Le Quiétisme

IV. Le Quiétisme de Fénelon

Nous sommes enfin arrivé au plus illustre représentant du quiétisme. On s’attend sans doute ici à de grands développements ; mais par suite de retards dont nous sommes seul coupable, cette partie de notre travail sera entièrement écourtée.

Il aurait été pourtant bien intéressant de nous y arrêter. On considère généralement le quiétisme de Fénelon comme un accident dans sa vie, uniquement concentré dans la publication des Maximes des Saints, puis à jamais terminé par une soumission-modèle au décret du saint siège. Il eût été facile, par l’étude des Lettres spirituelles de Fénelon et de sa volumineuse correspondance, de faire justice d’une opinion aussi superficielle, et de prouver clairement que le quiétisme, compris du moins dans un sens mitigé et subordonné à un principe tout nouveau, fut le côté théologique pour lequel se décida ce grand génie, toujours un peu hésitant, mobile, sceptique ; que par conséquent ce fut la son point de vue, ce fut là la couleur de ses opinions religieuses, et qu’on en trouve à chaque instant les reflets dans ses ouvrages. Nous renonçons entièrement à cette recherche : disons à notre décharge que, touchant de très près le fait de la soumission de Fénelon, elle se rattache plutôt au point de vue historique de notre sujet que nous avons à dessein décliné ; nous avons ici moins à faire connaître Fénelon qu’à compléter l’exposition du quiétisme. Il nous suffira pour cela de parler des Maximes des Saints, où le quiétisme de Fénelon s’exprime de la manière la plus claire et la plus complète. Nous allons donc voir reparaître le système qui est l’objet de notre examen, dominé par un principe tout nouveau et revêtu d’une forme sensiblement différente. Ce principe, cette forme, nous aurons à l’apprécier ; mais, nous le répétons, nous n’avons pas le temps de donner des détails, et nous devons nous borner aux observations les plus sommaires.



Fénelon (1651-1715)

Les Maximes des Saints sur la vie intérieurec sont un petit traité, où l’auteur a pour but de fixer les divers degrés de la vie intérieure, c’est-à-dire les divers points de la spiritualité mystique d’après l’enseignement des docteurs de l’Église. Et comme rien n’est plus délicat que cette matière, il vient fixer ces points de la manière la plus précise, en montrant pour chacun d’eux comment il peut être faussé. De là la forme aride de 45 articles, exprimant tous le vrai et le faux sur chaque question.

c – Maximes des Saints sur la vie intérieure, par François de Salignac Fénelon, archevêque de Cambrai. Paris, 1697.

Toutes les voies intérieures, tous les degrés de la spiritualité se réunissent pour Fénelon dans un principe souverain, le pur amour. « Ce pur amour est le plus haut degré de la perfection chrétienne. Il est le terme de toutes les voies que les saints ont connues ; quiconque n’admet rien au delà est dans les bornes de la tradition ; quiconque passe cette borne, est déjà égaréd. » Fénelon le définira donc clairement, puis il exposera les divers degrés des voies intérieures, en les rattachant au pur amour, comme à leur principe nécessaire.

d – Avertissement en tête des Maximes des Saints, p. 16.

Qu’est ce que le pur amour ? C’est le degré le plus élevé des cinq amours dont on peut aimer Dieu.

Le premier amour est celui des juifs charnels pour les dons de Dieu distingués de lui, et non pour lui-même. Il est purement servile.

Le second est celui par lequel on aime Dieu lui-même, mais seulement comme instrument de notre propre félicité. C’est l’amour de pure concupiscence.

Le troisième s’intéresse déjà à la gloire de Dieu, mais la subordonne encore à notre propre bonheur. C’est l’amour d’espérance.

Le quatrième envisage avant tout la gloire de Dieu, mais en même temps il envisage aussi l’intérêt propre qu’il lui subordonne pourtant. C’est l’amour de charité mélangée, que Fénelon appelle intéressé, pour le bien distinguer du suivant, qui est pleinement désintéressé.

