Sermons inédits

Le bonheur

Je ne connais plus le bonheur.

(Lamentations 3.17)

Heureux, vous qui êtes pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez, parce que vous serez dans la joie. Vous serez heureux lorsque les hommes vous haïront et vous diront des outrages.

(Luc 6.20-23)

Ce n’est pas sans surprise que j’ai constaté que le mot bonheur se trouve rarement dans la Bible. Je ne l’ai rencontré, au moins dans son sens général, qu’au livre le plus poignant des Ecritures, les Lamentations de Jérémie ; encore n’y est-il que d’une manière négative : « Je ne connais plus le bonheur. » Serait-ce parce que cette réalité, trop belle pour notre pauvre terre, n’appartient qu’à un paradis retrouvé ? — D’autre part, si ce mot n’est pas dans nos pages sacrées, la chose s’y trouve ; mais elle n’exprime guère ce que nous décorons du nom de bonheur. Que dirions-nous d’un ascète, d’un cénobite, ou d’un nouveau Jean-Baptiste qui viendrait proclamer à Paris cette doctrine étrange : Heureux les pauvres, heureux les affligés ; heureux ceux qui sont outragés et haïs ?… On le prendrait pour un illuminé, pour un pauvre fou, auquel il faudrait conseiller de retourner à ses jeûnes et à ses prières au désert… C’est là pourtant ce que Jésus est venu enseigner au monde, il y a dix-neuf siècles. Or, par ce paradoxe — si c’est vraiment un paradoxe — il a marqué que le bonheur n’est nullement dans les choses extérieures de la vie, mais dans tel état d’âme qui domine les vicissitudes de la vie.

Eh bien, emparons-nous de la pensée de Jésus-Christ pour déterminer le vrai sens du mot bonheur, diamétralement opposé à celui que lui donne le monde. Je crois qu’il nous sera facile de constater que le bonheur des mondains aboutit à une faillite, tandis que celui des chrétiens est une admirable réalité, au sein même de l’infortune.

I

Vous l’avouerai-je, mes frères ? En étudiant le sujet du bonheur, je me suis senti gagné par une invincible mélancolie. Et tout d’abord, ma pensée s’est portée vers ces millions d’êtres humains qui ne connaissent que la souffrance et les privations. Dominés par les rudes nécessités de l’existence, ce ne sont pas eux qui ont le loisir de s’abandonner à des dissertations sur ce sujet. Ils livrent l’inexorable combat pour la vie, du matin au soir, et ce combat devient chaque jour plus âpre et plus violent. — D’autre part, j’ai constaté que l’idée du bonheur s’est singulièrement abaissée en cette fin de siècle. Elle pourrait tenir, au moins pour le grand nombre, dans cette formule brutale : être riche ou le devenir. La passion de l’argent s’affirme de plus en plus avec cynisme. La fortune — la seule royauté aujourd’hui debout — confère tous les privilèges et reçoit tous les hommages. On est un homme riche, on est quelqu’un, on n’a que pauvreté ou fortune médiocre, on ne compte pas… De là, les ambitions effrénées qui s’éveillent et qui, plus d’une fois, conduisent au crime. Le métal tant convoité qui s’appelle l’or, miroite devant toutes les imaginations et leur donne le vertige. C’est la sirène moderne qui attire et ensevelit dans ses abîmes toutes les nobles aspirations, tous les généreux sentiments. Vous savez bien que je n’invente pas… La spéculation, le cours de la rente, les fluctuations de la Bourse, constituent aujourd’hui les ressorts de la vie moderne. Là se concentrent les combinaisons habiles des gens d’affaires ; là se trouvent les grandes émotions des jours de crise : joie ou stupeur, et quelquefois, les suicides… Pourquoi cet affolement, cette fièvre de devenir riche, non par un labeur consciencieux, mais tout de suite ? Oh, c’est bien simple ! Autrefois, nos ancêtres avaient la passion d’amasser ; aujourd’hui, nos contemporains ont celle de jouir. Et pour jouir, il faut être les esclaves de ce Satan moderne, le roi de l’or qui, plus cruel que les tyrans de l’antiquité, imprime au front de ses victimes ces deux flétrissures : l’égoïsme et le matérialisme. Certes, nous ne faisons pas ici un procès à la richesse en général, ni aux riches chrétiens, fidèles dispensateurs des biens que Dieu leur prête ; mais nous marquons quelques-uns des traits de notre société moderne. Eh bien, n’est-il pas vrai que jouir est en ce moment l’idéal de vie du grand nombre ? Epicuriens, matérialistes pratiques, hommes, femmes, jeunes gens mondains, tous sont affolés de plaisirs jusqu’à la démence. Ils se poursuivent, se heurtent, se bousculent pour avoir le premier rang sur cette arène, où le triomphe est fascinateur. Et pour obtenir ce rang si envié, ne faut-il pas se livrer aux hasards de la spéculation, c’est à dire, s’exposer aux pires catastrophes ? Ces bonheurs-là me causent autant de pitié que de stupeur… Encore, n’en voyons-nous que le côté extérieur, que le décor brillant. Mais les dessous ? Avons-nous pensé à ce qui se dissimule de convoitises dans ces âmes vouées au culte du plaisir, du succès, de la vanité et des sens ? Pour les satisfaire, ces convoitises, avons-nous pensé aux infamies, petites ou grandes, qu’il faut commettre ? Savons-nous les basses envies, les noires jalousies que recèlent ces cœurs de mondains et de mondaines ? Que de perfidies secrètes, de calomnies insidieuses contre des rivaux qu’il faut perdre ! Que de pactes indignes, tolérés peut-être par la morale des affaires, mais hautement désavoués par l’honneur ! Que de moyens délictueux, de trahisons, de menées ténébreuses, pour s’emparer de toutes les aises, de tout le luxe, de tout le pouvoir que confère la grande fortune, — sans nul souci des victimes qu’on fait et des ruines qu’on amasse sur son chemin… Oh ! je vous en prie, ne profanons pas le nom de bonheur en le donnant à ces satisfactions mauvaises, à ces réussites fatales, à ces triomphes insolents dont pourraient se glorifier non des hommes, mais des démons…

