François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

XI
vers le pays des banyaïs, suite
1877

Monsieur ne reçoit pas. — Les lions. — La Fontaine des Palmiers. — Traversée du Limpopo. — Le passage du Motsingoané. — Disparition des chèvres. — Méditation sur la tentation du Sauveur. — L’oiseau à miel. — Rencontre d’un Boer. — Toute une ménagerie. — La mort de Charms. — Soirées récréatives. — Guettés par un léopard. — Un homme ! — Fatigués. — Le Ngouanétsi. — Les premiers Banyaïs. — Feu de prairie.

« Ce n’est pas le moment pour nous de trembler et de céder à l’émotion, écrivait Coillard le 17 juillet en quittant Goedgedacht, c’est le moment de nous rapprocher de notre Dieu et, en nous retrempant dans sa communion, de nous ceindre de courage et de force, et d’aller joyeusement en avant. Nous avons quitté ce poste, jusqu’à présent le plus avancé de l’armée qui va à la conquête de l’Afrique. Nous prenons le chemin du désert que nous ne connaissons point. »

18 juillet 1877. — Pour le moment, nous longions, à travers les bois, la chaîne du Zoutpansberg, que nous devions ensuite contourner. Dans le lointain nous apercevions les Blau Bergen, les Montagnes Bleues, dont les teintes foncées justifiaient bien le nom.

Le soir nous campions près d’un étang ombragé et à moitié desséché. Nos hommes, qui y avaient mené le bétail, déclarèrent y avoir vu un crocodile. Un crocodile si près de nous, et ne pas faire sa connaissance ! Impossible, la tentation était trop grande. Nous partons donc avec Christina et Élise, armés de nos fusils chargés. Le soleil allait se coucher comme nous descendions dans le lit du torrent, entre des fourrés impénétrables. Le crocodile ? Nous le cherchâmes en vain ; nous ne vîmes que ses traces, Monsieur ne recevait pas à cette heure, et, somme toute, je lui en sus secrètement gré. Un de nos bœufs, en voulant boire, s’était enfoncé et menaçait de disparaître dans la vase. Tous les hommes accoururent et, le tirant par les cornes, par la queue, au moyen de longes, s’accrochant tant bien que mal à sa pauvre peau, ils réussirent à le rouler dans la vase jusqu’au rivage. La pauvre bête était épuisée, mais elle était sauvée. En revanche, le crocodile, l’ermite de ces lieux, avait perdu un fameux souper.

Brack River, 22 juillet 1877. — C’est dimanche. Hier le camp présentait un aspect animé. Nous nous sommes arrêtés au milieu du jour, et tout le monde s’est mis courageusement à abattre des arbres, à couper des branches, à construire un bercail. Les feux ont brûlé toute la nuit. C’est que nous ne sommes pas seuls dans ces parages. Les chiens n’ont fait qu’aboyer et les lions rugir. Personne n’a dormi. Aujourd’hui, quel contraste, quel calme, quel repos ! Nous avons médité sur ces paroles : « Seigneur, montre-moi ta gloire ! »

24 juillet. — Nous dételâmes au milieu du jour, à l’ombre d’un baobab gigantesque, le premier que nous ayons rencontré. La base du tronc mesurait 25 mètres de pourtour. Ses rameaux étaient énormes. De loin, ce colosse écrasait tellement la forêt qu’elle ne paraissait plus qu’une plaine couverte de buissons, du milieu desquels s’élevait ce seul arbre, comme un monstrueux champignon quant à la forme, sans élégance du reste. Nous aurions voulu nous arrêter un peu à l’ombre de ce baobab et avoir notre réunion de prière habituelle. Mais nous n’avions pas trouvé d’eau pour nos bœufs depuis l’avant-veille, et ce qui nous restait dans nos tonnelets suffisait à peine pour une tasse de thé, rien de plus. Pendant que nous étions à admirer le colosse qui nous ombrageait, nos bœufs étaient là, le museau en l’air, humant le vent, dédaignant la belle herbe qu’ils foulaient aux pieds. Nous comprîmes que notre premier devoir était de faire un effort pour atteindre l’eau. Aussi, pendant qu’une partie de nos hommes allaient en avant pour ouvrir le chemin à coups de hache, nous attelâmes sans délai. Au coucher du soleil, nous tombâmes dans une vieille ornière, maintenant obstruée par les arbres et les broussailles. Je m’étais assis sur la caisse de devant, qui sert de siège habituel au conducteur, quand, sans que je m’en aperçusse, la voiture passa sous un arbre épineux. Je n’eus que le temps de me coucher à plat ventre sur la caisse. Je me relevai avec une vilaine égratignure au visage et la moitié de mon habit sur le dos. L’autre moitié flottait aux rameaux épineux qui m’avaient dépouillé. Cela amusa beaucoup Éléazar et les autres hommes de la caravane.

