Le siège de Paris

Un émouvant renouvellement de l’année

Discours prononcé au temple du Saint-Esprit
le 15 janvier 1871


Le mardi 27 décembre, centième jour du siège, commença le bombardement de la capitale. Dès le début de l’investissement, on s’était attendu à ce procédé brutal de l’armée assiégeante. Aussi dans toutes nos maisons, par ordre de l’autorité, des précautions avaient été prises contre l’incendie : à chaque, étage on voyait des tonneaux remplis d’eau, et dans chaque cour un monceau de sable. Cent jours s’écoulèrent sans qu’on eût besoin de recourir à ces moyens de secours et la crainte du bombardement avait disparu. Paris faisait aux Prussiens l’honneur de croire qu’ils ne le bombarderaient pas.

Cette illusion se dissipa dans les derniers jours de l’année ; mais, contrairement aux prévisions de l’ennemi, il n’en résulta pour les Parisiens qu’un redoublement de fermeté et d’ardeur. Enfin, se dirent-ils, l’ennemi démasque ses batteries ; et ils en conclurent que notre résistance le fatiguait et que peut-être l’approche de nos armées de province le forçait à tenter une épreuve suprême.

Les terribles canons Krupp ouvrirent d’abord leur feu sur les forts de l’Est, Noisy, Rosny, Nogent, et sur le plateau d’Avron, l’une de nos positions avancées. Les forts firent bonne contenance contre plusieurs milliers de projectiles ; mais le plateau d’Avron, entièrement découvert et n’offrant à nos soldats, en dehors des tranchées de campagne, aucun abri naturel, dut être abandonné. Pendant toute une journée il avait été labouré par le tir de huit batteries convergentes ; les 74 pièces dont il était armé en furent ramenées pendant la nuit, au prix des plus grandes fatigues, à travers les plus grands périls, sans que nos pertes en hommes fussent trop considérables.

Des forts de l’Est l’attaque se porta avec fureur contre les forts du Sud, Bicêtre, Montrouge, Issy, Vanves. Dans cette région, les projectiles ennemis dépassèrent bientôt les forts, atteignirent le mur d’enceinte et commencèrent à tomber dans la ville. Les quartiers de Vaugirard, du Luxembourg, du faubourg Saint-Jacques, de Grenelle et du Jardin des Plantes eurent beaucoup à souffrir. Il devint évident que l’ennemi en voulait à la population civile et cherchait à la terrifier. Du 8 au 13 janvier le bombardement fit 189 victimes : 51 tués, 138 blessés : parmi les morts on citait deux pauvres petites filles tuées dans leur lit par un obus prussien, rue Victor-Cousin, et quelques jeunes garçons de la maison des frères de Saint-Nicolas. Les établissements hospitaliers ne furent point épargnés : l’Enfant-Jésus, Necker, la Pitié, la Salpêtrière, le Val-de-Grâce. Ce dernier, surmonté d’un dôme grandiose, semblait servir d’objectif aux batteries allemandes : aussi le général Trochu fit-il savoir aux chefs de l’armée Prussienne qu’il allait y faire transporter les blessés Allemands et depuis lors les obus cessèrent de s’égarer de ce côté. Les monuments consacrés au culte, à l’art et à la science ne furent pas respectés davantage. Le Panthéon, l’École de Droit, l’École des Mines, les magnifiques serres du Jardin des Plantes, St-Etienne-du-Mont, St-Sulpice, la Sorbonne, reçurent des obus. La chapelle protestante de la rue Madame, le temple de Plaisance et la petite église de la rue Tourne-fort où nos frères Luthériens font tant de bien aux Allemands, furent également atteints. Quand de tels faits seront connus en Prusse et examinés de sang-froid, je m’assure que la nation en éprouvera autant de regret que de honte ! La protestation de tous les membres du corps diplomatique contre un bombardement commencé sans avertissement préalable, restera comme l’anathème du monde entier sur ces actes d’une barbarie inutile et odieuse ! Et la population de Paris ne pourra jamais oublier le navrant spectacle des habitants de la rive gauche venant chercher un asile dans le centre de la ville et emportant leur modeste mobilier sur des voitures à bras, tandis qu’un grand nombre de leurs voisins se refusaient à quitter leurs demeures et s’établissaient dans les caves.

