Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE VII

CHAPITRE XXX
LES HOMMES ECCLÉSIASTIQUES QUI SE DISTINGUÈRENT DE NOTRE TEMPS, ET LESQUELS D'ENTRE EUX ONT SURVÉCU JUSQU'AU SIÈGE DES ÉGLISES

[1] Alors Félix, après avoir présidé l'église de Rome pendant cinq ans, a pour successeur Eutychien ; celui-ci ne lui survit pas dix mois entiers et laisse la charge à Gaïus, notre contemporain ; ce dernier gouverna pendant environ quinze ans, puis son successeur fut Marcellin, qui fut, lui aussi, enlevé par la persécution.

[2] Alors Timée dirigeait l'église d'Antioche après Domnus et eut de notre temps pour successeur Cyrille. A son époque nous avons connu Dorothée, qui avait été jugé digne du sacerdoce à Antioche, c'était un homme de savoir. Il était devenu amateur des choses divines, et s'était occupé avec soin de la langue hébraïque, au point d'être arrivé à lire et à comprendre aisément les textes hébreux eux-mêmes. [3] Il n'était d'ailleurs pas resté en dehors des études libérales et de l'éducation première donnée chez les Grecs ; d'autre part, il était eunuque et se trouvait tel depuis sa naissance même, si bien qu'à cause de cette particularité étonnante, l'empereur l'admit dans sa maison et l'honora de la charge d'administrateur de la teinturerie de pourpre de Tyr. [4] Nous l'avons entendu expliquer les Écritures d'une façon judicieuse dans l'église. Après Cyrille, Tyrannus obtint la succession du siège de l'église d'Antioche ; ce fut sous lui que sévit le siège des églises.

[5] L'église de Laodicée fut gouvernée, après Socrate, par Eusèbe, qui était originaire de la ville d'Alexandrie. La cause de son changement de pays fut l'affaire de Paul : c'est à son sujet qu'il vint en Syrie, et les gens de ce pays, qui avaient à cœur les choses de Dieu, empêchèrent son retour dans sa patrie. Il fut un type de religion, chéri de nos contemporains, ainsi qu'il sera facile de le lire dans les textes de Denys cités plus haut.

[6] Anatole fut établi son successeur ; c'était, comme on dit, un homme bon qui venait après un homme bon. Par sa race il était lui aussi Alexandrin ; en ce qui concerne les connaissances, l'éducation grecque et la philosophie, il était compté au premier rang des plus illustres de nos contemporains ; l'arithmétique, en effet, la géométrie, l'astronomie, la théorie aussi bien dialectique que physique, les connaissances de la rhétorique avaient été poussées par lui jusqu'au plus haut point ; c'est pour cela, dit-on, qu'il fut encore jugé digne par ses compatriotes d'établir l'école de la succession d'Aristote à Alexandrie.

[7] On mentionne encore de lui bien d'autres merveilles, lors du siège du Bruchium à Alexandrie ; aussi bien un privilège extraordinaire lui fut réservé par tous ceux qui étaient en charge ; je ne rapporterai que ce seul fait comme preuve. [8] Le froment vint, dit-on, à manquer aux assiégés si bien que la faim devenait déjà pour eux plus intolérable que les ennemis du dehors. Anatole, qui était là, imagina ceci : une partie des gens de la ville combattaient dans les rangs de l'armée romaine et de la sorte n'étaient pas assiégés ; Eusèbe alors (car il était encore là, avant son départ pour la Syrie), se trouvait parmi eux et il jouissait d'une grande réputation et d'un nom célèbre même auprès du général romain ; Anatole lui apprit par un émissaire le ravage causé par la faim parmi ceux qui étaient assiégés. [9] Eusèbe à cette nouvelle demanda au chef des Romains comme une très grande grâce d'accorder la vie sauve à ceux qui, d'eux-mêmes, viendraient à lui ; il en obtint l'assurance et en fit part à Anatole.

Celui-ci, aussitôt qu'il eut reçu cette promesse, rassembla le Sénat d'Alexandrie et tout d'abord proposa de tendre aux Romains une main amie ; mais comme il les vit devenir furieux à ces paroles : « Du moins, dit-il, je ne crois pas que vous me contredisiez si je vous conseille d'accorder à ceux qui sont de trop et qui ne nous sont aucunement utiles, aux vieilles femmes, aux enfants en bas âge et aux vieillards, la permission de sortir des portes et de s'en aller où ils voudront. Pourquoi en effet les gardons-nous en vain chez nous uniquement pour mourir ? Pourquoi épuisons-nous par la faim des gens déjà abîmés et dont le corps est débilité ? il ne faut nourrir que les hommes et les jeunes gens, et distribuer le blé nécessaire à ceux qui sont utiles à la garde de la ville. » [10] De tels raisonnements persuadèrent l'assemblée, et lui le premier il se leva et vota un décret portant que tout ce qui n'était pas utile à l'armée, soit homme soit femme, fût renvoyé de la ville ; pour ceux qui restaient et demeuraient sans profit dans la ville, il n'y avait pas d'espoir de salut ; ils devaient être détruits par la faim. [11] Tous les autres membres du Sénat acquiescèrent à cet avis et peu s'en fallut qu'il ne sauvât tous les assiégés. Il pourvut d'abord à ce que ceux de tout âge qui appartenaient à l'église et ensuite les autres qui étaient dans la ville s'éloignassent ; non seulement les gens compris dans le décret, ceux-ci furent un prétexte, mais des milliers d'autres, cachés sous des habits de femmes, sortirent des portes, la nuit, grâce à son plan et se précipitèrent vers l'armée des Romains. Là Eusèbe les recevait tous, comme un père et un médecin ; ils étaient maltraités par la longueur du siège, il les ranimait avec une sollicitude et un soin parfaits.