25 juillet 1877. — Nous arrivâmes à la brune près d’une fontaine. Le réservoir naturel creusé dans une pierre calcaire était entouré de bosquets, desquels s’élançaient des palmiers chargés de fruits sauvages. « A l’eau ! à l’eau ! » cria quelqu’un. On comprit ; les seaux, les tonnelets, tout fut, en un clin d’œil, mis à réquisition. Mais les bœufs n’attendaient pas qu’on les dételât tranquillement. Brisant les clés de joug, les longes aux cornes, sourds aux sifflements particuliers des hommes, et bravant les coups de bâton qu’on leur assénait de tous côtés sur la tête, ils se précipitèrent avec fureur vers l’étang, beuglant, se poussant, se cornant, et puis humant à longs traits cette eau rafraîchissante, jusqu’à ce que des voisins impatients les eussent expulsés à leur tour. La lune répandait sa lumière argentée sur cette scène pleine d’animation. Simoné est chasseur. Il avait abattu une antilope, il la dépeçait à quelques pas de là, tandis que les femmes babillaient joyeusement avec les enfants autour du feu qu’elles venaient d’allumer.

Le lendemain, 26 juillet, après une bonne nuit de repos et un déjeuner copieux, nous dîmes, avec quelque regret, adieu à la belle Fontaine des Palmiers, comme nous l’avons nommée. Les baobabs sont très nombreux et donnent au paysage un cachet tout particulier de sauvage grandeur. Quelques-uns tombant de vétusté, comme des tours en ruines, servent de repaire aux reptiles, aux rongeurs ou aux fauves qui sont les seuls habitants de ces solitudes. Je me trompe, car, ici et là, nous remarquons des piquets, échelonnés à des hauteurs régulières, plantés dans l’écorce pleine de sève de quelques-uns de ces colosses. On nous dit que ce sont les échelles primitives au moyen desquelles les Bakhalaharis grimpent sur ces arbres pour en cueillir les fruits, ou pour s’y mettre à l’abri des bêtes féroces. Mais ces êtres humains, que l’on rencontre rarement, ne font que hanter ces forêts ; leur domicile, toujours temporaire, est ailleurs.

Nous avions fait peu de chemin quand nous aperçûmes, serpentant dans la plaine, un immense ruban d’arbres au feuillage sombre, aux troncs de ce vert-jaune particulier qui, dit-on, annonce toujours la présence de la tsétsé. C’était le Limpopo. Enfin ! Nous étions si impatients d’y arriver, que Christina, Élise, Asser et moi, prîmes les devants à pied. Nos cœurs étaient pleins de reconnaissance envers Dieu en atteignant ce jalon. Je gravai mes initiales dans l’écorce sanguinolente d’un mimosa, pour marquer notre passage.

Le lit du fleuve, du reste peu encaissé, n’est que du sable, un sable que chaque crue amoncelle et nivelle suivant ses caprices, formant des îlots, des bancs qui, pendant une saison, s’amusent à détourner ou à transformer le cours de la rivière. Dans ce lit de 500 mètres de large, l’eau qui, à cette saison, est au plus bas, se divise en ruisseaux ; ceux-ci se subdivisent en filets qui filtrent de leur mieux à travers le gravier qu’ils recouvrent à peine, vont se réunir plus loin et forment ces abîmes profonds où s’ébattent les gros amphibies, les crocodiles surtout, auxquels le fleuve doit son nom vulgaire. Les rivages du Limpopo sont défendus par des jungles impénétrables de roseaux, une espèce de bambous nains, dont chaque feuille est un dard et une lame à deux tranchants.

Migal, dans son empressement, eut le malheur de s’enfoncer un bourgeon de ces roseaux dans la plante du pied. Force lui fut de s’asseoir sur place. Il tira son couteau de sa poche, appela quelqu’un à son aide, et il procéda lui-même, avec calme, à une de ces opérations chirurgicales dont la vue seule fait frémir un Européen. Cela ne l’empêcha pas de boiter, pauvre garçon, et tout le jour il fut morne. Ses joyeux éclats de rire nous manquaient.

Nous perdîmes un temps précieux à chercher un gué. La question n’était pas facile à résoudre : ici, les arbustes et les arbres nous barraient le chemin ; là, c’était la berge qui était trop escarpée ; plus loin, c’était l’eau qui était trop profonde, le sable qui était mouvant, etc., etc.

Une fois le gué choisi, nous nous armâmes de faucilles pour ouvrir une voie à travers les roseaux ; puis, sans perdre de temps, nous mîmes deux attelages, trente bœufs, à ma voiture et nous la lançâmes. Les roues s’enfoncèrent jusqu’aux moyeux. Bon ! voilà le commencement. Les bœufs, qui sentent de la résistance, font les rétifs, se jettent à droite et à gauche, se retournent et regardent, avec une obstination provocante, la voiture ensorcelée. L’un brisa une clé, l’autre un joug ; un troisième se dételle, un autre s’empêtre dans la chaîne du timon ; il se débat, il beugle à tue-tête, jette la confusion dans toute la troupe. « Il s’étrangle ! il s’étouffe ! il se meurt ! un couteau, vite un couteau, vite ! vite ! » Et en effet, l’animal, qui a réussi à se rendre intéressant, tombe en syncope. Un homme expérimenté coupe le licol, lui saisit la queue et y applique quelques violents coups de dents. La bête, ressuscitée par ce moyen magique, se remet sur pied. Alors recommence une scène à peindre. On crie à qui mieux mieux, on s’excite, tout le monde commande à la fois, chacun veut être obéi, les bœufs perdent la tête, et la carriole s’enfonce, s’enfonce.