Le cinquième enfin est « l’amour pour Dieu seul, considéré en lui-même et sans aucun mélange de motif intéressé, ni de crainte, ni d’espérance. C’est le pur amour ou la parfaite charitée. »

e – Maximes des Saints, p. 15.

Maintenant c’est à cet amour que se rapportent tous les points de la vie intérieure que nous avons remarqués dans Molinos et Mme Guyon.

La transformation et l’union essentielle n’est que l’état habituel du pur amour, qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous nos actes. — La sainte indifférence n’est que le désintéressement complet de l’amour. — Les épreuves n’en sont que la purification. — L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. — La désappropriation des vertus n’est que le dépouillement de toute complaisance, de toute consolation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. — L’inactivité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé, par le pur amour. — L’état passif est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour.

D’après ce rapide exposé, emprunté à Fénelon lui-même, il est facile de voir que nous sommes ici dans un système bien différent de celui de Molinos et de Mme Guyon.

Le principe mystique qui est à la base de leurs théories, n’est pas même exprimé dans Fénelon. Il ne s’agit plus ici d’une union essentielle entre l’homme et Dieu ; le mot y est peut-être, mais la chose n’y est pas : il n’est question que d’une union morale par l’amour. L’absorption de l’homme en Dieu, que nous avons si souvent trouvée dans le quiétisme pur, a complètement disparu dans ce quiétisme mitigé. Le principe de Fénelon est le principe de l’amour, c’est-à-dire avant tout un principe moral. Ainsi donc, les reproches que nous avons précédemment adressés au quiétisme sous ce point de vue, sont inapplicables. Les Maximes des Saints sont tout à fait à l’abri des conséquences immorales auxquelles donnent lieu les tendances mystiques, panthéistes, si franchement exprimées dans le Guide spirituel ou dans les Torrents. Nous devons donc présenter ici une tout autre critique : elle portera sur le principe de tout son quiétisme, sur le pur amour.

L’Évangile n’exige pas de l’homme un amour pour Dieu pleinement désintéressé ; il n’exige pas que nous aimions Dieu uniquement en soi comme perfection absolue, sans avoir aucun égard à noue bonheur. La considération de notre propre intérêt dans l’amour de Dieu est autorisée par la lettre et par l’esprit de l’Évangile.

Par la lettre, car en bien des passages l’Évangile fait appel à trois intérêts, les intérêts temporels, qu’il subordonne toujours aux deux autres ; les intérêts spirituels (les grâces de Dieu) ; les intérêts éternels (le salut).

Par l’esprit de l’Évangile. — Car sur quoi repose toute la doctrine chrétienne ? Sur ce que Dieu a fait pour nous, sur le bienfait de la rédemption qu’il nous a accordée par Jésus. C’est par là qu’elle parle à nos cœurs et les remplit d’amour : si nous aimons Dieu, c’est qu’il nous a aimés le premier : nous l’aimons comme Père et comme Sauveur. — Dieu ne se présente à nous que comme l’instrument de notre bonheur. Notre bonheur, c’est son œuvre, c’est son bon plaisir éternel, c’est l’exercice même de ses perfections adorables. Et si nous voulons contempler sa gloire, il fait passer devant nous toute sa bonté.Ne séparons donc pas ce que Dieu a joint. Prêchons l’amour comme la base de toute la vie religieuse, comme le principe de tous les sentiments, de toutes les pensées, de tous les désirs, de toutes les actions du chrétien : mais laissons-lui la prise qu’il a sur le cœur de l’homme en répondant à ses instincts de bonheur, et n’allons pas, par des scrupules mal placés, risquer de l’affaiblir.

Rattaché au principe du pur amour, le quiétisme n’est plus, nous le répétons, une doctrine immorale. Mais il est encore un système qui méconnaît la nature humaine et qui par conséquent n’a pas de véritable portée religieuse. La religion n’est pas seulement la conscience de nos rapports avec Dieu, elle est la modification de la vie par la conscience de ces rapports.

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