Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE IV

CHAPITRE XV
COMMENT SOUS VÉRUS POLYCARPE SUBIT LE MARTYRE, AVEC D'AUTRES, DANS LA VILLE DE SMYRNE

[1] C'est à cette époque que Polycarpe mourut martyr, lors des persécutions très violentes qui bouleversèrent l'Asie. J'ai cru tout à fait utile d'insérer dans cette histoire le souvenir écrit de sa mort qui nous en été conservé. [2] Il existe une lettre, adressée aux églises du Pont au nom de l'église à laquelle il présidait, qui expose en ces termes ce qui le concerne :

« [3] L'église de Dieu qui habite Smyrne à celle de Philomélium et à toutes les chrétientés du monde appartenant à la sainte Église catholique : que la miséricorde, la paix, l'amour de Dieu le Père et de notre Seigneur Jésus-Christ surabonde en vous. Frères, nous vous écrivons ce qui concerne les martyrs et le bienheureux Polycarpe qui, par son martyre, a comme scellé et fait cesser la persécution. ».

[4] Ensuite, avant d'en venir à ce dernier, ils racontent ce qui concerne les autres martyrs et décrivent la constance qu'ils ont montrée dans les tourments. Ils disent en effet la surprise dont étaient frappés les spectateurs, rangés en cercle sur les gradins, quand ils les voyaient, déchirés par les fouets, à ce point qu'on apercevait les veines et les artères les plus intérieures, et qu'apparaissaient les entrailles et les parties les plus cachées du corps. Ils étaient ensuite étendus sur des coquillages marins et des pointes aiguës, et, après avoir enduré toutes sortes de supplices et de tortures, enfin ils étaient exposés pour devenir la pâture des fauves. [5] Ils racontent qu'on remarqua surtout le très courageux Germanicus ; fortifié par la grâce de Dieu, il domina la crainte du trépas innée à tout homme. Le proconsul voulait le persuader ; il lui alléguait son âge ; il lui disait qu'il était très jeune et dans la fleur de sa vie, et le priait d'avoir compassion de lui-même. Le martyr, sans hésiter, intrépidement, attira sur lui une bête farouche, lui fit presque violence et l'irrita, afin de sortir plus vite de leur monde injuste et pervers. [6] Devant cette mort remarquable, la multitude entière fut stupéfaite en voyant le courage du pieux martyr et la vaillance de toute la race des chrétiens. Puis, elle se reprit à crier en masse : « Enlevez les athées. Qu'on cherche Polycarpe ! » [7] Le tumulte, grâce à ces cris, arriva à son comble. Un certain Phrygien de race, qui s'appelait Quintus, venu récemment de son pays, voyant les bêtes et les autres tourments dont il était menacé, sentit son âme fléchir, eut peur et finalement se laissa aller à sauver sa vie. [8] Le texte de la lettre que nous avons citée nous apprend que ce chrétien avait agi trop inconsidérément, en se présentant à la légère au tribunal avec d'autres. Sa chute fut ainsi pour tous un exemple éclatant ; elle prouva qu'il ne faut pas affronter de tels périls à l'aventure et sans circonspection.

Voilà tout ce qui concerne ces martyrs. [9] Polycarpe, lui, fut tout à fait admirable. Tout d'abord, au récit de ces scènes, il demeura calme, gardant sa sérénité accoutumée et sa tranquillité d'âme ; il voulut même continuer à habiter la ville. Il céda pourtant à ceux de ses compagnons qui étaient d'un avis contraire et l'exhortaient à s'éloigner ; il se retira dans un domaine peu distant de Smyrne et y vécut avec quelques-uns de ses disciples. Nuit et jour, il ne faisait que persévérer dans les prières qu'il adressait au Seigneur, et il ne cessait d'y demander et d'implorer la paix pour toutes les églises de la terre : c'était du reste tout à fait sa coutume. [10] Pendant sa prière, il eut la nuit une vision. Trois jours avant d'être pris, il vit l'oreiller qui était sous sa tête brûler soudain et se consumer. Il s'éveilla sur-le-champ, interpréta aussitôt la vision à ceux qui étaient là, leur prédit presque ce qui devait arriver et il leur annonça clairement qu'il lui faudrait mourir par le feu pour le Christ. [11] Ceux qui le cherchaient, le faisaient avec toute l'activité possible. Contraint de nouveau par l'affection et l'attachement des frères, on dit qu'il alla dans un autre domaine. A peine y était-il que les émissaires arrivaient et saisissaient deux des serviteurs qui étaient là ; ils en battirent un et grâce à lui ils parvinrent à la retraite de Polycarpe. [12] Ils étaient arrivés le soir. Ils le trouvèrent reposant alors dans une chambre haute d'où il eût pu s'échapper et passer dans une autre maison. Il ne le voulut pas et dit : « Que la volonté de Dieu soit faite. » [13] Lorsqu'il sut que ceux qui le poursuivaient étaient là, dit le récit, il descendit près d'eux, leur parla avec un visage tout à fait serein et très doux. Eux, qui jusque là ne le connaissaient pas, pensaient voir une apparition en contemplant cet homme si chargé d'années, cette physionomie si imposante et si calme, et ils s'étonnaient qu'on mît tant d'acharnement à s'emparer d'un tel vieillard. [14] Aussitôt Polycarpe fit en hâte servir la table et les invita à prendre un copieux repas ; il leur demanda seulement une heure pour prier en liberté. Ils y consentirent : il se leva et, animé par la grâce du Seigneur, il se mit à prier. Ceux qui l'entendaient en étaient frappés, et plusieurs d'entre eux se repentaient d'en vouloir à la vie de cet homme vénérable et pieux.