Il était temps que, dans cette cohue, quelqu’un d’autorité se fît écouter. Imposer silence à ce prophète de malheur qui s’égosille à prédire que le chariot ne sortira pas de là, qu’il faut le décharger et le sortir à bras ; remercier, une fois pour toutes, ce complaisant qui promène partout ses avis ; arracher le fouet à ce jeune homme qui nous jette le désarroi dans l’attelage ; mettre chacun à son poste et toutes les épaules libres aux roues, procéder d’une manière calme et méthodique, ce fut l’affaire de quelques instants. Puis, trek ! trek ! trek ! Rien ne bouge. Les coups de fouet, les épithètes les plus injurieuses pleuvent de nouveau sur les malheureuses bêtes ; un coup de collier enfin et la machine se met en branle. L’excitation reprend le dessus, on redouble d’efforts, on pousse aux roues, le fouet claque, on crie sur tous les tons : Trek ! hi ! hi ! hu ! L’un agite un bâton, un autre un roseau, un tiers son chapeau ; l’excitation se communique aux attelages. La lourde machine creuse de profonds sillons, gravit enfin la berge escarpée et épineuse, et s’arrête en triomphe sur une pelouse verte à l’ombre d’un arbre séculaire !

Les autres voitures, moins lourdes, passèrent sans difficulté sérieuse. Mais quand la dernière vint s’arrêter à côté de la mienne, le soleil était couché, il faisait obscur. Nous étions exténués. C’est alors seulement que nous nous aperçûmes que trois des bœufs que nous avions laissés paître, avaient disparu et étaient restés de l’autre côté de la rivière parmi les buissons. Que faire ? Qui oserait, de nuit, traverser le fleuve et s’aventurer dans les jungles et les massifs, quand on entendait rugir le lion dans le lointain ? Nous nous mîmes à genoux, et puis allâmes chercher le repos dont nous avions un grand besoin. Nous savions que le Seigneur prend soin de tout ce qui nous concerne.

Jamais nous n’avons mieux dormi que la première nuit que nous avons passée sur la rive gauche du Limpopo. Au point du jour (27 juillet), des voix qui s’entre-répondaient et de joyeux éclats de rire nous réveillèrent. C’était notre brave Bushman qui avait été à la recherche des trois bœufs et qui criait d’au delà du fleuve de toute la puissance de ses poumons : « Khomo ke tseo ! Voici les bœufs ! » D’où la joie générale au camp. Nous ne pûmes que nous émerveiller de la protection de Dieu et l’en bénir.

Limpopo, dimanche 29 juillet 1877. — « Ne t’ai-je pas dit que si tu crois tu verras la gloire de Dieu. » Ah ! que de choses dans ce « si ! » Si tu crois ! Et pourtant « je crois, Seigneur, aide-moi dans mon incrédulité ». Nous avons passé un heureux dimanche. Nous avons médité avec fruit sur le repos qui est en réserve pour le peuple de Dieu.

Lundi 30 juillet. — Aujourd’hui le camp est en repos et nous nous sommes apprêtés à en jouir. Mais y a-t-il des jouissances pures ici-bas ? Un ver se cache souvent dans le calice de la plus belle fleur. Christina avait voulu profiter de cette halte pour laver du linge. Elle avait fait ce plan l’avant-veille avec Ma-Mika et Ma-Routhé. Aujourd’hui Ma-Routhé, qui était très morose, vint de mauvaise grâce et avoua que son mari objectait à ce qu’elle lavât en voyage. Cela fit une vive peine à Christina. C’était une douloureuse découverte que ce repli du cœur d’un de nos meilleurs évangélistes. Croyait-il s’abaisser en laissant sa femme faire ce qu’elle a fait tant d’années chez nous ? Non, impossible. C’est une boutade qui s’expliquera et passera. J’ai d’Aaron une meilleure opinion.

Il y eut de temps en temps, durant cette expédition — et comment en eût-il été autrement ? — de semblables incidents ; et il faut admirer le tact, la patience, l’amour dont Coillard fit constamment preuve et qui dissipèrent toujours les nuages.

A part ces ombres épaisses nous avons eu de bons services et, le soir, la communion, avec cette parole comme consigne : « Jésus est toujours le même. » Oui, toujours le même dans sa nature, dans sa puissance, dans son amour, dans ses promesses. Quelle parole, au moment où nous nous enfonçons dans le désert et où tout peut nous manquer !

Jésus est notre ami suprême
Oh ! quel amour !

