François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

II
au travail à léribé
1864-1865

La Conférence de 1864. — Le docteur Duff. — Adolphe Mabille. — L’évangélisation de l’Afrique. — Projets d’école normale. — Prédication « à la Roussel ». — La vie à Léribé. — Travaux de construction. — Visites aux villages environnants. — L’école journalière. — Pose des fondements de la chapelle. — Traversée aventureuse du Calédon. — Trois semaines seul à Léribé. — Une surprise. — Confortable installation.

Coillard se rendit seul à la Conférence qui se réunit à Carmel dans la seconde moitié d’avril 1864 ; il laissa sa femme à Thaba-Ntchou, où elle passa quatre semaines avec des amis écossais. Son mari lui écrit :

« Ma chérie, comme tu seras contente de recevoir un petit mot ! Mais, pour te l’écrire, je dois dérober un temps précieux aux affaires. Pense qu’après avoir quitté Thaba-Ntchou, nous avons marché au moins jusqu’à 9 ou 10 heures du soir. J’étais épuisé, et je fus tout heureux de partager le lit d’un Boer. Le lendemain matin, j’étais en selle avant le lever du soleil, sans avoir déjeuné, et je n’arrivai à Carmel que vers les 8 ou 9 heures du soir, sans avoir rien pris, Simoné ayant oublié la nourriture la veille. Je croyais que j’allais m’évanouir en entrant dans la salle à manger où tous les frères étaient à souper ; on me souhaita la plus cordiale bienvenue. Les frères avaient déjà eu deux séances. L’on m’a mis dans une foule de commissions, commissions de comptes, de manuscrits, d’école normale — toutes commissions qui doivent présenter leurs rapports Conférence tenante. Je fais aussi partie d’une commission pour la révision des psaumes. Il règne un fort bon esprit dans la Conférence. Nous avons des séances très sérieuses, j’allais dire solennelles. Tu serais étonnée de voir comme chacun pousse en avant. Nous avons six demandes de missionnaires, et, vu le manque d’ouvriers, j’ai proposé et l’on m’a chargé, d’adresser un appel spécial en France.

Devinerais-tu qui nous avons parmi nous ? Rien moins que le docteur Duff ! Oh ! c’est un homme de Dieu, celui-là ! Il voulait passer par Léribé pour nous voir. Il sait que tu es d’Écosse, mais maintenant il a dû changer ses plans et va à Bloemfontein, de là à Natal où il s’embarque pour l’Angleterre. Il a prêché quatre heures hier ; puis, dans l’après-midi, nous avons eu la sainte Cène avec lui. Rien ne peut te dire nos bénédictions. Et, que tu ne sois pas ici, quel dommage !

Je t’écris dans la chapelle ; mais, comme les gens viennent à la prière du matin, il faut finir. »

Cette Conférence eut, en effet, une importance toute particulière, grâce à la présence du docteur Duff, missionnaire écossais, le fondateur et l’organisateur de l’instruction publique aux Indes. Ce fut dans cette Conférence que fut décidée la création de sept annexes ; une période d’extension et de propagande énergique commençait ; chacun, comme disait Coillard, « poussait en avant », et Adolphe Mabille plus qu’aucun autre. Une idée hantait la pensée de Mabille, celle de l’évangélisation de l’Afrique et de la participation des églises du Lesotho à cette grande tâche : « Et ces tribus de l’intérieur, écrivait-il le 31 décembre 1862, quand commenceront-elles à recevoir l’Évangile ? Je voudrais tant que notre Société de Paris envoyât quelques missionnaires chez les Makololosa découverts par Livingstone et parlant le sessouto, car ce sont en réalité de vrais Bassoutos. Avec le Nouveau Testament en main et en emmenant quelques chrétiens d’ici, l’entreprise serait, je crois, très faisable. J’y pense depuis longtemps, mais qui mettra la main à l’œuvre ? Oui, il y a un grand pas à faire en avant. »

a – Les Makololos, clan de Bassoutos, avaient émigré au nord sous la conduite de leur chef Sébitoane et avaient été s’établir et fonder un royaume chez les Barotsis, sur la rive gauche du Zambèze.



A. Mabille (1836-1894)

Le 27 septembre 1863, Mabille écrivait sur le même sujet cette phrase étonnante et en quelque sorte prophétique : « Qui sait si je ne verrai pas de mes yeux quelques Bassoutos partir d’ici et aller évangéliser d’autres peuplades, comme les Makololos et d’autres encore ? » Il avait fait des ouvertures à quelques chrétiens de son église : « Il y a deux ou trois Bassoutos chrétiens qui consentiraient volontiers à se rendre même jusque chez les Makololos, sur le Zambèze, dans l’intérieur », écrivait-il en mai 1864.

D’autre part, la tribu des Bapédis, établie à l’est du Transvaal, attirait aussi les regards des missionnaires du Lesotho. Mabille entrevoyait la possibilité d’y aller lui-même. Ce projet fut sur le point d’être réalisé. Il fut sérieusement question d’envoyer, au pays des Bapédis, Mabille et Coillard, avec mission de se rendre un compte exact des besoins de ce peuple et des moyens d’y pourvoir, en prenant le Lesotho comme base de l’œuvre qu’on y entreprendrait. Ce dessein ne fut pas mis à exécution ; mais on aime à voir ces deux noms, Mabille et Coillard, réunis, dès 1864, à propos de cette entreprise, amitié et collaboration fécondes qui devaient aboutir à la fondation de la mission du Zambèze.

Le docteur Duff, dans ses entretiens avec les missionnaires du Lesotho, les poussait à placer partout des évangélistes et des instituteurs. On lui répondit : « Nous n’en avons pas. » — « Si vous n’en avez pas, répliqua-t-il avec son robuste bon sens, faites-en. » C’est alors qu’on reprit la question de l’école centrale ou école normale ; elle avait déjà été décidée en 1847, mais non fondée ; en septembre 1863, Coillard écrivait à ses collègues :

« Nous sommes tous d’avis qu’il nous faut des maîtres d’école et des évangélistes sortis du sein même des populations qu’il s’agit d’évangéliser et d’instruire, familiers avec leurs mœurs et leurs coutumes, initiés aux détails les plus intimes de leur vie comme aux beautés de leur langue. Nul ne doute de l’influence immense que de tels ouvriers pourraient acquérir, ni du bien incalculable qu’ils pourraient faire. Sans eux, notre mission est incomplète et dépourvue d’une des premières conditions de stabilité et de progrès. Il faut bien l’avouer, nous ne pouvons suffire à tout. Dans l’accomplissement des nombreux devoirs qui se disputent notre temps, heureux sommes-nous d’arriver à l’à-peu-près. Nous travaillons beaucoup et ne faisons que fort peu. Nos écoles souffrent, l’évangélisation languit, parce que nous sommes surchargés de travail et que nous n’avons pas d’aide.

Si c’est un privilège pour les églises du Lesotho de nous seconder, c’est aussi pour elles un devoir impérieux, et il est temps qu’elles le comprennent. Elles n’ont pas l’esprit missionnaire, il faut le leur inspirer. Donnons-leur donc une œuvre, non pas au delà des mers où leur esprit ne peut la suivre, mais au Lesotho même, une œuvre qu’elles voient de leurs yeux, dont elles comprennent le but et les difficultés, dont elles puissent suivre les développements et recueillir les premiers fruits, une œuvre, en un mot, qui soit vraiment la leur, qui excite leurs sympathies les plus vives, et concentre leur plus chaleureux intérêt.

Rien ne répondrait mieux à ce but que la fondation d’une école supérieure. Un endroit central comme Morija me semblerait le plus convenable. »

Adolphe Mabille était non moins persuadé que Coillard de la nécessité de cette école normale. En avril 1864, la question fut mise à l’étude dans les entretiens avec le docteur Duff ; « elle ne pouvait qu’être traitée avec tout le sérieux qu’elle méritait. » La grande difficulté était le choix d’un directeur ; il fallait appeler à ce poste un missionnaire résidant déjà au Sud de l’Afrique.

« Plusieurs frères, écrit Coillard à sa femme pendant la Conférence, me pressent beaucoup d’accepter la direction de l’école normale à fonder : « Mme Coillard, dit-on, est si bien qualifiée pour cela. » Je me défie trop de moi-même pour accepter une telle responsabilité. Mais tu vois qu’on a une meilleure opinion de toi que tu ne crois. »

Et, en effet, la Conférence porta son choix sur Coillard : « Notre frère, est-il dit dans le rapport (29 avril 1864), nous paraît posséder les qualités requises pour cette charge importante, et nous le verrions avec beaucoup de plaisir donner son consentement à la chose. Nous désirons un directeur qui s’engage, non pas à donner à ses élèves une simple instruction routinière, mais plutôt à les amener à réfléchir et à se rendre compte des choses. A cet égard, la connaissance que nous avons des capacités de notre frère Coillard n’a fait que nous confirmer dans le choix que nous avons fait. Mais ce frère a désiré réfléchir mûrement à cette affaire, vu la direction toute différente que son consentement donnerait à sa vie entière. Il a désiré aussi consulter sa compagne. »

Coillard, après en avoir parlé à sa femme, refusa de quitter Léribé et de se charger de la direction de cette école ; mais il voulait, comme Mabille, fonder quelque chose d’analogue sur sa station, en attendant la réalisation définitive du projet. La création de l’école centrale fut décidée un an plus tard, à la Conférence de Morija (1865) ; elle devait être installée à Morija et Coillard en acceptait la direction. Mais à peine avait-on pris les premières mesures pour la construction des bâtiments nécessaires, que la guerre venait ajourner ces projets. Rentré à Léribé après la Conférence de 1864, Coillard écrit (2 juin) à Louis Cochet, missionnaire à Hébron :

« C’est bien dommage que nous soyons si éloignés l’un de l’autre, en vérité ; c’est la réflexion que j’ai faite plus d’une fois, lors de notre Conférence et depuis. Après tout et malgré nos misères, il fait bon se voir de temps en temps, ne serait-ce que pour oublier notre prosaïque présent avec ses nuages et ses orages, pour revivre dans un passé qui nous est cher ou dans une patrie qui ne l’est pas moins. Et puis, ne le croyez-vous pas ? il est un lien tout particulier qui unit les huguenots.

