Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE III

CHAPITRE VI
LA FAMINE QUI LES ACCABLA

[1] Prenons donc à nouveau le cinquième livre des Histoires de Josèphe et lisons le tragique récit des événements qu'il y raconte :

« Pour les riches, dit-il, rester, c'était la mort : sous prétexte qu'ils voulaient déserter, on les tuait pour s'emparer de leurs biens. Du reste, avec la famine, la fureur des révoltés augmentait, et de jour en jour ces deux fléaux ne faisaient que croître. [2] Comme on ne voyait plus de blé, ils entraient de force dans les maisons pour en chercher. Lorsqu'ils en découvraient, ils maltraitaient cruellement les gens pour avoir nié qu'ils en avaient, et, lorsqu'ils n'en trouvaient pas, pour l'avoir trop bien caché. On jugeait à l'aspect de ces malheureux s'ils en avaient ou non ; s'ils tenaient encore debout, sûrement ils étaient pourvus de provisions ; s'ils étaient exténués, on les laissait tranquilles ; il semblait hors de propos de tuer ceux qui allaient incessamment mourir de faim. [3] Beaucoup échangeaient leur bien en cachette, les riches contre une mesure de froment, les pauvres contre une mesure d'orge. Ensuite, ils s'enfermaient au plus profond de leurs demeures ; les uns étaient dans un tel besoin, qu'ils mangeaient leur blé sans le préparer ; les autres le faisaient cuire quand la faim et la crainte le leur permettait. [4] On ne mettait plus de table ; on retirait du feu les mets encore crus et on les déchirait. La nourriture était misérable, et c'était un spectacle digne de larmes, de voir ceux qui avaient la force, se gorger de nourriture, et les faibles réduits à gémir. [5] La douleur de la faim dépasse toutes les autres et ne détruit rien comme la pudeur ; on foule aux pieds ce qu'en d'autres temps on entourerait de respect. Les femmes arrachaient les aliments de la bouche de leurs maris, les enfants de celle de leur pères et, ce qui est plus digne encore de compassion, les mères de celle de leurs enfants. Elles voyaient sécher dans leurs mains ce qu'elles avaient de plus cher et elles ne rougissaient pas de leur enlever le lait qui était le soutien de leur vie. [6] Encore ne pouvait-on prendre une pareille nourriture sans être découvert ; les insurgés étaient partout et la rapine avec eux. Voyaient-ils une maison close ? C'était le signe qu'il y avait des provisions ; ils en brisaient aussitôt les portes, y faisaient irruption, et retiraient presque les morceaux de la bouche pour les emporter. [7] Les vieillards qui refusaient de lâcher les mets qu'ils tenaient, étaient battus ; on arrachait les cheveux aux femmes qui cachaient ce qu'elles tenaient en leurs mains. Il n'y avait de pitié ni pour les petits. On soulevait les enfants qui se suspendaient aux mets qu'ils mangeaient et on les jetait à terre. Ceux qui voulaient prévenir les voleurs et avaler ce qu'on allait leur ravir étaient regardés comme des malfaiteurs et traités plus cruellement. [8] Les brigands inventèrent des supplices affreux pour arriver à découvrir des vivres ; ils obstruaient avec des vesces le canal de l'urètre et enfonçaient dans le rectum des bâtons pointus. On endurait ainsi des tourments dont le seul récit fait frémir et qui avaient pour but de faire avouer qu'on possédait un pain ou qu'on savait où l'on trouverait une poignée d'orge. [9] Les bourreaux du reste ne souffraient pas de la faim ; leur cruauté aurait paru moins odieuse si elle avait eu pour excuse la nécessité ; mais ils affichaient un orgueil insensé et entassaient des vivres pour les jours à venir. [10] Ils allaient à la rencontre de ceux qui s'étaient glissés la nuit en rampant vers les avant-postes romains pour y recueillir quelques légumes sauvages ou quelques herbes. Quand ces malheureux paraissaient hors de portée des traits ennemis, les brigands leur enlevaient leur butin. Souvent les victimes suppliaient et invoquaient le nom terrible de Dieu, pour recouvrer au moins une partie de ce qu'ils avaient apporté au péril de leur vie ; on ne leur rendait rien, et c'était assez pour eux de n'avoir pas été mis à mort et d'être seulement volés.