Mardi 31 juillet 1877. — Ce matin nous levions le camp dès l’aurore ; nous devions faire un long trek, c’est-à-dire une bonne étape, et ce soir nous ne sommes qu’à 6 ou 8 milles, tout au plus, du Limpopo. C’est l’Afrique, le pays de la patience. En quittant le « fleuve des crocodiles » nous allons à travers champ, plus de chemin. Nous consultons la boussole et nos guides, nous nous armons de nos haches et nous marchons résolument en avant. Nous atteignons de bonne heure le Motsingoané, un des affluents du Limpopo qui se dirige du nord au sud. Comme ceux du Limpopo, les abords du Motsingoané sont défendus par des jungles marécageuses et impénétrables. Évitant non sans peine les tronçons d’arbres qui y sont cachés comme à l’affût, nous parvenons, je ne sais trop comment, à rouler au fond d’un des ravins qui forment le lit de la rivière. Le fourré de roseaux est tel que, malgré toutes nos précautions, nous ne savons plus où nous sommes ni où nous allons. Nous le devinons bientôt, car les bœufs que les roseaux égratignent, refusent d’avancer et l’une des roues de derrière s’enfonce à vue d’œil. Cette fois ce n’est plus dans le sable, mais dans un bourbier de terre glaise. La scène du Limpopo se renouvelle. Cris, coups, agitation, rien n’y fait. Nous essayons tous les plans possibles, nous changeons, nous doublons l’attelage ; notre digne Azaël, perché sur le devant du wagon, a beau gesticuler comme un télégraphe avec ses deux longs bras et crier sur le plus haut diapason de sa petite voix fêlée, tout est inutile, la roue s’enfonce toujours plus, et la carriole, perdant son centre de gravité, menace de culbuter. Le soleil est ardent et le lit de la rivière est comme un four. Nos hommes n’en travaillent pas moins avec une bonne volonté, un entrain et une entente qui font plaisir.

Christina, qui avait traversé, cousait à l’ombre avec Élise. Toujours prévoyante, elle n’oublie pas que tout le monde est à jeun. Dans l’impossibilité d’avoir accès à la nourriture, qui est dans les wagons au delà de la rivière, elle trouve pourtant le moyen de nous préparer et de nous envoyer une bouillotte de café qui fait plaisir à tous.

Mais le soleil baissait, nous commencions à nous inquiéter. Nous élevions en silence nos cœurs vers Dieu. N’est-il pas un secours dans les détresses ? Au moyen du cric, nous avions pu soulever la roue embourbée, glisser dessous des pierres plates, du roseau, des branches ; nous étions déterminés à tenter un dernier effort avant la nuit ; nos bœufs se mirent résolument de la partie, le véhicule lui-même sembla s’y prêter. Nous le vîmes pour ainsi dire se soulever et, à notre grande joie, labourer le lit marécageux du fleuve, franchir les bancs, les digues et gravir le talus escarpé qui nous faisait peur. Nous avions traversé le Motsingoané !

Pendant que les bœufs, pleins de l’animation que leur avait donnée ce succès, amenaient, l’une après l’autre, les deux voitures, évitant le mauvais pas, j’avais, avec l’aide de nos femmes, planté les tentes, allumé les feux et fait préparer le repas, une marmite de bouillie à l’eau et au sel et une bouilloire de café. C’était à la fois pour nos gens le déjeuner, le dîner et le souper. Mais tous les visages étaient radieux. Chacun se délassait des fatigues du jour en contant ses prouesses et les gaucheries de son voisin et en faisant part de ses observations. De bruyants éclats de rire interrompaient fréquemment les orateurs et les animaient. Qui eût dit qu’il était minuit et que ces gens avaient passé toute une journée l’estomac vide, travaillant au grand soleil, sans désemparer, dans la vase jusqu’aux genoux, le cœur triste et la voix enrouée ?

Nous rendîmes ensemble grâces à Dieu, puis chacun se retira, les hommes chargèrent leurs fusils et allèrent s’étendre et monter la garde, à tour de rôle, près des feux qu’ils avaient allumés tout à l’entour. Bientôt en n’entendit plus que le pétillement des bûches qui brûlaient, le ronflement des dormeurs, les rugissements du lion, les cris discordants des chacals et les coups de fusil. Quant à moi, un bœuf m’avait envoyé un si violent coup de pied dans les reins que je souffrais beaucoup. Malgré la fatigue, le sommeil était hors de question.

4 août 1877. — Une nouvelle semaine de passée, mais nous avons fait peu de chemin. Impossible de voyager la nuit à cause des fauves, contre lesquels nous avons à nous protéger, et nous cheminons lentement de jour, obligés que nous sommes de nous ouvrir un chemin à travers les broussailles, les ravins et la forêt.

Un jour, les chèvres de l’expédition ont disparu ; elles ont été volées par quelques indigènes rencontrés en route. Toutes les recherches furent vaines.

Nous partîmes sans nos chèvres. Nous en avions le cœur triste. Cette goutte de lait était un grand réconfort pour nous ; ces chèvres si jolies eussent été une richesse chez les Banyaïs et les voir trotter autour de nos voitures nous faisait croire que nous étions à la maison. Christina surtout en fut affligée. Mais nous avons tant de fois dit que tout ce que nous avons appartient au Seigneur, que le Seigneur nous a mis à l’épreuve. Après tout c’était un luxe ; et, si c’est une nécessité, il peut nous rendre nos chèvres d’une manière ou d’une autre.

