Sermons et Homélies

La Croix

Je n’ai pas jugé que je dusse savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié.

(1 Corinthiens 2.2)

Dans la brillante cité de Corinthe, assise aux confins de l’orient et de l’occident, ouverte au commerce de ces deux moitiés du monde, ouverte aussi à leur double mouvement intellectuel, à leur double civilisation et à leur double corruption, un missionnaire appelé saint Paul est venu apporter un enseignement étrange. Il ne veut prononcer qu’un nom, le nom de Christ, mais ce nom lié au souvenir d’une mort ignominieuse. Jésus et Jésus crucifié, voilà l’objet de sa prédication, le centre et le fond de sa doctrine, voilà l’unique science qu’il se soucie de posséder et qu’il aspire à répandre.

Avant saint Paul, un plus grand que saint Paul avait résumé le christianisme dans ces termes austères ; c’était Jésus-Christ lui-même instituant, la veille de sa mort, le rite de la sainte Cène, choisissant pour symbole suprême de sa pensée et de son œuvre son « corps rompu et son sang répandu, » et disant à ses disciples de tous les temps : Vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne, c’est-à-dire jusqu’à la fin du monde.

Après Jésus-Christ, après saint Paul, l’Église a, elle aussi, résumé d’instinct le christianisme dans la Croix. La prédication a consisté à proclamer la Croix, la théologie à la méditer, la vie chrétienne à la contempler et à la porter. La Croix est devenue le sceau irréfragable des disciples comme du Maître ; et si trop souvent l’image en a été reproduite et la signification oubliée, si le signe a été présent et la réalité absente, il n’en est pas moins vrai que l’Église et le monde lui-même ont identifié de concert le christianisme et la Croix. La Croix domine nos édifices religieux, la Croix se dresse comme un arbre consolateur sur nos tombes. La Croix s’est inscrite d’elle-même sur les bannières des peuples ; et par un juste retour, cet emblème de l’ignominie a brillé comme le signe de l’honneur sur la poitrine du citoyen et du héros.

Essayons, dans ce joura que l’on peut appeler le jour de la Croix, de pénétrer toute la réalité de ce grand symbole. Montrons comment en Jésus-Christ crucifié se concentre la plénitude du christianisme, toute sa doctrine et toute sa morale. Préparons-nous, par cette double conviction, à embrasser d’une foi plus ardente l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde, et à le recevoir à sa table.

a – Ce discours a été prêché un vendredi-saint.

« Je ne veux savoir qu’une chose : c’est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. » Là, ai-je dit, est toute la doctrine chrétienne. Là, en effet, se trouve l’unique solution du problème religieux. Ce problème, quel est-il ? L’union de Dieu et de l’homme. Qu’un lien vivant s’établisse entre le Créateur et sa créature morale, que l’homme entre en rapport intime avec Dieu son principe et sa fin, qu’il le connaisse, qu’il l’aime, qu’il lui obéisse, qu’il rattache à Lui sa vie pour le temps et pour l’éternité, — et le problème est résolu. Or, nous disons qu’entre l’homme et Dieu se dresse un formidable obstacle, le péché, et que cet obstacle ne peut être levé, anéanti que par la Croix.