Mais parlons un peu de notre voyage. Le jour où je vous dis adieu à Carmel, je couchai comme Jacob en vrai patriarche sous la voûte étoilée, mais un peu fraîche du ciel. Ce ne fut que le lendemain que j’arrivai à Thaba-Ntchou. »

Là Coillard retrouva sa femme.

« Le lundi suivant nous nous mîmes en route, avec la famille Scott qui garde de vous un très doux souvenir, pour Bloemfonteinb où nous restâmes deux jours. Le président et sa femme ainsi que, du reste, les gens de Bloemfontein sont extrêmement aimables. Le parlement boerique, auquel je viens d’assister, en impose joliment. La semaine suivante, passant par Mékuatling et Mabolèla, nous arrivâmes à notre foyer le vendredi soir. « No place like home », disent les Anglais et ils ont raison, dût ce home, qui leur est si cher, n’être qu’une hutte de mottes ou la toile d’une tente.

b – Chef-lieu de l’État libre d’Orange.

Nous nous reposons donc un peu de nos fatigues et rêvons la construction d’une demeure. Mais, aussi longtemps que nous n’avons pas de maçon, cette demeure semble n’être encore qu’un château en Espagne, et il faut avouer qu’un château en Espagne contribue peu au confort en hiver ou en temps de pluie. Nous avons pourtant l’espoir que le Seigneur nous viendra en aide. Si jamais vous rencontriez quelqu’un de recommandable, envoyez-le-nous, vous ferez une bonne œuvre.

La lettre que j’ai adressée à la Commission exécutive vous instruira des raisons pour lesquelles nous avons définitivement refusé d’aller entreprendre la fondation de l’école normale. Pour peu que vous y réfléchissiez, vous serez de notre avis, ou du moins vous comprendrez nos raisons que j’ai exprimées brièvement, mais franchement, espérant ne faire de peine à personne.

« Notre œuvre va tout doucement. Nous avons d’assez bonnes congrégations. Je devrais vous dire que mes sermons produisent des effets non pas à la Massillon mais à la Roussel. Vous savez que ce brave homme, prêchant un jour dans une cour entourée d’une véranda, fut tout étonné, au milieu de son discours, de voir son auditoire se lever en masse et se retirer. Il croyait naturellement que c’était un effet de son éloquence. Quel ne fut pas son étonnement, après le service, d’apprendre que ses auditeurs avaient tout bonnement peur de la pluie ? Lui, qui était à l’abri et myope, ne s’imaginait pas qu’il plût. Je prêchais dimanche sur : « Tu ne déroberas point » et déjà l’on m’a rapporté une hache ; j’ai raison d’attendre beaucoup de ces preuves de componction. »

Les pensées de Coillard ne sont pas détachées d’Asnières et tout ce qui le lui rappelle lui va droit au cœur ; c’est ainsi que, le 2 octobre 1864, il répond à une parente, habitant Asnières :

« Ma chère Annette Dautryc ce nom qui m’est, comme tant d’autres, cher et familier me rappelle cette charmante petite fille aux joues roses et potelées que j’ai vue grandir à l’école et qui, plus tard, grâce à sa langue d’argent, est devenue l’une de mes chanteuses favorites. Ce n’est plus une petite fille maintenant, car, bien que le souvenir de ceux que l’on affectionne ne vieillisse pas, le temps passe, nous passons avec lui, et lorsque, de loin en loin, nous jetons un regard en arrière, nous sommes tout étonnés de la rapidité avec laquelle nous avons grandi et vécu. C’est pour cette raison que tu ne m’as pas reconnu dans mon portrait, pas plus que je ne te reconnaîtrais sans doute dans le tien, si je l’avais. Il y a déjà plus de sept ans que je vous ai dit adieu !

c – La mère de François Coillard était une Dautry.

Je suis confondu de voir ta lettre datée du mois d’août de l’an passé. Je regrette de n’avoir pas pu te dire plus tôt combien elle a remué mon cœur en me faisant revivre parmi vous tous, et combien j’ai été sensible au souvenir que vous gardez. de moi. Me parler de ton père, de ta mère, me nommer tes sœurs, ton frère mon ami d’enfance…, me parler d’Asnières enfin, c’est me faire oublier que je l’ai quitté et que, dans ce désert d’Afrique, j’en suis à des milliers de lieues. Vous occupez tous, mes bien-aimés, et toujours, comme église et comme individus, une bien grande place dans mon affection et dans mes prières. Souvent en esprit, comme autrefois en personne, je parcours vos ruelles, vous visite de maison en maison, de champ en champ, répète vos noms et m’adresse mille questions qui n’ont jamais de réponse.

Je suis réjoui d’apprendre que vous chantez encore nos beaux cantiques. Personne ne les chante en Afrique, si ce n’est nous, missionnaires, lorsque nous pouvons nous rencontrer. Les Bassoutos sont si habitués à faire ce qu’ils veulent qu’ils ne comprennent pas la nécessité de se plier aux règles les plus simples d’un chant ; leurs basses improvisées, leurs ritournelles de fantaisie, sont pour eux des beautés que rien n’égale. Pour mes oreilles, c’est presque une profanation que de les entendre chanter dans leur langue des cantiques aussi beaux que : Grand Dieu nous te bénissons, Du rocher de Jacob, Oui, pour son peuple, Oh ! que ton joug est facile, et autres. En les entendant, je pense à vous, et les comparaisons que je fais ne sont pas en faveur de mes pauvres noirs. Aussi préféré-je leur faire chanter de la musique anglaise qui ne réveille chez moi aucun souvenir, et qui s’adapte admirablement à leurs goûts. C’est Là-Haut qu’ils chanteront bien et que nous chanterons tous ensemble et vous et eux et moi et la multitude innombrable des rachetés qui viendront des quatre coins du monde ; c’est alors, dis-je, que nous ferons retentir les parvis célestes du chant nouveau que nous entonnerons à la gloire de l’Agneau.

Mme Coillard a conservé de sa visite à Asnières le plus doux souvenir. Nous parlons souvent avec elle des vignes, du bois de Contremoré, où vous l’avez conduite, de ton père et de tant d’autres qui se sont empressés de lui témoigner de l’affection. Avant que nos caisses fussent arrivées, elle me parlait d’une jeune fille de ton nom qui s’évertuait à me marquer une paire de bas. Ces bas sont encore là, tels que tu me les as envoyés. C’est un souvenir pour lequel je te dois mes remerciements.

M. Diény m’a souvent parlé de toi et de la charge qui t’a été confiée. Souviens-toi que les impressions de l’enfance sont toujours les plus durables, bonnes ou mauvaises. Aussi enseigne tes petits enfants, même leur a b c, dans un esprit de prière, et plus tard ils béniront ton nom, comme ta sœur Françoise, les jeunes filles de son temps et moi-même bénissons la mémoire de Mlle Bost. Nous la croyions un ange et ce n’est que Là-Haut que nous pourrons dire et apprécier le bien qu’elle a fait parmi nous. Fais mes meilleures amitiés et communique ce que tu veux de ma lettre à ceux qui se souviennent encore de moi. Je ferai mieux de ne nommer personne, mais je n’oublie personne. Je pense tout particulièrement à tes parents et à ceux qui fréquentaient les réunions de chant et les réunions d’édification de la chambre haute. Ma prière, ce n’est pas précisément de les revoir ici-bas — bien que souvent mon cœur charnel le désire — mais de les rencontrer Là-Haut auprès de Jésus, où, comme dit le cantique que vous m’avez chanté à mon départ : « L’on ne se quittera plus. »

Vous aimeriez, je le sais, que je parle un peu de l’Afrique. Il vous est bien difficile de vous en faire de justes idées, car vous vivez dans un pays bien différent, bien favorisé sous tous les rapports. Puissiez-vous apprécier à leur juste valeur les bienfaits de la civilisation ! Il n’y a pas besoin de séjourner longtemps ni d’aller loin en Afrique, pour se convaincre que la malédiction de Dieu repose sur ce pays de ténèbres. Seulement notre force à nous, c’est que nous croyons aux glorieuses promesses que Dieu a faites touchant la conversion des païens et que nous savons que le jour viendra où Cusch, c’est-à-dire l’Afrique, aussi, étendra ses mains vers lui. Le pays, avec ses immenses plaines noires, vertes ou blanches, selon la saison, ses montagnes plates et sans aucun vestige de végétation, ses ravines profondes qui le déchirent dans tous les sens, a un aspect désert et désolé. Le Lesotho, en grande partie montagneux, l’est moins, car on y trouve çà et là des ruisseaux, des troupeaux immenses de bœufs, de chevaux, de brebis et de chèvres, et quelques villages perchés sur des collines. Dans ce pays, tout le monde voyage à cheval ; les missionnaires seuls et un petit nombre de Bassoutos riches ont d’énormes chariots à quatre roues, couverts de toile et traînés par douze bœufs. Ce sont les wagons. Mais ces wagons vont bien lentement et passent difficilement les ravins et les rivières, car nous n’avons ni ponts ni bateaux. Il n’y a pas non plus de boutiques, si j’excepte cinq ou six vagabonds qui ont trouvé ici un refuge contre les rigueurs de la justice des blancs ; pour acheter nos chandelles et notre sel, nous devons faire un voyage de deux semaines.

Les Bassoutos sont tout à fait noirs ; comparés à d’autres tribus, ils sont habillés assez décemment, et quelques-uns d’entre eux ont de beaux traits et beaucoup d’intelligence. Les vieux Bassoutos sont très polis ; jeunes et vieux sont excessivement flatteurs. Si quelqu’un m’appelle son père, je sais d’avance que j’aurai à payer le compliment : ainsi un jeune homme professait de m’aimer beaucoup, il me visitait souvent, quelquefois trop souvent, et commença à m’apporter du lait, matin et soir, avec beaucoup de régularité. Il s’appelait Cheval, en sessouto Pitsé. Ce fut en vain que je lui offris de lui payer son lait : « il m’aimait, » cela devait me suffire ; mais quinze jours s’étaient à peine écoulés qu’il vint me demander, à titre d’ami, une selle, c’est-à-dire la valeur de 200 francs.