Pendant que cet ouragan de fer et de feu pleuvait sur notre cité, des souffrances de toute sorte l’accablaient. – C’était le froid toujours plus intense, et le combustible toujours plus rare : on enlevait pendant la nuit toutes les palissades en planches qui se trouvaient dans plusieurs quartiers ; le gouvernement se décida à ordonner des coupes considérables, soit dans les bois de Boulogne et de Vincennes, soit dans les avenues et les promenades publiques. – C’était la privation croissante des denrées de première nécessité : tandis que quelques privilégiés achetaient à des prix exorbitants ce qui pouvait encore rester à Paris de volailles, de viandes conservées, ou se procuraient, dans une boucherie anglaise, les produits excentriques du jardin d’acclimatation, de la viande d’antilope, d’ours, de chameau, d’éléphant, la presque unanimité de la population en était réduite à de maigres rations de viande de cheval et à du pain de plus en plus noir, mélangé de riz et d’avoine. – C’était surtout la grande souffrance morale de la privation de nouvelles. Les pigeons, engourdis par la gelée, n’arrivaient plus. Quelques journaux anglais parvenaient seuls à Paris et ne contenaient que des bruits contradictoires sur les succès ou les revers, l’éloignement ou le rapprochement de nos armées de province.

On devine ce que fut la fête du jour de l’an pour Paris assiégé. Plus d’étalages splendides sous les vitrines des magasins, plus d’équipages sillonnant les boulevards et les rues, plus de visages d’enfants tout rayonnants à la pensée de leurs étrennes. Il n’y eut pas d’étrennes le premier janvier 1871 ; il n’y eut au fond des cœurs que tristesse, deuil, angoisse,… et pourtant calme, résignation, et même, au sein de tous nos malheurs, je ne sais quel rayon d’invincible espérance qui nous soutenait toujours.


« Mais voici ce que je dis, mes frères : c’est que le temps est court désormais. Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient point ; ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient point ; ceux qui sont dans la joie comme s’ils n’étaient point dans la joie ; ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient rien ; et ceux qui usent de ce monde comme s’ils n’en usaient point ; car la figure de ce monde passe. »

(1 Corinthiens 7.29-31)

Saint Paul écrivait ces paroles aux fidèles de Corinthe, au moment où les premiers éclairs de l’orage sillonnaient le ciel de l’Église, et où les manifestations hostiles qui s’étaient produites à Corinthe même, à Éphèse, à Philippes, à Lystre, étaient le prélude de la persécution générale et implacable que l’empire romain, gouverné par les Néron et les Domitien, allait diriger contre les disciples du Christ. Aussi les paroles de l’apôtre, vraies dans le fond et pour tous les temps, sont-elles marquées d’une sévérité d’accent évidemment dictée par des circonstances pleines d’incertitude et de péril. « Le temps, est court désormais. Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient point ; ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient point ; ceux qui sont dans la joie comme s’ils n’étaient pas dans la joie ; ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient rien ; et ceux qui usent de ce monde comme s’ils n’en usaient point, car la figure de ce monde passe. »

Il me semble, mes frères, que ces graves pensées, avec le ton austère et pressant dont saint Paul les énonce, sont particulièrement conformes à la situation de notre patrie et à l’état de nos esprits, dans cet émouvant renouvellement d’année. Je m’assure qu’à cette heure et dans ce temple vous ne voudriez pas entendre autre chose que ces virils accents sur la brièveté du temps, sur le caractère mouvant et fugitif de la scène de ce monde, et sur le détachement de toutes les choses terrestres que nos âmes doivent apprendre à cette rude école !

