Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE VIII

CHAPITRE XIV
LA CONDUITE DES ENNEMIS DE LA RELIGION

[1] Son fils Maxence, qui possédait en même temps le pouvoir à Rome, commença à feindre d'avoir notre foi pour complaire au peuple des Romains et le flatter ; c'est pourquoi ses officiers reçurent l'ordre de s'abstenir de persécuter les Chrétiens. Avec les dehors de la religion, il parut l'emporter en bienveillance et surtout en douceur sur ceux qui étaient avant lui. [2] Cependant il ne se montra pas tel dans les actes qu'on avait espéré qu'il serait ; il en vint à toutes les scélératesses, ne laissa inaccomplie aucune souillure, aucune impudence, et s'adonna aux adultères et à toutes sortes de corruptions. Il séparait les maris de leurs femmes légitimes et, après avoir fait subir à celles-ci les derniers outrages, il les renvoyait ensuite à leurs époux ; il avait soin que ces entreprises ne s'adressassent pas à des gens obscurs et inconnus, mais c'était surtout avec ceux qui tenaient les premiers rangs dans l'assemblée du Sénat romain qu'il se conduisait d'une façon tout à fait ignoble. [3] Tous ses subordonnés, peuples et magistrats, illustres ou inconnus, étaient fatigués de cette terrible tyrannie ; ces gens-là ne bougeaient pas et portaient l'amère servitude ; il n'y avait cependant aucun changement dans la cruauté sanguinaire du tyran. Alors en effet, suivie moindre prétexte, il livrait le peuple à ses gardes pour un carnage, et faisait tuer une grande multitude de Romains en pleine ville, non point avec les lances ou les diverses armes des Scythes ou des barbares, mais avec celles de leurs concitoyens. [4] Quel fut le nombre de sénateurs qu'il fit périr dans le dessein de s'emparer de leurs biens, il n'est pas possible de l'évaluer ; de temps à autre pour des motifs imaginaires des milliers de gens étaient mis à mort. [5] L'excès des maux amena le despote à la magie ; en vue d'opérations magiques tantôt il faisait éventrer des femmes enceintes, tantôt il faisait fouiller les entrailles des nouveau-nés et égorger des lions ; puis il organisait d'abominables évocations de démons et une cérémonie pour conjurer la guerre. Par ces soins il avait toute espérance d'obtenir la victoire. [6] Tant que ce tyran régna à Rome, on ne saurait dire combien sa conduite rendit lâches ses sujets ; aussi bien alors il y régna aussi une extrême disette des aliments nécessaires et un dénuement tel qu'à Rome ni ailleurs nos contemporains n'en mentionnent point de pareil.

[7] Le tyran de l'Orient, Maximin, faisait alliance en secret avec celui de Rome, comme avec un frère en méchanceté ; il eut soin de le cacher pendant longtemps ; mais il fut découvert dans la suite et subit un juste châtiment. [8] On pouvait admirer comment celui-ci encore avait des traits de parenté et de fraternité avec le tyran de Rome ; il avait même sur lui l'avantage, en ce qui concerne la malice, et le prix de la victoire pour la perversité. Les principaux sorciers et magiciens en effet obtenaient auprès de lui le rang le plus élevé ; pour lui il était poltron au plus haut point et sa crainte des démons était très grande ; une erreur au sujet des idoles ou des démons était pour lui chose grave ; sans devins et sans oracles, il était pour ainsi dire incapable d'oser rien remuer même du bout du doigt.

