Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE V

[1] L'évêque de l'église des Romains, Soter, mourut donc pendant la huitième année de son épiscopat. Son successeur, le douzième depuis les apôtres, fut Eleuthère. On était dans la dix-septième année de l'empereur Anloninus Vérus [177-178], pendant laquelle, en certaines régions de la terre, la persécution se ralluma contre nous avec une très grande vigueur. L'attaque vint du peuple des villes et on peut conjecturer que des milliers de martyrs s'y illustrèrent, d'après ce qui se passa dans une seule nation ; il advint du reste que ces événements furent écrits et transmis à la postérité : ils étaient vraiment dignes d'une impérissable mémoire. [2] Le texte entier du récit très complet de ces faits a été inséré par nous dans le Recueil des martyrs, qui contient un exposé non seulement historique mais aussi doctrinal : autant d'ailleurs que le sujet présent le comportera, j'en ferai des extraits que je donnerai ici.

[3] D'autres, dans leurs récits et leurs histoires, se sont bornés à transmettre par écrit les victoires et les trophées enlevés aux ennemis, la vaillance des chefs et le Courage des soldats qui ont souillé leurs mains de sang, en des meurtres nombreux, à cause de leurs enfants, de leur patrie et de leurs autres intérêts. [4] Le livre où nous exposons la manière de se conduire selon Dieu, inscrira sur nos colonnes éternelles les luttes très pacifiques pour la paix de l'âme, ainsi que les hommes qui ont eu le courage d'y préférer la vérité à la patrie et la religion aux êtres les plus chers. Il proclamera les résistances des athlètes de la religion, les vaillances qui ont supporté tant d'épreuves, les trophées ravis aux démons, les victoires remportées sur les adversaires invisibles, et les couronnes obtenues après tout cela pour un immortel souvenir.

CHAPITRE I
COMBIEN, DANS LA GAULE, SOUS VÉRUS, EURENT À SUPPORTER LA LUTTE POUR LA RELIGION, ET COMMENT

[1] La Gaule est le pays où fut rassemblé le stade de ceux dont nous parlons ; elle a des métropoles remarquables qui l'emportent sur les autres de cette contrée : leur nom est célèbre, c'est Lyon et Vienne. Le fleuve du Rhône, qui arrose abondamment de son cours toute la région, les traverse l'une et l'autre.

[2] Donc les très illustres églises de ces deux cités ont envoyé à celles de l'Asie et de Phrygie la relation écrite qui concerne leurs martyrs ; elles y racontent de la manière suivante ce qui s'est passé chez elles. [3] Je vais du reste en rapporter les propres expressions :

« Les serviteurs du Christ qui habitent Vienne et Lyon en Gaule, aux frères de l'Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance de la rédemption que nous, paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père et du Christ Jésus notre Seigneur. »

[4] Ensuite après ces mots, ils parlent d'autres choses dans un préambule, puis ils commencent le récit en ces termes : « L'intensité de l'oppression qui s'est produite ici, la colère si grande des gentils contre les saints, et tout ce qu'ont supporté les bienheureux martyrs, nous ne sommes pas capables de le dire avec exactitude, et il n'est assurément pas possible de le rendre dans un écrit. [5] C'est en effet avec toute sa force que l'adversaire a frappé ; il préludait alors à ce que doit être son avènement quand il sera sans crainte, il mit tout en œuvre pour former les siens et les exercer par avance contre les serviteurs de Dieu. Aussi bien, non seulement on nous interdisait les maisons, les bains, le forum, mais en général on défendait encore à chacun de nous de paraître en quelque lieu que ce fût. [6] Cependant la grâce de Dieu combattit contre eux ; elle fit d'abord éloigner les faibles, puis elle fit avancer des piliers solides qui pouvaient par leur résistance attirer sur eux tout le choc du méchant. Ils allèrent donc à sa rencontre, supportèrent toutes sortes d'outrages et de châtiments, et ils firent peu de cas de ces nombreuses épreuves, ils se hâtaient vers le Christ et montraient réellement que les souffrances du temps présent ne sont pas dignes d être mises en regard de la gloire qui doit être révélée en nous ».