Wagons à bœufs

Ces pauvres gens sont très sales et remplis de vermine ; aussi il ne faut pas penser que tout est beau et aimable chez eux. Les premiers temps que Mme Coillard était ici, elle mettait quelquefois une robe blanche qui, au sortir de l’église, se trouvait avoir pris une teinte rougeâtre fort peu agréable ; les femmes s’enduisent, en effet, tout le corps d’ocre mêlée de graisse et la tête d’antimoine qui, avec de la graisse, fait une pâte bleue qui équivaut à nos dentelles. Ce sont les femmes qui, dans ce pays, font le métier de perruquier, et elles sont si passionnées pour manier le rasoir, ce qu’elles font avec beaucoup de dextérité, qu’elles rasent entièrement la tête et les sourcils de leurs bébés. Elles ont toujours ce rasoir, qui n’est qu’un morceau de fer de deux pouces carrés, suspendu dans un sac à leur vêtement, à côté de la tabatière. Les chrétiens, je dois le dire, sont plus propres. Faute d’indienne, ils sont obligés de se faire des robes et des pantalons de peau qui ne se lavent pas ; mais ils ne se graissent pas. Les femmes se coiffent avec un mouchoir.

Les enfants aiment généralement beaucoup l’école. Je crois que, si nous avions une salle comme celle d’Asnières avec ses tableaux, ses gradins, ses belles fenêtres, nous aurions toute la tribu. Mme Coillard a recommencé l’école quotidienne où se trouvent des jeunes filles de seize à dix-sept ans et des bébés que l’on porte sur le dos et qui nous assomment de leurs cris. L’école se fait dehors, au grand, grand soleil, car nous n’avons pas encore de maison. Les enfants apprennent à lire, à écrire, à compter en sessouto et en anglais, ils font de la géographie pour laquelle ils sont passionnés, et les jeunes filles apprennent à coudre. La manière dont elles s’y prennent d’abord est risible ; mais elles font bientôt des progrès réjouissants, et c’est souvent pour Mme Coillard un vrai souci de savoir quel ouvrage leur préparer, car nous n’avons pas beaucoup d’étoffes.

Le fils du chef, nommé Jonathan, et un autre jeune homme, Simoné, font de grands progrès en toutes choses et lisent déjà l’anglais très joliment. Le dernier surtout est très intelligent et aime l’instruction. Du matin au soir, il nous accable de questions : il faut qu’il sache comment on fait le papier, les étoffes, les vases ; pourquoi il y a tant de catholiques en France, etc. Il est maintenant, depuis plusieurs semaines, dans les hautes montagnes, avec le bétail de son père ; il nous envoie souvent ses salutations. J’espère qu’il reviendra bientôt reprendre ses études. Parmi nos jeunes filles, deux jumelles, Léa et Rachel, Bélina, et de plus jeunes nous réjouissent. Elles aiment beaucoup Mme Coillard. Elles portent toujours des robes et elles se lavent, ce qui est beaucoup. Ce sont mes chanteuses, et bien qu’elles aussi aient la passion de dénaturer les chants, elles nous font souvent plaisir en chantant le soir les beaux cantiques et la multitude des chants d’école qu’elles connaissent.

Je vais souvent à cheval visiter les villages des environs ; généralement un chrétien m’accompagne, qui considère cela comme un privilège. Quand nous arrivons dans un village, je me rends à ce que nous appellerions l’hôtel de ville (lékhotla), qui n’est qu’une méchante cour en roseaux dont l’approche est interdite aux femmes. Pendant que quelque jeune homme desselle mon cheval, je m’assieds au milieu des hommes sur une pierre, je m’enquiers des nouvelles, puis je demande au chef du village de rassembler les femmes, les enfants et les hommes, pour que je les voie et leur parle. Si ce sont des gens mal disposés, ils éclatent de rire, et me laissent souvent m’acquitter de ce devoir ; autrement quelqu’un se perche sur une éminence et crie à tue-tête : « Monsieur est arrivé ! à la prière ! femmes, enfants, tout le monde au lékhotla ! » Mais les femmes ont peur d’entrer dans cette enceinte de roseaux, les hommes qui n’osent pas s’y opposer ouvertement se moquent d’elles, de sorte que, souvent, je choisis moi-même quelque endroit où tout le monde puisse s’asseoir. Je leur fais répéter un cantique, ligne après ligne, jusqu’à ce qu’ils le sachent et je l’entonne. C’est alors que ces pauvres païens donnent cours à leurs impressions : les uns font leurs remarques tout haut, d’autres se sauvent, d’autres étouffent de rire. Je leur parle aussi simplement que possible, par paraboles, puis je les fais mettre à genoux, leur faisant répéter après moi une courte prière. Enfin il ne me reste plus qu’à visiter les malades et à partir.

Toutes les trois semaines, je vais visiter alternativement deux nouvelles annexes de la station, l’une à 6 ou 7 lieues, l’autre à 10 ou 12, dans les montagnes. La dernière fois que j’allai visiter l’une d’elles sans être attendu, je trouvai tout le village déserté. Tout le monde, grands et petits, étaient allés à une fête de circoncision dans un village voisin, et ils ne revinrent que tard dans la nuit, ivres à l’excès. Quand je voyage ainsi, je ne porte pas de lit avec moi, je me contente d’un manteau ; généralement celui qui me reçoit étend une peau de bœuf dans une vieille hutte où personne ne couche ou dans la cour, et, m’enveloppant de mon manteau, la tête sur ma selle ou sur une pierre, comme Jacob, je dors généralement assez bien. L’étiquette veut que le maître du village, s’il est assez riche, m’amène une chèvre qu’il m’appartient de faire tuer et de distribuer à ceux qui sont présents, en commençant par celui qui nous reçoit. Autrement l’on m’apporte du pain, du lait ou de la viande.

Dernièrement, nous sommes allés, ma femme et moi, chez un fermier hollandais, chercher des arbres pour nous faire un verger. Nous envoyâmes le wagon à l’avance et suivîmes à cheval, visitant en route plusieurs villages de natifs. Ce Boer est un de mes voisins et de mes amis. Vous avez souvent entendu parler des Boers, n’est-ce pas ? Ce sont de curieuses gens, la plupart opposés à l’évangélisation des noirs. Ils ont généralement de nombreux troupeaux de trois, quatre, cinq ou six mille brebis ; leurs bœufs et leurs chevaux se comptent par centaines ; leurs fermes ont quelquefois plusieurs lieues d’étendue ; ils sèment beaucoup de blé européen et d’avoine, et leurs vergers se composent de centaines de pêchers, plantés si près les uns des autres que le soleil ne peut y pénétrer. Les pêches sont le fruit du pays, on les sèche au soleil et on les mange en marmelade toute l’année. Malgré tout cela, les Boers se vêtent mal et se bâtissent en terre des huttes plutôt que des chaumières, sans autre ameublement qu’une table — où du café le matin, du thé l’après-midi, cuit dans une bouilloire pour tout venant — une chaise pour la Boerine et des caisses du wagon peintes en vert que l’on offre à tout étranger pour siège.

Quand nous arrivâmes chez le vieux Kreek, après cinq heures de cheval, Mme Coillard se sentait fatiguée ; cela ne fait rien, avant d’ôter sa robe d’amazone, il faut subir l’interrogatoire d’usage : la Boerine, le Boer et les enfants se rangent en ligne et, après un long silence suffisant à l’étude qu’ils ont faite de l’étrangère qu’ils regardent dans les yeux : « C’est une belle personne », dit l’un ; — « elle a de beaux cheveux noirs, » dit l’autre ; — « elle a peur de parler, » remarque un troisième. Mais, si l’on peut s’entretenir avec eux, l’on trouve chez eux de très braves gens.

Dans chaque maison on se lève au point du jour et personne ne sort que l’on n’ait fait le culte de famille. De même le soir, après les travaux, chacun se lave dans un vase commun qui circule du père aux enfants, par rang d’âge, puis on fait le culte de famille. Comme le matin, on lit la Parole de Dieu et l’on chante plusieurs psaumes. Ces bons vieux psaumes, comme cela me va au cœur de les chanter, même en hollandais, sur les mêmes airs qu’à Asnières. Chanter les psaumes, pour eux, c’est le comble de l’éducation ; aussi, quand je les visite, chantons-nous une bonne partie de la soirée. C’est ce psaume-ci qu’ils aiment, celui-là qu’ils ne peuvent pas apprendre, etc. Vous savez que plusieurs d’entre eux sont des descendants des réfugiés français ; leurs noms sont français, mais c’est tout. Ils aiment à entendre parler de la France, ces pauvres gens. L’un d’eux m’envoya une fois une belle vache noire après m’avoir entendu, à la dédicace de leur église, parler de leurs ancêtres. Chaque fois que je vais chez eux, l’un me donne du savon pour Mme Coillard, un autre du beurre, etc., qu’ils font eux-mêmes.

Ce sont là les ennemis des Bassoutos, et je ne serais pas étonné que nous eussions bientôt une guerre désastreuse, car les Bassoutos volent impunément le bétail des Boers et les Boers sont exaspérés. En ce moment, les grands chefs du pays et le président de là république des Boers discutent leurs affaires sous l’arbitrage du gouverneur de la Colonie du Cap. Nous avons bien des craintes ; mais nous savons que Dieu règne.

Maintenant, mes amis, d’autres devoirs m’appellent. J’espère que vous ne trouverez ma lettre ni trop longue, ni trop ennuyeuse. J’aurais à vous dire beaucoup d’autres choses, mais une lettre ne peut pas tout dire.

J’ai été bien réjoui, tout en déplorant le départ de M. Diény, que j’ai le bonheur de connaître personnellement, d’apprendre, que le Seigneur vous a donné un pasteur selon votre cœur et selon son cœur, je n’en doute pasd. J’espère qu’il aura trouvé l’église vivante. Quels ont été les résultats du ministère de tant de bons pasteurs ? MM. Duvivier, Bost, Guiral, Filhol, Diény ! Je tremble, je frémis à la pensée que ces messagers de la bonne nouvelle peuvent, au dernier jour, témoigner contre plusieurs d’entre vous. O vous, mes amis, qui savez vraiment prier, priez et ne vous relâchez point ; priez pour votre pasteur, pour votre conseil presbytéral, pour les membres du troupeau, pour vous-mêmes.

d – Le successeur de M. Diény fut M. Félix Guy, pasteur à Asnières de 1863 à 1868 ; en 1868, M. Eugène Diény fut rappelé dans son ancienne église où il resta jusqu’en 1877.