Poursuivons cette analyse et voyons si le bonheur ne se trouve pas dans une sphère plus haute. — C’est une belle chose que la contemplation de la nature. Dieu a mis à profusion sur la terre les spectacles les plus magnifiques pour le plaisir de nos yeux et la joie de nos cœurs. — Il y a aussi de nobles jouissances, bien au-dessus des satisfactions vulgaires, dans l’étude des questions littéraires et scientifiques, dans la culture de l’art et de la poésie, dans les travaux de la pensée, dans la vue d’un tableau où le génie de l’artiste a fixé le reflet d’une beauté supérieure, comme aussi dans l’audition d’un poème symphonique tout pénétré de larmes et de suaves harmonies. Notre âme vibre alors comme sous un souffle venu d’en haut, et ce frémissement est l’une de nos plus pures jouissances. Toutefois nous ne pouvons prêter à ces satisfactions passagères, qui ne sont que l’agrément de la vie, le sens élevé du mot : bonheur. — : C’est aussi une belle chose que la famille et ses tendres relations. Vous qui les possédez, vous savez qu’elles sont bien près de réaliser le paradis sur la terre, et je ne m’arrête pas à vous les décrire. Que de joies intimes dont vous gardez le souvenir dans vos cœurs comme on garde de saintes reliques ! Des joies, des bonheurs, ai-je dit ! Moments délicieux, heures bénies, jours ineffables ! mais enfin, des moments, des heures, des jours, qui ne sont ni toute la vie, ni tout le bonheur ! En effet, vous savez bien que, le plus souvent, un ver caché gâte nos meilleures satisfactions : nous avons un aimable cercle de famille, et notre santé altérée nous empêche d’en jouir ; nous possédons tel bien auquel nous attachons peu de prix, et nous en désirons avec ardeur tel autre qui nous est obstinément refusé. Toujours quelque chose d’incomplet, d’inachevé, de décevant, dans la destinée humaine et qui ne va pas sans mélancolie… Puis, les points noirs à l’horizon, les mille soucis dont la vie est faite ; puis, l’imprévu, peut-être la gêne, une intelligence obscure, une infirmité menaçante, une carrière brisée ?… Qui peut dire la variété des blessures que nous fait la vie ? Elle serait inépuisable, la nomenclature de nos peines connues ou secrètes. D’ailleurs, ce bonheur domestique qui nous est si cher même traversé par des épreuves, il en est beaucoup qui ne l’ont jamais goûté et qui se contenteraient, pour rassasier leur faim, des miettes tombées de notre table. Que d’unions conjugales d’où sont bannies la confiance et l’affection ! Que de promesses de bonheur ont échoué sur la lande stérile de l’indifférence, et même de la répulsion !… Et pour ceux qui aiment véritablement, leur félicité n’est-elle pas toujours menacée par l’instabilité des choses humaines ? Ils vivent au sein des plus pures jouissances ; on les envie ! Attendez… Un lendemain mystérieux, tragique, les guette ; il va tout emporter au fond de l’abîme, comme ce cyclone qui engloutit une île dans les profondeurs de l’océan… Oui, toujours et pour tous, l’inéluctable réalité de la mort et du sépulcre.