« [7] Et d'abord, des sévices sans nombre leur étaient infligés par la foule entière, ils les supportèrent généreusement : ils furent insultés, battus, traînés, pillés, lapidés, enfermés ensemble, ils endurèrent tout ce qu'une populace enragée aime à faire subir à des adversaires ou à des ennemis. [8] Ils montèrent alors au forum, emmenés par le tribun et les magistrats qui présidaient à la ville ; interrogés devant toute la foule, ils rendirent témoignage et on les mit ensemble dans la prison jusqu'à l'arrivée du gouverneur.

« [9] Dans la suite, on les lui amena et celui-ci se laissa aller à toute la cruauté en usage contre nous. Vettius Epagathus, un des frères, était parvenu à la plénitude de l'amour envers Dieu et le prochain. Sa conduite était tellement parfaite que, malgré sa jeunesse, il méritait le témoignage du vieillard Zacharie ; car il avait marché sans reproche dans tous les commandements et ordonnances du Seigneur : empressé à tout service envers le prochain, ayant un grand zèle pour Dieu, bouillonnant de l'Esprit. Étant d'un tel caractère, il ne supporta pas une procédure aussi déraisonnablement conduite contre nous, mais il fut exaspéré et réclama d'être entendu lui aussi, pour défendre les frères et prouver qu'il n'y avait ni athéisme ni impiété parmi nous. [10] Ceux qui entouraient le tribunal se mirent à crier contre lui, car c'était un homme fort connu et le légat ne supporta pas la juste requête qu'il présentait ainsi ; il lui demanda seulement si lui aussi était chrétien. Celui-ci l'affirma d'une voix très claire et il fut également élevé au rang des martyrs ; qualifié de paraclet des chrétiens, possédant en effet en lui le Paraclet, l'Esprit plus complètement que Zacharie, qu'il manifestait par la plénitude de la charité. Il prenait avec bonheur la défense de ses frères et y mettait son âme ; car il était et il est encore un vrai disciple du Christ, suivant l'Agneau partout où il va.

« [11] A partir de ce moment il se fit un triage parmi les autres ; les uns étaient évidemment prêts au martyre, ils en accomplirent avec un entrain parfait la confession ; mais il en parut d'autres qui n'étaient, ni préparés ni exercés, et qui se trouvaient encore faibles et hors d'état de supporter l'effort d'un grand combat ; de ceux-ci, dix environ échouèrent. Ils nous causèrent un grand chagrin et une incommensurable douleur ; ils brisèrent l'empressement des autres qui n'avaient pas été arrêtés et qui, au prix de terribles souffrances, assistaient cependant les martyrs et ne les délaissaient pas. [12] Alors nous étions tous grandement terrifiés de l'ambiguïté de leur confession ; nous ne craignions pas les châtiments qu'on infligeait, mais nous regardions la fin et nous redoutions que d'entre eux quelqu'un ne vînt à faillir.

« [13] Chaque jour cependant on arrêtait ceux qui étaient dignes et ils complétaient le nombre de ces martyrs, en sorte qu'on emprisonnait ensemble tous les membres zélés des deux églises et ceux qui ont surtout constitué ce qui est ici. [14] On saisit même avec nous quelques païens serviteurs des nôtres, parce que le gouverneur avait officiellement ordonné de nous rechercher tous. Ceux-ci à leur tour, grâce au piège de Satan, effrayés par les tourments qu'ils voyaient souffrir aux saints et poussés à cela par les soldats, déclarèrent mensongèrement que nous faisions des repas de Thyeste, que nous commettions les incestes d'Œdipe et des choses qu'il nous est interdit de dire, de penser et même de croire qu'elles aient jamais existé chez des hommes. [15] Ces bruits répandus, tous entrèrent dans une furie de bêtes féroces contre nous, si bien qu'un certain nombre, qui tout d'abord, pour des raisons de parenté, avaient gardé de la modération, furent dès lors grandement irrités et grinçaient des dents contre nous ; ils accomplissaient la parole de notre Seigneur : « Un jour viendra où quiconque vous tuera, croira rendre un culte à Dieu. »

« [16] Alors, il ne resta plus aux saints martyrs qu'à supporter des châtiments qui dépassent toute description ; Satan s'efforçait de leur faire ainsi proférer quelque blasphème. [17] Toute la colère de la foule, comme du gouverneur et des soldats, s'acharna sans mesure sur Sanctus, le diacre de Vienne, sur Maturus, simple néophyte, mais athlète valeureux, sur Attale, originaire de Pergame, et qui avait toujours été la colonne et le soutien de ceux qui étaient ici, et enfin sur Blandine. En celle-ci le Christ montra que ce qui est simple, sans beauté et méprisable aux yeux des hommes est jugé digne d'une grande gloire auprès de Dieu à cause de l'amour qu'on a pour lui, amour qui se montre dans la force et ne se vante pas dans une vaine apparence.