Contestera-t-on la première de ces deux propositions, savoir, que l’obstacle entre Dieu et l’homme c’est le péché ? On ne le conteste pas toujours dans les doctrines humaines, mais le plus souvent on l’oublie ; on élude autant qu’on le peut ce fait humiliant. C’est la lacune, c’est le vice de la plupart des philosophies. Il semble que, pressentant qu’elles n’ont point de solution à cette terrible difficulté, elles s’efforcent de ne pas la voir, et dès lors elles sont frappées d’impuissance au moins pour résoudre le problème religieux. Que m’importe, en effet, que dissertant savamment sur les grands objets de la philosophie, Dieu, l’homme, le devoir, la vie à venir, vous m’offriez sur ces divers points des solutions plus ou moins plausibles ? Que m’importe que vous me donniez des preuves solides de l’existence de Dieu et une description fidèle de ses attributs ; une analyse exacte et profonde des facultés de l’homme, une démonstration sans réplique de mon immortalité personnelle ; un exposé complet de mes devoirs, — si un fait capital est survenu, qui change toutes les données du problème, qui pose tout autrement toutes les questions, et que ce fait soit négligé par vous ? J’ai analysé les facultés humaines : mais si ces facultés sont perverties ; si cette intelligence, ce sentiment, cette volonté sont détournés de leur destination et voués au mal ?…. J’énumère les attributs de Dieu : mais si par suite de mon état moral devant lui, tous ces attributs se tournent contre moi ? Je suis convaincu de mon immortalité ; mais si, à cause de mes transgressions, cette immortalité m’épouvante au lieu de me consoler ? Je connais mes devoirs : mais si je les ai mille fois méconnus et violés, et si je me sens incapable de les remplir ?… qu’avez-vous à me dire, docteurs de ce siècle ?… Vous avez intéressé mon esprit par des raisonnements et des spéculations, mais vous n’avez pas répondu au premier besoin de ma conscience. Médecins frivoles, vous m’avez donné d’admirables préceptes d’hygiène pour un corps bien portant, mais vous oubliez que je suis malade, et vous n’avez pas même regardé mon mal. O philosophes, vous avez manqué au premier principe philosophique, l’observation des faits. Vous avez disserté sur une autre humanité que la nôtre. Donnez-nous donc une philosophie à l’usage non des justes, mais des pécheurs !

Car le péché est un fait universel et capital qu’il n’est pas permis de passer sous silence, c’est le trait le plus irrécusable de notre pauvre humanité. Qu’est-ce, en effet, que l’histoire de l’humanité ? Est-ce celle de ses vertus, ou celle de ses désordres et de ses crimes ? Égoïsme, cupidité, tromperie, injustice, usurpations, violences, crimes des rois, crimes des peuples, guerres sans cesse renaissantes, passions de toute sorte, des larmes, de la boue et du sang, n’est-ce pas le fond douloureux des annales humaines ? Et quelques rayons de beauté morale brillant dans ces ténèbres ne semblent-ils pas faire ressortir d’autant plus la corruption de l’ensemble ? — Qu’est-ce que la société, si ce n’est l’organisation des hommes en vue du mal qu’ils peuvent se faire réciproquement, une digue opposée par les lois, par les contrats, par la pénalité, par la force dont la société dispose, à la perversité générale ? — Qu’est-ce que l’histoire de chacun de nous, si ce n’est celle de ses péchés ? Désobéissances de l’enfance, entraînements de la jeunesse, transgressions plus froides de l’âge mûr, péchés d’actions, de paroles, dépensées, ruses du cœur, défaillances de la volonté, lâchetés de la conscience, souvenir humiliant du bien que nous n’avons pas fait et du mal que nous avons accompli, n’est-ce pas le tissu même de notre vie ?… Qui de nous n’a senti, une fois, au moins, le poids de sa propre corruption ? Qui de nous n’a laissé échapper de son âme l’aveu et le soupir de l’apôtre : Je suis charnel et vendu au péché ?… Et n’avons-nous pas éprouvé du même coup que ce péché se dresse comme un invincible obstacle entre nous et Dieu ? Ce n’est point la distance de sa grandeur à notre petitesse qui nous sépare de Lui. Ah ! si notre cœur était pur, il franchirait cette distance et serait aussi près du cœur de Dieu que l’est du sein de sa mère l’enfant endormi dans ses bras. Ce n’est point l’enveloppe matérielle dont notre âme est revêtue qui nous sépare de Lui. Ah ! si notre cœur était pur, à travers les voiles de la chair et du sang il verrait Dieu, et jouirait des douceurs de sa communion. Mais Dieu est saint et nous sommes pécheurs. De là la rupture du lien, de là une infranchissable distance morale. « Ce sont nos iniquités, dit Esaïe, qui ont fait séparation entre nous et Dieu. » Et, de fait, cette séparation n’est-elle pas l’état conscient ou inconscient de la pauvre humanité ? Nous ne cherchons pas Dieu, nous ne l’aimons pas, nous n’entretenons pas avec Lui les rapports d’un enfant avec son père. Hélas ! nous le craignons de cette crainte mauvaise qui éloigne et ferme le cœur, nous le fuyons instinctivement comme un fils infidèle fuirait son père irrité, comme un accusé fuirait son juge, et nous sommes glacés d’épouvante à la seule pensée de paraître devant Lui. « Ce sont nos iniquités, nous redit le prophète, qui ont fait séparation entre nous et Dieu. »