Le temps est court désormais. Il l’est toujours, même à ne considérer que notre tâche terrestre toujours si sérieuse, si difficile, si compliquée. Acquérir ce degré d’instruction dont ne peut se passer aucune intelligence humaine, étudier la moindre science, cultiver un art avec quelque succès, se former à l’exercice d’une profession, fournir honorablement une carrière, élever une famille, servir son pays, être utile à ses frères, faire quelque bien, soulager quelques souffrances ; quel ensemble de grands devoirs et quelle multiplicité de petites obligations ! Le temps paraît bien court à qui veut les remplir. Comme les jours, les mois, les années s’écoulent avec rapidité, féconds en projets, pauvres en résultats ! Et comme il faut s’ingénier, faire effort, pour étendre en tous sens et pour couvrir, non d’une broderie légère et capricieuse, mais d’un travail consciencieux et durable « cette étoffe étroite dont la vie est faite ! »

Le temps est court désormais. Il l’est plus encore, si nous considérons notre vocation céleste ; car l’homme ne tient pas tout entier dans ce faible espace qui sépare le berceau de la tombe. Par son corps il relève de la terre, par son âme il relève du ciel. Sa fin réelle est de s’unir à Dieu, de lui rattacher sa vie, et de marcher vers une éternité de sainteté et de gloire à travers l’accomplissement de sa tâche terrestre. Pour réaliser cette destinée supérieure, Dieu lui-même lui tend la main. Il lui a donné une révélation, la Bible, comme son itinéraire vers le royaume des Cieux. Il lui a donné son Fils, Parole éternelle faite chair, pour réconcilier l’humanité avec la divinité, et pour verser dans l’âme rachetée une vie nouvelle et sainte. Répondre à ce Dieu qui le cherche, saisir cette main qu’il lui tend, le rencontrer dans le mystérieux embrassement de la foi, et désormais l’aimer, le suivre, lui soumettre et lui consacrer tout son être, se transformer à son image pour habiter un jour dans ses tabernacles, tailler en un mot dans le bloc grossier de la nature déchue, cette colonne de marbre sans tache qui, à l’heure de la mort, sera transportée dans le temple de Dieu et n’en sortira plus, voilà la vocation céleste de l’homme. Ah ! pour cette œuvre si noble et si grande, est-ce trop de toute une vie ? Quoi ! dans ces années fugitives, préparer une éternité ! Dépouiller le vieil homme et revêtir l’homme nouveau ! A travers tant de soins et d’agitations terrestres, cultiver, agrandir, régénérer son âme, quelle tâche immense ! Combien, pour l’accomplir, chaque heure est précieuse ! Combien la moindre perte de temps est criminelle ! N’y a-t-il pas douze heures au jour ! disait Jésus, le semeur infatigable ; la nuit vient dans laquelle nul ne peut travailler…

Le temps est court désormais. Il semble qu’aux jours sinistres où nous sommes, il se hâte, il se précipite encore dans sa fuite, comme ces fleuves d’Amérique qui, après avoir roulé majestueusement leurs eaux sur une surface unie, rencontrent tout à coup des pentes abruptes et deviennent ces rapides sur lesquels l’Indien lance sa pirogue audacieuse. Nous sommes arrivés à l’un de ces rapides. La vie humaine, menacée par tant de causes, s’abrège et s’écoule de toutes parts. Tandis que des milliers tombent sur les champs de bataille, d’autres milliers succombent sous l’étreinte de la maladie, du froid, de la misère et de la faim. Jamais la mort n’a emporté du milieu de nous une moisson plus effrayante !