« [18] Nous craignions en effet tous, et sa maîtresse selon la chair, qui était, elle aussi, au combat avec les martyrs, redoutait que Blandine ne pût pas confesser librement sa foi à cause de la faiblesse de son corps. Mais celle-ci fut remplie d'une force à épuiser et briser les bourreaux qui s'étaient relayés pour l'accabler de toutes sortes de tortures depuis le matin jusqu'au soir ; ils avouèrent qu'ils étaient vaincus n'ayant plus rien à lui faire ; ils s'étonnaient qu'il restât encore un souffle en elle, tant son corps était tout déchiré et percé ; ils témoignaient qu'une seule espèce de supplice suffisait pour amener la mort, à plus forte raison, un aussi grand nombre et de telles tortures. [19] Mais la bienheureuse, comme un généreux athlète, se rajeunissait dans la confession ; c'était pour elle un renouvellement de ses forces, un repos et une cessation des souffrances endurées que de dire : « Je suis chrétienne et chez nous il n'y a rien de mal. »

« [20] Sanctus, lui aussi, supporta d'une manière supérieure et plus courageusement que personne, toutes les violences qui lui venaient des hommes ; les pervers espéraient que, grâce à la durée et à l'intensité des tourments, ils entendraient de lui des paroles condamnables. Il leur tint tête avec une telle fermeté, qu'il ne leur dit ni son nom, ni celui de la nation et de la ville d'où il était, ni s'il était esclave ou libre, mais à toutes les questions, il répondait en langue latine : « Je suis chrétien ». Voilà ce qu'il confessait tour à tour, au lieu de son nom, au lieu de sa ville, au lieu de sa race, au lieu de tout, et les païens n'entendaient pas de lui une autre parole. [21] Il s'ensuivit que le gouverneur et les bourreaux rivalisèrent à l'envi à son sujet, si bien que ne trouvant plus rien à lui infliger, à la fin ils firent rougir au feu des lames d'airain et les lui appliquèrent aux parties du corps les plus délicates. [22] Celles-ci brûlèrent, mais Sanctus demeura invincible, inflexible, ferme dans la confession ; la source céleste d'eau vivifiante qui sort du sein du Christ le rafraîchissait et le fortifiait. [23] Son corps était témoin de ce qu'il avait subi ; tout n'y était plus que plaie et meurtrissure ; il était contracté, privé de l'apparence d'une forme humaine ; mais le Christ qui souffrait en lui, accomplissait de grandes merveilles ; il rendait l'ennemi impuissant et, pour l'exemple de ceux qui demeuraient, il montrait qu'il n'y a rien de redoutable où se trouve l'amour du Père, rien de douloureux où est la gloire du Christ. [24] Quelques jours après, en effet, les pervers recommencèrent à torturer le martyr ; ils pensaient, qu'ayant les chairs enflées et enflammées, s'ils lui faisaient encore endurer les mêmes châtiments, il serait vaincu par eux, puisqu'il ne pouvait même pas supporter l'attouchement des mains, ou bien que s'il mourait dans les supplices, son trépas inspirerait de la crainte aux autres. Non seulement rien de pareil n'arriva pour lui, mais contre toute attente, le corps de Sanctus se rétablit, se redressa dans les tourments qui suivirent ; il reprit sa forme première et l'usage de ses membres, en sorte que la seconde torture lui fut par la grâce du Christ non pas un châtiment, mais une guérison.

« [25] Le diable d'autre part paraissait avoir déjà englouti Biblis, une de celles qui avaient renié ; il voulait encore la condamner en la faisant blasphémer, il la fit conduire au supplice et la força de dire les impiétés qui nous concernent ; car elle avait été jusque là fragile et sans courage. [20] Mais voici que dans la torture, elle sortit de son enivrement et s'éveilla pour ainsi dire d'un profond sommeil ; la douleur passagère qu'elle ressentit, la fit souvenir du châtiment éternel de la géhenne et répondre en réplique aux calomniateurs : « Comment, dit-elle, ces gens-là mangeraient-ils des enfants, eux à qui il n'est pas permis de manger même le sang des animaux sans raison ? ». A partir de là, elle se déclara chrétienne et fut mise au rang des martyrs.