Qui renversera cette muraille d’airain ? Qui rétablira le lien brisé ? Christ et Christ crucifié, mes frères. Si c’est le péché qui crée l’obstacle entre Dieu et nous, il faut que cet obstacle soit levé, et il ne peut être levé que par la Croix. C’est là notre seconde assertion, que nous allons justifier comme la première.

Nul ne prétendra sans doute que Dieu soit indifférent au péché et ne veuille pas le punir. Quoi ! la conscience nous le reprocherait et Dieu ne nous le reprocherait pas ? La conscience nous condamnerait et Dieu ne nous condamnerait pas ? Que serait donc alors la conscience ? Elle ne serait qu’une illusion, une illusion d’acoustique, comme on l’a dit. Nous croirions entendre dans cette voix intérieure et supérieure la voix de Dieu, et nous ne l’entendrions pas ? Derrière la conscience il n’y aurait rien, ou ce qui revient au même, ce qui serait pis encore, il n’y aurait qu’un Dieu, indifférent au péché, qui ne réagirait en rien contre lui, qui verrait du même œil et qui accueillerait du même sourire dans son ciel dérisoire, le juste et l’impie, le chaste et l’impur, l’oppresseur et la victime, Lazare et le mauvais riche, saint Paul et Néron !… Non cela ne se peut ; un tel Dieu vous ferait horreur et vous souscrivez tous à cette parole d’un penseur chrétien : le Roi du ciel ne peut signer que des paix glorieuses !

Mais comment se fera donc la paix entre l’homme pécheur et le Dieu saint ?

Le voici, dites-vous peut-être : la bonté de Dieu pardonnera au repentir. — La bonté de Dieu, le repentir ! Mots sacrés qui font vibrer sympathiquement notre cœur comme le vôtre. La bonté de Dieu ! à Dieu ne plaise qu’un prédicateur de l’Évangile songe jamais à la nier ou seulement à la restreindre ! Le repentir ! à Dieu ne plaise qu’un prédicateur de l’Évangile puisse jamais en méconnaître la valeur ! Toutefois, ni selon les Écritures, ni selon la conscience humaine, la bonté de Dieu et le repentir de l’homme ne suffisent pour faire descendre le pardon dans l’âme du coupable et pour lever l’obstacle entre l’homme et Dieu, le péché.

A prendre l’ensemble des Écritures, le pardon s’y trouve lié à une réparation, à une expiation, à un mystérieux sacrifice offert à la sainteté de Dieu par un représentant de l’humanité pécheresse. C’est le sens de la première prophétie de la Genèse annonçant la rédemption future, et des hymnes suprêmes de l’Apocalypse célébrant la rédemption accomplie. C’est le sens de ces innombrables sacrifices prescrits par Dieu lui-même, et qui constituent le fond même du culte de l’ancienne alliance. C’est le sens de cet agneau pascal immolé chaque année dans chaque foyer israélite, c’est le sens de cet autre agneau immolé chaque jour dans le tabernacle ou dans le temple, entre les deux vêpres. C’est le sens de « l’homme de douleur » promis et décrit par les prophètes. C’est le sens des paroles de Jésus-Christ sur sa propre mort, c’est le sens de l’institution de la sainte Cène. C’est le sens de la vie du Sauveur commentée par tous ses apôtres. A travers la série des révélations de Dieu, le pardon nous apparaît indissolublement lié au sacrifice de la Croix.