En Afrique, nous avons une discipline par laquelle nous retranchons momentanément ou définitivement tel ou tel chrétien dont la conduite n’est pas d’accord avec sa profession de chrétien. Quelqu’un qui travaille le dimanche, qui boit de la bière, qui dit des mensonges, qui calomnie ou qui se querelle, n’est pas reçu à la table du Seigneur et, pour peu qu’il continue ouvertement dans le péché, il est retranché de l’assemblée des fidèles. Si l’église réformée de France avait sa discipline comme autrefois et qu’elle fût mise en vigueur dans l’église d’Asnières, qu’en résulterait-il ?

Que Dieu, notre bon Dieu, répande sur vous tous son Esprit de vie ! C’est la prière de votre affectionné de cœur en lui. »

Le même mois, Coillard écrit à l’une de ses sœurs :

« Je suis à la veille de me mettre en route pour une annexe ; l’aller et le retour me prendront une longue semaine. Ces absences coûtent beaucoup à ma chère femme ; c’est bien loin d’être agréable pour elle de se trouver toute seule ici, pendant des jours entiers.

Les natifs ne sont pas toujours aussi aimables qu’on se le figure en France ; ils se sont, dernièrement, tellement adonnés au vol que même nos serviettes, nos couteaux de table, notre propre nourriture ne sont pas respectés par eux. On nous vole sous nos yeux, et, si nous disons quelque chose, on nous rit au nez ; l’on sait très bien qu’ici il n’y a ni juges, ni prisons. Sanna et Dorothée sont toujours au service de Christina. La première, comme vous le savez, est convertie, elle suit l’instruction religieuse avec Motoké, la vieille femme dont j’ai parlé dans le Journal des Missions, qui est toujours fidèle. Dorothée est une personne dont le nom est plus beau que la figure ; c’est ce que les Anglais appellent avec raison une bushwoman c’est-à-dire une femme des buissons. Les gens de cette espèce ne se bâtissent pas de maisons ; un buisson dont ils plient les branches sur leurs têtes, un bout d’os en guise de pipe, du chanvre pour tabac, quelques haillons pour se couvrir, quelques fourmis pour se nourrir, leur suffisent. Dorothée est, comme les gens de son espèce, laide à faire peur, elle fait la loi dans la cuisine, commande à tout le monde et boude des journées entières sans que l’on sache pourquoi. Quand elle est fâchée, elle brûle le café, déchire le linge qu’elle repasse ; mais, quand elle est de bonne humeur, elle nous fait d’excellent pain et bâcle vite sa besogne. Christina s’en tire à merveille, avec cette femme-là qui peut nous quitter d’un jour à l’autre. Vous n’avez pas d’idée de la manière dont nous sommes servis ; M. Cochet me disait un jour : « Voyez-vous, cher frère, la difficulté n’est pas seulement d’être servi par ses domestiques, mais bien de les servir, » et c’est vrai.

Mes jeunes gens ont justement terminé leur chambre à coucher qui va servir de cuisine ; c’est tout bonnement quelques pieux fichés en terre en forme de toit et recouverts d’herbe. Ma pauvre femme est si fatiguée de surveiller la cuisine dehors, au vent et à la pluie, que même cet abri lui paraît gentil.

Vous aurez une idée de la station si vous vous figurez un fer à cheval formé par la montagne. A l’une des extrémités de ce fer à cheval est une magnifique gorge avec une cascade qui, en temps de pluie, tombe de caverne en caverne jusque dans un ravin ; c’est là aussi qu’est le village du chef : à l’autre extrémité est le village de Pagamotsi. La station est au milieu ; d’un côté, mes gens et mon ouvrier allemand ont déjà bâti de jolies maisonnettes au pied d’immenses rochers ; de l’autre, sont notre petite maisonnette (d’une chambre) de 7 pieds de haut, en pierres et en briques, notre tente, le wagon, enfin quatre pieux fichés en terre qui font l’office de clocher. L’exposition est au nord. Plus bas que la station coule le Calédon.

Vous voyez que c’est un bel endroit, mais c’est sauvage et bien nu. Les arbres que j’ai plantés sont tous petits, le plus grand n’a pas trois pieds. Notre cœur est à l’œuvre ; seulement nous sommes liés, pieds et mains, par les travaux de construction. »

Le même mois encore, le 15 octobre 1864, Coillard écrit à sa mère :

Ma mère bien-aimée, je ne puis pas vous dire toute la joie que me causent vos lettres. Je suis seulement triste à la pensée des ports que vous avez à payer, ma pauvre mère. Dites-moi ce que vous coûte chaque lettre que vous recevez de moi. Avant de quitter l’Afrique elle coûte déjà 32 sous. Il faut que je m’informe si je ne puis pas vous envoyer une lettre qui ne vous coûtera rien.

Je viens de recevoir votre dernière où vous vous plaignez de mon long silence de sept mois, je crois. Je suis affligé, ma très chère mère, de vous avoir ainsi causé tant d’inquiétudes. Je ne savais pas avoir été si longtemps sans vous écrire. Depuis notre Conférence je vous ai écrit deux fois ; une de mes lettres doit s’être croisée avec la vôtre, l’autre se serait-elle perdue ? J’ai ensuite écrit à Françoise, à ma sœur Catherine et, le dernier mois, à Annette Dautry et à ma sœur Marie-Jeanne. Vous voyez que je n’oublie pas Asnières, et penser à Asnières c’est penser à vous, ma bonne mère. Je ne pourrais plus reconnaître Asnières sans vous. Vous me parlez de votre vieillesse. J’ai souvent le cœur brisé en pensant qu’après tous les sacrifices que vous vous êtes imposés pour moi, je fais si peu pour vous. »

Lundi 17 octobre 1864.

« Le jour où je vous traçais les précédentes lignes, j’étais fort occupé : j’avais ce que les Bassoutos appellent un letséma, une corvée, c’est-à-dire des gens qui sont venus piocher mon champ, non par amour pour moi, mais par amour pour la nourriture que j’avais préparée. Ils étaient une cinquantaine, hommes et femmes. Je leur donnai un cochon assez gras et une brebis qu’ils tuèrent et dépecèrent en un clin d’œil. Ils étaient tous de bonne humeur et chantaient à qui mieux mieux : les païens chantaient leurs chansons guerrières, la petite bande des chrétiens et les jeunes filles de notre école entonnaient des cantiques, dont l’un surtout s’adaptait admirablement aux mouvements cadencés de la pioche. Le voici : Ki rala Yesu, goba a nthatile ! J’aime Jésus, parce qu’il m’a aimé ! — Quand la viande fut cuite, tout ce monde-là s’assit sur l’herbe, Kémuele fit une distribution générale et, en moins de dix minutes, il ne restait plus de mon « habillé de soie » et de ma brebis que la graisse dont ces pauvres gens, sans cérémonie, frottaient, en public, leurs corps nus et poudreux. C’était le complément indispensable du festin. Le repas fini, je leur adressai une exhortation, nous chantâmes un cantique, je priai et chacun se dispersa content. Ce n’est pas toujours, hélas ! que nous réussissons à les contenter.

e – Membre de l’église de Morija venu s’établir à Léribé avec sa famille, en 1861.

La femme de Johanné, qui est encore païenne, mais qui fréquente assidûment les services, a travaillé pour moi trois petits jours à titre d’aide, c’est-à-dire sans salaire. Aujourd’hui, elle veut son paiement et exige, avec le plus grand sang-froid du monde, une robe qui nous coûte plus de 15 francs ! Pensez un peu, pour trois jours ! En vain je lui offre la moitié de cette valeur, mais non, c’est une robe de 15 francs qu’elle veut. Pauvres gens ! ils n’ont pas d’idée de la valeur des choses. En dépit de ce que je leur dis, ils s’obstinent à croire que nous sommes riches, que nous possédons (pour parler comme eux) des fontaines inépuisables d’or et d’argent, de vêtements, de couteaux et que sais-je encore ? Aussi nous faut-il payer chèrement les plus petits services qu’ils nous rendent. Ce ne sont plus les Bassoutos dont M. Casalis parle avec tant de charme dans son livre. S’il revenait parmi eux, il ne les reconnaîtrait plus. Il y a, grâce à Dieu, de rares, mais heureuses exceptions.

Le champ que j’ai fait piocher est ensemencé d’un peu de blé européen et de beaucoup de maïs et de citrouilles. J’ai aussi des pommes de terre plantées en septembre et qui seront mûres en janvier. Nous nous proposons, Dieu voulant, d’ouvrir, pour des jeunes gens, une institution avant la fin de l’année. On nous presse de tous côtés. Nous espérons aussi qu’on nous aidera de France, j’allais dire d’Asnières. »

Jeudi 27 octobre 1864.