Pessimisme navrant ! s’écrient quelques-uns de mes auditeurs. Vous assombrissez le tableau comme à plaisir. Vous oubliez qu’après tout, dans la vie, la somme des biens l’emporte sur celle des maux. Soit ! Je n’ai aucun goût pour une mélancolie de convention ni pour un dénigrement systématique de la destinée humaine ; je ne suis touché ni par les plaintives élégies des Werther et des René, ni par les désenchantements plus modernes de notre littérature dont le pessimisme marche de pair avec le sensualisme et la luxure… Oh ! les insensés, qui veulent éteindre toutes les belles lumières du passé de notre France : foi, vertus domestiques, amour chevaleresque, généreux patriotisme, jeune enthousiasme pour tout ce qui est noble et grand ! Mais si je suis un ennemi déclaré du pessimisme, je n’ai aucun goût pour cet optimisme frivole et raffiné qui regarde avec un inexplicable désintéressement la vie comme un spectacle où la douleur et le crime ont leur place et leur rôle pour relever la monotonie de la scène. Non, ne jouons ni au rire ni aux larmes. Point de fiction, point de roman, mais le vrai dans la chaire chrétienne. Eh bien, le vrai, c’est qu’il y a un fardeau de douleur qui pèse sur l’existence humaine. Vous-qui nous reprochez d’être pessimiste, n’en avez-vous jamais senti le poids ? Etes-vous satisfaits ? Vous n’avez donc ni souffert, ni vu souffrir ? Votre cœur est-il si bien fermé que le cri des misères humaines ne soit point parvenu à troubler sa quiétude ? Il est vrai, vous vous rassurez en voyant que l’on s’amuse et que, dans les rues, sur les places publiques, les visages sont épanouis et joyeux. Mais ce qui vous rassure est précisément ce qui m’effraie. Est-ce que la joie vulgaire et la gaieté banale n’augmentent pas à mesure qu’on descend les degrés de la vie de l’âme ? Est-ce que ce n’est pas une vérité démontrée qu’on souffre moins dans la proportion où l’on s’abaisse davantage, et que mettre son cœur au niveau de la vie est la sagesse de ceux qui suicident leur être moral — en sorte qu’on en vient à ne plus souffrir du tout, comme ces Romains de la décadence qui ne demandaient à leurs maîtres que du pain et des jeux… Mais nous n’en sommes pas encore à cette chute irrémédiable. Si la joie est sur les visages, c’est souvent un masque ; tout est tragique au fond des cœurs ! Comme je le disais, jamais le combat pour la vie ne fut plus meurtrier. Sur notre planète, devenue trop étroite, se déploie un vaste champ de bataille où il y a des vainqueurs qui triomphent insolemment, et des vaincus qui jonchent le sol… Toujours l’alternative de devenir oppresseur si l’on ne veut être victime. Oh ! dites, est-ce là le bonheur ? Seriez-vous assez superficiels pour ne voir, pour n’entendre que les éclats de joie bruyante de nos grandes villes ? Eh bien, écartez les murs de ces milliers de maisons de nos faubourgs, et vous verrez… Ici, des mansardes où suinte la fièvre, un air fétide, des haillons, des êtres qui maudissent, qui blasphèment, qui montrent le poing à la destinée : là, des enfants pâles qui ont froid et faim ; des ouvrières qui se livrent à la luxure ou qui meurent de consomption pour rester honnêtes ; des femmes qui attendent avec terreur, le soir, leurs maris portant au foyer l’horrible férocité de l’alcool… Dites, ces drames de tous les jours, de tous les instants, n’ont-ils pas le pouvoir de faire cesser votre tranquille optimisme ? Et les hommes du monde gorgés d’or et de plaisirs, oh ! ceux-là, vous les croyez heureux ! Eh bien, détrompez-vous. Oui, s’ils n’avaient pas une âme immortelle qui les distinguât de la brute et s’ils n’avaient qu’à dire à leurs sens : mangez, buvez, rassasiez-vous ! Oui, s’ils pouvaient être toujours jeunes, toujours dominateurs, s’ils n’avaient pas à compter avec les rides du visage, les maladies, les infirmités, la vieillesse, la mort… Voilà, ils ont commis cette forfaiture de vivre pour eux-mêmes, et ils se sont détachés de Dieu et de leurs frères. Pensées, affections, énergies du corps et de l’âme, ils ont tout placé à la banque désastreuse d’un monde qui passe. Comme ils se sont misérablement trompés ! Eux qui n’aspiraient qu’à jouir, ils ne se sont préparé que la souffrance ! Eux qui n’estimaient que la richesse, ils n’ont en perspective que la pauvreté ! Ayons pitié d’eux : ils sont seuls avec leurs remords, et leur dernière heure est affreuse. Tout leur échappe sur la terre et au ciel ; la mort les exproprie de tous les biens d’ici-bas, et ils n’ont rien là-haut. Leur égoïsme fut un faux calcul, car l’égoïsme est une puissance de mort et un suicide…