Et cette réparation nécessaire selon les Écritures, est également nécessaire selon la conscience humaine. En supposant que Dieu lui octroyât un pardon sans une réparation positive, la conscience ne l’accepterait pas, la conscience n’y croirait jamais ; car si elle est trop souvent muette et endormie, quand elle se réveille, quand elle élève du fond des entrailles de l’humanité sa grande voix, elle est sévère, elle est implacable ! J’en appelle à ce besoin d’expiation qui, à côté d’une foi instinctive en la bonté de Dieu, s’est traduit dans tous les cultes, sous des formes grossières, monstrueuses, criminelles même, mais significatives jusque dans leurs derniers égarements. J’en appelle au repentir lui-même, si souvent supposé, mais en réalité si rare dans un cœur d’homme. Le repentir, même le plus sincère, même le plus poignant, prouve-t-il la paix à l’âme qui l’éprouve ?… Ah ! c’est le propre de cette noble douleur que, comme celle de Rachel, elle ne veut pas être consolée. C’est précisément à ceux qui sont le plus accablés sous le poids du repentir, que vous ne ferez jamais croire que le repentir suffise pour leur obtenir le pardon de leurs péchés… à moins que vous ne leur montriez quelque part sous le ciel une réparation positive, à laquelle ils puissent rattacher leur espoir brisé.

Eh bien ! venez âmes repentantes et regardez à la Croix ! C’est là que le Fils de Dieu, devenu homme pour sauver les hommes, souffre et meurt pour vous. C’est là que Celui qui était « saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs et élevé au-dessus des cieux, » se confond avec les pécheurs, entre avec eux dans une solidarité mystérieuse mais entière, et descend pour eux dans les abîmes de la mort. Regardez à la Croix, et écoutez autour de cette Croix ce concert de voix inspirées. Écoutez Esaïe : « Il a été navré pour nos forfaits et froissé pour nos iniquités. Le châtiment qui nous apporte la paix est tombé sur Lui et par ses meurtrissures nous avons la guérison. » Ecoutez saint Pierre : « Christ a souffert une fois pour les péchés, lui juste pour les injustes, afin qu’il nous amenât à Dieu. » Ecoutez saint Paul : « Celui qui n’avait point connu le péché a été fait péché pour nous, afin que nous devenions justice de Dieu en Lui. » Écoutez saint Jean : « C’est Lui qui est la victime de propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde. » Voilà la Croix interprétée par les organes autorisés de Dieu, les apôtres et les prophètes.

Sans doute un profond mystère enveloppe ce sacrifice, et ces ténèbres qui, à la mort du Christ se répandirent sur la nature visible, semblent être restées autour de cette mort et la voilent aux yeux de notre faible intelligence. Mais du sein de ces ténèbres, une lueur consolante et décisive me montre ces mots écrits sur la Croix : Va-t-en en paix, tes péchés te sont par-donnés ! Ma raison s’étonne et se trouble, c’est ici la folie de l’Évangile, mais mon cœur adhère et ma conscience est apaisée. La voilà cette réparation impérieusement réclamée par les instincts de l’âme humaine. Le voilà ce sacrifice de réconciliation préfiguré au sein du peuple juif et pressenti par le monde païen. Le voilà ce fait rédempteur, antithèse glorieuse et victorieuse du fait du péché. Le voilà cet acte du libre amour divin qui peut seul briser le cercle fatal de corruption, de condamnation et d’impuissance où est enfermée l’humanité pour lui rouvrir les sources de la paix et de la vie. C’est parce que cet acte suprême, éternellement conçu dans le plan de Dieu, s’est accompli il y a dix-huit siècles, c’est parce que l’Agneau de Dieu, déjà immolé avant la fondation du monde, s’est offert un jour sur la Croix, que le pardon du Saint des saints a pu tomber sur un monde coupable. C’est en vue de cette réparation solennelle que Dieu a pu pardonner à l’Israélite repentant et même, osons l’espérer, au pauvre païen soupirant après une délivrance inconnue. C’est par suite de cette expiation efficace que tout pécheur brisé et demandant à Dieu sa grâce l’obtiendra, serait-ce le dernier des criminels gravissant les marches d’un échafaud ! C’est parce que cette Croix est dressée entre le ciel et la terre, dominant tous les temps et tous les lieux, que Dieu supporte la terre et laisse descendre sur elle les feux du jour et la rosée des nuits ; que ce Père céleste n’arrête pas le fleuve des générations humaines et nous appelle encore, nous et nos compagnons de misère, au bienfait de la vie !