« Ma très chère mère, je dois, aujourd’hui même, envoyer à la poste, à Mékuatling, chez M. Daumas, avec lequel j’ai fait un arrangement pour faire venir notre poste avec la sienne jusque chez lui. Mon messager, qui part aujourd’hui, reviendra mardi soir ou plus sûrement mercredi. Vous voyez, il n’y a pas de facteurs dans ce pays ; si nous n’envoyons pas chercher nos lettres à la poste, elles peuvent y rester des années. Mais aussi pensez quelle fête c’est pour nous de recevoir des lettres ! Quand notre messager doit arriver, vous pouvez croire que nos yeux arpentent avec anxiété la longue plaine ondulée de plus de trois lieues qui s’étend devant nous. Et que de fois nous nous demandons l’un à l’autre : « Qui nous écrira ce mois-ci ? »

Nous recommençons à mener une vie plus régulière, maintenant. Je me lève avec le soleil et Christina pas beaucoup plus tard. Je fais alors la prière avec nos domestiques et les Bassoutos qui nous entourent, puis chacun va à son ouvrage : Chaka trait les vaches, Létoba puise de l’eau, Sanna balaye la maison et s’occupe de la basse-cour ; Dorothée prépare le déjeuner ; les journaliers viennent beaucoup plus tard. Jusqu’au déjeuner, je reste à la maison à lire, à écrire, à faire des traductions, à préparer des articles pour le journal de Mabillef. Après le déjeuner nous faisons un tour au jardin, allons voir les ouvriers, distribuons l’ouvrage pour la journée ; puis nous avons l’école qui nous occupe, l’un et l’autre, jusqu’à midi. Ensuite, si rien d’imprévu ne me réclame à la maison, après avoir donné une leçon aux jeunes gens que j’instruis, nous allons au jardin, Christina avec de la couture, car, hélas ! elle a plus à coudre qu’elle ne peut le faire ; pensez que cette année elle a fait tous mes habits ; moi je travaille à planter, à sarcler, à désherber. Nous dînons vers 5 heures. Je donne une autre leçon à mes jeunes gens, puis je retourne au jardin. Au coucher du soleil, après que l’on a trait les vaches et terminé les travaux, la cloche appelle à la prière du soir. Ensuite nous prenons le thé, puis trois fois par semaine, lundi, mercredi et vendredi, je fais l’école pour les jeunes gens à notre service et d’autres qui ne peuvent pas venir à l’école durant la journée. Des trois autres soirs, l’un est consacré à la préparation du dimanche ; les deux autres, nous les passons à lire, à faire de la musique et à causer. Quand Christina coud, je lui lis à haute voix. Je disais plus haut qu’elle fait mes habits : elle doit faire les siens aussi et raccommoder le linge, car, dans ce pays, il n’y a pas de couturière. Ma grande ambition, c’est de lui acheter une machine à coudre ; ce serait une précieuse acquisition. Quelquefois, elle est hors d’elle-même en voyant tout ce qu’elle a à coudre en outre de ses occupations. Nous nous couchons généralement vers 11 heures.

f – Le Lésétinyana, la Petite Lumière du Lessouto, dont le premier numéro parut vers la fin de janvier 1863.

Vous pourriez croire, d’après cela, que notre vie est presque trop calme ; il faudrait en mentionner mille et mille autres incidents : voici une troupe qui vient chercher des passe-ports pour aller chez les blancs, voilà un individu qui vient chercher de la médecine, un fainéant qui vient se coucher au soleil demandant si je lui donnerai la valeur de 50 sous ou plus pour son travail d’un jour, d’autres pauvres misérables qui viennent se faire arracher des dents, ce à quoi ils paraissent prendre un plaisir singulier. Quand je leur ai arraché une dent, ils en sont si fiers qu’ils la montrent à tout le monde et, aussi longtemps qu’ils vivront, ils en montreront, à l’occasion, la place à leurs enfants et petits-enfants. Mais c’est là un métier que je n’aime pas et que je ne pratique que par pitié.

Dernièrement, nous avons eu ici une grande alerte : Molapo et Letsié, son frère aîné, ne s’aiment pas du tout ; leur haine est si vive que l’on disait que Letsié, avec son plus jeune frère Masoupa et tout le reste de la nation, venaient faire la guerre à Molapo. Ils étaient, en effet, en route et comme l’on ignorait encore que Letsié n’y fût pas, tout, au village, était dans une terrible confusion. Nous n’avons eu que la peur, car Masoupa, étant seul de l’expédition, n’a pas osé venir jusqu’ici lutter avec Molapo. Depuis lors, ces pauvres Bassoutos sont tenus, par des bruits de guerre, dans des alarmes continuelles. Un jour, un petit berger apparaît sur des rochers qui surplombent des précipices de la montagne et se met à crier que deux cavaliers, assurément des ennemis, rassemblent tous les chevaux qui sont sur la montagne et les chassent dans une direction opposée. Puis il se met à pousser des cris tout particuliers, qui furent répétés par les femmes, et, en un clin d’œil, vous auriez vu des hommes accourir de tous côtés, quittant leurs travaux, saisissant leurs assagaies et gravissant la montagne comme des chèvres. Je fus crédule, je fis comme tout le monde et je dépêchai un jeune homme. Ce n’était toutefois qu’une fausse alerte. Chaque fois qu’une scène pareille se renouvelle, je pense à ce beau passage : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes les pieds de celui qui annonce de bonnes nouvelles. » Malheureusement, au Lesotho, ce ne sont que les mauvaises nouvelles qu’on publie du haut des montagnes.

Vous paraissez, ma mère bien-aimée, vous inquiéter beaucoup à notre sujet. C’est à tort. Les Bassoutos sont des païens et, pour la plupart, des voleurs qui ne se font pas de scrupule d’empocher nos couteaux, ciseaux, fil, aiguilles, de manger, s’ils le peuvent, notre propre nourriture sur le feu, et de s’approprier nos poules et nos choses. Mais ce ne sont pas des brigands ; nous couchons parmi eux, dans une tente qui se boutonne par dehors, avec autant de sécurité que vous avec vos portes fermées à clef. Si même nous dormons dans une maison, nous ne songeons jamais à tourner la clef de la porte. Du reste, ceux mêmes qui nous haïssent, n’oseraient rien nous faire. Nous sommes généralement respectés et considérés. Il y a quelques marchands dans le pays, vous seriez étonnée de voir combien ils ont à souffrir de ces Bassoutos. N’étant rien moins que respectables, ils ne sont pas respectés ; ils se battent souvent avec les natifs et ils se font obéir de leurs domestiques, lorsqu’ils en ont, à coups de fouet. Naturellement, nous ne faisons rien de pareil, et, quoique nous ne soyions pas bien servis, on nous respecte et on nous obéit.

Vous vous imaginez peut-être que c’est terrible de ne voir que des figures noires ; c’est terrible, en effet, parce que ces pauvres noirs sont ignorants et sales au delà de toute expression. Mais, parmi eux, il y a aussi quelques braves gens avec beaucoup de bon sens et de dignité. D’ailleurs, ma chère mère, ne sommes-nous pas, vous et moi, entre les mains d’un Dieu tout-puissant qui est notre Père et qui nous aime ? Oh ! ma bonne mère, depuis que nous sommes en Afrique, nous avons tant de fois fait l’expérience de son amour, nous dépendons tellement de lui et il nous donne, chaque jour, tant de preuves de sa fidélité que nous pouvons vraiment dire que « lors même qu’il nous tuerait, nous espérerions en lui ».

La cloche a sonné et, bon gré mal gré, il faut que je vous dise adieu. Adieu ! Que ce mot est pénible ! Quelles scènes déchirantes il nous rappelle. Oh ! non, ne le prononçons plus ce mot maudit ! Il n’existe pas dans la langue des enfants de Dieu. Encore un peu de temps et nous serons de nouveau ensemble, ensemble pour toujours, ensemble dans la gloire et le bonheur, ensemble avec Jésus. Etre ensemble, ce fut toujours votre rêve et le mien ; eh bien ! ce n’est pas un rêve seulement, ma tendre et bien-aimée mère, car bientôt, où que nos cendres reposent, nous serons au ciel et y passerons ensemble toute l’éternité.

Je suis effrayé de la manière dont vous faites lire mes lettres, ma très chère mère ; c’est à vous que j’écris et je n’aime pas que mes lettres, mes pauvres lettres, soient lues par tout le monde. Au revoir donc, ma mère tendrement aimée ! Au revoir Là-Haut ! Votre fils qui prie pour vous. »

Les travaux de construction de la nouvelle station marchaient lentement ; Coillard trouva quelques ouvriers blancs qui l’aidèrent. A la fin de juin, il en trouvait un, entre autres, dont Mme Coillard écrivait (2 août 1864) : « Nous avons un autre artisan, et je suis heureuse d’ajouter qu’il semble être un meilleur spécimen de « blanc » que ses deux prédécesseurs ; depuis six semaines qu’il est ici, il a fait une très jolie maison en pierre pour sa famille et une, pour nous, d’une seule pièce de 12 pieds sur 14 qui, avec notre tente et notre pack-house, nous servira jusqu’à ce que nous ayons une vraie habitation. Cette chambre que Karl achève ces jours-ci est vraiment jolie et proprette, à front du jardin. Nous avons fait des merveilles dans notre jardin ; nous en sommes nous-mêmes tout étonnés. » Et quelque temps après (24 octobre 1864) Coillard écrivait à un ami :

« J’ai décidé que ce courrier ne partirait pas sans une lettre pour toi. Il n’est pas trop tôt, car, hélas ! mon silence est de vieille date. Mais pourquoi compter avec moi comme vous le faites en Europe : lettre pour lettre, c’est la loi du talion, qui n’a rien à faire avec une amitié comme la nôtre qui date de notre enfance et qui a fait ses preuves. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit depuis si longtemps ? Tu me renvoies la question, n’est-ce pas ? Ah ! mon ami, la vie de missionnaire a des roses et de bien belles, mais elle a aussi ses épines. Et je crois que, depuis que je suis en Afrique, ces dernières ne m’ont pas manqué. Voilà deux ans que nous avons transféré la station au nouvel endroit. Tout ce temps, nous avons mené la vie la plus misérable dans une hutte que l’humidité et le peu de solidité nous forcèrent bientôt à abandonner, puis dans une tente de ma confection, où nous grelottâmes tout l’hiver, sans possibilité d’avoir un peu de feu. Et l’hiver fut extrêmement rigoureux. Les pluies aussi ont été très abondantes, et n’ont pas contribué à notre confort ! Dans de telles circonstances comment écrire ? Nous ne pouvons avoir sous la main que le strict nécessaire, tel que nos vêtements journaliers et la nourriture.

Maintenant, grâces à Dieu, nous sommes un peu mieux. Depuis à peu près deux mois, nous nous sommes installés dans une toute petite chambre que j’ai faite avec l’aide d’un ouvrier allemand. Nous y sommes si à l’étroit, que nous devons encore faire de la tente notre chambre à coucher. Mais enfin, j’y ai mes livres, ma chère femme son harmonium ; une ou deux tables, deux ou trois chaises, une caisse faisant l’office d’armoire, un sofa de ma confection, aux murs couleur de terre quelques portraits donnent vraiment à cette pièce un air d’aisance. Rien de plus lugubre qu’une tente par ces temps de pluie et de vent ! A chaque instant c’est un piquet ou l’autre qui s’arrache, la toile qui se déchire, la pluie qui l’inonde. On vit continuellement dans la crainte qu’elle ne s’effondre et ne nous écrase sous son poids. Il va bien sans dire que les nuits où le vent mugit et la pluie tombe, sont, pour nous, des nuits d’insomnie et d’anxiété. Aussi apprécions-nous vraiment, plus que je ne saurais le dire, cette petite chambrette dont les murs et le toit ne plient pas au gré du vent et ne cèdent pas à la pluie. Là aussi, nous pouvons regarder par la fenêtre, nous établir auprès du feu, et, dans tous les cas, nous tenir debout, ou nous asseoir confortablement.