Louis, le fils d’Azaël, a eu, ces derniers temps, des crises de pleurs qui, de nuit, empêchent tout le monde de dormir. Je suis le seul qui ait encore un peu d’influence sur lui, il n’écoute personne d’autre. Son père lui fait des discours sentencieux comme à un jeune homme qui a de la raison ; c’est un enfant de deux ans ! Sa pauvre mère en est toute désolée. A notre dernière réunion, elle nous émut beaucoup par sa confession et ses larmes. « O mon Dieu, s’écriait-elle en sanglotant dans sa prière, que je suis donc mauvaise ! Que de fois mon cœur est retourné au Lesotho ! Quand j’entends mon enfant crier toute la nuit et empêcher tes serviteurs fatigués de dormir, je suis triste parce que je ne peux pas le faire taire. Mon cœur retourne alors au Lesotho. Oh ! pardonne-moi, mon Père, pardonne-moi ! »

Dimanche 5 août 1877. — Nous avons campé hier sur le bord d’un ruisseau. Tout notre monde avait l’air content et entrain. On me demanda une leçon de chant ; nous la prolongeâmes jusqu’au crépuscule.

Aujourd’hui, nous méditâmes sur la tentation du Sauveur et nous eûmes l’occasion de faire un retour en arrière qui, à certains égards, ne pouvait manquer de nous rendre sérieux. Je fis surtout remarquer à mon petit auditoire tout ce qu’il y avait d’étonnant dans le fait que Satan osait s’attaquer à Jésus qu’il savait être le Fils de Dieu, Dieu même ! C’est qu’il savait que Jésus avait une grande œuvre à accomplir et cela le rendait fou de rage. Nous qui allons à la conquête de son royaume, nous, dont il connaît les faiblesses et les misères, nous respectera-t-il davantage ? Je fis allusion à certains stages de notre voyage pour convaincre mes gens de la présence de Satan et les mettre sur leurs gardes.

Dans l’après-midi, comme nous revenions au camp avec Eléazar, nous avions remarqué sur un arbuste un oiseau de la grosseur et de la couleur d’un moineau : « Ka ! ka ! ka ! ka ! ka ! » faisait-il. « Qu’il est donc loquace », remarqua Eléazar. Nous passâmes outre, il nous poursuivit, nous devança, se percha sur un rameau et recommença son ramage. Nous nous dirigeâmes vers lui, et quand il nous vit approcher, il alla se percher plus loin, caquetant avec plus d’excitation que jamais. A un moment donné, après nous avoir fait courir par monts et par vaux dans les bois, il s’arrêta sur un arbre. Il n’avait plus qu’une seule note qu’il rendait à demi-voix et sur le ton de l’intimité : « Ka ! ka ! ka ! » et, à notre arrivée, il disparut silencieusement, sa mission était remplie. Un coup de hachette dans le tronc creux de l’arbre nous révéla la présence d’une ruche d’abeilles.

Ce petit oiseau auquel les natifs, qui prétendent comprendre son langage, ont donné, par onomatopée, le nom de tsitlou, est le coucou indicateur, l’oiseau à miel. C’est la providence des voyageurs. On a contesté le désintéressement de ce charmant animal ; les uns prétendent que, passionné pour le miel ou les larves des rayons, mais trop poltron pour s’attaquer à un essaim d’abeilles, il guette toujours des voyageurs, pour implorer leur secours. D’autres assurent qu’il n’a pas toute l’intelligence qu’on lui prête, qu’il est même dangereux parfois de se laisser conduire par lui, puisqu’on risque ainsi de faire une visite intempestive à un rhinocéros ou à un lion assoupi. Mais si cela arrive accidentellement, ça ne prouve pas qu’il n’y ait pas de miel là où il conduit le voyageur docile. Les indigènes sont si convaincus de son utilité que c’est une loi généralement admise qu’on ne tue jamais le coucou indicateur. Pour ma part, je me range à cet avis, et j’aime à voir dans cette innocente petite créature un bienfait inestimable de la providence de Dieu.

Le soir, dès qu’on eut parqué les ânes et les bœufs et fini le souper, nous allumâmes nos lanternes ; tout le monde se groupa devant ma voiture pour déchiffrer et chanter l’air d’un cantique nouveau. Nous chantâmes longtemps.

Le 9 août, rencontre d’un Boer qui rentrait chez lui, après une saison de chasse infructueuse.

C’était un homme jeune encore, pieux et aimable. Il me mit en garde contre les traces de voitures de chasseurs, lesquelles non seulement risqueraient de nous éloigner de notre destination, mais nous conduiraient infailliblement au milieu des essaims de la mouche tsétsé. Du reste, où que nous nous dirigions maintenant, nous risquons de rencontrer ce redoutable ennemi des voyageurs. Je pris la nuit pour réfléchir. La nuit porte conseil, dit-on ; du moins l’esprit est plus recueilli et la voix du Seigneur se fait mieux entendre, dans le silence des nuits.

Nous ne dormîmes pas de la nuit : le lion, le léopard, les hyènes, bravaient nos feux et paraissaient déterminés à nous arracher une proie ; puis les coups de fusil, les aboiements des chiens, les cris des gens nous tinrent en alerte jusqu’au jour. A la pointe du jour, j’étais sur pied ; pour réveiller mes gens le cor fut inutile, car personne n’avait sommeillé. Nouvelle consultation avec le Boer et les principaux de nos hommes, Christina était du nombre. Elle a un jugement qui vaut celui de dix hommes. Il fut décidé que nous nous dirigerions sur le Boubyé, droit au nord.