Comprenez-vous maintenant la mélancolie dont je vous parlais en commençant ce discours ? Nous avions voulu faire la revue de nos bonheurs, et voici, il se trouve que nous n’avons fait que celle de nos misères.

Ecoutez, mille ans avant notre ère, un désabusé, un grand roi : « Quel avantage revient-il à l’homme de tout son travail ? J’ai appliqué mon cœur à rechercher par la sagesse tout ce qui se fait sous le soleil, et voilà, tout est vanité et rongement d’esprit. J’ai dit à mon cœur : Voyons, que je t’éprouve maintenant par la joie, et prends du bon temps. Et voici, même en riant, le cœur est triste et la joie finit par l’ennui. Je me suis bâti des maisons, j’ai planté des vignes et fait des réservoirs ; j’ai amassé de l’argent, de l’or, des pierreries… » Et toujours le refrain sinistre : « Vanité des vanités, tout est vanité. » — Et trois mille ans après, un poète de notre siècle a fait écho au désabusé du livre de l’Ecclésiaste : même recherche fiévreuse de tous les biens terrestres, mêmes passions, mêmes dégoûts mêlés de sanglots, enfin, même jugement sur le bonheur :

Qui tout à coup se brise, et, perdus dans l’espace,
Nous laisse épouvantés d’avoir cru vivre heureux.

II

Et cependant, le besoin du bonheur est impérissable autant qu’universel. Le cœur de l’homme, si fragile et si vaste, a des aspirations infinies ; il lui faut la plénitude de l’être. Or, le christianisme n’a pu méconnaître ce besoin primordial de l’âme humaine. L’homme transformé par la grâce sera nécessairement heureux. C’est son droit, et c’est aussi son devoir. Eh bien, pourquoi ne sommes-nous pas heureux ? Je vais vous le dire : c’est que nous demandons le bonheur à ce qui ne peut nous le donner. Cette soif qui est en nous, nous la dirigeons non vers les fontaines du ciel mais vers les sources inférieures de la terre qui ne font que l’irriter. Il en doit être ainsi, car nous avons méconnu notre nature, étouffé ses nobles instincts, elle se venge en nous livrant au désenchantement, à la tristesse, à la souffrance incurable. En effet, ce n’est pas avec ce qui est imparfait, borné, terrestre, qu’on satisfait des besoins infinis ; ce n’est pas avec les biens d’ici-bas qu’on peut remplir des cœurs faits pour les choses éternelles. O vous qui vous plaignez de la vie, apprenez à souffrir de la misère des misères, le péché, votre péché ! O vous qui dissertez avec éloquence sur les déceptions, les contradictions et les désordres de ce monde, affligez-vous d’abord du désordre central qui est dans vos cœurs. Il faut que vous en veniez à vous reconnaître non seulement malheureux, mais encore coupables ; alors, vous éprouverez une soif plus ardente que toutes vos autres soifs, celle du pardon et de la sainteté. Vous ne pourrez plus vous en distraire, vous ne voudrez plus en chercher l’apaisement dans les joies terrestres ; vous irez, à deux genoux, les mains suppliantes, le demander à votre Dieu.