Nous avons fait, cette, année, un grand jardin, où j’ai planté une quantité d’arbres fruitiers que m’a fournis un Boer de mes amis. Ces arbres sont petits encore ; mais, comme ce sont les seuls que nous ayons dans cette terre maudite, ils font nos délices, et je ne crois pas qu’ils puissent pousser une feuille sans que nous le sachions. Nous avons aussi quelques légumes.

Nous avons recommencé notre école journalière ; elle se tient au grand air, bien entendu, ce qui n’est rien moins qu’agréable ; mais je dois dire que nos élèves aiment extrêmement l’école, ce qui nous facilite beaucoup la tâche. De fait, ma chère femme a recommencé l’école à leur requête ; et il faut voir avec quel entrain ils viennent. Pauvres enfants ! Quelquefois, ma femme leur fait faire de légers travaux, ou les envoie en masse faire des commissions, plutôt pour avoir l’occasion de leur donner un peu de nourriture et pour leur enseigner l’obéissance et l’activité. Alors c’est une fête, et de loin nous entendons leurs chants joyeux.

Je ne sais pas si je t’ai parlé de plans qui nous préoccupent depuis longtemps et dont nous faisons un sujet de prières. Nous voulons ouvrir une école normale pour des jeunes gens. Un grand besoin d’instruction se fait sentir parmi les païens, et plusieurs demandes m’ont été faites de recevoir des jeunes gens chez moi, pour les instruire. Faute de local et de moyens pécuniaires, je n’ai pu encore y faire droit. Mais une somme de 500 francs, qui a été mise à notre disposition, nous permet de mettre enfin la main à l’œuvre. J’ai semé un grand champ de maïs et de pommes de terre ; j’ai déjà des briques faites ; j’espère pouvoir bâtir une chambre et recevoir des élèves pour la fin de l’année. Il nous faudra bien de l’aide pour leur nourriture et leurs vêtements : le Seigneur y pourvoira.

Nos congrégations sont bonnes, bien que nous nous réunissions toujours en plein air. On ne nous a pas encore fourni les moyens d’avoir un temple ; si seulement nous avions une chambre pour l’école, nous serions contents. »

Une tente servant de chambre à coucher, un réduit (pack-house), une chambre pour se tenir, construite par Karl, une hutte formée de quelques pieux et couverte d’herbe, servant de cuisine, telle était l’installation provisoire, terminée à la fin d’août 1864, dont Mme Coillard écrivait : « Je m’y sens comme une princesse, la chambre sert de salon et de salle à manger. Cela nous manquait tant de ne pas avoir un endroit où nous pouvions fermer la porte et être tranquilles pour un petit moment. » Coillard écrit aussi à ce sujet :

« Aujourd’hui, nous occupons une chambre où nous sommes très à l’étroit ; mais cette chambre a une cheminée, une fenêtre à neuf carreaux, une porte, un toit que nous ne heurtons pas de la tête, et des murs qui ne s’agitent pas au gré du vent ; c’est donc pour nous un petit palais pour lequel nous ne cessons de rendre grâces à notre Père céleste.

Vous serez heureux d’apprendre que l’œuvre, au milieu de grands obstacles, a continué sa marche lente, bien lente, mais progressive. Les rochers qui nous environnent et les cavités de la montagne abritent tour à tour une bonne congrégation.

Notre champ de travail déjà si vaste s’est encore agrandi de deux annexes : Mparané et Makhoakhoeng, que je visite toutes les six semaines. Mes nombreuses occupations et les rivières m’empêcheront sans doute d’apporter toute la régularité que je voudrais dans l’évangélisation de ces nouveaux postes. Mais je suis heureux de dire que l’esprit missionnaire dont les membres de mon petit troupeau sont animés, m’assure de leur concours. La première fois que je me rendis à ces annexes, je pus, en m’écartant peu de ma route, visiter un grand nombre de villages et de hameaux dépendant de Molapo. Je fus généralement bien reçu et j’eus la joie d’annoncer la bonne nouvelle à diverses assemblées, la plupart de plusieurs centaines de personnes.

Mon cœur se serre en présence de notre insuffisance. Oh ! si seulement nous pouvions nous multiplier ! nous vouer à l’instruction et à l’évangélisation tout à la fois, sans négliger aucun de ces nombreux devoirs qui nous harassent à domicile et se disputent notre temps ! Ce qui m’afflige, c’est que l’ignorance de ces pauvres gens est si profonde que des visites passagères ne peuvent avoir grand résultat. Plusieurs, qui me voyaient pour la première fois, braquaient sur moi leurs grands yeux blancs, ouvraient de grandes bouches, puis partaient d’éclats de rire et frappaient des mains en m’entendant parler leur langue. Un blanc qui parle le sessouto ! Généralement cependant l’on se calme et l’on écoute. Simple, il faut l’être à tout prix avec eux.

Notre école journalière compte une quarantaine d’enfants très réguliers. Depuis quelque temps, le besoin d’instruction commence à se manifester d’une manière réjouissante parmi les païens de notre district. Molapo et d’autres personnages influents de la tribu m’ont, à plusieurs reprises, demandé de recevoir chez moi des jeunes gens pour les instruire. Ce fut le thème de sérieux entretiens avec le chef. Il m’invita à plaider cette cause dans une de leurs grandes assemblées politiques. On conçoit que je le fis avec bonheur. Molapo et ses principaux conseillers prirent, à leur tour, la parole pour appuyer ce que j’avais dit. Ils ont la langue déliée, ces Bassoutos ; c’est un plaisir de les entendre dans ces grandes réunions. Quand quelque chose les intéresse, leur éloquence est fort entraînante, mais les Bassoutos ne sont pas faciles à entraîner. L’un de ces orateurs, un neveu de Moshesh, me pria de recevoir ses deux fils, disant que depuis longtemps il guettait l’occasion de les faire instruire, et qu’il en avait souvent conféré avec Molapo, son chef. « Je ne veux point, ajouta-t-il, que mes enfants soient à charge à notre missionnaire ; j’ai déjà mis à part plusieurs sacs de blé, des vaches laitières et une femme pour leur faire du feu. »

Je craignis un moment de m’être compromis, car nous ne sommes pas en mesure d’obtempérer à de telles demandes. Mais, en pensant à l’opposition que notre petite école journalière rencontrait naguère, à la sollicitude et aux prières dont nous l’entourions, aux projets que nous avions formés pour son développement et que nous soumettions au Seigneur depuis si longtemps (ce dont nos Bassoutos ne se doutaient pas), je ne pus m’empêcher de voir, là encore, la main de Dieu. Si donc il nous prépare cette nouvelle œuvre, il nous donnera les moyens et les forces de l’accomplir. »

Des bruits de guerre se répandaient, la famine sévissait, et Coillard continue dans cette même lettre :

« Au milieu de toutes nos alertes, un de nos amis de l’État libre nous envoya un maçon, bon ouvrier, paraît-il, et que tous ces bruits de guerre n’émeuvent pas beaucoup. Nous l’avons reçu comme un envoyé du Seigneur, car nous le lui demandions depuis longtemps.

La veille du même jour où nous nous attendions à voir les Boers fondre sur nous, avait lieu ici une cérémonie touchante. M. Orpen, le gendre de M. Rolland, était en passage chez nous, et un bien cher ami, M. Scott, missionnaire wesleyen à Thaba-Ntchou, était venu, avec un de ses collègues, nous faire une visite, avant que la guerre éclatât. Le jour dont je parle avait été fixé pour une réunion de prières et la pose des fondements de notre chapelle. L’assemblée fut immense, grâce aux ordres du chef. J’ouvris ce pitso par une allocution où je réclamai un concours actif pour bâtir notre maison d’école. Molapo prit ensuite la parole, développa admirablement les avantages de l’éducation, s’élevant contre une foule de superstitions païennes qu’il tourna en ridicule. Étrange contradiction ! Tourner en ridicule des coutumes dont il est le promoteur !

Puis, comme nous n’avions pas eu le temps d’élever, selon la coutume, les fondations à leur niveau et de préparer la pierre du coin, nous creusâmes les fondements. Je donnai le premier coup de bêche, en déclarant que nous fondions cette maison au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu, trois fois saint et béni éternellement, et j’invoquai sa sainte bénédiction. Molapo prit ensuite la bêche, puis M. Scott, puis M. Orpen, puis M. Baker, un frère wesleyen, puis un membre de l’église, puis Jonathan le fils du chef, puis plusieurs des principaux hommes de la tribu, qui tous prononcèrent quelques sentences bien appropriées que le manque de place m’empêche de citer. Nous étions sous une impression solennelle ; tout le monde se leva et nous priâmes. Vint ensuite la souscription, que Molapo ouvrit par trois bœufs. Je m’assis devant une table et recueillis patiemment, non seulement les noms des donateurs, mais même la couleur des chèvres, bœufs ou brebis qu’ils offraient, ce qui causa quelque étonnement parmi les païens. Cette collecte produisit sur-le-champ : en argent, plus de 180 francs ; 3 poules, 2 cochons, 2 chevaux, 13 bœufs, 88 chèvres et brebis. La vente des animaux pourra produire plus de 2000 francs.

