Le siège de Paris

Préface

Ce livre est à bien des égards un écrit de circonstance. Si les enseignements chrétiens qu’il renferme sont l’écho fidèle d’une Parole qui domine les temps, la forme de ces enseignements porte la très vive empreinte d’une période tragique de notre histoire. L’auteur a recueilli les principaux discours qu’il a prononcés pendant le siège de Paris, en les accompagnant de notes explicatives destinées à retracer les événements, les émotions, les fluctuations diverses dont ces discours sont le reflet. Si l’on veut bien lire chacune de ces notes, on comprendra mieux chacune de nos prédications et on verra se dérouler, dans son cadre naturel et sous son vrai jour, le tableau uniforme et pourtant incessamment varié de la vie toute spéciale dont nous avons vécu pendant cette époque mémorable.

Quant au titre de ces discours, il n’a sans doute besoin ni d’être expliqué ni d’être justifié auprès de nos lecteurs ; mais nous nous sentons pressé de dire à quel point l’alliance de ces deux termes, Foi et Patrie, nous semble étroite et sacrée. L’homme relève de deux mondes, le monde visible et le monde invisible, qui se rencontrent et pour ainsi dire se touchent en lui. Les choses éternelles et les choses terrestres sont en rapport intime, quelle que soit la distance qui les sépare, et la vraie religion loin de détruire ce rapport, vient le rétablir dans son harmonie primitive. Le christianisme, qui n’est lui-même qu’une intervention sublime de Dieu dans l’humanité, n’a pas créé une scission mais au contraire un fécond rapprochement entre la vocation céleste et la vocation terrestre de l’homme, en faisant de la première la haute inspiration de la seconde, de la seconde l’école sévère, pratique et sûre de la première. Cette thèse serait facile à établir dans le domaine de la pensée ; mais les faits viennent de lui donner une confirmation décisive. Au milieu de nos souffrances nous avons senti notre foi et notre patriotisme, comme deux flammes trop souvent languissantes, se ranimer et se confondre au foyer de l’épreuve. Ce que nous avons vu aussi, c’est que les hommes les plus croyants, les plus religieux et les plus moraux se sont montrés les plus courageux comme soldats, les plus fermes et les plus dévoués comme citoyens, par la raison bien simple que le christianisme grandit les âmes, et que plus les âmes sont grandes, plus les hommes sont à la hauteur des grands devoirs et des grands sacrifices.

En rédigeant dans le silence du cabinet ces discours sortis tout brûlants de notre cœur, il nous a été doux de repasser par les émotions poignantes, mais sanctifiantes, que nous avions éprouvées. Notre âme, déjà sollicitée par des impressions nouvelles, se plaisait à rentrer dans les douleurs et dans les espérances dont elle avait si vivement tressailli. Nos douleurs seront aisément comprises, nos espérances le seront moins et on les trouvera peut-être bien naïves. Mais elles ne provenaient que de notre foi ardente en la bonté de Dieu et en l’indomptable vitalité de la France. Nous avons cru au relèvement de notre patrie, nous y croyons encore, même au sein de toutes nos détresses. Nous espérons fermement qu’après une éclipse douloureuse l’ancienne France renaîtra, sous la bénédiction de Dieu, dans ses meilleurs instincts, pour donner la main à une France nouvelle dont notre grande épreuve nationale va hâter le généreux essor !

En livrant ces discours à l’impression, comment n’aurions-nous point pensé à ceux qui les ont entendus et qui nous rendaient la tâche si facile par leur attention sympathique ? Il régnait entre les pasteurs et le troupeau une union si intime que nous n’avions, pour ainsi dire, qu’à interroger le regard ému de nos auditeurs pour savoir comment nous devions leur parler. Ils étaient les collaborateurs inconscients de nos prédications, et Dieu lui-même, nous le sentions, était ouvrier avec nous. Comme sa Parole était riche, féconde, appropriée à tous nos besoins ! Si parfois nous nous demandions avec inquiétude quel sujet nous devions traiter, les événements qui venaient de s’accomplir nous faisaient aussitôt trouver dans les saintes Ecritures un trésor inattendu d’instruction et d’expérience, quelque grande scène qui nous apparaissait sous un aspect tout nouveau, quelque parole, jusque-là obscure, dont la lumière, comme celle de certains astres, semblait pour la première fois arriver à notre âme ! En écrivant ces pages nous avons aussi pensé à vous, chers membres du troupeau que des nécessités légitimes avaient éloignés de Paris, et que nous ne retrouvions plus au pied de nos chaires ; à vous encore, parents ou amis dispersés, chrétiens de la province et de l’étranger, qui suiviez avec tant de sollicitude les phases de nos douleurs. Vous souffriez plus que nous peut-être, car l’éloignement grossit le danger et la réalité est moins rude que ne se la représente une sensibilité exaltée. Ce volume vous initiera à nos souffrances et à nos consolations, et vous verrez par plus d’un passage quelle place vous teniez dans nos préoccupations et dans nos tendresses.