Le temps est court désormais. Ces paroles sont vraies enfin pour l’heure actuelle de la crise que traverse notre patrie. Le grand drame, où se jouent les destinées de la France se hâte vers son dénouement. Si, jusqu’à ce jour, notre vie d’assiégés nous paraissait languissante, monotone, tournant en quelque sorte sur elle-même dans son cercle fatal, il n’en peut plus être de même aujourd’hui. Les événements se pressent, les péripéties inattendues vont se produire ; car d’une part l’ennemi déploie ses dernières ressources, en faisant pleuvoir sur nous un déluge de fer et de feu qui ne respecte ni une population inoffensive, ni les asiles consacrés à la science et à la charité, ni les monuments de la civilisation et des arts ; et d’autre part, la flamme d’un patriotisme exaspéré va pousser les enfants de notre nation aux résolutions suprêmes…

Le temps est court désormais. Eh bien ! tandis qu’il fuit si rapidement sous nos pas agités, arrêtons-nous un instant pour regarder en face cette année qu’il vient d’entraîner dans ses abîmes, et pour recueillir les souvenirs qu’elle nous laisse. Ces souvenirs, je les vois tragiquement résumés dans la seconde parole de l’apôtre : La figure de ce monde passe.

Aux premiers jours de 1870, tous les regards se portaient au-delà des Alpes, et tous les esprits suivaient avec un intérêt passionné la question brûlante qui se débattait à Rome, question bien étrange et bien bizarre, mais grande par les intérêts d’une vaste Église qui s’y trouvaient engagés. Le catholicisme, entraîné par une logique inexorable, s’avançait jusqu’au bout de son principe, et songeait à poser un dernier couronnement sur cet édifice d’usurpation qui s’appelle la papauté. Les peuples étaient justement préoccupés de ce défi audacieux jeté tout ensemble à la raison et à la foi, et des conséquences que pouvait entraîner, pour la politique européenne, l’introduction officielle d’un dogme en flagrant désaccord avec toutes les conquêtes de l’esprit moderne. La France avait particulièrement à se demander si elle pouvait continuer à soutenir, par la présence de ses armées, un pouvoir qui s’égarait à de telles extrémités. La discussion se poursuivait, au sein de la ville éternelle, dans des conditions de partialité, d’oppression et de violence qui rendaient le concile du xixe siècle infiniment moins libre que ce concile de Nicée, sur lequel un empereur, à moitié païen, avait jeté un pan de sa pourpre. Il était visible que, malgré les voix courageuses qui défendaient à Rome même, en Allemagne, en Hongrie, en France, les derniers restes des libertés de l’Église et de l’épiscopat, une majorité intolérante allait l’emporter et consacrer, sous le nom d’infaillibilité, une des plus prodigieuses aberrations de l’esprit humain et de la conscience religieuse…

Sur ces entrefaites, l’intérêt de l’Europe était entraîné dans une tout autre direction. La formule du nouveau dogme, avec son cortège d’anathèmes, passa comme inaperçue. Notre armée fut rappelée, une occupation de vingt ans cessa comme d’elle-même, et quelques mois plus tard le roi d’Italie pouvait entrer sans obstacle dans cette capitale qui semblait lui être interdite à jamais. Ainsi se résolvait d’une manière inattendue cette énigme obstinée qu’on appelait la question romaine. Ainsi tombait ce pouvoir temporel qui, depuis Pépin et Charlemagne, était le patrimoine compromettant de l’Église, l’embarras de l’Europe et du monde. Et nous, Chrétiens évangéliques, nous bénissions Dieu qui dispose à son gré des événements et des instruments humains, de ce que la liberté religieuse pénétrait enfin jusque dans cette terre de servitude qui l’avait toujours repoussée, et il nous semblait voir, par une réparation glorieuse, le grand apôtre rentrant libre dans cette ville de Rome où Néron l’avait jeté dans les fers, et où sa pensée avait été retenue captive pendant des siècles ! Qui ne s’écrierait, en présence d’une révolution si profonde accomplie instantanément à la faveur d’une diversion imprévue : La figure de ce monde passe !