[12] Tels furent les deux pasteurs que l'église de Laodicée fut jugée digne d'avoir successivement ; par une providence de Dieu, après la guerre dont il vient d'être question, ils avaient quitté Alexandrie pour venir là.

[13] Non seulement un grand nombre d'écrits furent composés par Anatole, mais ceux venus jusqu'à nous sont tels qu'on peut se convaincre de son éloquence et de sa grande science ; en eux surtout il établit les décisions concernant la Pâque ; il est peut-être nécessaire d'en mentionner ceci présentement :

Extrait des canons d'Anatole sur la Pâque.

[14] « Il y a dans la première année la nouvelle lune du premier mois, qui est le commencement du cycle entier de dix-neuf ans, pour les Égyptiens le 26 de Phaménoth, pour les Macédoniens le 22 du mois de Dystre, et comme diraient les Romains le 11 avant les Kalendes d'Avril. [15] Au 26 de Phaménoth qui vient d'être cité, le soleil non seulement se trouve entré dans le premier segment, mais il y est même déjà arrivé depuis quatre jours. Ce segment, on a coutume de l'appeler premier douzième, équinoxe, commencement des mois, tête du cycle, point de départ de la course des planètes ; quant à celui qui le précède on l'appelle dernier des mois, douzième segment, dernier douzième et fin de la révolution des planètes ; c'est pourquoi nous disons que ceux qui y mettent le premier mois et qui prennent le quatorzième jour pour la Pâque se trompent grandement et non d'une façon ordinaire.

[16] « Ce calcul au reste n'est pas nôtre, mais il était connu des anciens juifs, avant le Christ, et observé par eux avec soin ; on peut le voir dans ce qu'ont dit Philon, Josèphe, Musée et non seulement eux mais encore de plus anciens, les deux Agathobule, surnommés les maîtres d'Aristobule le Grand. Celui-ci fut choisi pour être un des Septante qui ont traduit les saintes Écritures des Hébreux pour Ptolémée Philadelphe et pour son père ; il dédia même des livres exégétiques concernant la loi de Moïse à ces mêmes rois. [17] Ces auteurs lorsqu'ils résolvent les questions concernant l'Exode disent qu'il faut que tous offrent également les sacrifices de Pâques après l'équinoxe du printemps, au milieu du premier mois, et cela se trouve, lorsque le soleil traverse le premier segment du solaire, ou, comme quelques-uns d'entre eux l'appellent, du cercle du Zodiaque. Mais Aristobule ajoute qu'il arrive nécessairement pour la fête des sacrifices de Pâques, que non seulement le soleil mais encore la lune de son côté parcourt le segment équinoxial. [18] En effet, comme il y a deux segments équinoxiaux, l'un du printemps et l'autre de l'automne, et qu'ils sont diamétralement opposés l'un à l'autre, étant donné que le jour des sacrifices de Pâques soit le quatorzième jour du mois au soir, la lune se tiendra opposée diamétralement au soleil, comme du reste on peut le voir dans les pleines lunes ; ils seront, le soleil dans le segment de l'équinoxe du printemps, et la lune nécessairement dans le segment de l'automne. [19] Je connais bien d'autres choses dites par eux, tantôt vraisemblables, tantôt avancées sur des démonstrations décisives, par lesquelles ils essaient d'établir qu'il faut célébrer la fête de Pâques et des azymes tout à fait après l'équinoxe ; mais je laisse l'ensemble de ces démonstrations, demandant à ceux pour qui est enlevé le voile de la loi de Moïse de contempler désormais à visage découvert le Christ et les choses du Christ, ses enseignements et ses souffrances. Que le premier mois chez les Hébreux était à l'équinoxe, les enseignements des livres d'Enoch en sont aussi la preuve décisive. »

[20] Anatole a laissé encore des introductions d'arithmétique en dix traités entiers, ainsi que d'autres preuves de son activité et de sa grande habileté dans les études sacrées. [21] Tout d'abord l'évêque de Césarée en Palestine, Théotecne, lui imposa les mains pour l'épiscopat ; il le destinait à devenir après sa mort son successeur dans sa propre église, et en effet pendant un peu de temps tous deux présidèrent à la même église ; mais le concile concernant Paul de Samosate l'appelant à Antioche, il passa par la ville de Laodicée et y fut retenu par les frères, Eusèbe étant mort.