[11] Josèphe ajoute un peu plus loin :

« Tout espoir de salut s'évanouit pour les Juifs avec la possibilité de sortir, et l'abîme de la faim se creusant engloutit le peuple par maison et par famille. Les terrasses étaient remplies de femmes qui étaient mortes avec leurs nourrissons ; les cadavres des vieillards encombraient les rues. [12] Les enfants et les jeunes gens enflés erraient comme des fantômes sur les places et tombaient là même où le mal les avait saisis. Il était impossible aux malades d'enterrer leurs parents et ceux qui en avaient encore la force refusaient de le faire parce que les morts étaient trop nombreux et que leur sort à eux-mêmes était incertain. Beaucoup en effet suivaient dans la mort ceux qu'ils avaient ensevelis ; beaucoup venaient à leur sépulcre avant l'heure à laquelle ils devaient y entrer. [13] Dans ces calamités, il n'y avait ni larmes ni gémissements ; la faim maîtrisait même les passions de l'âme. Ceux qui agonisaient ainsi, voyaient d'un œil sec mourir ceux qui les devançaient. Un morne silence planait sur la ville ; elle était pleine de la nuit de la mort. Le fléau des brigands était plus dur que tout le reste. [14] Ces monstres fouillaient les maisons devenues des tombeaux pour y dépouiller les morts ; ils arrachaient et emportaient en riant les voiles qui couvraient les cadavres ; ils essayaient sur leurs membres la pointe de leurs glaives, et parfois perçaient de malheureux abandonnés qui respiraient encore, pour éprouver leur fer. Parmi ceux-ci, quelques-uns les suppliaient de leur prêter l'aide de leurs mains et de leurs épées ; mais ils s'en allaient et les laissaient avec mépris aux tortures de la faim ; alors chacun des moribonds tournait fixement ses regards vers le temple, laissant de côté les insurgés vivants. [15] Les séditieux firent d'abord ensevelir les morts aux frais du trésor public pour n'avoir pas à en supporter l'odeur ; mais ensuite ils n'y suffirent plus et l'on fit jeter les cadavres dans les ravins par-dessus les murailles. Titus, en visitant ces derniers, les trouva remplis de corps en putréfaction ; il vit l'humeur empestée qui en coulait avec abondance ; il gémit et, levant les mains, il prit Dieu à témoin que ce n'était point là son œuvre. »

[16] Après avoir parlé d'autre chose, Josèphe poursuit :

« Je n'hésiterai pas à dire ce que m'ordonne la douleur. Si les Romains avaient été impuissants contre ces monstres, je crois que la ville aurait été engloutie par un tremblement de terre, ou submergée dans un déluge, ou anéantie par le feu de Sodome ; car elle contenait une race d'hommes beaucoup plus impie que celle qui fut ainsi châtiée. Tout le peuple périt par leur fureur insensée. »

[17] Au sixième livre, l'historien juif écrit encore :

« Le nombre de ceux que torturait la faim et qui moururent fut infini dans la ville, et les maux qui survinrent indicibles. Dans chaque maison, en effet, s'il apparaissait quelque ombre de nourriture, c'était la guerre ; ceux qu'unissait la plus étroite affection en venaient aux mains et s'arrachaient les aliments d'une vie misérable. La mort elle-même n'était pas une preuve suffisante de dénuement. [18] Les voleurs fouillaient même ceux qui exhalaient leur dernier souffle pour voir s'ils ne simulaient pas la mort afin de cacher des vivres dans leur sein. Les hommes affamés allaient la bouche ouverte comme des chiens enragés, trébuchaient, tombant contre les portes comme des gens ivres et revenant sans en avoir conscience, deux ou trois fois dans la même heure à la même maison. [19] La nécessité les amenait à se mettre sous la dent tout ce qu'ils rencontraient, et ce que les plus vils animaux auraient refusé, ils le ramassaient pour le manger. Ils s'emparaient des baudriers, puis des semelles et mâchaient le cuir des boucliers réduit en lanières. D'autres se nourrissaient de la poussière de vieux foin ; car quelques-uns ayant recueilli des fétus, en vendaient une petite quantité au prix de quatre attiques.