Que se passait-il dans notre pays au début de cette même année, dont nous n’oublierons jamais le douloureux millésime ? Elle s’ouvrait par un changement politique à l’intérieur. Ce changement avait une telle importance qu’on l’appelait une révolution pacifique. Les représentants des plus regrettables traditions d’un régime despotique faisaient place à des hommes nouveaux, qui semblaient inaugurer une ère vraiment libérale. Quel esprit éclairé, quel cœur généreux n’aurait pas souri à ces heureuses perspectives ! Le programme nouveau paraissait se réaliser peu à peu, lorsqu’on en demanda la ratification à la nation tout entière. Malgré plus d’une hésitation, plus d’une inquiétude, plus d’un point noir à l’horizon, notre peuple consacra, par un important suffrage, ce qui lui semblait un progrès assuré. Que voulez-vous ? Il croyait à la loyauté de ses chefs ; il s’imaginait voter pour la paix, pour l’ordre et pour la liberté… On le trompa cyniquement et on le jeta, avec un cœur léger, dans tous les hasards ou plutôt dans les calamités certaines d’une guerre colossale et insensée !… Vous savez le reste. Après trente jours de foudroyants désastres, ce pouvoir tombait de lui-même dans l’abîme où il avait failli entraîner la France, et un nouveau gouvernement né de nos désastres, sans effusion de sang, venait nous rendre quelque espoir… En voyant s’évanouir cette cour brillante, finir ces institutions qu’on croyait avoir raffermies, s’envoler ces aigles qui couronnaient tous nos édifices ; tandis que renaissait la forme de gouvernement la plus large, la plus belle et la plus pure si nous savons nous serrer tous autour d’elle et la servir avec un dévouement sincère ; tandis que nous relisions sur nos monuments cette triple inscription qui, à la lueur de tant d’orages, y avait été tour à gravée, effacée et rétablie… nous ne trouvions, pour exprimer nos étonnements, que la sentence de l’apôtre : La figure de ce monde passe.

Hélas ! elle disparaissait aussi cette armée, notre gloire, notre orgueil, dont nous avions si souvent admiré la tenue martiale… Cherchez-la aujourd’hui… Elle est ensevelie dans les champs de Wissenbourg, de Forbach, de Reischoffen, de Sedan, ou bien elle s’en est allée, après une capitulation douloureuse, défiler sous la curiosité insultante de l’étranger. Ce qui restait encore de ses bataillons décimés luttait avec vaillance dans une place réputée imprenable, en attendant de subir une seconde reddition, après laquelle l’orgueilleux vainqueur disait à ses soldats : « Nous assistons aujourd’hui à la chute de la puissance militaire de la France. » Parole hautaine qu’une armée nouvelle, sortie des entrailles d’une France nouvelle, pourra seule démentir. La figure de ce monde passe ! – Et nos pauvres provinces, envahies du Rhin à la Loire ! Ces champs ravagés, ces récoltes anéanties, ces villages incendiés et disparus, ces villes couvertes de ruines, ces lieux naguère si fertiles, si vivants et si beaux, aujourd’hui changés en déserts ! La figure de ce monde passe ! – Et notre grande cité, centre brillant du monde, aujourd’hui séparée, non seulement du monde, de l’Europe, de la France, mais de ses environs les plus immédiats !… Plus de luxe, plus de fêtes, plus de joyeux tumulte, plus de déploiement de toutes les élégances terrestres à travers ses boulevards splendides… mais une population qui souffre et se résigne, circulant sans bruit dans ses rues ; partout les aspects sévères de la guerre, depuis nos promenades publiques servant de camps à nos soldats jusqu’à nos monuments surmontés de la bannière qui les transforme en asile de la douleur… et la perspective d’une ruine suprême, ne pouvant être conjurée que par celle d’un effort gigantesque, plus sanglant que jamais, qui, associé à l’élan suprême de nos provinces, fera seul reculer notre formidable envahisseur ! La figure ce ce monde passe ! – Et nos foyers, et nos familles ! C’étaient l’an dernier, à pareil jour, de douces réunions domestiques, des échanges affectueux de vœux et de tendresses… Aujourd’hui, quel contraste ! La dispersion, l’absence, l’interruption des rapports, l’inquiétude mutuelle des membres épars de la famille. Et, sans parler des changements dans les positions ou dans les fortunes, quelles surprises nous attendent au terme de cette période de troubles et de douleurs ! Ah ! lorsque le rideau se lèvera sur tant de scènes inconnues, que verrons-nous ? qu’apprendrons-nous ? Combien d’êtres chéris manqueront à l’appel ! Combien d’épouses et de mères n’embrasseront plus celui dont elles s’étaient séparées avec tant de larmes, tombé, brillant officier ou soldat obscur, sur l’affreux champ de mort ! O cruelles vicissitudes, affections brisées, riants foyers voilés d’un crêpe funèbre !… La figure de ce monde passe !