[22] Anatole mourut lui aussi et le dernier évêque de cette église établi avant la persécution fut Étienne ; ses discours, sa philosophie et son éducation grecque le firent admirer de beaucoup ; mais pour la foi divine il n'avait pas les mêmes dispositions d'esprit, ainsi que le fit voir l'occasion de la persécution qui survint ; il parut plutôt un homme dissimulé, peureux et lâche que vrai philosophe. [23] Ce n'était pas cependant pour cela que les affaires de l'église devaient périr ; elles furent bientôt après, grâce à Dieu le Sauveur de tous, relevées par Théodole qui fut institué évêque de la communauté de cette ville. Par ses œuvres mêmes cet homme réalisait le nom du Seigneur qu'il portait et son titre d'évêque : il excellait en effet d'abord dans la science de guérir les corps, puis, pour la thérapeutique des âmes, personne ne lui était comparable en philanthropie, en noblesse, en compassion et en zèle à soulager ceux qui demandaient son secours ; mais, d'autre part, il était aussi fort exercé dans les connaissances divines.

[24] Tel était Théodote ; d'autre part, à Césarée de Palestine, Théotecne, après avoir accompli avec la plus grande activité les devoirs de sa charge, meurt et Agapius lui succède. Nous savons qu'il a beaucoup travaillé et qu'il a eu un soin très généreux pour le gouvernement du peuple, et surtout une main très libérale pour le soulagement de tous les pauvres.

[25] C'est à cette époque que nous avons connu Pamphile, homme très habile dans la parole et dont la vie était d'un vrai philosophe ; il avait été jugé digne du sacerdoce dans l'église de cette ville. Quel était-il ? d'où venait-il ? cela ne serait pas un petit sujet à traiter. Ce qui concerne chacun des événements de sa vie, l'école qu'il avait établie, ses combats dans les différentes confessions qu'il eut à subir lors de la persécution, et surtout la couronne du martyre qu'il ceignit, nous avons raconté cela en détail dans l'ouvrage spécial qui le concerne. [26] Il était l'homme le plus admirable de ce pays et nous savons cependant qu'il y en avait, parmi ceux surtout qui sont de notre temps, de très rares ; c'étaient entre les prêtres d'Alexandrie, Piérius, puis Mélitius évêque des églises du Pont.

[27] Le premier était estimé au plus haut point pour sa vie pauvre, et ses connaissances philosophiques ; il s'était merveilleusement exercé dans la spéculation et l'explication des choses divines, et l'exposition qu'il en faisait à l'assemblée de l'église. D'autre part Mélitius (le miel de l'Attique, ainsi que l'appelaient ses compagnons de jeunesse) était tel qu'on pourrait écrire de lui, qu'il était tout à fait l'homme le plus achevé pour les discours. On ne pouvait assez admirer la puissance de son art, mais quelqu'un dira peut-être que cela est de la nature ; quant au reste, en fait de grande expérience et de savoir étendu, [28] qui aurait dépassé le mérite de cet homme, le plus expert et le plus savant qui soit dans toutes les connaissances libérales ? Même en limitant son examen à Mélitius, pourrait-on en citer quelqu'un ? Chez lui la vertu de la vie était à la hauteur du reste. Je l'ai observé à l'époque de la persécution, pendant sept ans entiers, alors qu'il s'était enfui dans les régions de Palestine.

[29] L'administration de l'église de Jérusalem, après Hyménée l'évêque cité un peu plus haut, échoit à Zabdas. Peu après celui-ci meurt, et Hermon, le dernier évêque avant la persécution de notre temps, reçoit la succession du trône apostolique conservé là jusqu'à maintenant.

[30] A Alexandrie, Maxime avait été évêque pendant dix-huit ans après la mort de Denys, et Théonas lui succède ; c'est sous lui qu'élevé au sacerdoce en même temps que Piérius, Achillas devint célèbre à Alexandrie et fut chargé de l'enseignement de la sainte foi ; il fit une œuvre philosophique très rare et à aucune autre inférieure ; sa conduite était digne de la discipline évangélique. [31] Après Théonas qui avait servi dix-neuf ans, Pierre reçoit la succession du siège d'Alexandrie ; il se distingue lui aussi d'une façon admirable pendant douze années entières ; avant la persécution, il dirige cette église pendant trois ans ; le reste de sa vie il le passe dans une ascèse fort sévère pratiquée en commun et pourvoit, sans se cacher, au besoin général des églises. C'est pourquoi la neuvième année de la persécution il a la tête tranchée et est honoré de la couronne du martyre.

[32] Dans les livres précédents nous avons traité le sujet des successions, depuis la naissance de notre Sauveur jusqu'à la destruction des lieux de prières, ce qui s'étend sur une période de trois cent cinq années. Maintenant nous allons laisser la narration écrite des combats de nos contemporains qui ont virilement soutenu la religion afin que ceux qui viendront après nous sachent combien nombreuses et quelles furent ces luttes.

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