« Heureux l’homme dont l’iniquité est pardonnée et le péché couvert. » Voilà le motif élevé du vrai bonheur, et voici sa source : le pardon de Dieu par Jésus-Christ. « Le bonheur, a dit le grand Pascal, est en Dieu et en nous », ce qui signifie : dans la communion rétablie entre Dieu et nous. Si je ne vois plus Dieu entouré des éclairs du Sinaï qui épouvantent ma conscience, mais tout enveloppé de la miséricordieuse clémence du Calvaire, alors s’établit entre lui et moi une relation paternelle et filiale qui fait cesser la cause première de ma tristesse. Je puis aimer le Dieu manifesté en Jésus-Christ, et dès lors, il devient celui qui remplit la capacité de mon cœur. Il fallait à ce cœur inquiet, déçu par la vie, un objet plus grand que lui-même et que tout ce qui est terrestre, plus grand que mon attente et que tout ce qui passe. Je l’ai trouvé ! Alors, je peux m’écrier avec Adolphe Monod :

Heureux, toujours heureux, j’ai le Dieu fort pour Père,
Pour frère, Jésus-Christ, pour guide l’Esprit-Saint ;
Que peut ôter l’enfer, que peut donner la terre,
A qui jouit du ciel et du Dieu trois fois saint ?

Dès lors, les circonstances de ma vie n’ont pas changé : la terre est toujours la terre, mais mon cœur, par lequel je perçois la vie, est changé. Je vois les événements, les hommes et les choses à travers la lumière divine qui les transfigure. Je ne suis plus seul, perdu dans la mêlée des existences humaines, faible jouet d’une série de hasards heureux ou malheureux qui déconcertent ma pauvre raison ; je suis, sans métaphore, entre les mains d’un Père qui mesure dans sa sagesse ma part de biens et de maux, et qui, par les uns comme par les autres, travaille à l’éducation de mon âme et à mon bien moral. L’axe de mon bonheur est déplacé ; il reposait sur ce qui est terrestre et périssable, il repose désormais sur un être miséricordieux et saint qui m’a aimé d’un amour éternel. O magnificence de la foi au Dieu rédempteur !

Voulez-vous maintenant connaître quelques-uns des caractères de ce bonheur ? Il a pour lui la durée. Ne dépendant plus des circonstances extérieures de la vie, il ne participe pas aux instabilités des choses humaines : résidant au fond de notre âme, il est à l’abri des tempêtes, de même que les vagues soulevées à la surface de l’océan ne parviennent pas à en altérer les tranquilles profondeurs. Le bonheur chrétien est accompagné de sainteté. Venu de Dieu, il ne peut contracter un pacte avec le péché. Il se fortifie par nos luttes morales, par nos efforts vers le bien, par nos victoires sur le mal. Il supprime les mauvais chagrins qui viennent de l’égoïsme, de l’envie, de la vanité, de la susceptibilité, comme aussi, il s’enrichit de toutes les belles joies de l’intelligence et de l’âme. Ce bonheur est généreux, puisqu’il s’inspire de celui de Dieu qui s’est donné à nous par son Fils, Arrière la vie de la chair et des sens, le temps perdu, les plaisirs mondains ! Les heures sont trop courtes pour les abréger. Il faut nous jeter dans le gouffre de la misère humaine pour en retirer quelques naufragés. Il faut chercher à connaître l’âme populaire pour distiller à sa souffrance quelques gouttes du breuvage divin. Il faut descendre jusque dans les marais de boue de notre société contemporaine pour en rapporter quelques perles de grand prix, toutes souillées, et les remettre entre les mains du divin Purificateur. Aimer, aimer encore, aimer toujours, jusqu’au sacrifice de notre repos, de notre bien-être, de notre fortune, de notre vie elle-même, voilà les conditions du vrai bonheur… Ce bonheur, vous le pensez bien, sera souvent trempé de larmes. Ah ! ne redoutez pas les larmes, elles sont permises, elles sont bonnes ; il faudrait plaindre le chrétien qui ne pleurerait pas… Coulez donc, larmes humaines, sur les maux de notre temps, où l’orgueil et le sensualisme des riches préparent la révolte des pauvres, où la misère conduit presque fatalement à l’abjection, et l’abjection aux pires catastrophes du corps et de l’âme ; coulez sur nos épreuves personnelles, sur nos douleurs intimes, sur nos cercueils et sur nos sépulcres… coulez en flots de sympathie pour le péché, la souffrance et la mort… Mais vous qui les répandez, soyez pourtant joyeux en vous souvenant qu’une immense espérance a traversé la terre et que le Christ, Roi de l’humanité, veut réparer tous les désordres et essuyer toutes les larmes…