« [27] Les châtiments tyranniques avaient été rendus vains par le Christ, grâce à la patience des bienheureux ; le diable inventa d'autres moyens : les internements collectifs dans les ténèbres d'un très dur cachot, la mise aux ceps avec les pieds écartés jusqu'au cinquième trou, et tous les autres tourments que des subalternes furieux et, de plus, possédés du démon, ont coutume d'infliger aux prisonniers. Aussi bien, le plus grand nombre moururent étouffés dans la prison ; le Seigneur voulut qu'ils quittassent ainsi la vie pour faire éclater sa gloire. [28] Les uns en effet, torturés cruellement au point qu'ils ne semblaient plus pouvoir vivre, quelque soin qu'on prît deux, tinrent bon dans la prison ; privés de tout secours humain, mais fortifiés par le Seigneur, ils conservèrent la vigueur de leur corps et de leur âme et furent pour les autres un encouragement et un soutien. Les autres, jeunes et récemment arrêtés, dont le corps n'avait pas été endurci préalablement, ne purent pas supporter la rigueur de l'emprisonnement collectif ; ils y périrent.

« [29] Le bienheureux Pothin, à qui avait été confié le ministère de l'épiscopat à Lyon, était alors âgé de plus de quatre-vingt-dix ans et avait une santé très faible ; à peine pouvait-il respirer à cause de l'épuisement de son corps, mais il était soutenu par l'ardeur de l'Esprit et le désir présent du martyre. On le traîna lui aussi au tribunal ; son corps était brisé par la vieillesse et la maladie, mais son âme était conservée en lui, afin que par elle le Christ triomphât. [30] Tandis que les soldats l'emportaient au tribunal, les magistrats de la cité et toute la multitude l'accompagnaient en poussant des clameurs de toute sorte, comme s'il eût été lui-même le Christ. Il rendit ce beau témoignage. [31] Le gouverneur lui demanda quel était le Dieu des chrétiens, il répondit : « Si tu en es digne, tu le connaîtras. » Alors on l'emmena de là, en le traînant sans pitié, et il eut à endurer des coups de tous genres ; ceux qui étaient près de lui le frappaient de toutes façons avec les mains et avec les pieds, sans respect pour son âge ; ceux qui étaient loin, jetaient sur lui tout ce qui leur tombait sous la main ; tous se seraient crus grandement coupables de faute ou d'impiété, s'ils se fussent abstenus de l'outrager, car c'était ainsi qu'ils pensaient venger leurs dieux. A peine respirait-il encore, quand il fut jeté dans la prison où il expira deux jours plus tard.

« [32] Ici se produisit une puissante intervention de Dieu et une incommensurable miséricorde de Jésus, qui s'est rarement produite parmi les frères, mais qui n'est pas étrangère à l'art du Christ. [33] Ceux en effet, lors de la première arrestation qui avaient renié leur foi, étaient enfermés dans le même cachot, eux aussi, et partageaient leurs souffrances, car l'apostasie, en cette occasion, ne leur avait servi de rien ; tandis que ceux qui avaient confessé ce qu'ils étaient, étaient emprisonnés comme chrétiens et aucune autre accusation ne pesait sur eux ; mais les autres étaient retenus homicides et impudiques, leur châtiment était deux fois plus lourd que celui de leurs compagnons. [34] Ceux-ci, en effet, étaient soulagés par l'allégresse du martyre, l'espérance des promesses, l'amour du Christ et l'Esprit du Père. Ceux-là au contraire étaient grandement tourmentés par leur conscience, si bien qu'entre tous les autres, lorsqu'ils passaient, on les reconnaissait à leur aspect. [35] Les uns en effet s'avançaient joyeux, une gloire et une grâce intense se mêlaient à leurs visages, si bien que même les chaînes les entouraient comme d'une parure seyante, ainsi qu'une mariée dans ses ornements frangés et brodés d'or. Ils répandaient autour deux la bonne odeur du Christ et quelques-uns croyaient qu'ils s'étaient oints d'un parfum profane. Les autres au contraire baissaient les yeux, ils étaient abattus, consternés et remplis d'une entière confusion et les païens les insultaient, les traitant de lâches et de gens sans courage ; ils étaient inculpés d'homicides et ils avaient perdu le nom digne de tout honneur, le nom glorieux qui donne la vie. Le reste des nôtres, voyant cela, étaient affermis, et ceux qui étaient arrêtés n'hésitaient pas dans leur confession et n'avaient plus la pensée d'un calcul diabolique. »