Je suis sûr que vous vous unirez à nous pour bénir le Seigneur. Nous chantâmes des cantiques. M. Scott et moi nous adressâmes des remerciements à l’assemblée ; des cantiques et des prières terminèrent cette belle réunion qui avait duré plusieurs heures au grand soleil. Chacun se retira visiblement heureux et satisfait. Pendant plusieurs jours, au milieu des cris de guerre, on n’entendait parler que de cette bonne assemblée. Seigneur, augmente-nous la foi ! »

Ce n’est qu’en 1871, après sept ans de guerre et de difficultés de tout genre, que cette chapelle devait être terminée. En janvier 1865, Mme Coillard fit de nouveau un séjour de repos à Mékuatling, chez les Daumas. Après l’y avoir accompagnée, Coillard revint seul par Mabolèla, station des Keck placés auprès du chef Mopéli, frère de Moshesh, « sans contredit l’homme le mieux civilisé du Lesotho » ; il y arriva le 3 janvier au soir et y fut retenu durant toute la journée du 4 :

« Le lendemain, jeudi 5 janvier, Mopéli me prêta un bon cheval et trois bons nageurs qui avaient l’ordre de me faire passer toutes les rivières. J’en traversai une, la Litané, à cheval ; mais ma monture, effrayée et emportée par le courant, se cabra plusieurs fois et faillit tomber à la renverse, ce qui arrive fréquemment. Le Calédon était plus plein que je ne l’avais jamais vu ; il était comme un lac au milieu duquel on apercevait çà et là, formant de petits bouquets de verdure, le sommet des plus hauts arbres qui croissent sur les bords de la rivière. Un membre de l’église que j’aime beaucoup, Azor, le conducteur de mon wagon, qui m’accompagnait à cheval, commença à se désoler : « O mon père, disait-il, laisse-moi appeler Molapo, qu’il vienne avec ses gens te voir traverser ! Car que ferai-je moi, s’il arrive un malheur ? » J’essayai en vain de le tranquilliser ; alors, se perchant sur un rocher, il commença à pousser un cri tout particulier pour appeler au secours. C’est leur tocsin, et, quand il se fait entendre, tout le monde accourt. Cette fois-ci, le soleil étant près de se coucher, il n’y avait plus personne dans les champs, et Azor criait en vain. Pendant ce temps, j’ôtai mes vêtements, je me recommandai à mon Père céleste, et je traversai sans crainte, poussé par un nageur sur une botte de roseaux, pendant qu’un autre nageait à mes côtés, en cas d’accident. Avant que mes vêtements, mon petit bagage, ma selle, tout le monde et les chevaux eussent traversé, il était nuit.

On fut tout stupéfait à Léribé de me voir arriver. Molapo et tous les principaux hommes vinrent avec empressement me saluer. Chacun s’émerveillait de ma témérité ; mais Molapo, dans une conversation subséquente, me supplia de ne plus exposer ainsi une vie aussi précieuse que la mienne : « N’as-tu donc pas peur de mourir ? » — « Molapo, lui répondis-je, Mme Coillard ne se couche jamais ou ne quitte jamais la maison, ne fût-ce que pour quelques heures, sans mettre tout en ordre, et ce qui la trouble souvent, c’est de ne pouvoir venir à bout de sa couture : « Le Seigneur peut m’appeler d’un moment à l’autre, dit-elle, et, si une pensée triste pouvait me suivre au ciel, ce serait de laisser une maison en désordre et de l’ouvrage inachevé. » Quant à moi, le Seigneur qui m’a appelé ici, de si loin, m’y a donné une œuvre. Aussi longtemps que cette œuvre n’est pas accomplie, je ne puis pas mourir, et je m’applique les promesses de mon Maître qui dit que quand je passerai par les grandes eaux elles ne m’atteindront point. Quand mon œuvre sera faite, alors mon Maître m’appellera et j’obéirai avec joie ; qu’importe d’ailleurs si c’est le Calédon qui doit me jeter sur les rivages de l’éternité ? » — « Mais ta femme et nous, tes enfants ? dit Molapo tout étonné. Tu parles là de foi, mais… mais enfin… » — « Eh bien, répartis-je, le chrétien fait plus que de parler de foi, il vit de sa foi, et le Dieu que je sers s’appelle lui-même le Dieu des veuves et le Père des orphelins. » Cet entretien si intéressant se prolongea longtemps sur ce ton sérieux. Maintes fois le chef chercha à détourner la conversation ; mais tout nous ramenait au même sujet. C’est que l’un et l’autre nous étions sous une profonde impression. Lorsque j’arrivai sur les bords du Calédon, un Anglais, M. Hall, venait de m’y devancer et était allé passer la nuit dans un village voisin. Le lendemain matin, il se fit traverser par un très bon nageur, mais le courant était si fort qu’ils furent entraînés tous les deux. On chercha en vain leurs cadavres pendant deux jours entiers. Cet accident ne m’a pas laissé insensible : cet homme, auquel j’avais souvent donné l’hospitalité, avait pris les mêmes précautions que moi et il a péri. Aussi, tout en sentant mon cœur déborder de reconnaissance, je sens le besoin de me consacrer tout à nouveau, corps et âme, au service de mon Dieu.

Christina est encore à Mékuatling. Je devais la rejoindre lundi dernier, mais la pluie est tombée avec tant de violence que le Calédon, au lieu de baisser, a débordé, entraînant des champs de maïs et de mabélé. Par des pluies pareilles on ne sait que faire et pourtant j’ai des ouvriers que je paie et que je nourris jour après jour. Je pense aller rejoindre ma femme la semaine prochaine. Seul ici, je mène une bien triste vie et je comprends tout ce que doit éprouver Christina quand elle me voit partir en voyage, ce qui arrive assez souvent. Vous pouvez croire que je ne fais pas faire grande cuisine, et j’en ferais faire encore moins si je n’avais pas un maçon à nourrir. »

Dès son retour à Léribé, le 5 janvier 1865 au soir, Coillard écrit à sa femme :

« Me voici donc pour la première fois tout seul à la maison. Quelle distance me sépare de toi ! Et quand je pense à ces méchantes rivières que je viens de traverser, il y a de quoi jeter le noir dans l’âme. Comme la chambre est donc vide sans toi ! Il me semble à chaque instant que tu vas entrer ou que j’entends ta voix chérie m’appeler de dehors. »

Et le lendemain il termine sa lettre dans laquelle il raconte à Mme Coillard son voyage :

« J’arrivai ici de nuit. Que c’était triste ! Et je pus comprendre la position d’un veuf ou d’une veuve. C’était comme si la mort avait passé ici, et mes yeux, en s’arrêtant sur certains objets, se remplissaient de larmes. Je ne crois pas qu’il y ait d’époux plus unis que nous. »

Coillard devait aller chercher sa femme à Mékuatling le lundi 16 janvier, mais son voyage fut ajourné.

« Je te vois, lui écrit-il le 14 janvier, fouillant du regard le chemin où je dois paraître et je t’entends répéter sans cesse : « Quand donc viendra-t-il ? » Et moi aussi, je suis à regarder tout le jour ce ciel gris, ces nuages tout d’une pièce qui nous cachent le soleil. Je mesure de l’œil le chemin de Mékuatling et mon cœur vole vers toi. Mais une rivière débordée roule devant moi des flots furibonds. Soyons patients. C’est plus facile de le dire que de l’être, mais enfin, il faut de nécessité faire vertu.

Coillard avait déjà été seul à Léribé en octobre 1862, mais pour deux ou trois jours seulement.

Depuis que je suis ici, ce n’est que de la pluie. Le Calédon n’a pas désempli. Tu n’as jamais vu chose pareille. De toutes les briques du maçon il ne reste à peu près rien, et pourtant il essaie. Aujourd’hui il était plein de courage. Mais les garçons l’ont mis dans une telle rage que j’ai dû toute la matinée me tenir près d’eux, comme un agent de police. Le soleil était si chaud que je me suis retiré à midi avec un violent mal de tête.

Nous avions à peine fini de préparer le mortier pour trois mille briques au moins, que les nuages qui s’étaient silencieusement amoncelés crèvent tout à coup et nous voilà inondés. Adieu donc briques et mortier. Les fours se sont éboulés et nous avons à peine sauvé quelques centaines de briques, pour les perdre aussi probablement, si les pluies continuent. J’ai profité de quelques moments de beau temps pour faire rouler des pierres et rattacher l’herbe qui se pourrit grand train. Si je n’avais pas été ici, on n’aurait rien fait de bon, si ce n’est bombance. Il était grand temps que j’arrivasse. J’ai mis tout le monde à l’ordre.

Dès que le temps se mettra au beau, je viendrai, mais il faut que j’aie l’espoir de revenir vite. Peut-être pourrai-je venir après le 22 ou 23. Ne m’attends pas à jour fixe ; je suis aussi impatient que toi, la vie de garçon ne me va plus du tout, du tout. Je ne sais pas si jamais elle m’a mieux convenu. Le fait est que je fais ici triste mine, et vis de pauvre pitance. Je crois que mes paroissiens ont pitié de moi. Ils se sont, semble-t-il, imposé le devoir de venir faire la causette avec moi, surtout… surtout… aux heures des repas ! Mais non, c’est par affection qu’ils viennent humer à ma porte. J’aime après tout bavarder avec mon vieux grognon de Kémuel, ou mon très digne Élia ou bien mon plaisant Azor. Il n’est pas jusqu’à la jactance de monseigneur de Sadrac et cette pauvre tête fêlée d’Ézéchiel qui ne viennent m’honorer de leur visite et de leur babil. Pagamotsi, lui aussi, a eu son tour. Il est, le malheureux, resté un jour tout entier ; puis Molapo, au village, n’en finissait pas. C’est vraiment trop d’effervescence pour durer longtemps ; cela me monte à la tête et je chancelle. Tout le monde m’accable de reproches de t’avoir menée à Mékuatling. On me demande, et Molapo le tout premier, quand j’irai te chercher.

Après tout, ma chérie, je suis convaincu qu’on nous aime ici ; c’est quelque chose, c’est beaucoup, c’est tout. Nous devons bénir Dieu s’il en est ainsi, car c’est le secret de notre force et la garantie de nos succès parmi ces pauvres gens.

Le cadavre de M. Hall n’a pas été retrouvé. Cela a fait une profonde impression sur tous, parce que cet infortuné fut emporté par la rivière juste après que je l’eus traversée par les mêmes moyens que lui. C’est que mon œuvre n’est pas finie, et, tant qu’elle n’est pas accomplie, je suis immortel. Ne crois-tu pas la même chose ? Cela ne m’empêche pas d’être reconnaissant envers le Seigneur, et de me consacrer tout à nouveau à son service. »

Dimanche soir.

Nous avons eu, après tout, une bonne journée ; elle eût été meilleure, si tu eusses été ici. Je sais que tu as été parmi nous, avec moi, en esprit. N’est-ce pas que tu as prié pour moi ? Autant je me sentais faible et sec avant le service, autant je me suis senti fort et plein d’entrain en prêchant. C’est à tes prières que je l’attribue. Oh ! comme je me sens faible dans la vie spirituelle ! Je suis épouvanté quand je fais un retour sur moi-même. Je puis montrer telle époque dans ma vie où je vivais. Il me semble que c’était alors un autre que moi. L’Afrique exerce sur nous une influence matérialisante ; il est difficile de la combattre, mais pas impossible de la vaincre toutefois. N’est-ce pas, nous nous stimulerons davantage ? Il le faut bien, de peur qu’en « prêchant aux autres je ne sois rejeté ».