Au Boubyé, 10 août 1877. — Dieu soit béni, le Boubyé est derrière nous ! C’est un des principaux affluents du Limpopo, qui coule aussi du nord-ouest au sud-est et parallèlement au Ngouanétsi. Nous eûmes beaucoup de peine à y arriver, car, après avoir traversé la steppe, nous avons dû nous tailler un passage à travers une forêt très épaisse.

Nous avons avec nous toute une ménagerie. Outre nos serviteurs bucoliques, notre troupe de baudets, notre meute, nous avons aussi des porcs et d’autres animaux domestiques. Au repas du milieu du jour, les chats qui miaulent et gambadent sur nos assiettes, les poules qui caquètent, picotent nos miettes et se les disputent, les pigeons qui roucoulent, se baignent et peignent leurs plumes, les chiens alléchés par l’odeur de la nourriture, couchés en cercle tout à l’entour, fixant les yeux sur nous et suivant tous nos mouvements, cela fait tableau. Parmi ces derniers nous remarquâmes un vide : « Charms ! Charms ! Charms ! » et nos gens de répéter l’appel sur tous les tons. Mais Charms ne répondit pas ; on le chercha en vain. En rassemblant nos souvenirs et en les comparant, nous arrivâmes à la conclusion qu’il est devenu, hier au soir, la proie d’une hyène ou d’un lion. En effet, conduits par Bruce, le meilleur de la meute, tous nos chiens s’étaient mis à la poursuite d’un fauve qui rôdait dans notre voisinage, et Charms était de la partie. Nous entendîmes les cris d’un chien, cris étouffés et qui s’éloignaient : « Écoutez, » s’écrièrent les gens ; mais les cris avaient cessé. Nos chiens revinrent tout capots, la queue entre les jambes. Personne ne remarqua alors que Charms manquait. Nous en sommes tristes parce que c’est un terrier d’Écosse qui promettait de nous rendre de grands services.

Nous avons peu marché cette après-midi, à cause du déblaiement laborieux que nous avons continué. Arrivés sur un plateau, nous nous trouvions sur les bords d’une rivière tributaire du Boubyé. Traverserons-nous ou non ? Nous nous décidons à rester où nous sommes. Jamais je n’ai vu nos gens plus en train. Après les travaux ordinaires d’installation, ils sont là autour d’un feu flamboyant, gais et loquaces. C’est une soirée improvisée où chacun à son tour déploie son talent de mimique. Ils sont nés comédiens. C’est notre brave Migal qui, le premier, captive la bande. Il imite la hyène, mais ses ricanements sont si bien imités que nous mettons la tête à la porte de la tente et finissons par nous joindre au groupe. Tout le monde a les yeux braqués sur Migal, tous sont silencieux, graves et immobiles comme des statues, le regard pétillant de plaisir et d’étonnement, la bouche béante. Et quand Migal a joué son rôle, une salve de rires convulsifs sont les applaudissements que notre acteur a si bien mérités. Vient ensuite la chasse à l’éléphant, au lion, puis la course à travers la forêt aux instances de l’oiseau à miel, etc… Ces enfants de la nature sont instructifs dans leurs récréations.

Au Mokokoé, samedi 11 août 1877. — Nous avons lu ensemble ces jours-ci l’ouvrage de M. Mackenzie : Seven years beyond the Orange River, et rafraîchi notre mémoire des détails de la désastreuse expédition de M. Helmore chez les Makololos à Linyanti. Toute cette tragique histoire, nous l’avions entendue en 1869, à Kourouman et à Motito, des lèvres mêmes de MM. Mackenzie et Price. Ce récit des souffrances de M. et Mme Helmore et de leurs enfants nous pénètre de reconnaissance envers notre bon Père céleste qui dresse notre table dans le désert et dont les biens et la miséricorde nous accompagnent partout.

Nous nous sommes assis avec nos gens aux feux du bivouac et avons longtemps chanté mes cantiques imités de ceux de Sankey. Et puis, plus tard dans la soirée, on s’est mutuellement raconté les principaux incidents du voyage. En parlant de Prétoria, nos hommes n’ont pas oublié la musique militaire, et ils se sont immédiatement mis à la singer. L’un fait le cornet à piston, l’autre le flageolet, un troisième le trombone, un autre le triangle, pendant qu’un cinquième bat la grosse caisse. C’est une scène et un tableau.

C’est samedi soir. Oh ! combien doux est le repos ! Nous sommes tous épuisés. Jamais la perspective d’un jour de repos n’a fait plus de bien au pécheur depuis sa chute. Quand Dieu a donné le repos à l’homme, dans sa colère il s’est souvenu d’être miséricordieux !