[30] Après avoir ajouté à ceci autre chose, ils disent encore : « Après cela du reste ce fut par toutes sortes d'issues que leurs martyres se distinguèrent. Ils ont en effet tressé et offert à Dieu le Père une couronne de différentes couleurs et de toutes sortes de fleurs ; il fallait bien que ces athlètes généreux, après des combats si variés et des victoires éclatantes, reçussent le diadème magnifique de l'incorruptibilité.

« [37] Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent donc conduits aux bêtes à l'amphithéâtre et au spectacle commun de l'inhumanité des païens. C'était précisément la journée des combats de bêtes, donnée avec le concours des nôtres.

« [38] Maturus et Sanctus passèrent aussi de nouveau dans l'amphithéâtre par toutes sortes de tourments, comme s'ils n'eussent absolument rien souffert auparavant, ou plutôt comme des athlètes qui ont déjà vaincu leur adversaire en des épreuves nombreuses désignées par le sort et n'ont plus à supporter que le combat pour la couronne elle-même. Ils furent encore passés par les verges comme c'est la coutume du lieu, traînés par les bêtes, soumis à tout ce qu'un peuple en délire, les uns d'un côté, les autres de l'autre, ordonnait par ses clameurs ; enfin on les fit asseoir sur la chaise de fer, où l'odeur de graisse, parlant de leur chair qui brûlait, les suffoquait. [39] Mais les païens n'étaient pas calmés et leur fureur grandissait encore davantage ; ils voulaient vaincre la constance des martyrs. De Sanctus ils n'obtenaient rien d'autre que la parole de sa confession qu'il répétait depuis le commencement. [40] Leur vie avait longtemps résisté à une grande épreuve ; pour en finir ils furent sacrifiés. Pendant cette journée entière, ils avaient été en spectacle au monde et avaient tenu lieu de toute la variété qu'on trouve aux luttes de gladiateurs.

« [41] Blandine fut liée et suspendue à un poteau pour être dévorée par les bêtes lancées contre elle ; la regarder ainsi attachée en forme de croix, l'entendre prier à haute voix, donnait aux athlètes un grand courage ; il leur semblait, dans ce combat, voir des yeux du corps, en leur sœur, Celui qui a été crucifié pour eux, afin de persuader à ceux qui croient en lui, que quiconque souffre ici-bas pour la gloire du Christ aura éternellement part au Dieu vivant. [42] Or, pas une des bêtes ne la toucha en ce moment ; détachée du poteau, elle fut ramenée dans sa prison et réservée pour un autre combat ; c'était afin qu'elle fût victorieuse dans des luttes plus nombreuses, qu'elle attirât sur le serpent tortueux une condamnation inexorable et qu'elle fut pour ses frères une exhortation, elle, petite, faible, méprisée, revêtue du Christ, le grand et invincible athlète, maîtresse de l'adversaire dans les maintes rencontres qui lui étaient échues par le sort, couronnée par ce combat de la couronne de l'incorruptibilité.

« [43] Attale fut, lui aussi, réclamé à grands cris par la foule, — car il était bien connu — ; il entra dans l'arène, lutteur préparé au combat par la pureté de sa conscience ; il s'était en effet exercé généreusement dans la discipline chrétienne, il était et il fut toujours parmi nous le témoin de la vérité. [44] On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre et une tablette était portée devant lui, sur laquelle était écrit en latin : « Celui-ci est Attale le chrétien », et le peuple était tout frémissant de colère contre lui. Le gouverneur apprit qu'il était Romain, il ordonna qu'on le reconduisît dans la prison où se trouvaient aussi les autres, puis il écrivit à César à leur sujet, et attendit sa réponse.