« [20] Mais pourquoi rappeler l'impudence des affamés en ce qui concerne des objets inanimés ? Je vais raconter un fait inouï chez les Grecs comme chez les barbares, affreux à dire et incroyable à entendre. Qu'on ne pense pas que je veuille duper ceux qui me liront un jour, j'aurais avec plaisir passé sous silence une pareille calamité si elle ne m'eût été attestée par des témoins sans nombre ; au reste ce serait faire à ma patrie une pauvre grâce que de dissimuler en mon récit les maux qu'elle a soufferts. [21] Parmi les Juifs qui habitaient au delà du Jourdain, se trouvait une femme appelée Marie, fille d'Éléazar, du bourg de Bathézor, terme qui signifie maison d'hysope. Sa famille et sa condition étaient honorables. Elle s'était réfugiée avec tant d'autres à Jérusalem et se trouvait parmi les assiégés. [22] Les tyrans lui avaient volé tous les biens qu'elle avait rassemblés en Pérée et amenés à la ville. Chaque jour, des gens armés faisaient irruption chez elle, dans le soupçon qu'il y eût encore des vivres et lui enlevaient le reste de son avoir. Une terrible indignation s'empara de cette femme ; à chaque instant, elle injuriait et maudissait les brigands, cherchant à les exciter contre elle. [23] Ni l'irritation ni la pitié ne les porta à lui donner la mort. Alors, fatiguée de chercher pour d'autres des aliments qu'il n'était plus possible de trouver nulle part, sentant ses entrailles et ses moelles brûlées par la faim, l'âme enflammée plus encore par la vengeance, elle prit conseil de sa colère et de la nécessité, et se révolta contre la nature elle-même. Elle avait un enfant attaché à la mamelle, elle le prit. [24] « Malheureux enfant, dit-elle, pour qui te conserverais-je, au milieu d'une pareille guerre, dans une telle famine et une telle révolte ? La servitude chez les Romains, voilà notre sort, si toutefois nous vivons jusqu'à leur victoire ; mais auparavant, c'est la faim, et les insurgés plus terribles que l'une et l'autre. Allons, sois pour moi une nourriture ; pour les séditieux, une furie vengeresse ; pour l'humanité, un sujet de légende, le seul qui manque encore aux malheurs des Juifs. » [25] Tandis qu'elle parlait encore, elle tue son enfant ; puis, elle le fait cuire et en mange la moitié ; le surplus, elle le cache et le met en réserve. Aussitôt les factieux arrivent et flairent l'odeur de cette chair impie ; ils menacent cette femme et la somment de leur donner le mets qu'elle a préparé ; sinon, elle va être égorgée sur l'heure. Elle leur répond qu'elle leur en a gardé une belle part et leur découvre les restes de son enfant. [26] Ils sont aussitôt frappés de stupeur et d'effroi, immobiles devant un pareil spectacle. « C'est mon fils, leur disait-elle, c'est mon œuvre. Mangez, j'en ai goûté moi-même. Ne soyez pas plus délicats qu'une femme ni plus attendris qu'une mère. Si dans votre piété, vous vous détournez de mon sacrifice, j'en ai mangé à votre intention : que le reste soit à la mienne. » [27] Alors ils sortirent en tremblant ; une fois du moins ils eurent peur, et ils laissèrent à regret à cette mère un pareil aliment. La ville entière retentit bientôt du récit de cette atrocité ; chacun croyait avoir cette tragédie devant les yeux, et il en frissonnait comme s'il en avait été lui-même l'auteur. [28] Il y eut alors de la part des affamés comme un entrain vers la mort, et on estimait heureux ceux qui avaient péri avant d'être les témoins de tels malheurs. »

Tel fut le châtiment des Juifs, en punition du crime et de l'impiété qu'ils avaient commis contre le Christ de Dieu.

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