Quelle leçon recueillerons-nous, mes frères, de cette brièveté du temps et de l’extrême mobilité de tout ce qui se succède, comme une décoration fugitive, sur son théâtre rapide ? C’est qu’il faut détacher nos cœurs des choses qui passent et les attacher à celles qui ne passent point. Tel est le dernier mot de l’apôtre : « Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient point, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient point, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient rien, ceux qui usent de ce monde comme s’ils rien usaient point. »

Ces paroles s’accomplissent à la lettre pour nous, dans un sens de nécessité. Depuis six mois, la vie ordinaire est suspendue ; – la vie du monde : comment y aurait-il place, même chez les plus légers, pour la vanité et la dissipation ? – la vie des affaires : plus de mouvement, plus d’opérations, les comptoirs sont fermés, l’activité commerciale est arrêtée ; – la vie de société : où trouver la liberté d’esprit nécessaire pour ces réunions intimes dans lesquelles l’esprit et le cœur s’épanchent à l’aise ? – la vie de famille : comment en savourer les joies, lorsqu’aucune d’elles n’est exempte d’inquiétudes, ou lorsque, préservés nous-mêmes, nous sentons qu’on souffre tant autour de nous ! – Nos douleurs elles-mêmes n’ont pas le loisir de s’épancher : comment s’absorber dans les peines individuelles, au milieu du deuil général ? Quand vos pasteurs, vont chaque jour dans nos cimetières rendre les derniers devoirs aux soldats tombés sous nos murs, ou bien à de pauvres vieillards, à de faibles femmes, à des enfants surtout, frêles plantes qui n’étaient pas destinées à vivre sur l’âpre sol d’une ville assiégée… ils entendent sortir, de la brume lointaine, la voix sourde du canon qui les avertit que ce n’est pas l’heure de se laisser abattre par sa douleur, mais de la surmonter pour reprendre vaillamment l’œuvre de la résistance : que ceux qui pleurent, soient comme s’ils ne pleuraient point !

Ainsi s’opère, sous le coup d’une nécessité cruelle, un impérieux détachement des choses d’ici-bas. Mes frères, il faut que ce détachement, dans de justes bornes, devienne la disposition volontaire et permanente de nos âmes. L’épreuve, comme une lumière terrible mais vraie, remet toutes choses à leur place et dessille nos yeux sur notre condition véritable. Elle nous rappelle que nous sommes des étrangers et des voyageurs, qu’aucun des liens terrestres, même les plus légitimes et les plus sacrés n’a le droit de nous retenir, qu’aucun de nos biens ne nous appartient en propre, que tous nous sont prêtés pour quelques années et que nous devons être disposés à en faire l’abandon lorsque Dieu le demande. Elle nous rappelle que la terre n’est pas le but mais le chemin, que la vie présente n’est que le vestibule et non pas l’édifice, que les réalités éternelles priment les réalités passagères, et qu’en définitive il faut nous attacher non à ce qui passe, mais à ce qui ne passe point.