[9] C'est pour cela qu'il s'appliquait à nous persécuter avec plus de violence et de fréquence que ceux d'auparavant. Il ordonnait d'ériger des temples dans chaque ville et de rebâtir avec diligence les sanctuaires que la vétusté avait détruits. Il établissait des prêtres d'idoles en chaque localité et ville, et au-dessus d'eux comme grand-prêtre pour chaque province, un des magistrats qui s'était le plus brillamment distingué dans toutes les charges, et il lui donnait une escorte militaire et des gardes. Il n'hésita pas non plus à combler tous les sorciers de gouvernements et des plus grands privilèges, comme s'ils étaient des gens religieux et amis des dieux. [10] Parti de là, il se mit à affliger et à pressurer nombre de villes et de pays et les provinces entières qui étaient sous son autorité, par des exactions d'or, d'argent, de richesses immenses, par de très dures inculpations et toutes sortes d'autres injustices. Il dépouillait les riches des biens accumulés par leurs ancêtres puis il comblait de richesses et accablait d'argent les flatteurs de son entourage. [11] L'excès de vin et l'ivresse étaient portés par lui à un tel point, que pendant qu'il était à boire, il était frappé de démence et perdait la raison ; sous l'action du vin, il ordonnait des choses que le lendemain, de sang-froid, il regrettait. Il ne laissait personne le dépasser en crapule et en débauche, et il s'était établi lui-même maître de vice pour ceux qui étaient autour de lui, chefs et subordonnés ; il introduisit la mollesse dans l'armée par toutes sortes de jouissances et d'indiscipline ; il encourageait par ses pilleries et sa cupidité les gouverneurs et les chefs militaires à se conduire à l'égard de leurs inférieurs, presque comme des gens associés à sa tyrannie.

[12] Qu'est-il besoin de rappeler les passions et méfaits honteux de cet homme, ou de compter la multitude des femmes déshonorées par lui ? Il ne lui était du reste pas possible de traverser une ville, sans que toujours il n'y commît des adultères et des rapts de jeunes filles. [13] Auprès de tous il réussissait, excepté seulement auprès des chrétiens. Ceux qui méprisaient la mort ne faisaient aucun cas d'une pareille tyrannie. Les hommes en elles supportaient le feu, le fer et le crucifiement, les bêtes sauvages, les abîmes de la mer, d'avoir les membres coupés, d'être brûlés au fer rouge, d'avoir les yeux crevés et arrachés, d'être mutilés dans tout leur corps, et par-dessus tout cela de subir la faim, les travaux des mines et les chaînes. En toutes ces choses ils préféraient faire preuve de constance pour la religion plutôt que consentir à donner aux idoles l'adoration qu'on a pour Dieu. [14] D'autre part, les femmes ne furent pas moins vaillantes que les hommes pour la doctrine du Verbe divin : les unes, soumises aux mêmes luttes remportèrent les mêmes prix du combat pour la vertu ; les autres, traînées au déshonneur, préférèrent laisser leur âme à la mort plutôt que leur corps à la flétrissure.

[15] Seule cependant parmi celles qui furent l'objet des violences du tyran, une chrétienne très distinguée et très illustre triompha, par une très courageuse fermeté, de l'âme passionnée et effrénée de Maximin. Elle était célèbre du reste par la fortune, la naissance et l'éducation, mais avant tout elle estimait la chasteté. Le prince la supplia longtemps. Elle était prête à mourir, mais, lui, ne fut pas capable de la faire mettre à mort, car sa passion était plus forte que sa colère. Il la condamna à l'exil et il s'empara de tout son bien.

[16] Un grand nombre d'autres ne pouvant pas même entendre de la part des autorités des provinces la menace d'être déshonorées, endurèrent toutes sortes de tourments, de tortures et la peine capitale. Elles furent sans doute admirables, mais plus admirable encore fut cette femme de Rome réellement la plus noble et la plus chaste de toutes celles que Maxence, le tyran de ce pays, l'imitateur de Maximin, essaya d'insulter. [17] Lorsqu'elle eut appris que les gens qui servaient le tyran dans ces sortes d'affaires étaient à la maison — elle aussi était chrétienne —, et que son mari, qui était préfet des Romains, avait par crainte consenti à ce qu'ils la prissent et l'emmenassent, elle demanda un instant et entra dans son cabinet comme pour parer son corps ; une fois seule, elle se perça d'un glaive et mourut sur-le-champ, laissant son cadavre à ceux qui devaient la livrer à la prostitution. Ce fut par des actes qui résonnent d'une façon plus éclatante que toute voix humaine, qu'elle montra aux hommes d'alors et à ceux qui devaient suivre, que la seule richesse invincible et indestructible est la vertu chez les chrétiens.

[18] Tel fut le débordement de perversité qui fondit sur une seule et même époque ; il était l'œuvre des deux tyrans qui détenaient l'Orient et l'Occident. Quel est celui qui cherchant la cause de tels maux pourrait hésiter à déclarer que c'est la persécution excitée contre nous, surtout quand ce bouleversement ne cessa qu'au moment où les chrétiens reçurent la liberté ?

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