[15] Voici au reste, pour ce qui suivit, le texte même de la lettre :

« Quand il eut achevé sa prière et fait mention de tous ceux qu'il avait connus, petits et grands, illustres ou obscurs, de toute l'Église catholique répandue dans le monde, l'heure de partir venue, on le plaça sur un âne et on l'emmena à la ville. C'était un jour de grand sabbat. Hérode, l'irénarque, et son père, Nicétas, le croisèrent ; ils le prirent sur leur char et, assis près de lui, essayèrent de le décider. Ils lui disaient : « Quel mal y a-t-il à dire ces mots : Seigneur César, et à sacrifier et à sauver sa vie. » [16] Le vieillard se tut d'abord ; ils insistèrent : « Je ne dois pas, reprit-il, faire ce que vous me conseillez ». Voyant alors qu'ils ne gagnaient rien, ils lui dirent des paroles blessantes, le firent descendre avec précipitation si bien qu'en quittant le char, il se déchira le devant de la jambe. Il n'en fut pas plus ému que s'il n'avait rien souffert. Il marchait gaiement et en hâte, se laissant conduire vers le stade.

« [17] Le tumulte était tel dans le stade qu'on avait peine à rien entendre. Lorsque Polycarpe entra, une voix du ciel lui dit : « Sois courageux, Polycarpe, et agis vaillamment. » Personne ne vit qui parlait, mais beaucoup des nôtres perçurent ces paroles. [18] Le vieillard fut donc amené et le bruit redoubla quand on sut qu'il était pris. Il se présenta donc au proconsul qui lui demanda s'il était Polycarpe : il répondit que c'était lui. Alors le magistrat l'exhorta à renier sa foi : « Aie pitié de ton âge », lui disait-il et d'autres paroles de même genre qu'il leur est coutume de répéter. Puis il ajouta : « Jure par la fortune de César, repens-toi, dis : « Enlevez les athées. » [19] Polycarpe regarda toute la foule du stade d'un visage grave, étendit la main vers eux, gémit et leva les yeux vers le ciel : « Enlevez les athées », dit-il. [20] Le proconsul insista et dit : « Jure et je te mettrai en liberté ; insulte le Christ. » Polycarpe repartit : « Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers et il ne m'a pas fait de mal ; comment puis-je blasphémer mon roi et mon Sauveur ? » [21] Le proconsul le pressa encore : « Jure par la fortune de César. — Si tu cherches une vaine gloire, dit-il, à me faire jurer par la fortune de César, comme tu le dis en feignant d'ignorer qui je suis, écoute. Je te le déclare librement : je suis chrétien. Si tu désires apprendre la doctrine du christianisme donne-moi un jour et tu l'entendras. » [22] Le proconsul dit : « Persuade le peuple. » Polycarpe dit : « Je veux bien encore te rendre raison ; car nous avons appris à donner aux magistrats et aux autorités établies par Dieu, l'honneur qui leur convient et qui ne nous nuit pas. Quant à ceux-ci, je ne les juge pas dignes d'entendre ma défense. » [23] Le proconsul dit : « J'ai des bêtes et je t'exposerai à elles si tu ne changes pas d'avis. » Polycarpe dit : « Appelle-les ; nous ne changeons jamais pour aller du meilleur au pis, mais il est beau de passer des maux à la justice. » [24] Le gouverneur reprit : « Je te ferai dompter par le feu si tu méprises les fauves, à moins que tu changes d'avis ». Polycarpe dit : « Tu me menaces d'un feu qui brûle un moment et s'éteint peu après ; car tu ne connais pas le feu du jugement à venir et le châtiment éternel réservé aux impies. Mais pourquoi tardes-tu ? Fais amener ce que tu voudras. »