Or ce qui ne passe point, c’est Dieu notre principe et notre fin qui nous a placés pour un temps sur la terre, afin que nous tendions à lui du sein de la poudre, et que par le chemin d’une libre obéissance, nous remontions dans sa gloire.

Ce qui ne passe point, c’est Christ notre Sauveur, le chemin, la vérité et la vie par lequel seul nous pouvons obtenir la rémission de nos péchés, renouer entre notre âme et Dieu une communion brisée, et le servir désormais comme un enfant sert son père.

Ce qui ne passe point, c’est l’Esprit qui descend en nous, consomme notre rédemption et nous régénère en nouveauté de vie.

Ce qui ne passe point, c’est le ciel, la maison éternelle qui n’a point été faite de main d’homme, et qui nous recevra « triomphants et lassés » lorsqu’aura été repliée notre tente d’un jour.

Ce qui ne passe point, c’est tout ce qui, dans notre activité terrestre, aura été dirigé vers cette fin supérieure ; – ce sont les nobles sentiments de l’âme humaine : devoir, amour, enthousiasme, patrie, famille, flammes généreuses qui nous communiquent les saintes énergies et les viriles résolutions ! – c’est toute victoire remportée sur notre égoïsme et sur nos passions, tout effort pour nous sanctifier et pour imiter notre divin Maître ; toute œuvre, grande ou petite, visible ou cachée, entreprise par amour pour lui ; toute pensée, tout travail, tout sacrifice dont il est l’objet suprême, depuis l’or, l’encens et la myrrhe prodigués par les Mages, jusqu’à la pite déposée par une veuve à la porte du temple, jusqu’à cet humble verre d’eau donné à l’un des plus petits d’entre nos frères, qui ne restera point sans récompense !

Voilà le vrai trésor, tout le reste est néant. Ah ! lorsque notre vie, ainsi ouverte aux souffles de Dieu et du ciel, sera remplie de tous ces éléments sur lesquels la mort est impuissante, alors, mes frères, nous aurons véritablement vécu. Que les plus grandes infortunes fondent sur nous, que tous les biens de la terre nous soient ravis, nous serons abattus mais non pas perdus, pauvres et cependant possédant toutes choses. Car il nous restera le bien suprême, Dieu en Jésus-Christ, et tout avec Lui. Que la mort elle-même nous frappe, que l’un de ces projectiles meurtriers qui pleuvent dans nos murs vienne à nous atteindre, unis à notre Rédempteur nous ne pourrons tomber que dans ses bras, et nos yeux, se fermant sur les scènes douloureuses de ce monde, s’ouvriront sur les splendeurs paisibles de la patrie d’en haut !…

Mais si Dieu veut nous épargner, mes frères, si de meilleurs jours se lèvent, si la figure de ce monde après avoir passé, pour notre peuple, de la prospérité à une adversité si cruelle, passe, par un miséricordieux retour, de l’angoisse à la délivrance, de la guerre à la paix, de la douleur à la joie ; si cette année nouvelle, dont l’aurore a été baignée de tant de larmes, se dégage comme un soleil bienfaisant du sein des froides et sombres nuées…. ah ! nous ne voudrons être, Seigneur, ni charnels, ni ingrats ! Nous jouirons, avec des cœurs renouvelés, de toutes tes faveurs ! Nous sanctifierons notre bonheur par notre humble reconnaissance ! Nous te servirons plus fidèlement dans nos demeures repeuplées de leurs hôtes bien-aimés, dans notre patrie retrempée au feu de l’épreuve ! Et nous reprendrons notre course, en adoptant la devise de l’apôtre : pour nous, notre bourgeoisie est dans les cieux !

Exauce ces vœux, Dieu tout-puissant, et rends-nous fidèles à ces engagements sacrés ! Amen !

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