Le bonheur ainsi défini, vous ne pouvez douter qu’il ne soit destiné à tous les âges et à toutes les classes sociales.

Jeune homme, crois au bonheur de toute ton âme, et mets-le dans ta vie en t’unissant à Jésus-Christ. Laisse aux enfants du siècle le scepticisme frondeur ou morose qui raille et flétrit toutes les fleurs de l’existence humaine, toi, souviens-toi de les cueillir, ces fleurs qui s’appellent le beau, le bien, le devoir, l’amour pur, le patriotisme, les fières ambitions des âmes bien nées. Déclare-toi pour toute cause où il faut un peu d’héroïsme, fidèle en cela à nos belles traditions françaises, toutes de générosité et de courage. En même temps, reste pur au milieu des souillures du monde ; soutiens vaillamment la lutte morale ; combats tes passions, les yeux fixés sur ton Sauveur. En revêtant l’armure des forts, garde aussi le charme attractif et la grâce virile de ta jeunesse : conserve à ton front la candeur des fronts qui n’ont jamais menti… Alors, j’attendrai ta réponse avec une sereine confiance : Oui, me diras-tu, la vie est bonne, la vie est belle et mon choix est fait : Dieu, patrie, famille ! — Toi, chrétien, parvenu à l’âge mûr, te plaindrais-tu des travaux et des responsabilités de la vie publique ? Mais tu sais bien qu’à cette école se forment les vaillants et se trempent les caractères. C’est à l’invasion de Dieu dans ton cœur que tu dois le secret de la vie la plus riche, la plus heureuse — et la plus humaine aussi — qui soit ici-bas. Courage, tu peux livrer la bataille, car tu as en mains les armes de Dieu, et, comme un bon soldat a foi en son général, tu es assuré de la victoire, au soir de ta vie terrestre. Quelle belle destinée ! Ah ! tu pourrais nous dire que le christianisme, loin de rétrécir la vie, l’élargit sans mesure, et que l’âme du chrétien contient une joie qui triomphe de toutes les épreuves : joie austère, grave, digne d’un être libre et immortel ! — Et toi, vieillard fatigué, toi qui as le bonheur de connaître « Celui qui est dès le commencement », toi qui sens tous les objets terrestres décroître en valeur, en importance, en beauté, mis en regard de l’objet suprême, oh ! comme nous aimons ta noble sérénité dans la vieillesse toute blanche ! Harmonie entre la gravité de l’âge et la maturité des convictions chrétiennes, entre la connaissance des hommes et celle toujours plus profonde de Dieu ; harmonie entre les forces qui déclinent et les sentiments qui se détachent, entre les approches de la tombe et la proximité de l’éternelle lumière qui, pour le chrétien, se lève derrière la tombe. Nous en avons connu de ces vieillards qui, loin de médire de la vie, la bénissaient ! Quand sonna l’heure du délogement, leur départ fut si facile et si doux que la nuit du sépulcre disparut entre les derniers rayons du couchant et l’aurore de l’éternité.