« [25] Tandis qu'il prononçait ces paroles et beaucoup d'autres il paraissait rempli de courage et de joie, et son visage étincelait de bonheur. Ainsi tout ce qu'on lui avait dit, l'avait laissé impassible. Le proconsul au contraire restait stupéfait ; il envoya le héraut annoncer au milieu du stade : « Polycarpe s'est par trois fois déclaré chrétien. » [26] Lorsqu'on eut entendu cette proclamation, toute la foule des païens et des Juifs habitant Smyrne ne contint plus sa colère et clama à grands cris : « Il est le docteur de l'Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux ; c'est lui qui apprend à beaucoup de gens à ne pas sacrifier et à ne pas adorer. » [27] En même temps, ils criaient et demandaient à Philippe l'asiarque de lâcher un lion contre Polycarpe. Celui-ci répondit que cela ne lui était pas permis, parce que les combats des bêtes étaient achevés. Ils se mirent alors à crier unanimement de brûler vif Polycarpe. [28] Il fallait en effet que la vision de l'oreiller qu'il avait eue s'accomplit. Lorsque le saint vieillard priait, il avait vu son chevet brûler, et s'étant tourné vers les fidèles qui l'entouraient, il avait dit d'une façon prophétique : « Je dois être brûlé vivant. » [29] Cela fut fait plus rapidement que dit. La foule sur-le-champ courut dans les ateliers et les bains pour y chercher du bois et des fagots, et les Juifs étaient, selon leur coutume, très ardents à cette besogne. [30] Quand le bûcher fut prêt, Polycarpe quitta lui-même tous ses vêtements, enleva sa ceinture et essaya d'ôter lui-même sa chaussure : il n'était plus accoutumé à le faire seul, car chacun des fidèles s'empressait constamment à qui toucherait le plus vite son corps ; la perfection de sa vie était si complète qu'il avait été vénéré même avant qu'il n'eût des cheveux blancs. [31] On plaça donc rapidement autour de lui les matières du bûcher. A ceux qui allaient l'y clouer, il dit : « Laissez-moi comme je suis, celui qui m'a donné d'avoir à souffrir le feu, me donnera de rester tranquillement au bûcher sans être assujetti par vos clous. » On ne le cloua donc pas, mais on le lia. [32] Il avait les mains attachées derrière le dos ; il ressemblait ainsi à un agneau de choix pris dans un grand troupeau pour un holocauste agréable au Dieu tout-puissant. [33] Il dit : « Ô Père de Jésus-Christ, ton Fils aimé et béni par qui nous avons reçu le bienfait de te connaître, Dieu des anges, des Puissances, de toute créature et de toute la race des justes qui vivent en ta présence, je te bénis parce que tu m'as jugé digne, en ce jour et à cette heure, d'être admis au nombre de tes martyrs, de prendre part au calice de ton Christ pour ressusciter à la vie sans fin de l'âme et du corps dans l'incorruptibilité du Saint-Esprit. [34] Reçois-moi devant toi aujourd'hui parmi eux, dans un sacrifice généreux et agréable, selon que tu me l'avais préparé et annoncé, et que tu réalises, ô Dieu ennemi du mensonge et véritable. [35] C'est pourquoi je te loue de toutes choses, je te bénis, je te glorifie, par le pontife éternel Jésus-Christ, ton Fils aimé par lequel, à toi, avec lui dans le Saint-Esprit, gloire, aujourd'hui et dans les siècles avenir, Amen ».