« [45] Ce délai ne fut pour eux ni inutile ni stérile, mais dans la patience des prisonniers, l'incommensurable pitié du Christ se manifesta. Les vivants vivifiaient les morts et les martyrs faisaient grâce à ceux qui n'avaient pas été martyrs. Ce fut une grande joie pour notre mère virginale ; ceux qu'elle avait rejetés de son sein comme des morts, elle les recevait vivants. [46] Ce fut en effet par ces confesseurs que beaucoup de ceux qui avaient renié le Christ se mesurèrent de nouveau, furent conçus et ranimés à la vie ; ils apprirent à rendre témoignage, et, désormais pleins de vigueur et de force, ils s'avancèrent vers le tribunal pour être à nouveau interrogés par le gouverneur ; cette démarche était rendue douce par Dieu qui ne veut pas la mort du pécheur, mais se montre bon en vue de la pénitence. [47] César avait au reste répondu qu'il fallait punir les uns, mais pour les autres qui renieraient, on devrait les mettre en liberté. La fête qu'on célèbre ici chaque année — elle est très fréquentée et on y vient de toutes les nations — avait commencé de se tenir. Le gouverneur fit solennellement amener au tribunal les bienheureux, les donnant en spectacle aux foules ; il les interrogea encore ainsi de nouveau ; à ceux pour qui il apparut qu'ils avaient le titre de citoyen romain, il fit couper la tête le reste il l'envoya aux bêtes.

« [48] Le Christ fut magnifiquement glorifié par ceux qui d'abord avaient renié ; alors contre l'attente des païens, ils lui rendirent témoignage. On les interrogea en effet à part, sans doute comme pour leur rendre la liberté ; ils firent leur confession et furent ajoutés au nombre des martyrs. Il ne resta au dehors que ceux qui n'avaient jamais eu trace de foi, ni respect de la robe nuptiale, ni pensée de la crainte de Dieu, mais qui par leur volte-face faisaient blasphémer la voie, c'est-à-dire les fils de la perdition.

« [49] Tous les autres restèrent unis à l'Église. Pendant l'interrogatoire, Alexandre, phrygien de race et médecin de profession, établi depuis de nombreuses années dans les Gaules, connu de presque tous pour son amour envers Dieu et la liberté de sa parole, — il n'était pas en effet sans avoir sa part du charisme apostolique — se tenait debout près du tribunal ; il exhortait par signes ceux qui y comparaissaient à proclamer leur foi, et il paraissait à ceux qui entouraient le siège du juge éprouver les douleurs de l'enfantement. [50] Les foules, furieuses d'entendre la confession nouvelle de ceux qui avaient d'abord renié, criaient que c'était Alexandre qui faisait cela. Le gouverneur, l'ayant fait comparaître, lui demanda qui il était ; il répondit qu'il était chrétien ; devenu furieux, le juge le condamna aux bêtes, et le lendemain il entrait dans l'amphithéâtre avec Attale, parce que, pour plaire à la multitude, le légat avait de nouveau livré celui-ci à ce supplice. [51] Ceux-ci, après avoir passé par tous les instruments imaginés à l'amphithéâtre pour la torture, soutinrent encore le combat suprême et furent enfin eux aussi sacrifiés. Alexandre ne laissa échapper ni un seul soupir ni un seul murmure, mais dans son cœur il s'entretenait avec Dieu. [52] Lorsqu'un Attale était assis sur la chaise de fer et brûlait, tandis que l'odeur de sa chair se répandait de tous côtés, il dit au peuple en latin : « Vous voyez, c'est manger des hommes, ce que vous faites, mais nous n'en mangeons pas et nous ne faisons rien d'autre qui soit mal. » Interrogé sur le nom qu'avait Dieu, il répondit : « Dieu n'a point de nom comme un homme. »

« [53] Au reste, après tout cela, le dernier jour des combats singuliers, on amena de nouveau Blandine avec Ponticus, jeune adolescent d'environ quinze ans. On les avait eux aussi conduits chaque jour pour qu'ils vissent les supplices des autres, et on les pressait de jurer par les idoles ; ils demeurèrent fermes et ne firent aucun cas de ces instances. Aussi bien la foule devint furieuse contre eux, au point qu'elle n'eût ni la pitié due à l'âge de l'enfant ni le respect du au sexe de la femme. [51] On les fit passer par toutes les tortures et ils parcoururent le cycle entier des supplices ; tour à tour, on les voulait contraindre à jurer, mais on ne pouvait pas y arriver. Ponticus était en effet exhorté par sa sœur, si bien que les païens voyaient eux-mêmes que c'était elle qui l'encourageait et l'affermissait. Après avoir supporté tous les tourments avec courage, il rendit l'âme.