Mercredi 15 août. — Depuis que nous avons commencé à nous frayer un chemin nouveau, nous nous enfonçons dans une forêt épaisse sans horizon, où nous étouffons comme dans un four. Hier, nous avons été dans la détresse à cause du manque d’eau. Nous n’en avons pas eu depuis dimanche. Pas d’eau ! pas signe de vie autour de nous ! Ces solitudes silencieuses sont un affreux tombeau ; pas moyen de s’orienter ! La boussole seule et la hache nous tirent d’embarras. Une colline enfin ! Nous la gravissons au pas de course, nous arrêtant de temps en temps pour reprendre haleine. Du sommet, quelle vue ! Le désert, plat, silencieux, noir, s’étendant loin, loin, bien loin, et borné seulement par l’horizon, le tout couvert d’un léger voile de brume blafarde. Le vent qui mugissait en rasant cette immense forêt, gémissait à l’unisson des impressions mélancoliques qui nous avaient saisis et semblait nous prêcher notre petitesse. Devant nous, mais dans le lointain, des collines blanchâtres et bleuâtres, arrondies, avec quelques pics, surgissaient de la plaine. Longtemps nous cherchâmes la rivière Ngouanétsi, surtout le pic Bohoa, dont nous connaissions à peu près la position géographique et qui était notre point de mire. Mais rien, nous descendîmes tout tristes.

Un trou assez profond au pied de la colline nous fit espérer que nous avions trouvé de l’eau ; il n’y avait qu’un peu de boue d’une odeur repoussante. Nous gravîmes une seconde colline avec Élise et Aaron. Nous ne pouvions pas accepter le désappointement amer de notre première ascension. Comme nous plongions nos regards dans l’immensité qui se déroulait devant nous, Aaron, me touchant le bras, me dit à demi-voix : « Mon père, vois-tu ce tigre ? » Un léopard était en effet là, à quelques pas de nous, sur un arbre, baissant la tête et balançant sa longue queue, comme un chat qui guette sa proie et s’apprête à fondre dessus. Et nous n’avions aucune arme avec nous. « Partons ! » dis-je à Élise. — « Pourquoi si subitement, mon oncle ? » — « Je te le dirai tout à l’heure. » Quand je le lui dis, elle en eut du regret, elle aurait tant désiré voir « le tigre ! » Les hommes accoururent avec leurs fusils et les chiens ; mais le fauve, qui avait manqué son coup, s’était méfié, et nous manquâmes le nôtre.

16 août 1877. — Voilà quatre mois que nous avons quitté Léribé. Quatre mois, et nous ne sommes pas encore arrivés chez les Banyaïs ! Cependant, si notre voyage a, jusqu’ici, eu ses fatigues et ses ombres, il a eu aussi ses jouissances et ses bénédictions.

Le pays change sensiblement de caractère ; il devient plus accidenté. Nous arrivons aux collines que nous avions entrevues. Ce sont des masses énormes de granit où se cramponnent quelques arbustes. La forêt est moins épaisse aussi, et le travail des sapeurs moins rude. Pendant la halte du milieu du jour, nous ne pouvons résister à l’envie de grimper sur la sommité voisine et de voir un peu le monde. La masse rocheuse est si escarpée et si lisse, qu’il faut s’aider des mains et des pieds et s’armer de persévérance. Le panorama qui se déroule devant nous a le même caractère de grandeur, de solitude et de désolation que nous avons déjà remarqué.

Sur le sommet de cette colline nous trouvons cependant un vestige d’habitation. C’est une hutte, une seule, mais une hutte enfin ; ce ne sont que quelques rameaux fixés sur la roche avec de grosses pierres et recouverts de quelques poignées d’herbe. Mais où sont les êtres humains qu’elle abrite ? Ces lieux ne sont donc pas complètement inhabités. Nous tressaillons d’émotion et de joie à cette pensée. Il nous semble que nous ne sommes plus bien loin de notre destination.

En contournant la colline, nous aperçûmes quelque chose de noir à l’ombre d’un arbre ; nous ne nous méprenions pas, ce quelque chose d’animé c’était bien un homme. Pour la première fois, depuis un mois, nous apercevions un homme ! On ne peut pas se faire d’idée de l’émotion que cette rencontre nous causa d’abord. Cet homme cherchait des racines et, absorbé par son travail, il ne nous vit que lorsque nous fûmes tout près de lui. L’apparition de ma figure blanche, de mes gens armés et de ces monstres roulants traînés par des bœufs, bref, de la caravane tout entière, c’était un phénomène trop nouveau pour notre pauvre Makhalaka. Il se leva précipitamment et prit la fuite. Mais la frayeur l’avait paralysé. Il se laissa choir, puis, revenant un peu à lui, il essaya de faire bonne mine à mauvais jeu ; il ricanait d’une manière nerveuse, étreignant convulsivement son arc et ses flèches, son assagaie et son casse-tête, les yeux hagards et soupçonneux. C’était un homme d’âge mûr ; il avait la chevelure épaisse, le cou enfoncé dans les épaules, l’estomac d’une proéminence disproportionnée. Il nous faisait pitié. Un morceau de viande lui donna un peu de confiance. Bientôt, en entendant Simoné parler sa langue, il se sentit plus à l’aise. Il répondait en souriant à toutes nos questions. Puis, se levant brusquement : « Suivez-moi, » nous dit-il. Il nous conduisit droit aux wagons qui s’étaient arrêtés, et à quelques pas des bœufs de devant, soulevant un peu d’herbe, il nous montra toute une ceinture de pièges à gros gibier, où nous allions infailliblement tomber. C’étaient des fosses profondes, et toutes garnies de pieux pointus. A quelque distance de là, il nous fit remarquer une haie d’épines qui barrait tout le vallon. Il n’y avait qu’une brèche pour laisser passer le gros gibier qui devait nécessairement se précipiter dans ces fosses dont le vallon était couvert. Nous frémissions à la pensée de l’accident terrible que nous eussions eu si nous n’avions pas rencontré ce pauvre Makhalaka.