Telle était la conviction reconnaissante qui remplissait un jour l’âme d’un jeune philosophe chrétien prématurément enlevé à la science et à la foib. Il parcourait avec ravissement les sommets des Alpes et il ne pouvait séparer, dans ses adorations, le Dieu de la nature du Dieu de la grâce. « Il a donc fallu le Calvaire, s’écriait-il, pour la moindre de nos joies, comme pour l’immensité du salut. Ce n’est pas seulement l’éternité qu’il nous rend. Tout ce qui nous reste d’amour, d’espoir et de beauté ; tout ce qui charme la vie, ces doux noms d’enfant, de mère et d’épouse ; tous les trésors du cœur, toutes ces grâces enfin que chaque heure prodigue à tous ont été répandues sur nous avec le sang de la Croix. Ce sang, partout je l’entendais jaillir, partout je voyais ses ruisseaux. Golgotha n’est que l’autel : il s’écoule de là dans les entrailles de la terre, il déborde tous les espaces, il inonde tous les temps que notre crime a profanés. Son océan emporte, baigné dans sa pourpre, un monde qui le blasphème. Magnificences ! Magnificences ! » Oui, mes frères, magnificences ! car par la Croix de Jésus-Christ, le problème religieux a été magnifiquement résolu. La bonté de Dieu peut s’exercer envers le pécheur sans cesser d’être sainte ; et le repentir, redoublé et consolé par la Croix, n’aboutit plus au désespoir, mais à la délivrance. Les perfections de Dieu sont intactes ; que dis-je ? elles brillent d’un plus vif éclat, comme les étoiles du ciel après l’orage, et l’homme pécheur est racheté ! Dans les profondeurs de l’Être divin, « la bonté et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont embrassées. » Dans les profondeurs de son âme, l’homme est réconcilié avec Dieu et avec lui-même, avec la loi, avec le devoir, avec la vie, avec la mort, avec l’immortalité ! Le ciel et la terre se rejoignent et la communion est rétablie entre le cœur de l’homme et le cœur de Dieu ! Oui, redisons-le encore, magnificences ! magnificences ! « Je ne veux savoir qu’une chose, c’est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. »

b – Adolphe Lèbre.

Là est toute la doctrine chrétienne, là aussi est toute la morale. Et il faut bien qu’il en soit ainsi pour que la Croix soit la suprême vérité. Une réparation purement négative, a dit Vinet, qui en effaçant le mal ne créerait pas le bien, qui ne rétablirait pas en nous la loi qu’elle venge hors de nous, ne serait pas la vraie réparation. Mais la réparation accomplie sur la Croix justifie et sanctifie, absout et régénère, et du dogme le plus consolant elle fait jaillir la plus parfaite morale.