Nous avons dit aussi que le bonheur du chrétien est destiné à toutes les zones de la vie sociale. Ici, point d’aristocratie. Et si elle pouvait exister, elle serait toute en faveur des pauvres, des petits, des déshérités, qui ne peuvent connaître ni les diversions ni les tentations des bonheurs terrestres. Sublimes paradoxes de Jésus-Christ, comme ils nous émeuvent ! Comme ils deviennent, sous le pouvoir magique de son amour, de sublimes réalités ! Car enfin, ce sont presque toujours ces humbles, ces oubliés qui sont dignes d’occuper les premières places dans son royaume : ici, l’humilité marque les degrés de la gloire. Combien nous en avons connu, de ces affligés, consolés par lui, qui essuyaient nos larmes, de ces simples dont la foi triomphante humiliait notre foi hésitante ; de ces pauvres dont l’admirable confiance faisait honte à nos inquiètes préoccupations du lendemain. C’étaient parfois des ouvriers naïfs et bons qui voyaient resplendir au-dessus de leur pauvre réduit la face du Père céleste. Ils ne lui demandaient que de la santé et du travail pour élever leur joyeuse nichée d’enfants. Il fallait voir le père s’égayer au sourire du dernier venu dans son berceau, et à la belle humeur de la mère, cette vaillante qui ne savait que travailler, aimer, prier ! Il est vrai, ceux-là ne buvaient pas de l’alcool ; ils ne connaissaient pas les mauvais plaisirs de la barrière ; ils ne fréquentaient pas les clubs où certains orateurs font de beaux discours sur les revendications sociales nécessaires et le droit légal au bonheur ! Ils faisaient mieux, ils pratiquaient en famille le bonheur…

O vous, nos frères pauvres, qui élevez vos enfants au prix de beaucoup de privations, vous qui savez rester pieux et résignés et remercier Dieu pour votre morceau de pain noir, nous vous bénissons, car vous nous apprenez que le secret de votre force et de votre joie est en Lui ! Mais venez aussi châtier nos injustices, nos mécontentements et nos révoltes, en revendiquant le titre que Jésus vous confère, et qu’il nous refuse, à nous les ingrats : Bienheureux, oui, bienheureux, vous, les pauvres ! Et vous, les affligés, les isolés, vous qui restez déconcertés mais soumis devant le mystère de vos épreuves, vous qui n’avez ni parents ni amis, dans ces grandes villes où vous êtes comme des épaves sur la grève immense, vous, pauvre servante qui me disiez votre joie de considérer l’infini du monde des étoiles, le soir, à votre sixième étage, et d’y chercher les âmes de vos bien-aimés, — oh ! dites-nous que vous refuseriez tous les biens de ce monde pour le privilège d’aimer Jésus et de recevoir de lui ce beau titre : Bienheureux, oui, bienheureux les isolés, les affligés ! — Enfin, vous les haïs, les outragés, les persécutés de tous les siècles, aussi nombreux que les grains de sable de la mer, — et vous, martyrs modernes qui avez succombé sous le glaive des hommes, ou sous le glaive invisible des fléaux qui vous ont moissonnés aux champs lointains de nos missions, — venez parler à notre génération anémiée, qui ne cherche que les joies faciles, les succès faciles, qui est impuissante à souffrir parce qu’elle a perdu le sens élevé de la lutte et de la douleur ; — venez châtier sa lâcheté morale, son dégoût de la vie, en lui montrant vos vaillances comme votre joie ineffable et glorieuse d’avoir vécu et d’être morts pour Jésus-Christ. Alors, sévèrement repris dans nos consciences pour notre funeste notion du bonheur, — malgré les larmes que nous répandrons toujours sur vos cercueils de martyrs, — nous vous saluerons dans la gloire en vous décernant ce beau titre : Bienheureux, oui, bienheureux les persécutés !

Et si vous méconnaissiez, ces hautes conditions du bonheur, si cette génération voulait rester dans sa quiétude, son amour du luxe et de l’argent, il faudrait prononcer sur elle, au nom du Maître qu’elle s’obstinerait à repousser, les anathèmes de l’Evangile : « Malheur-à vous, riches, car vous avez reçu votre condamnation ! Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez maintenant, car vous vous lamenterez et vous pleurerez ! »

O mon Dieu, ne permets pas que nous commettions cette forfaiture ! Fais fleurir ou refleurir parmi nous le bonheur chrétien. Et qu’en voyant nos vies transformées par cette sainte joie, les plus légers, les plus sceptiques soient pressés de dire : Oui, il y a un bonheur, même sur la terre, et ce bonheur est en Dieu et en nous !

Amen.

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