Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE VIII

CHAPITRE XII
BEAUCOUP D'AUTRES HOMMES ET FEMMES ONT SOUTENU DIVERS COMBATS

[1] Est-il maintenant besoin de mentionner les autres par leurs noms ou de compter le nombre de cette multitude d'hommes, ou de décrire les tourments si divers de ces admirables martyrs ? Tantôt ils périssaient par la hache comme il advint à ceux d'Arabie, tantôt on leur brisait les jambes comme il arriva à ceux de Cappadoce ; quelquefois ils étaient attachés par les pieds et pendus la tête en bas, on allumait sous eux un feu lent et ils étaient suffoqués par la fumée qui montait des matières enflammées, cela fut pratiqué en Mésopotamie ; quelquefois on leur coupait le nez, les oreilles et les mains, et on dépeçait les autres membres et parties du corps, comme il arriva à Alexandrie. [2] Faut-il faire revivre la mémoire de ceux d'Antioche rôtis sur des grils, non pour leur donner la mort, mais en vue d'un supplice prolongé, et de ces autres qui jetaient plutôt leur main droite dans le feu lui-même, que de toucher au sacrifice impie ? Certains fuyant l'épreuve, avant d'être pris et de tomber aux mains de ceux qui leur tendaient des pièges, se précipitaient eux-mêmes du haut de maisons élevées, estimant que mourir était ravir quelque chose à la perversité des impies.

[3] Une sainte femme, admirable par la vertu de son âme, était pour sa beauté réputée auprès de tous les gens d'Antioche, comme du reste aussi pour la fortune, la naissance et la bonne renommée ; ses enfants, un couple de jeunes filles charmantes par la grâce de leurs corps et la fleur de leur âge, étaient élevées par elle dans les principes de la religion ; comme la jalousie s'agitait d'une façon intense à leur sujet et mettait tout en œuvre pour découvrir leur retraite, on finit par apprendre qu'elles se trouvaient ailleurs, par ruse on les appela à Antioche, et elles tombèrent alors dans les pièges des soldats ; la mère se voyant elle et ses enfants dans une situation sans issue, leur exposa dans un entretien les choses terribles qui les attendaient de la part des hommes, et ce qui était plus intolérable que tout, la menace du déshonneur ; elle s'encourageait, elle et ses filles, à ne pas même supporter de l'entendre de leurs oreilles, mais elle disait que livrer leur âme au service des démons était pire que toutes morts et que tout trépas ; elle leur suggéra qu'il n'y avait qu'un seul moyen d'échapper à tout cela : la fuite auprès du Seigneur. [4] Alors, s'étant de suite établies dans le même projet, après avoir arrangé avec convenance leurs vêtements autour de leur corps, arrivées au milieu de la route, elles demandèrent aux gardes de s'éloigner un peu et se précipitèrent elles-mêmes dans le fleuve qui coulait à côté.

[5] Celles-ci firent cela d'elles-mêmes ; mais un autre couple de vierges de la même ville d'Antioche, distinguées sous tous rapports et vraiment sœurs, célèbres par leur race, illustres par leur vie, jeunes par l'âge, belles dans leur corps, saintes dans leur âme, pieuses dans leur conduite, admirables dans leur zèle, et comme la terre n'en porte point de pareilles, furent jetées à la mer par l'ordre des serviteurs des démons. Voilà ce qui concerne ces martyrs.

[6] D'autres, dans le Pont, souffrirent des douleurs dont le récit fait frémir : aux uns on perçait les doigts en enfonçant sous l'extrémité des ongles des roseaux pointus ; pour d'autres on faisait fondre du plomb au feu et on leur arrosait le dos avec cette matière bouillante et ardente ; on leur brillait les parties du corps les plus nécessaires. [7] D'autres enduraient dans les membres secrets et dans les entrailles, des souffrances honteuses, impitoyables, dont on ne peut faire le récit. Voilà ce que les juges de noble race, respectueux des lois et montrant leur cruauté, inventaient avec beaucoup de zèle comme un effort de sagesse ; c'était en trouvant chaque fois des supplices plus inédits, qu'ils cherchaient à se surpasser les uns les autres comme s'il se fût agi des prix d'un combat.

[8] Le terme de ces malheurs arriva, lorsque, du reste, lassés de l'excès de ces maux, fatigués de tuer et ayant la satiété et le dégoût du sang répandu, ils se tournèrent vers ce qu'ils estimaient être le meilleur et plus conforme à l'humanité, si bien qu'ils semblaient ne plus rien entreprendre de terrible contre nous. [9] Car il ne convenait pas, disaient-ils, de souiller les villes du sang de leurs enfants, non plus que de faire accuser de cruauté le suprême gouvernement des princes, qui est bienveillant et doux pour chacun ; mais il fallait plutôt étendre à tous la bienfaisance de la puissance et de la philanthropie impériale ; aussi bien on ne châtiait plus personne de la peine de mort ; ce supplice en effet n'était plus employé contre nous, grâce à l'humanité des princes. [10] Alors on ordonna d'arracher les yeux et d'estropier l'une des deux jambes ; pour eux, c'était de la philanthropie et les plus légères des peines décernées contre nous, si bien qu'alors, grâce à cette philanthropie des impies, il n'était plus possible de compter la multitude sans nombre de ceux à qui l'on avait d'abord brûlé l'œil droit, après l'avoir crevé avec un poignard, et qu'on avait ensuite privés de l'usage du pied gauche, après en avoir paralysé avec le feu les articulations ; après cela, on les condamnait à être envoyés aux mines de cuivre de chaque province ; on avait là moins en vue le produit de leur travail que de les maltraiter et de les rendre malheureux. En outre de tous ces martyrs, il y en eut d'autres qui succombèrent encore dans d'autres combats ; il est impossible de les énumérer : leurs actes de courage dépassent ce qu'on peut dire.

[11] Dans ces luttes, par toute la terre ont brillé les grands martyrs du Christ ; en tous lieux, comme de juste, ils ont frappé d'étonnement ceux qui ont vu leur courage et d'autre part les témoignages de la puissance vraiment divine et mystérieuse de notre Sauveur ont été par eux manifestement établis. Mentionner chacun d'eux par son nom serait long, s'il n'était point parmi les choses impossibles.

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