Cette morale, voyez-la glorieusement impliquée dans la Croix, avec sa simplicité féconde, avec son mobile souverain, avec son sublime idéal. Pourquoi saint Paul ne veut-il savoir qu’une chose, Christ et Christ crucifié ? Pourquoi n’ajoute-t-il pas à cet enseignement étrange un catalogue d’obligations et de préceptes ? Parce que cet enseignement étrange comprend d’avance toutes les obligations et tous les préceptes possibles, et les revêt du caractère le plus impérieux et le plus sacré. — Quel devoir n’est pas supposé et fortifié par la Croix ? Est-ce l’amour de Dieu, le respect dû à son nom, ou la soumission à sa volonté ? Est-ce l’amour des hommes, la bonté, la générosité, la compassion, le dévouement ? Est-ce la justice ou la probité ? Est-ce la tempérance ? Est-ce la pureté du cœur et des mains ? — D’autre part quel péché n’est pas dévoilé et réprouvé par la Croix ? Est-ce l’égoïsme ou l’orgueil ? Est-ce l’injustice ou la haine ? Est-ce la ruse ou la vengeance, l’avarice ou l’impureté… ou tout simplement un peu trop de complaisance pour nous-même, d’attachement aux biens terrestres, d’amour de notre repos et de nos aises, de froideur pour le service de Dieu et de nos frères ? — Ah ! qui ne sent que de ce sommet sublime, qu’on appelle la Croix, la conscience clairvoyante signale et condamne tout mal avec une indicible énergie et qu’elle découvre de secrets péchés là même où auparavant elle n’en soupçonnait pas ? Qui ne sent aussi qu’elle voit apparaître sous un nouveau jour toutes les obligations qu’elle portait gravées au dedans d’elle et qu’elle en reconnaît de nouvelles dont l’homme du monde n’a pas même la pensée ?… Et tous ces devoirs, si vivement retracés à la conscience, se rapportent à Dieu et au Dieu de la Croix. Oh ! comme ils se simplifient et s’élèvent par une fin si haute ! Même les plus indirects, même les plus lointains sont des devoirs envers Dieu. Les plus petits montent au niveau des plus grands ; les plus grands sont aussi naturels, aussi obligatoires que les plus petits. Tous grandissent, tous se renforcent, tous se revêtent d’une gravité nouvelle, tous se colorent de ce reflet sacré : le service de Dieu, la gloire de Dieu !

Mais il ne suffit pas que la morale du Calvaire place devant nous tous nos devoirs rattachés à Dieu, leur principe et leur fin, il faut encore qu’elle mette dans notre âme un mobile souverain pour les accomplir. C’est ici l’échec de la morale humaine, et le triomphe de la Croix. « Je ne veux savoir qu’une chose, c’est Christ et Christ crucifié ! » Mais savoir cela, c’est savoir que j’étais coupable et que je suis gracié, que j’étais ennemi et que je suis réconcilié, que j’étais perdu et que je suis sauvé ! C’est savoir que Celui qui m’a sauvé, ce n’est pas un homme, ce n’est pas un ange, mais le Fils unique de Dieu. « Dieu lui-même béni éternellement ! » C’est savoir que pour me sauver il s’est abaissé, il s’est dépouillé de sa gloire, il s’est anéanti, « il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, à la mort même de la Croix ! » C’est savoir que le plus grand amour s’est déployé envers la plus pauvre des créatures au prix du plus grand des sacrifices… Réponds, ô mon âme, un tel amour ne te touche-t-il pas, ne te remue-t-il pas jusqu’au fond, ne te contraint-il pas à aimer ? Ah ! si cet effort suprême de la charité divine te laisse insensible, alors il faut dire que toutes les analogies sont confondues, que toutes les lois de l’affection sont démenties, qu’un père peut être aimé, qu’une épouse peut être aimée, qu’un bienfaiteur peut être aimé… et que, seul dans l’univers, Dieu ne peut pas l’être ! Mais-ce serait là calomnier le cœur humain et Dieu qui l’a formé. Grâces lui en soient rendues, malgré toute notre tiédeur, toute notre indifférence, toute notre dureté, Dieu a réussi à se faire aimer de nous par la Croix. La charité du Calvaire a trouvé un écho. Un peuple s’est levé du pied de cette croix, s’écriant avec saint Jean : Nous l’aimons parce qu’il nous a aimés le premier, et avec saint Paul : Si un est mort pour tous, tous aussi sont morts afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux. Et ce peuple de rachetés, aimant Dieu, a aimé ce qu’il aime. Il a aimé sa loi et l’a trouvée douce ; il a aimé sa volonté et l’a trouvée bonne, agréable et parfaite ; il a aimé son joug et l’a trouvé aisé ; il a aimé son fardeau et l’a trouvé léger !