« [55] Restait la bienheureuse Blandine, la dernière de tous, comme une noble mère qui vient d'exhorter ses enfants et de les envoyer victorieux auprès du roi ; elle parcourt de nouveau elle-même à son tour toute la série de leurs combats et se hâte vers eux, pleine de joie et d'allégresse en ce départ ; elle semblait appelée à un banquet de noces et non pas jetée aux bêtes. [56] Après les fouets, après les fauves, après le gril, on la mit en dernier lieu dans un filet et on la présenta à un taureau ; elle fut assez longtemps projetée par l'animal, mais elle n'éprouvait aucun sentiment de ce qui lui arrivait, grâce à l'espérance, à l'attachement aux biens de la foi et à sa conversation avec le Christ. Elle fut immolée elle aussi, et les païens eux-mêmes avouèrent que jamais parmi eux une femme n'avait enduré d'aussi nombreux et durs tourments.

« [57] Cependant même ainsi la fureur et la cruauté du peuple contre les saints n'étaient pas rassasiée ; ces tribus sauvages et barbares excitées par la bête féroce, étaient en effet difficiles à apaiser ; leur insolence recommença encore d'une façon singulière en ce qui regarde les cadavres. [58] Avoir été vaincus ne leur faisait pas baisser les yeux, car ils n'avaient plus de raisonnement humain ; mais cela échauffait encore davantage leur colère, comme il arrive à un fauve. Le gouverneur et le peuple faisaient preuve contre nous d'une égale injustice et animosité, pour que l'Écriture fût accomplie : « Le pervers se pervertira encore et le juste sera encore plus juste. » [59] Ceux qui avaient été asphyxiés dans la prison furent en effet jetés aux chiens, et ce fut avec soin qu'on les garda jour et nuit, de peur que quelqu'un des nôtres ne les ensevelit. Ils exposèrent alors aussi les restes des bêtes et du feu, ce qui était déchiré çà et là et ça et là carbonisé ; les têtes et les troncs des autres restaient également sans sépulture et étaient gardés avec soin par des soldats pendant de longs jours. [60] Les uns frémissaient de rage et grinçaient des dents devant ces restes, cherchant quels supplices plus grands leur infliger ; les autres ricanaient et se moquaient, exaltant en même temps leurs idoles auxquelles ils attribuaient le châtiment de ceux-ci ; les autres cependant, plus modérés et paraissant compatir à un tel malheur, faisaient entendre de nombreux reproches et disaient : « Où est leur Dieu et à quoi leur a servi la religion qu'ils ont préférée à leur propre vie ? » [61] Telle était la diversité des réflexions chez les païens. Quant à nous, ce nous était une grande douleur de ne pouvoir ensevelir les corps dans la terre. Les ténèbres de la nuit en effet ne nous servaient de rien, l'argent ne séduisait pas, la prière ne fléchissait pas ; ils veillaient de toutes manières, comme s'ils avaient eu beaucoup à gagner à ce que les dépouilles n'obtinssent pas de tombeau. »

[62] Un peu plus loin, après autre chose, ils disent : « Les cadavres des martyrs furent donc complètement exposés et laissés sans abri pendant six jours. Ensuite on les brûla, on les réduisit en cendres et les pervers les jetèrent dans le Rhône qui coule près de là, afin qu'il ne parût plus aucun vestige d'eux sur la terre. [63] Ils faisaient cela comme s'ils pouvaient vaincre Dieu et enlever à leurs victimes le bénéfice de la nouvelle naissance, afin, disaient-ils, qu'ils n'aient plus l'espoir d'une résurrection, en la foi de laquelle ils nous ont introduit un culte étranger et nouveau, et ils ont méprisé les supplices, prêts à aller joyeusement à la mort ; maintenant, voyons s'ils ressusciteront et si leur Dieu pourra les secourir et les arracher de nos mains. »

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