Enfin, un motif de conscience nous a mis la plume à la main. Nous avions besoin de protester, à partir de la journée de Sedan, contre la guerre injustifiable que poursuivait contre nous une puissance protestante, une puissance dont la Réformation avait fait la prospérité et la grandeur. Au début de la guerre, si follement entreprise par nous, l’Allemagne devait nous résister. Après l’immense désastre qui avait donné toute satisfaction au vainqueur, et livré entre ses mains le promoteur de cette lutte insensée, l’Allemagne devait s’arrêter, car elle ne faisait plus qu’une guerre de conquête, c’est-à-dire une guerre réprouvée par l’Évangile. Voilà ce que nous avions à cœur de déclarer, nous, protestants : c’était à nous, à nous les premiers, à désavouer l’erreur et le crime d’une puissance protestante. Les pasteurs de Paris l’ont fait dans une lettre publique, qui a paru vers la mi-septembre. Malgré cette lettre, un parti auquel les plus gratuites imputations ne coûtent pas, a persisté à calomnier les sentiments patriotiques des chrétiens réformés de France. De toutes parts ceux-ci ont fait entendre des protestations nouvelles. Quelques journaux ont inséré ces réponses, mais les feuilles qui nous avaient accusés ont refusé pour la plupart, d’accueillir nos justifications. Ce livre serait d’un bout à l’autre un témoignage de la conciliation entre nos sentiments de bon protestant et de bon français, si ce témoignage était encore nécessaire. Il ne l’est plus. Les faits ont achevé notre apologie. S’il est des provinces qui ont supporté le poids de la guerre, ne sont-ce pas ces provinces de l’Est qui comptent dans leur sein de si fidèles populations protestantes ? Et aujourd’hui que ces provinces ont été séparées de nous par une paix douloureuse, n’est-ce pas le protestantisme français qui souffre le plus de cette mutilation de la patrie ? – Un pasteur du Consistoire de Paris, M. Cailliatte, est mort de douleur, en présence des ravages de l’armée prussienne dans les départements de l’Oise et d’Eure-et-Loir. Le maire protestant de Strasbourg, M. Küss, a succombé à Bordeaux, le jour où la Chambre a dû consentir à la cession de l’Alsace. N’a-t-on pas vu des protestants jouer un rôle éminent dans cette guerre, à Paris M. le général de Chabaud-La-Tour, directeur du génie, et M. Dorian, ministre des travaux publics ; dans l’armée de la Loire, l’amiral Jauréguiberry partageant avec le général Chanzy les fatigues et les honneurs de la campagne ? Et combien d’autres se sont distingués sur les champs de bataille ! Des hommes, appartenant à nos meilleures familles, ont payé de leur sang leur dette à la patrie : ici deux frères, l’un tombé à Champigny, l’autre dans les combats d’Orléans : là un colonel de mobiles frappé mortellement à Buzenval : ailleurs, un officier mourant, simple soldat, dans une reconnaissance obscure aux environs de Thionville, ou un jeune capitaine du génie tombant dans le dernier combat sous les murs de Belfort…. Combien on pourrait en citer encore, qui sont morts au champ d’honneur, ou qui ont été emmenés prisonniers en Allemagne après avoir vaillamment combattu ! Enfin quelle part généreuse, on le verra plus tard, les protestants n’ont-ils pas prise au vaste déploiement de charité qui s’est partout organisé pour adoucir les maux de la guerre, je veux dire à la création, à l’entretien, à la visite, au service actif des ambulances !… Si nous rappelons tous ces témoignages de patriotisme et de dévouement, ce n’est point pour nous en glorifier, car nous n’avons fait que notre devoir : mais nous tenons à déclarer que nous l’avons rempli, et nous ne permettrons à personne de se dire meilleur français que nous !

Le siège de Paris restera comme une page émouvante, et, à tout prendre, grande et belle de notre histoire. L’aspect moral de l’immense cité n’était pas moins transformé, pendant ces longs mois de souffrance noblement supportée, que sa physionomie extérieure.

Le Paris d’autrefois, ce brillant caravansérail de l’Europe, semblait avoir disparu. Qu’on se représente la capitale changée en une immense place de guerre ; nos rues et nos boulevards, sillonnés par des troupes de toutes armes ; nos promenades, nos quais, nos places devenus des champs de manœuvre pour les exercices militaire ; nos squares fermés au public et servant d’entrepôt à des engins meurtriers ; les Champs-Elysées négligemment tenus et fréquentés par de rares promeneurs ; les marchands immobiles et oisifs derrière leurs vitrines, les hommes se succédant à la garde des remparts ou des monuments publics, les femmes renonçant à toute parure comme si elles portaient le deuil de la patrie ; au-delà de nos remparts hérissés de canons, les premières maisons rasées, les arbres abattus ; dans toutes les avenues, des lignes successives de barricades, des gardes mobiles et de gendarmes établis sous des tentes ou logeant dans les maisons abandonnées ; dans les bois de Boulogne et de Vincennes, des coupes inexorables pratiquées dans la verte ceinture de nos forêts, ça et là des bouquets d’arbres au-dessus desquels s’élève la fumée du foyer mobile du soldat ; dans les allées désertes du bois, comme sur les boulevards, plus de foule joyeuse et parée, plus de brillants équipages ; – le soir, au lieu d’une illumination féerique, les rues à peine éclairées, les établissements publics fermés à dix heures, la grande cité silencieuse comme une ville de province ; – et quand viendront les brumes glacées de l’hiver, avec l’épuisement des vivres et du combustible, de longues files d’hommes, de femmes et d’enfants, attendant à la porte des boucheries, des boulangeries et des chantiers de bois, les provisions insuffisantes que leur mesure un rationnement rigoureux ; en un mot, au lieu du tourbillon incessant de la vie laborieuse et de la vie élégante, la suspension soudaine des affaires comme des plaisirs, et un seul aspect remplaçant tous les autres, celui d’une ville qui se prépare à se défendre et à souffrir, voilà la physionomie extérieure de Paris.

La physionomie morale de notre cité n’était pas moins changée. Pour la première fois la capitale se trouvait seule avec elle-même ; ce tête-à-tête lui a été salutaire. Nous lisons dans la Revue chrétienne du mois de novembre 1870 : « Etait-ce l’étranger qui corrompait Paris ? Etait-ce Paris qui corrompait l’étranger ? L’offre créait-elle la demande, ou la demande sollicitait-elle l’offre ? Chacun répondait à cette question suivant ses goûts. Les autres nations accusaient Paris, Paris répondait mollement, car au fond il trouvait son profit à entretenir cette débauche dorée ; Paris était donc le grand coupable, c’était ce que répétaient dévotement des journaux anglais, allemands ou russes, dont les lecteurs oubliaient qu’eux-mêmes avaient marqué leur passage en France par tout autre chose que des austérités. Cette conviction avait fini par gagner les parisiens eux-mêmes ; ils commençaient à croire que tout chez eux allait à la dérive, qu’il n’y avait plus ni vie de famille, ni saines habitudes, ni foi, ni morale… Eh bien ! le siège arrive, l’investissement s’établit, rigoureux, implacable ; tous les étrangers ont disparu. Cette population isolée est en face d’elle-même ; ces hommes jusque-là séparés peuvent se rapprocher, échanger leurs pensées dans des réunions improvisées ; et il arrive que ces esprits se comprennent, que ces cœurs se rapprochent, il arrive que tous vibrent aux mêmes accents de patriotisme, et que les appels faits aux meilleurs sentiments de l’âme humaine trouvent chez tous un vivant écho… Paris, le vrai Paris enseveli sous une triple alluvion d’influences étrangères, s’est enfin retrouvé ; il s’est aperçu qu’il est autre chose qu’une ville de plaisir et qu’un caravansérail ; la cité ressort comme exhumée du milieu des cendres qui l’étouffaient, et cette cité, dont on faisait la corruptrice du genre humain tressaille à toutes les voix qui lui parlent de devoir, d’honneur et de vertu. »

Nous nous associons à ces paroles de M. Bersier, pleines d’élévation et de justesse ; car nous avons pu constater nous-même les symptômes d’un triple réveil au milieu de notre population, réveil de la vie patriotique et politique, réveil du sentiment religieux, réveil de la charité.

La patrie est devenue tout-à-coup, sous la pression du danger commun, une réalité, disons mieux une personnalité vivante, objet d’une affection passionnée : le soldat était prêt à verser son sang pour elle, le père de famille lui donnait courageusement ses fils, les riches et les pauvres étaient heureux de s’imposer pour sa délivrance toutes les privations, et tous les sacrifices. Que de divisions se sont apaisées, que d’inégalités ont disparu, que de sentiments vains ou coupables ont été réprimés, que de préoccupations vulgaires et d’intérêts mesquins se sont effacés devant cette grande préoccupation, devant cet intérêt suprême, le salut de la patrie ! Toute une littérature est éclose au souffle austère de nos malheurs. De jeunes poètes, comme MM. Bergerat et Delpit, ont trouvé de grands accents pour décrire les douleurs de l’invasion. Des vieillards, comme M. Vitet, ont témoigné, dans des lettres éloquentes, d’une foi ferme, sereine, invincible au relèvement de la France. Combien de nobles paroles se sont fait entendre, dans les colonnes de nos journaux, dans les pages de nos revues, dans les conférences de la Sorbonne, de l’École de droit ou du Conservatoire, et ont créé comme une atmosphère morale, saine et forte, que respiraient nos âmes ! Les théâtres, où l’on n’aurait plus supporté des représentations sensuelles ou des pièces immorales, s’ouvraient à de belles séances à la fois musicales et littéraires dans lesquelles on entendait tantôt des chants patriotiques, tantôt les symphonies grandioses de l’Allemagne que Paris savait encore applaudir, tantôt ces poésies vibrantes où l’auteur des Châtiments, quand il n’est inspiré que par la justice et non par la haine, déploie encore toutes les splendeurs de son génie !

Quelque chose de plus difficile que le patriotisme semblait renaître au milieu de nous, c’étaient les mœurs politiques. Pendant le siège, Paris a bien porté le fardeau de la liberté. Au milieu de beaucoup de folies, plus d’une parole de vérité et de bon sens a retenti dans les clubs. Oublierons-nous celui de la Porte-Saint-Martin où des pasteurs comme MM. de Pressensé, Bersier, Coquerel fils, se sont fait entendre à côté d’avocats distingués comme MM. Desmarets et Le Berquier, ou de journalistes, comme MM. Jung et Ratisbonne ? Quiconque s’est mêlé à l’immense foule qui suivait ces séances et l’a observée, a pu voir avec quelle intelligence elle suivait les orateurs, avec quelle sympathie elle accueillait toute parole sincère et sérieuse, avec quel empressement elle se serait prêtée à une éducation politique. Combien ces vives et larges discussions de tous les grands sujets qui peuvent intéresser un peuple, valaient mieux que cette dépréoccupation des intérêts généraux du pays, qui livre toute une génération aux soucis vulgaires de l’égoïsme ou aux satisfactions de la vie sensuelle ! Nous avons vu se réaliser, un moment au moins, dans la sphère de la discussion comme dans celle de l’action, le rêve de tous les esprits généreux : la liberté corrigeant elle-même les abus de la liberté. Dans les-mouvements populaires du 31 octobre et du 23 janvier, nous avons constaté tout le bien que peuvent faire les hommes d’ordre et de bon sens, lorsqu’ils se montrent et lorsqu’ils agissent, lorsqu’ils savent opposer manifestation à manifestation et courage à courage. Pourquoi faut-il que ces dispositions aient été si passagères et que notre peuple ait toujours à réapprendre, aux dépens de sa sécurité et de son honneur, les conditions les plus élémentaires de la liberté ?…

Pour nous, chrétiens, c’est surtout le réveil de la vie religieuse et de la charité, qui a le plus de prix. Le réveil de la vie religieuse ! Ce mot n’est-il pas trop beau pour caractériser un progrès, bien imparfait encore ? Osons le dire cependant, un souffle d’en haut a passé sur la France. Le nom de Dieu a reparu dans les conversations et dans les feuilles publiques. S’il n’y avait là qu’une hypocrite phraséologie, elle ne mériterait que notre mépris. Mais on parlait de Dieu avec un sentiment sincère, parce que les plus légers voyaient apparaître sa main dans les épreuves de la France. Nous ne doutons pas que le catholicisme n’ait constaté un redoublement de ferveur dans les âmes qui lui appartiennent. Pour nous, disciples du libre Évangile, nous avons senti que l’esprit de Dieu travaillait nos troupeaux. Nos cultes étaient plus vivants, nos communions plus ferventes et plus solennelles. Dans chaque foyer, on avait quelque être aimé à recommander à Dieu. A nos assemblées du dimanche s’ajoutaient des réunions presque quotidiennes de prières, qui répondaient à un besoin pressant des âmes. M. Vitet invitait la France à prier, sans oser espérer qu’une aussi sérieuse, une aussi étrange invitation fût entendue de notre peuple. Mais son vœu était déjà accompli dans nos Églises et l’académicien, si digne de notre respect, aurait pu voir sous les voûtes de l’Oratoire ou de la Rédemption, dans l’Église Taitbout ou dans la chapelle Wesleyenne, tout un peuple de Huguenots prosterné devant Dieu, avec la ferme confiance que ses prières parvenaient jusqu’à son trône, et pesaient dans sa balance ! Nous sortions de ces saintes assemblées, l’âme consolée et le cœur raffermi, et la voix lointaine du canon des forts roulant à travers les rues silencieuses nous rappelait que puisque la lutte humaine ne cessait point, nous devions, comme Israël, recommencer sans relâche le saint combat de la prière.

Les fruits de la charité sont plus visibles au regard humain que les fruits de la foi : ils ont abondé au milieu de nos douleurs. Les mots d’égalité et de fraternité inscrits à côté de celui de liberté sur nos édifices publics, n’ont point été de vaines fictions pendant le siège de Paris. On s’est rapproché les uns des autres dans notre ville bloquée, comme se lient entr’eux les passagers d’un navire. On a fait connaissance avec les habitants de son quartier, avec les locataires de la maison où l’on demeurait depuis des années sans avoir échangé un mot avec eux. Maintenant on s’aborde, on se serre la main, on se rend mutuellement service, car on se voit soumis aux mêmes privations, exposés aux même dangers. La carte de boucherie égalise toutes les conditions ; l’uniforme de garde national efface toutes les distinctions sociales. Le riche mange du cheval comme le pauvre ; tandis qu’au rempart le professeur de la Sorbonne, le banquier, le journaliste, le gentilhomme du faubourg Saint-Germain, l’ouvrier et le commissionnaire, montent la même garde pendant les nuits glacées. Quels efforts se sont déployés, quels généreux sacrifices ont été faits en faveur de ceux qui avaient le plus à souffrir dans ces jours de souffrance universelle ! Des bons de pain, de bouillon, de chauffage, de vêtement, étaient largement distribués dans toutes les mairies. On pouvait se procurer dans des cantines nationales ou particulières des aliments tout préparés, à prix réduit, ou gratuitement. La plupart des réunions, conférences ou concerts, avaient un but charitable. Nous nous souvenons d’avoir vu dans les salons du ministère de l’instruction publique se presser autour des comptoirs d’une vente de charité une foule immense de toute classe, où la modeste ouvrière achetait de la main de la grande dame.

Mais la plus touchante application de l’amour chrétien était celle qui s’exerçait en faveur des blessés. Paris n’a pas compté moins de 500 ambulances. Chaque gare de chemin de fer, chaque ministère, chaque palais, chaque ambassade avait la sienne. Des hôtels somptueux étaient transformés en asiles de douleur : combien de pauvres soldats ont rendu le dernier soupir sous des lambris dorés qui avaient vu naguère défiler le bruyant cortège des gens du monde ! Aujourd’hui on n’y rencontre que des médecins, des ecclésiastiques, des sœurs de charité, ou des femmes qui sans en avoir le titre en ont tout le dévouement. Nul ne sort de ces asiles de douleur et de consolation, a dit M. Cochin, sans maudire la guerre, cause de tant d’horreurs, sans honorer la France, mère de tant de vertus.

Il y aurait tout un livre à écrire sur les ambulances. Nous ne pouvons mentionner que quelques-unes d’entre elles. Citons d’abord la pittoresque ambulance Américaine située à quelques pas de l’Arc-de-Triomphe, dans un vaste terrain qui borde l’Avenue Uhrich, autrefois avenue de l’Impératrice. Elle ressemble à un campement et se compose de tentes parfaitement établies sous une double toile, avec des rideaux pour séparer les salles, et un ingénieux système de chauffage souterrain. Vous entrez librement et vous rencontrez aussitôt des employés qui s’empressent de vous montrer leur installation à la fois curieuse et charmante. Vous voici sous une tente : point d’odeur malsaine, mais une atmosphère tiède et pure, des malades et des blessés qui ont l’air heureux. Ces tentes, très bien aérées, sont favorables aux opérations chirurgicales, et on assure que le traitement des blessés y a donné les meilleurs résultats. Voici maintenant la grande ambulance du palais de l’Industrie, la plus considérable de celles qui ont été créées par la Société Internationale des secours aux blessés dont M. le comte de Flavigny est le Président et M. le docteur Chenu le directeur médical. Dans ce vaste local de nos expositions, s’est déployé pendant les premiers mois du siège le lugubre spectacle de toutes les souffrances causées par la guerre. Mais quand les froids rigoureux sont venus, l’ambulance s’est transportée au Grand-Hôtel dont les salles innombrables se sont remplies de malades et de blessés ; MM. les pasteur Matter, de Pressensé, et celui qui écrit ces lignes, ont été chargés de visiter leurs coreligionnaires, et n’ont eu qu’à se louer de la bienveillance de M. le docteur Chenu et du concours empressé des dames protestantes du Comité.

C’est à la grande Société Internationale que se sont rattachées, tout en conservant leur indépendance, nos ambulances évangéliques. Dès le début de la guerre un grand Comité se forma sous la présidence de M. le général de Chabaud-la-Tour, avec le concours de la plupart des pasteurs et des membres laïques les plus connus de nos diverses Églises de Paris. Le premier soin du Comité fut de pourvoir notre armée d’aumôniers protestants. Les uns furent nommés par le gouvernement comme MM. Cadoret, Rey, Fraisse, Paul Meyer, Jules Folfz, Guion, Fournier, etc.a Les autres furent nommés par la société Internationale sur notre présentation, comme MM. de Pressensé, Frank Puaux, Théodore Monod, Larchevêque, et notre regretté frère, M. Caron, qui a succombé aux fatigues d’une mission si belle…b Notre zélé coreligionnaire M. Frédéric Monnier, maître des requêtes au conseil d’état, partit dès les premiers jours pour le théâtre de la guerre et organisa des ambulances auxquelles furent attachés des aumôniers, des infirmiers, des évangélistes, et des femmes pleines de dévouement comme Mlle Sarah Monod et quelques-unes de nos diaconesses. M. Monnier mit son hôtel de l’avenue Percier à Paris, à la disposition du Comité évangélique. C’est là que le Comité, dont M. Henri Monod était l’agent général, se réunissait tous les lundis, sous la présidence de M. Léon de Bussière dans les premiers temps, et plus tard sous la présidence de M. Félix Vernes qui dirigeait aussi avec beaucoup d’entrain toutes nos sorties. C’est là aussi-que du matin au soir nos dames travaillaient pour la confection des objets de lingerie et de pansement. C’est là enfin que furent centralisés, tant que les communications restèrent ouvertes les généreux envois de nos Églises de provincec.

a – Nous citons ces noms de souvenir, n’ayant pas les documents officiels sous les yeux. Qu’on veuille bien nous pardonner des omissions involontaires. Deux de nos aumôniers, MM. Cadoret et de Pressensé ont reçu la croix de la légion d’honneur.

b – Nous n’avons pu nous procurer une liste officielle de tous nos aumôniers. Mais, pour être moins incomplet, nous ajoutons aux noms déjà cités les noms suivants : MM. Durand-Dassier, Léon Paul, Haas, Bauer, Louits, de Vernejoul, Blanc, Lalot, etc.

c – Dans le sein du comité évangélique, s’était formée une commission de secours religieux, qui a distribué un grand nombre d’évangiles et de traités, organisé des prédications pour les mobiles protestants, et qui, pendant l’armistice, a ouvert sur plusieurs points de Paris des lieux de réunions où les milliers de soldats qui erraient désarmés et désœuvrés dans nos rues, pouvaient entendre l’Évangile.

J’ai sous les yeux un précieux tableau que j’aurais voulu joindre à ce volume ; on y voit un plan de Paris où sont marquées d’une croix rouge toutes les ambulances protestantes au nombre de vingt-huit, y compris l’ambulance d’avant-poste de Noisy-le-Sec, fondée par M. le pasteur Robin, et qui a été si appréciée par les chefs de nos armées. Nos yeux s’arrêtent avec satisfaction sur ces vingt-huit petites marques, témoignage de l’activité charitable qu’il a été donné à nos Églises de déployer. Nos ambulances contiennent 700 lits. Les unes sont installées dans des locaux publics, les autres dans des maisons particulières. Toutes nos Églises y sont représentées : l’Église réformée, l’Église luthérienne, les Églises indépendantes. Citons d’abord notre principale ambulance, celle du nouveau collège Chaptal, qui renferme 300 lits dont 50 fondés par le Comité suisse. Mlle Vernet, de Genève, et M. de Guérie la dirigent ; MM. les docteurs Gustave Monod, Marjolin, Gros, Labbé, Arnal, etc., y donnent leurs soins ; MM. les pasteurs Louis Vernes, Guillaume Monod, Bersier, la visitent et y célèbrent un culte tous les dimanches à 4 heures. Un aumônier catholique, M. l’abbé Michaud, y est attaché. Les diverses salles s’appellent salle Trochu, salle Bazaine, salle Uhrich, salle Mac-Mahon, etc. Un comité de dames visite assidûment la maison, de jour et de nuit. Dans l’impossibilité de faire une énumération complète, citons encore l’ambulance des diaconesses, comprenant 40 lits et dirigée par M. le pasteur Appia avec le secours de nos sœurs – l’ambulance de l’Elysée-Ménilmontant, confiée à M. le pasteur Robin, et comptant 40 lits dont 20 entretenus par la mairie – celle de la maison presbytérale formant comme une famille dont M. le pasteur GrandPierre est le chef ; celle de Sainte-Marie, sous la direction de MM. Decoppet et Goût, celle de M. Cook, aux Ternes, celles de MM. Vollet et Reichard, à Vaugirard et à l’avenue d’Italie, de MM. Paumier et Weiss, à Plaisance ; de M. Hollard, rue de Chevreuse ; celle de l’avenue de la Grande-Armée, établie dans la chapelle de M. le pasteur Bersier et dirigée par notre sœur de Hollande, Mlle Scholten, dont les soins dévoués seront donnés plus tard à l’ambulance anglaise fondée par la libéralité de M. Wallace, auquel Paris doit bien d’autres initiatives généreuses.

Lorsque des combats se livrent sous les murs de Paris, une activité nouvelle se déploie parmi nous. Chaptal, averti par l’intendance, avertit à son tour les pasteurs et les laïques, toujours très nombreux et très empressés, qui sont disposés à se rendre sur le champ de bataille. Dès le matin, avant le jour, nous nous rendons à notre ambulance centrale, avec nos brassarts et nos casquettes américaines. Là des voitures, généralement de modestes et lourdes tapissières, nous attendent. On les pourvoit de matelas, de couvertures, de brancards, de drapeaux et de provisions, et nous partons pour le Bourget, pour Champigny, pour la Malmaison, pour Bagneux, etc. Arrivés sur le théâtre de l’action, notre mission est souvent bien simple ; il s’agit d’aller recueillir les blessés déjà déposés dans quelque maison servant d’ambulance provisoire. Parfois il faut nous avancer jusque dans les lignes ennemies, nous hasarder jusques dans les endroits où peuvent siffler les balles et tomber les obus, chercher pendant la nuit les blessés isolés qui gémissent sur le champ de bataille. Pour donner une idée des scènes dont nous pouvions être témoins, qu’on nous permette d’emprunter à une lettre de M. le pasteur Robin le récit qui va suivre :

« La seconde rencontre à laquelle j’assistai fut celle de Brie-sur-Marne. Le combat dura jusqu’à la nuit. Je vis nos troupes gravir les pentes du coteau qui domine cette petite ville et s’établir sur les hauteurs. Mais nous étions de ce côté de la Marne et nous ne savions comment arriver sur le champ de bataille. Une escouade de brancardiers se porta en avant. Pour moi, je ne tardai pas à voir arriver de toutes parts des blessés soutenus par leurs camarades ou ramenés sur des cacolets. Mais ici, point de médecins, point de feu, point de lumière ! De tous côtés cependant les malheureux blessés affluaient : une vaste salle de café en fut bientôt remplie. Je fis allumer de la paille ; cette lumière intermittente ne rendait que plus sinistre la scène qui m’entourait. Les blessés se foulaient les uns les autres, la fumée nous suffoquait : ce que j’ai entendu de cris, de gémissements et de malédictions dans cette soirée est indicible. Personne ne venant à mon aide, je courus chercher du secours. J’eus le bonheur de rencontrer un excellent prêtre qui se multipliait de son côté. Je lui demandai de me procurer de la lumière ; il m’en apporta un instant après, et alors je me mis courageusement à l’œuvre, profitant de quelques leçons que j’avais prises auprès des médecins de mon ambulance de Belleville. Je lavai les plaies, j’appliquai des bandages ; je secourus ainsi successivement 50 victimes. Les voitures manquaient aussi bien que les médecins ; j’envoyai un messager au commandant du fort de Nogent pour qu’il demandât du secours par le télégraphe. Deux heures après, les voitures d’ambulance arrivaient, et à trois heures du matin mes blessés et ceux qui avaient été recueillis dans les maisons voisines étaient expédiés à Paris. Je songeai alors à prendre un peu de repos et je partageai un léger repas et un matelas avec le digne ecclésiastique que j’avais retrouvé à la fin de la soirée et qui n’avait cessé de s’occuper de l’évacuation des pauvres blessés.

Dès six heures du matin nous étions debout et nous nous portions ensemble sur le champ de bataille où gisaient hélas ! tant de malheureux qui n’avaient été l’objet d’aucun soin ou qui n’avaient reçu qu’un premier pansement insuffisant. Plusieurs étaient dans la mairie ou dans des maisons ; 40 blessés, parmi lesquels des allemands, avaient passé la nuit dans la cour d’une ferme, sur des matelas, par un froid de plusieurs degrés ! A une heure de l’après-midi, ils étaient encore là, n’ayant pris aucune nourriture. Je parvins enfin à réunir cinq voitures de paysans dans lesquelles j’installai tous ceux qu’elles purent contenir, et je les amenai à Paris. Le soir, des voitures arrivèrent en grand nombre, mais trop tard, hélas !…. »

Il faudrait maintenant décrire le retour de nos expéditions. En arrivant aux portes de la ville, nous trouvions une foule émue qui entourait nos voitures, comblait nos blessés de témoignages de sympathie et faisait souvent une quête en leur faveur. Nous les ramenions dans nos diverses ambulances, où ils recevaient les plus tendres soins. A Chaptal, par exemple, on les descend avec précaution à l’aide de brancards, de matelas, de fauteuils, et on les porte dans les salles. Les sœurs sont prêtes, les médecins sont à leur poste, les dames du comité assistent à cette douloureuse arrivée. Ils sont là, immobiles et sans force, ces pauvres soldats, naguère pleins d’élan. On les débarrasse de leurs vêtements et on lave doucement, avec de l’eau tiède, leurs membres meurtris, puis on les dépose dans un lit bien propre et bien chaud. Leurs yeux se mouillent de larmes de reconnaissance, et ils n’oublieront jamais ce que M. de Guérie appelait si bien la première heure de la charité. Avec quel intérêt on retournera les voir ! Plusieurs succomberont, quelques-uns reviendront à la vie et à la santé, et pendant les insomnies des longues nuits, ils verront encore nos dames, comme des sœurs et des mères, se pencher à leur chevet !

Si nous avons donné ces détails sur les ambulances du comité évangélique, nous sommes heureux de mentionner aussi celles qui ont été créées avec non moins de dévouement par une autre société protestante, sous la direction de M. Coquerel fils, à l’hôtel de Chimay, à l’hôtel Bibesco, à la Bibliothèque nationale, à la rue de Turenne, au boulevard Richard-Lenoir. Là aussi un comité de dames préparait des objets de lingerie et soignait les blessés, tandis que des pasteurs et des laïques allaient les chercher sur les champs de bataille.

Touchante émulation du bien ! Déploiement universel de la charité ! Oui, nous pouvons le redire, Paris a présenté pendant les longs mois de siège le spectacle d’une consolante union dans les sentiments du patriotisme, dans l’accomplissement du devoir, dans l’activité féconde de l’amour chrétien ! Nous aurions voulu, non pas sans doute prolonger nos souffrances, mais prolonger leur effet salutaire sur tous les cœurs. Nous nous souvenons, aux environs de Noël, d’avoir été frappé de la beauté de certaines nuits d’hiver. La lune répandait sur les monuments une grandeur mélancolique et religieuse. Pourquoi ce spectacle nous frappait-il comme une nouveauté ? C’est que la lumière du gaz avait été éteinte et que celle des pâles flambeaux qui éclairaient Paris n’éclipsait plus la lumière du ciel. C’était bien l’image de ce qui se passait dans nos âmes : les lumières factices, fortune, élégance, plaisirs avaient disparu ; et du même coup s’étaient’ allumés les astres de notre ciel moral, Dieu, le devoir, l’oubli de nous-mêmes !

Nous avons dit nos souffrances et nos bénédictions. Quelle a été, en présence de nos malheurs, l’attitude de l’Europe ? Le monde entier s’est ému de la lutte gigantesque engagée entre la France et la Prusse. Mais il faut distinguer entre les gouvernements et les peuples. Les peuples nous ont été sympathiques, les gouvernements se sont montrés d’une grande, réserve. Nous ne devons pas oublier les dons généreux des nations qui nous entourent en faveur de nos blessés et de nos prisonniers. L’Amérique, l’Angleterre surtout ont concouru au ravitaillement de Paris, après l’armistice, avec une libéralité grandiose. La Suisse a été admirable de dévouement envers l’armée de Bourbaki dont la désastreuse retraite rappelait à tant d’égards la retraite de Russie. Toute notre reconnaissance est acquise à M. Washburn, ministre des Etats-Unis, à M. Kern, ambassadeur de Suisse, à M. de Zuylen, ambassadeur de Hollande, qui sont restés courageusement au milieu de nous pendant le siège. Les peuples, nous aimons à le répéter, se sont émus en notre faveur, mais les grands cabinets Européens auraient pu, nous le croyons, prendre une attitude moins effacée, et intervenir, d’une manière plus efficace, à partir de la journée de Sedan, dans l’intérêt des grands principes du droit qui se confondent tôt ou tard avec ceux des nations elles-mêmes. L’Europe a laissé s’exercer, sans s’en émouvoir, le droit de conquête avec tous les abus qu’il entraîne. Elle aura peut-être à s’en repentir, car l’iniquité commise ou supportée, produit toujours des fruits amers. Ce balancement des forces, gage de paix et de sécurité, qu’on appelle l’équilibre européen, est rompu depuis quelques années par le fait de la Prusse. Il est rompu au nom de principes nouveaux de race et de nationalité qu’on invoque ou qu’on désavoue tour-à-tour suivant les besoins de la cause. La Prusse revendique le Holstein en vertu du droit de nationalité, et, au mépris du même principe, elle garde le Sleswig. Un monarque de droit divin a dépossédé en Allemagne plusieurs princes de leurs couronnes légitimes. Le créateur de l’unité germanique prend l’Alsace qui n’est Allemande que de langage et non d’affection, et Metz qui n’est allemande ni d’affection ni de langage. Après de telles atteintes, le droit n’existe plus en Europe. Aussi, au moment où la France est vaincue, le traité qui neutralisait la Mer-Noire est-il déchiré, à la faveur d’une alliance secrète entre la Russie et la Prusse. Qu’arriverait-il si la puissance Moscovite s’avisait de faire du Panslavisme, comme la puissance Allemande a fait du Pangermanisme, si les Américains songeaient à mettre la main sur les possessions anglaises qui se trouvent sur leur territoire… et si la France élevait un jour des prétentions sur la Belgique et la Suisse Française ?… L’ère des hasards et des aventures est ouverte par la tolérance coupable de l’Europe. La tendance aux grandes agglomérations, et à l’absorption des petits États, foyers de liberté et gages de paix, est grosse de tous les périls !…

La Prusse elle-même, que gagnera-t-elle, à la guerre de conquête et de spoliation qu’elle vient de nous faire ? Aura-t-elle à s’applaudir de l’annexion de deux provinces françaises qui frémiront sous son joug ? Quel honneur trouveront Munich et Stuttgard à devenir des préfectures Prussiennes, et les rois de Bavière et de Wurtemberg à échanger leur pourpre contre la livrée impériale ? Que gagnera la liberté, le mouvement intellectuel, au militarisme prussien, si bien défini par un allemand : « la Prusse n’est pas un pays qui a une armée, c’est une armée qui a un pays » ? Que gagnera surtout, ou plutôt que ne perdra pas la piété à la guerre inique, corruptrice, et rapace dont l’Allemagne célèbre les triomphes ?… Certes, nous ne voulons pas ici dresser un acte d’accusation en forme, nous ne nions pas les qualités solides des peuples germaniques, nous n’oublions pas qu’en bien des lieux nos prisonniers français ont été traités avec bienveillance, nous ne pouvons pas oublier surtout ce que nous avons constaté nous-mêmes dans nos visites aux blessés Prussiens, leur foi, leur courage, leur résignation. Mais dans un livre, où nous n’avons voilé aucun des défauts de la France et où nous avons parlé à notre peuple avec une sévère franchise, il nous sera permis de déclarer, au nom de notre conscience chrétienne, les impressions douloureuses que nous laisse à bien des égards la conduite de la Prusse dans la guerre qui vient de finir.

Nous avouons avec simplicité que trompé par les habitudes studieuses de l’Allemagne, par l’idéalisme de ses philosophes, et la sentimentalité de ses poètes, nous avions fait de ce pays une sorte de contrée idyllique où s’étaient réfugiées bien des vertus que ne possédait plus la France : la pureté, la candeur, le noble dédain des intérêts matériels. Le livre de Mme de Staël, peu récent, il est vrai, avait contribué à cette illusion. La guerre de 1870 nous montre l’Allemagne sous un aspect tout nouveau. Ce pays de la spéculation transcendante nous apparaît comme singulièrement pratique. Jamais aucun peuple n’avait poussé aussi loin l’esprit d’ordre et de calcul et la puissance d’organisation. La discipline est incomparable, de l’avis de tous. Dans les combinaisons stratégiques, dans le choix des positions, dans la marche en pays ennemi, jamais une erreur, jamais une faute ; dans les mouvements des troupes, dans le transport des approvisionnements et du matériel de guerre, jamais un retard, jamais une négligence. Mais à côté de cette supériorité incontestable, quelle révélation nous a été faite du vrai caractère de nos ennemis ! Ils se montrent à nous, orgueilleux, jaloux, vindicatifs et froidement cruels. Ils sont disciplinés dans l’espionnage, dans le meurtre, dans le pillage et dans l’incendie, comme dans la bataille. Sous les murs de Paris, nous avons pu constater chez eux des instincts de destruction et de rapacité auxquels nous n’aurions jamais pu croire. Nous ne parlons pas du bombardement que nous avons flétri à plusieurs reprises dans ce volume, comme nous devions le faire. C’est à d’autres actes que nous songeons. En visitant Saint-Cloud et ses ruines, nous avons appris que, même après l’armistice, les Prussiens avaient incendié, avec un horrible sang-froid, des maisons entières, de la base au faîte, à l’aide d’une composition de pétrole. Nous avons interrogé un grand nombre de nos amis qui habitent, pendant l’été, de charmantes villas sur les coteaux qui nous entourent. Dans ces confortables demeures, on avait laissé bien des objets, confiés, semblait-il, à la bonne foi Allemande. Eh bien ! ces amis nous ont dit d’une voix unanime : « les soldats prussiens ont tout emporté : nos pianos, notre linge, nos porcelaines, nos tableaux, nos meubles, nos glaces. Ils se sont chauffés avec nos parquets et nos portes : tout le reste a été vendu à des marchands juifs qui suivaient l’armée. » Cela c’est passé à Ville-d’Avray, à Luciennes, à Belle-vue, à Enghien, et en combien d’autres lieux ! Ainsi le peuple qui entend pieusement tous les dimanches ce commandement de la loi : tu ne déroberas point, vient en France faire du vol une pratique légitime de la guerre, une sorte d’affaire commerciale et de trafic honteux. Le pillage accompli avec réglementation indigne notre conscience tout autrement que les entraînements irréfléchis de la victoire ou de la colère. Il nous indigne d’autant plus que les chefs auraient pu empêcher ces déprédations, au nom de cette discipline qui a fait l’admiration du monde. L’armée allemande rentrera dans ses foyers, ivre de victoires, chargée d’or et de butin… mais qu’on sache au-delà du Rhin qu’elle apportera avec elle plus d’un germe corrupteur, car ce n’est jamais impunément qu’on familiarise un peuple avec la spoliation et la rapine ! La spoliation et la rapine ! Peut-on appeler d’un autre nom les conditions imposées par la Prusse à la France écrasée, dans ce traité de paix qui a soulevé l’indignation de tout notre pays en lui arrachant un immense sanglot ? La France ne peut pas oublier que l’Alsace et la Lorraine ont frémi comme sous le tranchant du glaive en se voyant séparées d’elle et elle entendra toujours le gémissement de ses captifs. Est-ce donc dans des pensées de vengeance qu’un père devra élever ses fils, grâce à l’orgueil implacable de la Prusse ? O renversement de toutes les idées de morale et d’humanité ! Hélas ! nous sommes bien loin de cette fédération des peuples et de cette fraternité universelle dont la chimère brillante se discutait encore il y a quelques mois dans des réunions internationales. L’honneur de ce recul vers la barbarie revient tout entier à M. de Moltke et au comte de Bismarck.

Oublierions-nous, dans ces plaintes trop fondées, le nouvel empereur d’Allemagne qui, sous couleur de mysticisme, a donné les mains à tous ces forfaits ? La nation qui a créé Tartuffe et qui a cela de bon qu’elle arrachera toujours avec colère tout masque d’hypocrisie, n’a pu voir sans dégoût ce mélange de bonhomie, de bigotisme et de cruauté qui a caractérisé les proclamations et les dépêches aussi bien que les actes du roi Guillaume. Sait-on en Allemagne tout le mal qu’a pu faire ce monarque dévot qui se prétendait envoyé de Dieu pour châtier nos infidélités ? Il croyait accomplir une guerre sainte, et il se trouve qu’il est l’auteur d’une propagande d’incrédulité et d’une croisade d’athéisme ! Notre péril, à cette heure suprême, est que notre chère patrie n’enveloppe dans la même condamnation tous les hommes religieux et toutes les croyances chrétiennes. La réforme en particulier, qui tendait à se concilier bien des esprits, va leur devenir suspecte à cause de la Prusse, quelque soin qu’ait pris le protestantisme Français de flétrir ce protestantisme dégénéré qui n’est qu’un retour à la théocratie du judaïsme et du moyen âge…