Voilà le mobile souverain de la morale chrétienne ; et voilà du même coup sa mesure glorieuse, son sublime idéal. Jusqu’où devons-nous porter l’amour de Dieu ? Jusqu’où il a porté lui-même son amour envers nous. Ne voyez-vous pas ici l’infini s’ouvrir devant vous, au lieu des horizons bornés de la morale humaine ? Dieu s’est donné en Jésus-Christ, nous devons nous donner à notre tour. Il s’est sacrifié, nous devons nous sacrifier après Lui. « Je vous exhorte donc, mes frères, par les compassions de Dieu, que vous vous offriez vous-mêmes en sacrifice vivant et saint, ce qui est votre service raisonnable. » Le sacrifice, voilà donc non seulement le dernier mot, mais le premier de la vie chrétienne. La morale humaine ne connaît pas ce programme héroïque : elle nous parle de devoir, d’obéissance, de progrès, d’amélioration, de correction, mais elle ne nous parle pas de sacrifice ; tout au moins elle n’en parle que comme d’un acte extrême dans une conjoncture extrême, mais jamais elle n’oserait le présenter comme notre service raisonnable. La morale de la Croix, au contraire, place le sacrifice à la base comme au sommet de l’édifice moral, au seuil comme au terme de la carrière. « Si quelqu’un veut venir après moi, a dit Jésus, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. »

Je ne veux savoir qu’une chose, c’est Christ et Christ crucifié. Savoir cela, le savoir du cœur et de l’âme, c’est se détacher de soi-même, s’arracher à soi-même pour se donner à Dieu. Savoir cela, c’est, selon le hardi mysticisme de saint Paul, être fait une même plante avec Christ dans la conformité à sa mort, c’est monter avec Lui sur la Croix, et consentir à ce que le monde nous soit crucifié et nous au monde. Savoir cela, c’est attacher à cette Croix non seulement nos péchés, nos convoitises, notre orgueil, notre impureté, notre avarice, nos idolâtries, tout ce qui doit mourir en nous, mais encore tout ce qui doit vivre, nos facultés, nos affections, notre volonté, notre profession, notre fortune, notre influence, nos biens de toute sorte, afin que tous ces éléments légitimes de notre vie renaissent du sein de l’holocauste en vivante offrande au Seigneur !

On connaît ce mot de Calvin, notre Réformateur : « O Dieu, je t’apporte mon cœur comme immolé : Cor meum tibi veluti mactatum offero. » Immolation, voilà bien la devise de cette grande vie ; immolation âpre et stoïque plutôt qu’enthousiaste et passionnée, mais immolation pourtant, à la vérité, au devoir, à l’invisible, à Christ, à Dieu ! Mais cette devise, où l’avait-il lue, si ce n’est sur la Croix ? Et c’est parce que avant lui et après lui des milliers d’âmes aussi l’y ont lue, qu’on a vu de tout temps dans l’Église de Dieu l’immolation à l’ordre du jour et le sacrifice en permanence ; qu’on y a contemplé un amour effaçant tous les autres amours, un dévouement effaçant tous les autres dévouements, une acceptation empressée, une sainte passion de la douleur, et que toutes les fois que ce Roi couronné d’épines, a demandé à ses sujets quelque coûteux sacrifice, quelque sanglant témoignage, il s’en est levé de toutes parts, pour Lui dire : O Dieu, je t’apporte mon cœur comme immolé !

On a voulu nier cette connexion entre la Croix et l’esprit de sacrifice, on a prétendu en rejetant le dogme chrétien conserver la morale chrétienne. O folie et ingratitude ! Quoi ! n’est-il pas visible comme à l’œil sur la grande scène de l’histoire, que c’est du sacrifice du Calvaire qu’a daté dans l’humanité l’ère du renoncement à soi-même et de l’immolation à Dieu et aux hommes ! Quoi ! sans Jésus-Christ crucifié, auriez-vous eu saint Paul, auriez-vous eu Calvin, auriez-vous eu Vincent de Paul et Elisabeth Fry, auriez-vous la race indéfectible des chrétiens mettant leur vie pour leurs frères, ou portant humblement leurs croix ? Ah ! essayez de la supprimer, la Croix de Golgotha, ou, ce qui revient au même, essayez de supprimer dans cette Croix la folie de la Rédemption, et vous aurez supprimé sur la terre la folie du sacrifice… Alors vous chercherez dans l’Église chrétienne des apôtres, des martyrs, des missionnaires, des diaconesses ou des sœurs de charité… et vous ne les trouverez plus ! Mais grâces à Dieu, l’arbre sanglant de la Croix est planté trop avant dans le sol de ce monde, et il y a jeté de trop profondes racines pour que vous puissiez l’en arracher jamais ! Et voilà pourquoi il y aura toujours un peuple de la Croix qui dira par sa sainteté, par sa charité, par son renoncement, par le don joyeux de soi-même, et s’il le faut par l’effusion de son sang : Je ne veux savoir qu’une chose, c’est Christ et Christ crucifié !

