Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE IV

CHAPITRE XVI
COMMENT JUSTIN LE PHILOSOPHE, PRÊCHANT LA PAROLE DU CHRIST DANS LA VILLE DE ROME, FUT MARTYR

[1] En ces temps, Justin, dont nous venons de parler tout récemment, avait présenté aux empereurs cités plus haut un second livre sur nos dogmes. Les machinations ourdies contre lui par le philosophe Crescent lui valurent l'honneur d'un divin martyre (ce Crescent ambitionnait la vie et la conduite auxquelles convient le nom de cynique). Justin, après l'avoir plusieurs fois confondu dans des discussions contradictoires et en présence de témoins, enfin victorieux, ceignit par son martyre la couronne de la vérité qu'il avait prêchée. [2] Dans l'Apologie dont nous avons parlé, cet ami parfait de la vérité l'avait clairement annoncé et avait décrit comment tout cela devait lui arriver. Voici ses paroles :

« [3] Moi aussi, je m'attends à devenir l'objet d'embûches, et à être mis dans les ceps, grâce à quelqu'un de ceux qui portent le nom de philosophe, grâce peut-être à Crescent qui aime non pas la sagesse, mais le bruit. Non, il n'est pas digne d'être appelé philosophe [ami de la sagesse], l'homme qui, parlant de ceux qu'il ne connaît pas, accuse en public les chrétiens d'athéisme et d'impiétés, et fait cela pour plaire au grand nombre qui est dans l'erreur. [4] S'il n'a jamais lu les enseignements du Christ et nous attaque, c'est un homme d'une méchanceté absolue, et de beaucoup pire que les ignorants ; car souvent ceux-ci se gardent de discuter et de calomnier ce qu'ils ignorent. S'il les a lus sans en saisir la grandeur, ou encore si, l'ayant comprise, il se conduit de telle sorte pour n'être pas soupçonné d'être chrétien, il est bien plus lâche et plus pervers, puisqu'il ne s'élève pas au-dessus d'un qu'en dira-t-on niais et déraisonnable et qu'il est vaincu par la peur. [5] Je lui ai proposé des questions et je l'ai interrogé sur quelques-uns de ces sujets ; je tiens à ce que vous sachiez que j'ai constaté d'une façon convaincante que vraiment il ne sait rien. Pour prouver que je dis la vérité, si ces discussions n'ont pas été connues de vous, je suis prêt à renouveler devant vous mes questions : cela serait digne de la majesté impériale. [6] Si vous avez appris quelles furent mes questions et ses réponses, il vous est évident qu'il est dans une ignorance complète de ce qui nous concerne, ou, s'il en connaît quelque chose, il n'ose pas le dire à cause de ceux qui l'entendent ; comme je l'ai dit plus haut, il se montre ami non pas de la sagesse, mais du qu'en dira-t-on et fait peu de cas de l'excellente parole de Socrate. »

Voilà ce qu'écrivait Justin. [7] Ainsi qu'il l'avait annoncé, après avoir été en butte aux machinations de Crescent, il y trouva la mort. Tatien, un homme qui dès sa première jeunesse s'adonna aux lettres grecques et ne s'y fit pas peu de renom, et qui a laissé dans ses écrits beaucoup de preuves de son talent, le rapporte dans son Discours aux Grecs de la manière que voici :

« Justin, cet homme tout à fait digne d'admiration, disait avec raison que ceux dont il vient d'être fait mention ressemblent à des voleurs. »

[8] Et après quelques mots sur les philosophes, il ajoute :

« Crescent, qui est venu nicher dans la grande ville, les dépassait tous en pédérastie et son avarice était grande. [9] Lui qui conseillait le mépris de la mort, il la craignait si bien qu'il n'eût point de relâche avant de l'avoir déchaînée sur Justin comme le plus affreux malheur, parce que, prêchant la vérité, celui-ci avait prouvé que les philosophes sont des gourmands et des charlatans. »

Telle fut la cause du martyre de Justin.

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