Lundi soir 16 janvier 1865.

« Voilà donc le premier jour de beau temps que nous avons eu depuis que je suis ici. On a fait des briques, mais, pour faire marcher mon monde, il a fallu me tenir de piquet comme un gendarme tout le jour. On a assez bien travaillé. Mais pense un peu aux briques que nous avons perdues et à la quantité qu’il nous en faut ! Je me sens un peu triste ce soir. J’espère que tu ne me blâmeras pas d’être resté si longtemps ; le Calédon, dit-on, ne fait pas mine de baisser. »

Mardi soir 17 janvier.

« Si le beau temps continue, le Calédon baissera vite. Mais hélas ! le temps est chargé de nuages. Justement à l’heure où j’écris, voici la pluie qui tombe. Il faut la laisser tomber et croire courageusement que toutes choses contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu. Je suis décidé à rester ici dimanche et lundi. Je me mettrai, s’il plaît à Dieu, en route-mardi. Je ne vis pas ; loin de toi, je suis comme une plante qui manque des rayons du soleil, elle s’étiole. Tu sais que tu es mon soleil. Et puis je ne me sens pas le courage de rien faire. Tout ici est plein de toi, mon cœur d’abord et la maison ensuite. Je me demande quel est le principe de ceux qui ne se marient pas. Ne crois-tu pas que, chez le grand nombre, c’est égoïsme ? Ils ne sentent pas le besoin de se donner et ils méconnaissent, par conséquent, le bonheur de celui qui se donne. Toi sans moi ! mais surtout moi sans toi, je serais un être tronqué. Ce n’est pas à dire qu’il en serait ainsi si le Seigneur appelait à lui l’un de nous, car nous sommes inséparables non seulement dans la vie, mais aussi dans la mort. »

Mercredi soir 18 janvier 1865.

« Prends patience, chérie, je serai vite auprès de toi. Ne m’attends pas avant mercredi ou jeudi… Je ne sais vraiment pas comment je pourrai arranger la tente, si ce n’est en la diminuant de moitié. Tout le haut est en lambeaux.

Pauvre Smith (le maçon) ! son cœur est comme une soupe au lait. Cet homme nous enseignera à tous deux la patience et la douceur, tu verras. Je ne me suis impatienté qu’une seule fois depuis que je suis de retour. Mais j’ai eu si honte de moi-même que j’aurais voulu me cacher dans un trou de taupe. Oh ! comme je demande au Seigneur qu’il me donne de pratiquer ce divin précepte : « Que votre douceur soit connue de tous les hommes ! » Et comme les paroles qui suivent le rendent solennel : et Le Seigneur est proche. » Puissions-nous avoir plus de calme et plus de douceur ! N’est-ce pas que nous nous entr’aiderons pour cela ? »

Coillard, dans ses lettres à sa femme, ne dit pas à quoi il employait le maçon et les briques, c’était un secret :

« Tandis que Christina était à Mékuatling, écrit-il à sa mère (6 avril 1865), j’étais tout seul ici, très occupé à lui préparer une surprise pour son retour. En revenant à Léribé, j’avais trouvé notre tente toute déchirée par le vent ; nous n’avions plus qu’une petite chambre. Je décidai mon maçon, que les pluies empêchaient de travailler à l’église, à construire deux autres petites chambres. Je mis mes domestiques, les enfants de l’école et les membres de l’église dans le secret ; si vous aviez vu avec quel zèle chacun travaillait ! Même les païens me donnèrent de l’herbe pour couvrir. Malgré les pluies torrentielles, nous fîmes quinze à vingt mille briques qui séchèrent, je ne sais trop comment. Les enfants de l’école les ont transportées. Nous faisions la prière avant le lever du soleil, puis au travail ! En trois semaines l’ouvrage fut achevé : pour ce pays c’est quelque chose d’inouï.

Je partis alors pour aller chercher, à Mékuatling, Christina qui commençait à s’inquiéter beaucoup. Nous passâmes encore quelques jours avec nos amis Daumas, M. et Mme Eugène Casalisg et M. et Mme Emile Rolland, qui se trouvaient là et avec lesquels nous sommes intimement liés. Nous reprîmes alors le chemin de Léribé en passant par Mabolèla, pour saluer les amis Keck. Le troisième jour, nous devions arriver et je dois dire que nous étions impatiemment attendus. Nous entrâmes dans le Calédon au coucher du soleil ; malheureusement les bœufs devinrent récalcitrants, cassant les cordes et les jougs, de sorte que force nous fut de les dételer. Je suppose que ce manège, que je décris en si peu de mots, dura au moins deux heures. Les enfants de l’école avaient eu l’idée d’accourir à notre rencontre et nous attendaient sur la rive opposée. Ma chère femme se décida alors à traverser et à se rendre à cheval à la maison ; les jeunes filles l’escortaient et commençaient à trahir leur joie à la pensée de la surprise de « leur mère » en arrivant chez elle. Ma femme mit pied à terre pour ne pas fatiguer les enfants, et elle dit que son arrivée dépasse toute description. Au milieu des éclats de rire, elle allait, venait d’une chambre à l’autre, ne s’y reconnaissant plus. Elle en versa des larmes de joie. C’est qu’après avoir été deux ans dans les champs sans abri, même en hiver, la vue seule d’une chaumière comme la nôtre était bien propre à émouvoir.

g – Eugène Arnaud Casalis, fils du directeur de la Maison des Missions, médecin-missionnaire au Lesotho dès 1864, mort en 1891.



E. Casalis fils (1837-1891)

Pendant ce temps-là, j’étais resté seul, au wagon, avec Mlle Daumas. Il faisait depuis longtemps obscur, la voiture enfonçait dans le sable. Ce fut alors que Molapo nous envoya une troupe de jeunes gens qui, s’attelant de toutes parts au wagon, non seulement le roulèrent à travers la rivière, bien qu’il y eût beaucoup d’eau, mais le hissèrent sur le rivage par une montée très escarpée et le traînèrent à une bonne distance comme en triomphe. Nous remîmes les bœufs sous le joug et arrivâmes, bien que tard, à la maison où Christina nous avait préparé le thé. Mlle Clémence Daumas resta quelques semaines chez nous, ce qui fut pour nous et surtout pour ma chère femme une très agréable société. Deux de ses sœurs et son frère vinrent la chercher et passèrent aussi quelques jours sous notre toit. Depuis lors, nous avons été très occupés à bâtir notre temple ; malheureusement les pluies gâtent les briques à mesure qu’on les fait, de sorte que les murs ne s’élèvent pas vite. »

Enfin, en septembre 1865, Coillard pouvait écrire :

« Nous sommes maintenant confortablement logés. J’ai lait ajouter deux chambres aux trois que nous avions déjà et on achève de construire notre cuisine. Le tout est couvert d’herbe. C’est une maison très basse, trop basse malheureusement ; les fenêtres en sont de neuf carreaux ; il n’y en a que deux qui aient actuellement des vitres, toutes les autres sont fermées avec du calicot. Les portes aussi ne sont pas magnifiques ; il n’y en a pas une seule qui ait une serrure ou un loquet ; nous fermons celle de la salle à manger qui donne sur le dehors avec une bêche ou une chaise et celle qui va à la cuisine avec un levier en fer ; malgré toutes ces précautions, il arrive quelquefois que le vent est le plus fort et que les chiens affamés des natifs viennent visiter notre garde-manger.

Et puis, quand la pluie tombe, le calicot, qui sert tout à la fois de vitres et de contrevents, n’empêche pas la pluie d’entrer, et alors, crainte d’être inondés, il nous faut mettre des caisses devant les fenêtres et allumer la chandelle en plein midi. Mais tout ce que je dis ne déprécie pas notre petit palais. C’est bien autre chose que notre vieille hutte de mottes qui s’éboule ou que cette affreuse tente que le vent tourmentait à son gré. La salle à manger, où se trouve, des deux côtés de la fenêtre, ma bibliothèque, a un plafond de grossier calicot. Le salon aussi ; mais, de plus, celui-ci a une jolie tapisserie grise, avec des rideaux de mousseline rouge à fleurs jaunes ; entre les deux fenêtres une petite table où j’écris, au milieu une table ronde, d’un côté notre harmonium, de l’autre mon ancien lit de garçon faisant l’office de sofa, quelques chaises, des portraits en composent l’ameublement. Tout près de la fenêtre se trouve un magnifique pêcher déjà chargé de fruits et de verdure, un peu de côté un beau figuier ; tout tend à rendre cette chambre aussi gentille que possible.

Et le mieux, c’est que l’accès n’en est pas ouvert à tous les natifs. Ces pauvres gens ! ils ne savent pas respecter la maison du missionnaire, et, si on ne fait pas constamment la police, ils ne se font pas scrupule d’entrer jusque dans la chambre à coucher, frottant leur peau graisseuse contre tout et semant partout la vermine. Ils ne connaissent pas le prix du temps. Priser et causer, voilà assez d’occupation pour une visite, et une visite d’un jour n’est pas trop longue. Malgré sa condescendance, un missionnaire ne doit ni ne peut se soumettre à tout cela. Aussi je m’en tire à merveille et sans blesser mes terriblement susceptibles paroissiens, depuis que j’ai bâti une espèce de portique devant la porte d’entrée. Il a six pieds carrés, deux bancs en briques de chaque côté de la porte, c’est une chambre de réception. »

Coillard ne devait pas jouir longtemps de cette installation ; déjà le 8 juin 1865 il écrivait à sa mère :

« Nous avons la guerre dans le pays. Ce sont des temps bien sérieux, mais soyez sans inquiétude à notre égard, ma mère bien-aimée. Je vous écrirai dès que la guerre sera passée et vous donnerai des détails sur nos plans. Nous sommes entre les mains de Dieu ; en lui est notre confiance. Il est notre haute retraite. »

Cette guerre devait durer plusieurs années et mettre en danger l’existence même de la mission.

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