Mes frères, il est temps de nous demander si nous sommes de ce peuple et si nous pouvons prononcer pour nous-mêmes cette grande parole. Il est temps de nous demander si nous avons accepté la doctrine et la morale de la Croix, si la Croix est toute notre doctrine et toute notre morale. Il est temps de nous demander si nous nous en sommes tenus jusqu’ici aux abords, à la surface du christianisme ou si nous avons été jusqu’à ce fond intime, jusqu’à ce centre vital. Il est temps de nous demander si cette Croix est pour nous un vague symbole, une théorie stérile, ou bien une réalité, une expérience, une vertu, une vie. Il est temps de nous demander enfin, si aux pieds de la Sainte Victime nous nous sommes sentis humiliés et relevés, consolés et régénérés dans le fond de notre être, et si Christ crucifié est désormais notre lumière, notre force, notre unique et parfaite espérance dans la vie et dans la mort…

Dans la mort, avons-nous dit ? Écoutez comment Jésus-Christ crucifié est notre seule consolation à l’heure suprême. En 1740, Frédéric-Wilhelm Ier, roi de Prusse, père du grand Frédéricc, se trouvant sur son lit de mort, fit appeler son chapelain, le pasteur Daniel Jablonsky. Celui-ci exhorta le monarque à un sévère examen de sa vie, et ne craignit pas de lui rappeler, avec un rare courage, certaines circonstances propres à éveiller son repentir. Le monarque irrité se tourna contre la paroi pour couper court à cet entretien. Jablonsky revint au bout de quelque temps. Mais, entre ces deux visites, le Souverain pasteur des âmes avait agi sur le royal malade. Voyant venir son chapelain : « Vous avez raison, dit Frédéric-Wilhelm, je suis un grand pécheur et j’ai fait ce qui déplaît devant l’Éternel. » Alors il fit apporter sa couronne et son sceptre, ordonna qu’ils fussent placés sur une table devant lui, les considéra pendant quelques minutes, puis, joignant les mains, il se mit à prier : « Seigneur Jésus, Roi des rois, Seigneur des seigneurs, tu m’avais établi roi sur beaucoup d’hommes pour maintenir la justice et le bon droit. Je te confesse mes péchés et te supplie de me faire grâce. Voilà, je jette ma couronne et mon sceptre à tes pieds sanglants. C’est dans tes plaies que je cherche le pardon de toutes mes offenses ! » Alors le chapelain, d’une voix émue : « Grand monarque, puisque tu t’humilies devant le Roi des rois et que tu cherches la rémission de tes péchés dans son sang, en vérité je te le dis : tous tes péchés te sont pardonnés. » Dès ce moment, et jusqu’à la fin, le pasteur put offrir au roi mourant les consolations de la Parole éternelle.

c – J’emprunte ce récit à l’un des plus anciens et des plus respectables de nos journaux : religieux, la Feuille Religieuse du canton de Vaud.

Mes frères, rois ou sujets, puissants ou chétifs d’ici-bas, riches ou pauvres en science, en fortune ou en gloire humaine, bientôt la mort nous réduira tous à la même ignorance, à la même pauvreté, au même néant devant Dieu. Ah ! daigne le Seigneur nous révéler à tous, par l’Esprit, avant qu’il soit trop tard, l’unique science qui pourra nous faire traverser en paix les ombres du sépulcre, et nous montrer, au-delà du voile, ouvert pour nous recevoir, le sein d’un Dieu Sauveur : Christ et Christ crucifié ! Amen.

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