils s'en servent comme de modèles et imitent leur genre de philosophie. »

[12] Un tel langage paraît bien être celui d'un homme qui les aurait entendus expliquer les saintes Écritures. Ce qu'il appelle les livres des anciens est peut-être vraisemblablement les évangiles et les écrits des apôtres, ainsi que certaines expositions des anciens prophètes, telles qu'on en trouve dans l'Épître aux Hébreux et les nombreuses autres lettres de Paul. [13] Quant aux psaumes nouveaux qu'ils composent, voici ce que Philon en écrit tout aussitôt :

« Ils ne se contentent pas de méditer, ils composent des chants et des hymnes à Dieu, en divers mètres et sur diverses mélodies, ne choisissant du reste forcément que des nombres très graves. »

[14] Philon raconte encore beaucoup d'autres particularités dans ce même ouvrage ; il m'a paru nécessaire de choisir celles où l'on peut saisir le caractère de la vie ecclésiastique. [15] S'il paraît à quelqu'un que cette description ne s'applique pas au genre de vie évangélique, mais qu'elle peut convenir à d'autres qu'à ceux qui ont été indiqués, ce qu'en dit ensuite Philon le persuadera. Il y a là un témoignage irréfragable pour tout homme de sens droit. Voici ce qu'il écrit :

« [16] Ils jettent d'abord dans l'âme, comme un fondement, la tempérance, et élèvent ensuite l'édifice des autres vertus. Personne parmi eux ne mange ni ne boit avant le coucher du soleil ; ils pensent que le temps de la lumière est celui de la philosophie et que celui des ténèbres convient aux nécessités du corps ; à celle-là, ils consacrent le jour ; aux autres, une courte partie de la nuit. [17] Quelques-uns même ne pensent à prendre des aliments que tous les trois jours, tant est grand leur désir de la science. Certains sont dans une telle joie et une telle jouissance, quand ils se nourrissent de la sagesse qui leur présente ses principes, avec abondance et sans compter, qu'ils passent presque un temps double sans manger, et c'est à peine s'ils goûtent à des mets nécessaires tous les six jours. »

Il nous semble que ces paroles montrent d'une façon claire et indiscutable que Philon a parlé de nos coreligionnaires. [18] Si toutefois quelqu'un résiste encore à l'admettre, voici des preuves plus évidentes qui auront raison de son obstination, parce qu'elles ne peuvent avoir de fondement que dans la religion des chrétiens qu'inspire l'Évangile. [19] Car il ajoute qu'il y a parmi ceux dont il est question, des femmes, mais elles sont la plupart arrivées à la vieillesse et ont gardé la virginité. La chasteté n'est pas pour elles une contrainte, comme pour certaines prêtresses grecques ; elles la conservent par libre choix et parce qu'elles désirent et recherchent la sagesse ; le désir d'en vivre leur a fait se refuser les joies du corps. Elles se perpétuent, non point par une descendance périssable, mais par des rejetons immortels que l'âme éprise de Pieu peut seule enfanter.

[20] Plus loin, il dit encore plus expressément :

« L'explication des saintes lettres se fait chez eux par des figures et des allégories. Pour eux, la loi tout entière ressemble à un être vivant ; l'arrangement des paroles est le corps, l'âme est le sens invisible qui se cache dessous les mots ; c'est celui-ci que cette secte cherche avant tout à contempler, essayant de découvrir dans le miroir des mots la merveilleuse beauté de la pensée qui s'y reflète. »

[21] Qu'est-il besoin de parler encore de leurs assemblées dans un même lieu et des occupations des hommes, séparées de celles des femmes, mais réunies chacune dans un même endroit ? Qu'est-il besoin de rappeler leurs exercices ? Ils sont encore de nos jours en usage parmi nous. Nous nous y adonnons surtout au temps de la passion du Sauveur, que nous passons dans le jeûne, les veilles et la méditation des saintes Écritures. [22] Dans ce que l'auteur dont nous parlons rapporte, nous trouvons très exactement, la même coutume que nous seuls observons jusqu'à maintenant. Il raconte les veillées de la grande fête et les exercices qu'on y pratique, les hymnes que nous avons l'habitude de chanter ; il dit que l'un d'eux chante seul en gardant avec soin le rythme, et que les autres l'écoutent en silence et ne chantent après lui que la fin des hymnes. Ces jours-là, ils couchent par terre sur une natte ; ils ne boivent absolument pas de vin, ainsi que l'affirme expressément Philon ; ils s'abstiennent de toute espèce de viandes : l'eau est leur seul breuvage et, avec leur pain, ils ne prennent que du sel et de l'hysope. [23] Philon décrit en outre l'ordre de préséance des ministres du culte ecclésiastique ; il dit les fonctions du diacre et la présidence de l'évêque élevé au-dessus de tous. Quiconque au reste désire examiner avec précision ce sujet, pourra s'en instruire dans les livres de notre écrivain. [24] Mais que Philon ait pensé aux premiers prédicateurs de la doctrine évangélique et aux institutions établies dès l'origine par les apôtres, c'est évident pour tous.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant