Le siège de Paris

Le découragement d’Élie

Discours prononcé au temple de l’Oratoire
le 20 novembre 1870


Si l’on se souvient des événements qui se passèrent de la fin d’octobre à la mi-novembre, on s’expliquera aisément le titre de ce discours.

Le 28 octobre un heureux fait d’armes avait produit une vive impression de satisfaction et d’espoir sur la population parisienne. Avant le jour, le général de Bellemare, commandant les troupes de St-Denis, avait fait exécuter par les francs-tireurs de la presse une surprise sur le Bourget, poste avancé, à quatre kilomètres environ du fort d’Aubervilliers, sur la route de Lille. Après une fusillade d’une demi-heure, l’ennemi avait été débusqué du village. Il revint en force avec de l’infanterie et trente pièces de canon, mais il fut repoussé. Nos tirailleurs restaient placés en avant du village, le gros de nos troupes occupait le Bourget et travaillait à le mettre en état de défense.

Pendant la nuit, les Prussiens tentèrent encore la reprise du Bourget et ne réussirent pas davantage. Tout allait bien et Paris avait très utilement avancé dans cette direction sa ligne de défense, lorsque, par suite d’un manque de vigilance de nos troupes, un quatrième retour offensif des Prussiens nous enleva cette position chèrement acquise. Les soldats français qui occupaient le nord du village furent coupés du corps principal et restèrent aux mains de l’ennemi. Parmi eux se trouvaient un grand nombre de mobiles de la Seine qui furent blessés, tués, ou faits prisonniers.

Ce revers inattendu, qui aurait pu être évité si les soldats du Bourget eussent été plus vigilants et si on leur eût envoyé à temps des renforts plus considérables, jeta un grand mécontentement dans la population de Paris.

Par une fatale coïncidence, la nouvelle de la capitulation de Metz nous parvint le même jour et donna lieu aux commentaires les plus fâcheux sur la conduite du maréchal Bazaine, l’un des hommes en qui la France mettait le plus d’espoir. Une armée prussienne très nombreuse, longtemps immobilisée par ce chef énergique autour de la forteresse de la Lorraine, était donc libre de venir renforcer les corps déjà si considérables qui bloquaient Paris !

La douleur et la colère étaient sur tous les visages. C’est ce moment que quelques agitateurs choisirent pour la tentative séditieuse du 31 octobre.

Dès le matin, des groupes nombreux se formaient dans les rues, notamment rue de Rivoli devant l’hôtel du Gouverneur de Paris. On lisait avec anxiété et on commentait sévèrement les affiches qui annonçaient les deux mauvaises nouvelles de la reprise du Bourget et de la capitulation de Metz. La foule s’accrut rapidement et se porta vers l’Hôtel-de-Ville.

Des cris : vive la Commune ! A bas Trochu ! A Versailles ! Des armes ! Des armes ! se font entendre. A midi, de nombreux bataillons de la garde nationale arrivent en grand nombre. Devant la porte principale de l’Hôtel-de-Ville, la foule est immense et tumultueuse. En vain M. Etienne Arago, maire de Paris, essaie de se faire entendre. En vain un adjoint, qui réussit à être entendu, promet-il au peuple qu’il sera prochainement appelé à élire par le suffrage universel les membres de la municipalité. En vain le général Trochu prononce-t-il un discours plein de calme et d’énergie. Rien ne peut apaiser le flot populaire. Bientôt la grille cède à la pression de la foule et l’Hôtel-de-Ville est envahi. Les émeutiers demandent la déchéance du Gouvernement de la défense, la levée en masse et le refus de l’armistice (le bruit des négociations de M. Thiers à Versailles s’était répandu) ; ils demandent surtout l’établissement immédiat de la Commune révolutionnaire. Plusieurs d’entr’eux réussissent à pénétrer jusques dans la salle où délibèrent les Membres du Gouvernement. M. Plourens déclare en leur nom que l’Hôtel-de-Ville est gardé, que les Membres du Gouvernement sont prisonniers et que le peuple ne se retirera qu’après avoir obtenu leur démission ou s’être emparé de leurs personnes. Ceux-ci refusent naturellement de se rendre a une injonction semblable, et l’on ne sait comment aurait pu finir ce conflit, sans l’intervention aussi habile que courageuse du 106e bataillon de la garde nationale. Ce bataillon pénètre résolument dans la salle envahie parles émeutiers et dégage de leurs mains les membres du Gouvernement. On dit qu’un garde, d’une taille herculéenne, enleva le général Trochu de son fauteuil, et favorisa son évasion en substituant à son képi galonné un simple képi de garde national. Pendant ce temps M. Ernest Picard, ministre des finances, qui avait pu s’échapper plus tôt, prenait d’énergiques mesures pour rétablir l’ordre, faisait occuper l’imprimerie nationale et défendait au Journal Officiel de rien publier sans son adhésion. Précaution fort utile, car les émeutiers, se constituant eux-mêmes en gouvernement, s’apprêtaient, à lancer des proclamations et des décrets revêtus du timbre de la Mairie de Paris. Ils séjournèrent à l’Hôtel-de-Ville toute la nuit et marquèrent leur passage par de honteux excès. Malgré cette occupation momentanée du palais municipal, l’émeute était vaincue et vaincue sans combat par l’attitude énergique de la grande majorité de la garde nationale. Salutaire exemple de l’influence décisive que peuvent exercer les hommes d’ordre lorsqu’ils ont le courage de se montrer. Il faut que le bien ait son énergie et même son audace, pour triompher du mal. Là est la sécurité d’un pays qui veut porter le poids glorieux de la liberté.

Le lendemain de cette échauffourée, le gouvernement adressa une proclamation aux habitants de Paris par laquelle il les félicitait de leur attitude résolue devant l’émeute et les conviait à deux scrutins successifs. Dans le premier, les électeurs devaient voter par oui ou par non sur cette question : la population de Paris maintient-elle les pouvoirs du Gouvernement de la défense nationale ? Dans le second, chaque arrondissement devait nommer un maire et trois adjoints. Ces deux opérations électorales s’accomplirent avec le plus grand calme et dans le meilleur esprit. Le Gouvernement de la défense nationale obtint une éclatante majorité : le choix des maires et des adjoints fut généralement satisfaisant.

Les jours suivants, la question de l’armistice devint la préoccupation dominante des Parisiens. M. Thiers avait rempli sa mission auprès des grands cabinets de l’Europe, et il était rentré à Paris, avec une proposition d’armistice de la part des quatre puissances neutres, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et l’Italie. L’armistice n’avait qu’un but, la convocation immédiate d’une Assemblée nationale à Paris, pour mettre la France en mesure de décider elle-même de son sort. Les conditions demandées par nous et appuyées par les puissances neutres étaient : le vote de toutes les populations françaises, y compris celles des départements envahis, et le ravitaillement proportionnel de Paris pendant la période de l’armistice. La Prusse accepta la première de ces conditions, mais repoussa obstinément la seconde. Dès lors les négociations furent rompues. L’armistice sans ravitaillement était pour Paris une duperie. La grande capitale allait consommer ses vivres, et se trouver, à l’expiration du délai, dans une situation tout-à-fait désavantageuse vis-à-vis de l’ennemi. Tous les bons esprits le comprirent et on renonça, non sans tristesse, mais sans hésitation, aux espérances de paix que l’ouverture des négociations avait fait naître.

La garde nationale demanda qu’une partie de ses bataillons fût associée à l’armée active. Des jeunes gens et des hommes d’âge mûr, des vieillards même, se présentèrent en grand nombre à deux bureaux d’enrôlement installés l’un au Panthéon, l’autre sous le portique de l’église de St-Germain-l’Auxerrois, et on vit là des scènes patriotiques qui rappelèrent les grands jours de la première révolution. Le Gouvernement régla cette mobilisation, forma des bataillons de marche, et déclara que la France adopterait les enfants des citoyens morts pour la défense de la patrie. De grandes souscriptions s’organisèrent aussi pour la fonte de nouveaux canons, auxquels on donnait des noms patriotiques, et qui, une fois terminés et montés sur leurs affûts, étaient offerts avec enthousiasme au Gouvernement sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Un véritable élan national et belliqueux animait la population toute entière, déjà faite, on peut le dire, au bruit du canon qui ne cessait de retentir, car nos forts inquiétaient constamment les travaux de l’ennemi.

Le 15 novembre une dépêche par pigeon annonçant la victoire de Coulmiers et la prise d’Orléans par le général d’Aurelles de Paladines, vint nous prouver que le même élan animait la province. Cette dépêche était précédée de la proclamation suivante de M. Jules Favre :

« Mes chers concitoyens,

C’est avec une joie indicible que je porte à votre connaissance la bonne nouvelle que vous allez lire. Grâce à la valeur de nos soldats, la fortune nous revient ; votre courage la fixera. Bientôt nous allons donner la main à nos frères des départements et avec eux délivrer le sol de la patrie. »

Ces paroles firent comprendre à tous les esprits sensés la nécessité absolue, pour la délivrance de Paris, d’une action combinée des armées de province et de l’armée de la capitale. Ce plan s’imposait de lui-même, mais on ne s’en dissimulait pas les difficultés. La saison devenait rigoureuse ; les vivres jusques-là abondants devaient diminuer rapidement par la prolongation de la lutte. La viande fut strictement rationnée : le pain ne le fut pas et on eut à le regretter plus tard. On se hâta d’aller recueillir tous les légumes qui pouvaient se trouver dans les environs de Paris. C’était un curieux spectacle que de voir des femmes, des enfants, des vieillards revenir par toutes les portes avec tout ce qu’ils avaient pu encore ramasser dans les champs. Plusieurs bandes, dans lesquelles des maraudeurs de profession se mêlaient à beaucoup de pauvres gens très honnêtes, allaient faire leur récolte aux avant-postes, et jusques sous le feu de l’ennemi qui eut un jour le triste courage de tirer sur cette population malheureuse et inoffensive. L’autorité dut interdire ces sortes d’expéditions, d’ailleurs infructueuses, car toutes les terres avoisinant Paris n’étaient plus qu’un désert.


Élie entra dans une caverne et y passa la nuit. Ensuite la parole de l’Éternel lui fut adressée, et l’Éternel lui dit : Que fais-tu ici, Élie ?
Et il répondit : J’ai été extrêmement ému à jalousie pour l’Éternel, le Dieu des armées, parce que les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance ; ils ont démoli tes autels, et ils ont tué tes prophètes avec l’épée ; et je suis demeuré moi seul, et ils cherchent ma vie pour me l’ôter.
Et il lui dit : Sors et tiens-toi sur la montagne devant l’Éternel.
Et voici, l’Éternel passait et un grand vent et très impétueux qui fendait les montagnes et brisait les rochers, allait devant l’Éternel ; mais l’Éternel n’était pas dans le vent. Après le vent il se fit un tremblement ; mais l’Éternel n’était point dans ce tremblement. Après le tremblement venait un feu ; mais l’Éternel n’était point dans ce feu. Après le feu on entendit un son doux et subtil.
Et il arriva que sitôt qu’Élie l’eut entendu, il enveloppa son visage de son manteau et sortit et se tint à l’entrée de la caverne.

(1 Rois 19.9-13)

N’attendez pas de nous, mes frères, un commentaire proprement dit, une explication rigoureuse des paroles de notre texte. Nous approcher avec vous de cet illustre serviteur de Dieu courbé et presque fléchissant sous son fardeau comme nous plions sous le nôtre, essayer de saisir sous des emblèmes vagues et grandioses ce que le Seigneur veut dire à son prophète et ce qu’il veut nous dire à nous-mêmes, recueillir quelques-uns de ces germes de vie qui dorment dans les sillons de la parole éternelle jusqu’à ce que l’Esprit de Dieu, à l’heure de nos douleurs, les réveille et les fasse éclore pour le bien de nos âmes, voilà notre unique dessein en ce jour.

Les circonstances qui causent l’abattement d’Elie, nous sont bien connues. Après avoir été honoré des plus merveilleuses communications de la sagesse et de la puissance divines, après avoir vu s’opérer en sa faveur ou par ses mains les plus grands miracles, après avoir confondu sur le Carmel les prêtres de Baal et entendu son peuple, un moment égaré, s’écrier d’une commune voix : c’est l’Eternel qui est Dieu ! c’est l’Eternel qui est Dieu ! – le prophète assiste maintenant à l’une de ces réactions douloureuses qui viennent si souvent, ici-bas, entraver le règne de la vérité et de la justice. Jésabel emportée par l’impiété et par la colère, rétablit partout le culte des idoles, auxquels elle ramène au moins en apparence les Israélites frappés de terreur, et, pour venger la mort des faux prophètes, elle fait massacrer tous les prophètes du vrai Dieu. Elie seul échappe à sa fureur, mais elle tient l’épée suspendue sur sa tête, par cette parole menaçante : que les dieux me traitent avec la dernière rigueur si je ne te fais à toi-même ce que tu as fais aux prêtres de Baal ! Elie, troublé et abattu, s’enfuit au désert, et s’assied, loin de tout regard humain, sous un genévrier, s’abandonnant à l’amertume de ses pensées. Qu’est-ce qui le jette dans un découragement si profond ? Ce n’est pas le danger personnel qui le menace, ce n’est pas la frayeur de perdre cette vie d’un jour à laquelle il serait heureux d’échapper pour entrer dans le repos de son Dieu. C’est le spectacle de l’infidélité d’Israël si prompte et si générale, c’est la disparition des fidèles témoins du Seigneur, c’est la crainte que s’il meurt, le dernier appui de la cause de Dieu ne tombe avec lui ; c’est le triomphe inique d’Achab et de Jésabel ; c’est surtout cette pensée si amère pour un homme de l’ancienne alliance accoutumé à voir s’exécuter dans ce monde même les jugements de Dieu : « eh quoi ! l’Eternel voit toutes ces choses et les laisse tranquillement s’accomplir ! » Voilà ce que ne peut plus supporter l’âme du prophète. Il lui semble que le fil des dispensations divines se brise entre ses mains dans ce labyrinthe d’iniquités et de douleurs et que la Providence a fait place à l’aveugle hasard ! Alors sa vue se trouble, sa confiance l’abandonne, il veut fuir les hommes et le monde et n’aspire plus qu’à mourir : « c’est assez, ô Eternel ! retire maintenant mon âme, car je ne suis pas meilleur, que mes pères ! »

Quelle vie est exempte, de ces heures de défaillance et d’obscurité ? Plus un homme s’est voué à une noble et sainte cause, plus il est exposé, dans ce monde où la réalisation du bien rencontre tant de contradictions et de résistances, à passer par ces crises douloureuses. Sans rappeler d’autres exemples bibliques : un Jean-Baptiste, arrêté dans son ministère, jeté dans un cachot à cause de sa fidélité et là sentant un sombre nuage passer sur sa foi ; un saint Paul, qui avait été ravi au troisième ciel, aux prises avec une épreuve mystérieuse, souffrance et tentation tout ensemble, qu’il appelle une écharde dans sa chair et dont il demande en vain d’être délivré ; – combien d’hommes éminents dans les annales du règne de Dieu, ont connu l’amer découragement d’Elie !

Voici Luther – non pas au grand jour de Worms où le suprême danger change sa faiblesse en force et où les flots de la tempête, qui pourraient l’engloutir, relèvent si haut – mais dans les jours qui précèdent celui-là, lorsque ses meilleurs amis le dissuadent de se rendre à la diète, lorsqu’il s’avance seul vers le plus redoutable inconnu et qu’il répand toute son âme dans cette prière qui semble entrecoupée de sanglots : « Dieu Tout-Puissant ! Dieu éternel ! que le monde est terrible ! comme il ouvre la bouche pour m’engloutir ! et que j’ai peu de confiance en toi !…. ô toi, mon Dieu ! assiste-moi contre toute la sagesse du monde ! … Je n’ai ici rien à faire, je n’ai rien à débattre, moi, avec ces grands du monde ! moi aussi je voudrais couler des jours heureux et tranquilles…. Mais ma cause est la tienne…. O Dieu ! n’entends-tu pas ? …. Mon Dieu ! es-tu mort ? Non tu ne peux mourir ! Tu te caches seulement… Eh bien ! agis donc ô Dieu ! »b – Ou bien encore lorsque la querelle des Anabaptistes amène la guerre des paysans, couvre l’Allemagne de sang et de ruines, et menace de perdre la Réformation en la faisant dégénérer en révolte sociale. – Vous représentez-vous, ce qu’à dû ressentir alors l’âme de Luther, de tristesse, d’abattement, de mortelles angoisses, et ne l’entendez-vous pas s’écriant, comme Elie sous le genévrier ; c’est assez, ô Eternel ! relire maintenant mon âme !

bHistoire de la Réformation, par Merle-d’Aubigné, tome 2, p. 335 et 336.

Voyez Calvin, plus ferme peut-être que Luther, moins exposé aux alternatives d’exaltation et d’abattement, mais homme cependant et cachant sous un front d’airain une âme profonde qui a dû connaître, elle aussi, d’accablantes détresses ; voyez-le ce jour, par exemple, où n’ayant pu réussira faire adopter par le conseil ces ordonnances destinées à régler les mœurs en même temps que la foi, il refuse dans le temple de Saint-Pierre comme. Farel dans le temple de Saint-Gervais de donner la Cène le dimanche de Pâques et se fait bannir de Genève plutôt que de céder – et cet autre jour, où revenu dans son église qui l’a rappelée, mais revenu avec ses inflexibles ordonnances cette fois acceptées, il voit s’approcher insolemment de la table sainte les libertins qui les rejettent et s’écrie en couvrant de ses mains les symboles sacrés : « Vous pouvez couper ces mains, briser ces membres. Mon sang est à vous ; versez-le…. Mais vous ne me forcerez jamais à donner les choses saintes aux profanesc ! » – Ah ! si nous avions vu le grand réformateur, non pas à cette heure ardente de la bataille, où plus rien ne peut l’arrêter, mais la veille, dans la solitude de son cabinet, se préparant par la prière à toutes les amertumes et à toutes les conséquences de la lutte, nous l’aurions trouvé, n’en doutons pas, gémissant, éperdu, tenté de se soustraire à son accablant fardeau et s’écriant comme Elie : c’est assez, ô Eternel ! retire maintenant mon âme !

cCalvin, sa vie et ses écrits, par Bungener, p. 338.

Voici maintenant Lincoln, le second libérateur de l’Amérique. Arraché à son obscurité pour être placé à la tête de son pays, au moment où se prépare cette guerre douloureuse entre toutes, qui arme l’une contre l’autre les deux moitiés de sa belle patrie, et qui doit coûter un million d’hommes, il nous laisse déjà voir les tristesses de son âme lorsqu’il dit aux habitants de sa modeste résidence de Springfield : « Le devoir qui pèse sur moi est le plus lourd qui ait pesé sur les épaules d’aucun homme depuis les jours de Washington. » Et que sera-ce lorsqu’il verra l’armée du Nord, c’est-à-dire la cause de l’affranchissement des noirs, commencer par être vaincue dans une série de défaites ? Que sera-ce lorsqu’il aura à combattre, dans son propre parti, l’opposition acharnée tantôt des hommes trop ardents qui veulent l’émancipation immédiate, tantôt des hommes trop timides qui proposent de lâches compromis ? Que sera-ce lorsqu’à l’immense douleur publique qui déchire son cœur viendra s’ajouter le deuil d’un fils bien-aimé ?…. Oh ! combien de fois cette nature si forte et pourtant si sensible, n’aura-t-elle pas été brisée sous le poids du découragement ! Que de fois, cet homme qui faisait de la Bible sa nourriture, n’aura-t-il pas laissé échapper la plainte douloureuse du prophète : c’est assez, ô Eternel ! retire maintenant mon âme !

J’en viens à nous-mêmes, mes frères. Pouvons-nous nous étonner d’avoir senti, dans notre grande épreuve nationale, de semblables langueurs nous atteindre ? Vous souvenez-vous du frisson douloureux qui saisit la France à la nouvelle de nos premiers revers ? Mais chacun se disait : la victoire, va nous revenir… Hélas ! un nouveau désastre vint détruire cette illusion : il s’appelait Sedan, un troisième devait fondre sur nous : il s’appelait Metz. Au même moment, l’émeute nous menace, et nous nous demandons, dans une nuit sinistre, si nous ne nous réveillerons pas dans l’anarchie et dans le sang ! La lueur d’un armistice brille dans nos ténèbres, mais elle s’éteint bientôt. Et aujourd’hui, quelle perplexité cruelle ! Faut-il après un récent et douloureux insuccès, tenter encore de briser le cercle de fer qui nous étreint ? Mais quel profit retirerons-nous de cette hécatombe ? Faut-il attendre un secours du dehors ? Mais le temps presse et le spectre de la famine se montre à l’horizon !

Ah ! mes frères, qui de nous peut se défendre d’un amer découragement ? Nous sommes seuls, comme Elie. L’Europe nous voit souffrir et nous abandonne. La Providence elle-même semble nous abandonner. Nous défendons notre sol, cette défense n’est-elle pas sacrée ? En repoussant l’invasion, ne repoussons-nous pas la violence et l’injustice ? Ne vengeons-nous pas, avec notre droit, le droit européen, le droit universel ? Et cependant Dieu ne nous tend pas la main, Dieu ne bénit aucun de nos efforts…. Oh ! quelle épreuve, non seulement pour le patriotisme, mais pour la foi ! Quel trouble, et quel accablement ! Souvent, en posant sur notre oreiller notre tête brûlante et fatiguée, nous voudrions ne plus nous réveiller. Et nous envions le sort de ces braves qui, tombés dans les premiers combats, sont morts du moins avec une invincible espérance dans le relèvement de nos armes et de notre patrie !…

Retournons au désert, mes frères, et nous en rapporterons des impressions meilleures. Après avoir été témoins des détresses du prophète, nous verrons comment un Dieu fidèle l’assiste et le console. Avant tout Elie, si découragé qu’il soit, porte à Dieu son découragement. S’il s’est retiré au désert, c’est peut-être pour se dérober à une tâche trop lourde, mais c’est aussi pour chercher la présence divine. Et cette présence ne lui fait pas défaut. L’Éternel va lui parler, sur le mont Horeb, par les plus augustes symboles.

Tout-à coup les cieux et la terre s’obscurcissent. Un vent impétueux se lève, amoncelant de sombres nuages, fendant les montagnes et brisant les rochers… Mais Dieu n’était pas dans ce vent.

Un phénomène plus effrayant succède à l’orage. Une commotion souterraine ébranle le sol…. Mais l’Eternel n’était pas dans ce tremblement.

Après cette épouvantable secousse, un incendie s’allume et couvre toute la contrée de flammes ardentes et d’une sombre fumée, comme ferait l’éruption d’un volcan…. Mais l’Eternel n’était pas dans ce feu.

Bientôt après, tout rentre dans le calme, le vent se tait, le sol se raffermit, l’incendie s’éteint, la nature semble renaître du sein de l’orage, purifiée et rajeunie ; et à travers l’espace silencieux, un son doux et subtil, un ineffable murmure parvient seul à l’oreille du prophète. Elie, délivré de toutes ses terreurs, sort de la caverne en couvrant son visage de son manteau, pour ne pas voir celui qu’un pécheur ne peut voir sans mourir et il se recueille devant cette dernière et douce manifestation de Dieu dont il cherche à comprendre le sens….

Que comprend-il, mes frères ? Nous ne prétendons pas lire à coup sûr dans les profondeurs de ce mystère, ni dans les profondeurs de l’âme d’Élie. Mais il nous semble qu’un triple enseignement se dégage pour lui des obscurités de cette scène.

Tout d’abord, Dieu a fait cesser l’amère solitude de son prophète. Elie, tu t’es approché de Dieu, et aussitôt il s’est approché de toi. Ton peuple peut t’abandonner, les compagnons fidèles de ton œuvre peuvent t’être ravis ; mais Dieu te reste, toujours prêt à écouter ta prière et à te tendre la main.

Elie, apprends encore que l’Eternel règne. Il n’a pas plus abandonné les rênes du monde, qu’il n’a délaissé le soin de ta vie. Comme il vient de déployer son pouvoir au sein de la nature, il le déploiera, quand il en sera temps, au milieu des nations. L’as-tu vu déchaîner en un instant un vent de tempête ?…. C’est ainsi qu’il peut balayer les vains desseins des hommes. L’as-tu vu faire trembler la terre ?…. C’est ainsi qu’il peut ébranler les trônes de ses ennemis. Et de ces mêmes flammes dont il vient d’épouvanter tes regards, il peut consumer comme du chaume l’œuvre du méchant… N’aie donc point de souci au sujet des droits de Dieu et de sa puissance. Voici, la justice marche devant lui et il la mettra partout où il passera. (Psaumes 85.14).

Mais, ô Élie ! cette justice de Dieu que tu appelles ne te fait-elle pas trembler ? Si elle s’exerce seule sur la terre, que deviendra ce monde, que deviendra ton peuple, que deviendras-tu toi-même ?… N’as-tu pas besoin de la grâce et de la miséricorde de ton Dieu ? Ecoute et viens en recueillir les précieux témoignages. La tempête, le tremblement de terre, les flammes de feu, ces signes de colère, sont sans doute des manifestations de l’Éternel, mais ils ne sont pas l’expression même de son essence. Son essence c’est l’amour dont le son doux et subtil parvient à ton oreille. Tu avais dit comme Moïse, sur ces mêmes sommets de l’Horeb : Eternel fais-moi voir ta gloire ! Et l’Eternel t’a répondu comme à Moïse : Je ferai passer devant moi toute ma bonté !

Tel est, autant qu’il nous est donné de le comprendre, le langage que Dieu fait entendre à Élie par ces solennels emblèmes. Au terme de cette scène, la vision de l’éternelle miséricorde, la vision des temps messianiques, la vision des félicités célestes passe devant lui. Et ses ténèbres s’illuminent, son cœur se dilate, sa poitrine respire, et le sombre découragement qui l’accable fait place à la confiance, à la paix, à l’amour !

Il nous semble, mes frères, que cette page de l’histoire du prophète a dû être en grande consolation à ces héros de la foi dont nous avons retracé les abattements. Aux heures les plus désespérées, lorsque se sentant écrasés sous leur fardeau ils n’aspiraient qu’à quitter la vie, ils ont été porter à Dieu leur âme meurtrie, et sur le Calvaire, plus lumineux que l’Horeb, ils se sont écriés avec le divin maître : Je ne suis pas seul, car le Père est avec moi. Du fond de leur solitude visitée par les consolations d’un Dieu sauveur, le monde leur est apparu comme un théâtre incessant de désordre, de bouleversement et de tempête. Après un premier mouvement de surprise et de trouble, ils se sont souvenus que telle est la loi de la vie ; que dans un monde de péché, la vérité et la justice doivent se frayer à travers mille obstacles une route lente et douloureuse ; que le monde contredit l’Évangile comme l’évangile contredit le monde, et que Jésus-Christ, l’homme de douleur et le roi pacifique, a laisser tomber de ses lèvres cette mystérieuse sentence ; Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée. Alors ils ont reconnu dans les phases les plus amères de la lutte l’accomplissement du plan de Dieu, dans les passions humaines qui se déchaînent et dans les jugements qui les frappent la préparation laborieuse mais efficace du règne de Jésus-Christ qui est justice, paix et joie par le Saint-Esprit. Et ils se sont dit à eux-mêmes avec un ineffable soulagement : Encore un peu de temps, et celui qui doit venir viendra et il ne tardera point. Encore les fatigues, les contradictions, les souffrances, mais la bénédiction en sortira. Et plus la semence aura été arrosée de larmes, plus la moisson sera riche et accompagnée de chants de triomphe. Non, le dernier mot de Dieu n’est pas la colère et le châtiment, mais l’amour, la consolation et la délivrance, car le Fils de l’homme n’est pas venu dans le monde pour condamner le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. Voilà la perspective certaine que ces fidèles serviteurs de-Dieu ont saluée au-delà des tristesses de l’heure présente. Voilà la scène paisible qui leur est apparue, comme aux yeux du prophète, au-delà des bouleversements dont ils ont été témoins. Voilà le son doux et subtil qui, après la tempête et quelquefois pendant la tempête elle-même, est venu rafraîchir et consoler leur âme.

Luther a la joie de voir sa sainte cause dégagée d’une confusion funeste. La révolte des paysans est réprimée et la réformation poursuit sa marche triomphante. La première venait des hommes, la seconde venait de Dieu. De nouveaux combats, de nouvelles amertumes attendent le réformateur ; mais lorsque nous le retrouvons à son foyer paisible, entouré de sa femme et de ses enfants, parant avec eux un arbre de Noël et chantant à son Dieu d’harmonieux cantiques, ne nous semble-t-il pas entendre le souffle de l’Horeb passer doucement sur cette existence agitée ?

Calvin lui-même, dont la vie entière a été secouée par une tempête permanente, nous laisse voir dans les replis intérieurs de son âme la trace discrète des affections de la famille et des épanchements de l’amitiéd, et ces joies humaines, rapides et clairsemées, se mêlent avec charme à la joie austère d’avoir créé, à travers les luttes les plus douloureuses, par la puissance de son génie, l’énergie de sa foi, et la fermeté indomptable de son caractère, une Sparte chrétienne qui a été pour l’Europe et pour le monde un foyer de lumière, de liberté, et de mâles vertus.

dRécits du seizième siècle, par Jules Bonnet. – Les amitiés de Calvin.

Et vous, Lincoln, quel soulagement ne vous ont pas apporté, dans vos heures les plus sombres, le dévouement absolu de vos nobles compagnons d’œuvre la sympathie de tous les cœurs chrétiens, l’approbation de votre conscience et cette vieille bible toujours ouverte à votre foyer si modeste dans sa gloire ! Mais surtout quelle indicible joie a dû inonder votre cœur lorsqu’il vous a été donné de voir vos armées victorieuses, votre cause gagnée, votre patrie purifiée de la lèpre de l’esclavage !…. Et si, par une dernière réaction de l’esprit des ténèbres, votre grande vie devait tomber sous la balle d’un assassin, ah ! vos regards mourants ont pu contempler là haut les splendeurs du ciel, ici-bas l’affranchissement de quatre millions de créatures humaines !

Mes frères, que ces exemples nous fortifient dans cette période d’angoisses, et que la vision de l’Horeb nous apporte toutes les consolations dont nos âmes ont besoin. Nous sommes seuls, le vide et le désert se font autour de nous, mais l’Éternel Dieu nous demeure. Quand fut-il plus près de notre peuple ? Quand notre peuple fut-il plus près de lui ? Nous nous sentons sous sa main puissante, nous savons qu’il est à l’œuvre dans les grands événements qui s’accomplissent ; nous savons qu’à travers nos épreuves et nos humiliations, à travers la déroute de nos plans et de nos calculs, ses desseins à notre égard se poursuivent et que ces desseins sont ceux de la sagesse et de l’amour.

Il est vrai que jusqu’à cette heure, c’est la sévérité de Dieu qui seule apparaît tandis que la bonté se voile à nos regards. Nous en sommes aux premières visions du prophète ; nous ne voyons que la tempête, le tremblement de terre, le feu consumant…. Mais ce ne sont là que de passagers phénomènes : c’est le chaos tumultueux d’où va surgir une création nouvelle ; ce sont ces vallées qui se comblent, ces montagnes qui s’abaissent, ces lieux tortueux qui se redressent pour préparer le chemin du Seigneur ; ce sont ces jugements et ces terreurs, qui, dans un monde de péché, marchent devant Dieu, mais qui ne sont pas lui. Et voici l’Eternel passait… mais il n’était pas dans ce vent… il n’était pas dans ce tremblement… il n’était pas dans ce feu. Non, disons-le bien haut, l’Éternel n’est pas dans cette guerre impie qui désole nos contrées. Il la permet sans doute comme un terrible jugement pour réveiller une nation, pour faire tomber un pouvoir égaré, pour jeter tout un peuple dans un creuset brûlant et salutaire. Mais la guerre n’est pas une volonté directe de Dieu, elle est la contradiction de sa sagesse, elle est la négation de son amour. Non il n’est pas selon la volonté de Dieu que deux nations s’entretuent, que le génie de deux peuples s’épuise dans une émulation infernale à qui entassera le plus de ruines et versera le plus de sang. Non il n’est pas selon la volonté de Dieu qu’une balle meurtrière anéantisse en un instant une existence utile, ou la condamne à s’éteindre sur un lit d’ambulance après de lentes tortures. Oh ! la guerre est horrible, et il faut toute la puissance de ces mots : patrie, honneur pour voiler même un instant sa face hideuse ! La volonté de Dieu, c’est ce qui est conforme à son essence éternelle, c’est la bonté, l’amour, la miséricorde passant de son cœur dans le nôtre, c’est la transformation de la société terrestre à l’image de la cité céleste, c’est le respect de la personne et de la vie humaine, c’est la conservation et non la destruction, c’est l’harmonie, c’est la charité, c’est la paix ! Ah ! demandons à Dieu cette paix qui est selon sa volonté… Elle viendra, mes frères, quand l’humiliation aura été assez générale et assez sérieuse, quand la purification aura été assez profonde, quand le châtiment aura vraiment porté ses fruits ! Ah ! que l’ardeur de nos prières la fasse bientôt descendre sur notre patrie en deuil ! et qu’en réponse à nos voix gémissantes, le son doux et subtil vienne enfin jusqu’à nous de la montagne de Dieu !

Mais en attendant cette heure bénie, qu’une autre paix, la paix avec Dieu, soit le partage de nos âmes. Cette paix, elle naît aussi du sein de l’orage, l’orage de la rédemption en Golgotha, l’orage de la conversion dans les profondeurs de l’âme repentante !

Cherche cette paix et la poursuis, toi qui ne la connais point encore ! Cherche-la, toi qui l’as trouvée et peut-être perdue au milieu des agitations de la terre ! Et que son doux murmure au fond de nos cœurs, soit le prélude de cette riche et sublime harmonie dont les hymnes nous attendent sur les hauteurs de l’Horeb céleste !

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