Il convient, en finissant, de reporter nos regards sur nous-mêmes. D’où viendra le secours à cette pauvre France que les fautes de ses ennemis ne disculpent pas, car c’est de ses propres fautes qu’elle porte aujourd’hui le lourd fardeau. Des éléments de dissolution, fermentent dans son sein. Elle est travaillée par le scepticisme qui s’infiltrant comme un poison dans sa vie religieuse, morale, politique, sociale, a préparé cet effondrement général au milieu duquel elle a peine à se reconnaître. Elle est travaillée par les doctrines athées et matérialistes, qui, de la région de la pensée, tendent à passer dans le domaine des faits. « Puisque la vie s’écoule tout entière entre un berceau et une tombe, disent les masses avec une logique grossière mais rigoureuse, pourquoi tant d’inégalités ici-bas ? pourquoi la position inférieure, pourquoi la vie précaire du travailleur ? La souffrance de l’ouvrier est un crime social, et ce crime, il faut le proscrire ! » Voilà la philosophie pratique de cette démocratie égarée et menaçante, dont le flot monte d’heure en heure… Quels sont en France les partis qui la combattent ? C’est un libéralisme distingué et délicat, digne assurément de gouverner le pays. Mais formé d’une élite de nobles esprits et d’une sorte d’aristocratie intellectuelle, on peut se demander s’il s’est suffisamment approché des classes ouvrières auprès desquelles il n’est pas assez populaire et ne possède pas d’organe accrédité. C’est d’autre part un conservatisme étroit, intolérant, ombrageux, qui ne regarde qu’au passé et qui s’oppose de parti-pris à toute idée de progrès nouveau et de réforme sociale parce que ces noms seuls évoquent devant lui le trop fameux spectre rouge. Ah ! nous le sentons de plus en plus, le véritable ami du peuple, c’est l’Évangile. L’Évangile ne flatte pas le peuple, mais il l’aime et il a l’intelligence de ses misères car celui dont le nom sacré remplit ses pages était un simple artisan. Il n’exalte pas ses espérances terrestres en lui disant que la douleur peut être bannie d’un monde de péché, mais il s’inquiète de sa condition et prend l’initiative de tout ce qui est sérieusement tenté ici-bas pour l’améliorer. Il ne foule pas aux pieds ses justes réclamations, mais il cherchera solution la plus équitable et la plus pacifique des problèmes irritants, et il élève toujours ses regards plus haut et plus loin que ce monde !

Est-ce là le christianisme qu’on a présenté à notre peuple ? Hélas ! ce peuple ne l’a guère vu qu’à travers les ombres d’une Église théocratique qui s’est moins proposé de gagner les âmes que de les asservir. Le catholicisme qui subit le dogme de l’infaillibilité papale et qui regrette encore le pouvoir temporel après l’avoir défendu plus ardemment qu’il ne défendait la foi elle-même, ce catholicisme là ne peut rien sur la génération contemporaine. S’il semble régner encore dans les campagnes, il est frappé d’impuissance dans les villes où les tendances critiques de notre époque, confondant la foi et la superstition, ont fait table rase de toute croyance.

Et pourtant il faut l’Évangile à notre patrie, et elle ne sera relevée que par l’Évangile ! A qui reviendra l’honneur de le lui présenter dans sa pureté, dans sa grandeur, dans sa beauté, dans son efficacité souveraine ? Aux plus fermes, aux plus dévoués, aux plus fidèles d’entre les croyants. Ah ! puisque toutes les Églises ont plus ou moins déserté leur mission en présentant aux peuples un évangile faussé par les traditions des hommes ou obscurci par leurs infidélités, qu’il y ait désormais entre tout ce qui reste de cœurs chrétiens dans ces diverses Églises une alliance magnifique pour conjurer le mal, et pour présenter comme à nouveau l’Évangile à la France ! Nous savons qu’il est dans l’édifice Romain des âmes qu’il n’abrite plus qu’à demi, et qui sont travaillées par le noble besoin d’une réforme ; malgré des barrières et des dissidences, nous leur tendons toutes nos mains, nous leur offrons tous nos cœurs. Nous voudrions former avec ces chrétiens une sainte fédération qui n’aurait d’autre but que la conversion des âmes, et par cette conversion le relèvement de la patrie.

« Que faire d’un peuple, maître de lui-même, a dit M. de Tocqueville, s’il n’est soumis à Dieu ? » Mais si, par l’Évangile, il apprend à se soumettre à Dieu, si la foi au Père céleste, à la loi morale et à la vie future rentre dans les âmes, que ne peut-on pas espérer d’un peuple libre ? Tel est le consolant avenir que la foi chrétienne contemple et qu’elle travaille à préparer. L’œuvre est immense, laborieuse et lente, mais si tous les chrétiens sont fidèles, elle doit s’accomplir. Par l’Évangile, et sous la bénédiction de Dieu, la France peut renaître, et elle renaîtra !

Ainsi sera confondue la dernière injustice de l’Allemagne à notre égard, celle qui consiste à nous vouer, comme toutes les races latines, à la décadence. Nous protestons contre cette application injurieuse d’une théorie, d’ailleurs fausse en elle-même, car elle n’est que le fatalisme historique. Les peuples, quelle que soit l’influence de la race et du climat, quel que soit l’héritage des générations antérieures, sont pour une large part les artisans de leur chute ou de leur élévation et demeurent les maîtres de leurs destinées. Le passé pèse sur le présent, mais il n’enchaîne pas à jamais l’avenir. Des nations qui semblent vieillies peuvent donner, quand un souffle nouveau passe sur elle, des signes de jeunesse et de virilité : qui oserait dire que l’Évangile pénétrant aujourd’hui librement en Espagne et en Italie ne sera pas pour ces peuples un levain régénérateur ? Et quand ce même Evangile régnera sur la France, sur la France qui n’est pas seulement de race latine mais aussi de race Celtique et Germaine, que ne produira pas la féconde alliance du génie français et du véritable esprit chrétien ? C’est alors que la France offrira au monde un grand spectacle : au-dedans celui d’un peuple fort, calme et libre, au-dehors celui d’un peuple représentant une politique généreuse et vraiment humaine que l’Europe a trop oubliée, mais qui est dans les instincts de notre patrie, et qu’elle seule saura faire prévaloir.

Telle est l’invincible espérance, plus d’une fois exprimée dans ces discours et à laquelle ! nous ne renonçons pas, même à l’heure pleine d’angoisse et de ténèbres où nous terminons ces lignes.

Paris, 28 mars 1871.

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