« [36] Dès qu'il eût dit « Amen » et achevé sa prière, les gens du bûcher allumèrent le feu, et une grande flamme s'éleva. Nous vîmes alors un prodige, nous du moins à qui il fut donné de l'apercevoir et nous étions réservés pour raconter aux autres ce qui arriva. [37] Le feu monta en effet en forme de voûte ou comme une voile de vaisseau gonflée par le vent et entoura le corps du martyr. Lui cependant était au milieu, semblable non à une chair qui brûle, mais à l'or et à l'argent embrasés dans la fournaise. Nous respirions un parfum aussi fort que celui qui s'exhale de l'encens et d'autres aromates précieux. [38] Les pervers voyant enfin que les flammes ne pouvaient attaquer sa chair, ordonnèrent au bourreau d'aller le percer de son glaive. [39] Il le fit et un flot de sang jaillit, si bien que le feu s'éteignit et que la foule fut tout étonnée qu'il y eût tant de différence entre les incroyants et les élus. Polycarpe était l'un d'entre eux, lui, le docteur apostolique et prophétique le plus admirable de notre temps, évêque de l'église catholique de Smyrne ; toute parole sortie de sa bouche s'est en effet accomplie et s'accomplira. [40] Le mauvais, jaloux et envieux, l'adversaire de la race des justes, quand il eut vu la grandeur de son martyre, cette vie irréprochable depuis son début, le diadème d'immortalité qui la couronnait et cette victoire remportée d'une façon incontestable, prit soin que le cadavre de Polycarpe ne nous fût pas laissé, quoique beaucoup eussent désiré qu'il en fût ainsi et eussent souhaité d'avoir part à sa sainte dépouille. [41] Certains suggérèrent donc à Nicétas, père d'Hérode et frère d'Alcé, d'intervenir auprès du gouverneur pour qu'il nous refusât le corps du martyr, de peur, disait-il, que, quittant le crucifié, nous ne nous missions à adorer celui-ci. Ils tinrent ce langage à l'instigation et sur les instances des Juifs : ceux-ci nous épiaient même, lorsque nous allions retirer le cadavre du feu. Ils ignoraient que jamais nous ne pourrons ni abandonner le Christ, qui a souffert pour le salut de ceux qui sont sauvés dans le monde entier, ni adresser nos hommages à un autre. [42] Nous l'adorons, lui, parce qu'il est fils de Dieu, et nous aimons aussi à bon droit les martyrs, mais comme des disciples et imitateurs du Seigneur, à cause de leur invincible attachement à notre roi et maître. Puissions-nous leur être unis et devenir leurs compagnons à l'école du Christ. [43] Le centurion voyant la jalousie des Juifs, fit placer le corps au milieu selon leur coutume, et le brûla. De la sorte, ce ne fut que plus tard que nous avons enlevé ses ossements, plus chers que des pierres précieuses et plus estimables que l'or ; nous les avons placés dans un lieu convenable. [44] C'est là que nous nous réunirons dans l'allégresse et la joie lorsque nous le pourrons et quand le Seigneur nous permettra de célébrer le jour natal de son martyre, pour nous souvenir de ceux qui ont combattu avant nous, et pour exercer et préparer ceux qui doivent lutter dans l'avenir. [45] Voilà ce qui concerne le bienheureux Polycarpe. Il fut le douzième qui souffrit le martyre à Smyrne, en comptant ceux de Philadelphie, mais c'est de lui seul qu'on se souvient de préférence et dont on parle en tous lieux, même chez les païens. »

[46] Voilà comment il faut apprécier l'admirable fin de cet homme merveilleux et apostolique qu'était Polycarpe ; les frères de l'église de Smyrne en ont fait le récit dans l'épître que nous avons citée. Dans le même livre, se trouvent encore d'autres martyres qui ont eu lieu dans la même ville à la même époque de la mort de Polycarpe. Parmi eux, Métrodore, qui paraît avoir été prêtre de l'erreur de Marcion, périt par le feu. [47] Un des athlètes d'alors se distingua et fut très célèbre ; il s'appelait Pionius. Ses diverses confessions, la liberté de son langage, les apologies qu'il fit de sa foi devant le peuple et les magistrats, les enseignements qu'il donna à la foule dans ses discours, ses encouragements à ceux qui avaient succombé dans l'épreuve de la persécution, les exhortations qu'il adressait aux frères qui venaient à lui dans la prison, les souffrances et les tourments qu'il eut ensuite à endurer comme, entre autres, d'être percé de clous, son courage au milieu des flammes et enfin sa mort après tous ces merveilleux combats, tout cela est exposé très au long dans la relation écrite qui le concerne. Nous y renverrons ceux qui la désireraient ; nous l'avons insérée dans notre collection des anciens martyres. [48] On montre en outre aussi les passions d'autres chrétiens martyrisés à Pergame, ville d'Asie, Garpus et Papylus, et une femme, Agathonice, qui périrent glorieusement, après avoir confessé leur foi à plusieurs reprises et d'une façon remarquable.

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