Au Ngouanétsi dimanche 19 août 1877. — Nous n’avons pas encore eu de semaine de corvée comme celle qui vient de passer. Nous nous sommes de nouveau engagés dans une forêt si épaisse que, malgré nos labeurs, nous n’avons fait que peu de chemin. Notre lassitude n’a pas de nom, nous en sommes malades. Nous avons erré dans un dédale de collines de 300 pieds de haut environ, toutes de formation granitique. Nous tirons toujours vers le nord.

L’autre jour, samedi, nous étions dans un vrai cul-de-sac ; force nous fut de dételer et d’aller explorer dans toutes les directions. La chaleur était excessive, personne n’avait d’entrain, moi pas plus qu’un autre. Je me sentais porté à trouver tous mes voisins en faute, même mon brave Éléazar. Conscient de ma mauvaise humeur, je pris hache et fusil et passai en avant. La chaleur, la faim, la soif étaient bien pour quelque chose dans tout cela. J’arrivai à la jonction de deux bras du Ngouanétsi : ce n’étaient que précipices, roches et abîmes. Je cherchai longtemps, pas de gué, pas même de passage possible. Les fourrés étaient tels que je devais me faufiler sous les branches et que je faillis tomber dans un profond ravin que les rameaux recouvraient entièrement. Nos pauvres gens cédaient tous à la fatigue, et l’insuccès de mon excursion fut un nouveau désappointement. Aucun d’eux ne trouvait une de ces bonnes paroles qui relèvent. Le pays était tout brûlé, et nos attelages soulevaient un nuage noir de cendres qui pénétraient par toutes les pores et augmentaient encore la fatigue et la soif. Enfin, Asser et moi tentâmes un nouvel effort et nous découvrîmes ce que ce brave Asser appelait candidement « un beau gué ». Nous n’avions pas de choix, c’était samedi après-midi, nous étions épuisés, nous campâmes.

L’expédition passa, sur les bords du Ngouanétsi, par une crise de fatigue générale et terrible. Quelle responsabilité pour le chef de maintenir les courages et le niveau moral ! Quelle responsabilité non seulement pour les vies, mais pour les âmes de ses gens ! Il doit être constamment un témoin. Peu à peu des Banyaïs surgissent ; ils aident les voyageurs et leur font bonne impression.

Ngouanétsi, mardi soir, 21 août 1877. — Le dimanche que nous avons passé ici a été l’un des moins intéressants de tout le voyage. Nous avions déplié la tente du wagon et nous étions tous à l’ombre, ce qui n’empêcha pas qu’à peine assis, les hommes s’endormaient même en chantant.

« Cette sorte de démon ne sort que par le jeûne et la prière. » C’était le message du jour. Je fus probablement le seul à recevoir du bien de cette méditation ; mais j’en reçus et j’en bénis Dieu. La position que j’occupe dans cette expédition enrage Satan, et il soulève bien des démons, en dedans et au dehors, pour me tourmenter ; il envoie bien des anges pour me souffleter. Que de fois je me sens comme un roseau solitaire dans un marais, le jouet des caprices de tous les vents ! Mais pourquoi parler de faiblesse, quand Jésus est là ? « Je suis toujours avec vous ! » Je le répète, les expériences de ces jours-ci et les leçons de ce dimanche au Ngouanétsi ont été bénies pour mon âme. L’après-midi, nous eûmes notre réunion de chant. J’avais d’abord craint que mes gens ne fussent trop fatigués ; mais, du moment que je la mentionnai, ils accoururent tous pleins d’entrain.

Toute la journée d’hier (20 août) a été employée à préparer le gué. Couper des arbres, les coucher dans la rivière, les assujettir avec de grosses pierres pour diminuer l’élévation perpendiculaire d’un lit de roche, était notre plan et nous réussîmes si bien que, ce matin, les voitures purent passer sans encombre. La mienne me donna un peu de peine, nous faillîmes avoir des accidents, surtout avec les bœufs qui ne pouvaient se tenir sur la roche lisse. Mais cela nous servit de leçon et, avant d’y amener les autres voitures, nous fîmes répandre une quantité de sable sur la roche, ce qui permit aux bœufs de se tenir fermes sans glisser. Nous n’allâmes sur la rive opposée que pour y passer la nuit. Je fus reconnaissant envers Dieu. Pendant que la voiture était encore dans une position critique, Christina vint me souffler à l’oreille : « J’ai beaucoup prié et je suis sûre que le Seigneur a envoyé ses anges pour faire traverser nos voitures. » Je n’en doutais pas non plus.

Une troupe de Banyaïs était arrivée la veille au soir pour voir les blancs et les wagons, et apporter quelques céréales dont Dieu savait que nous avions besoin. Je les mis aux roues. Il y avait peut-être des anges parmi eux. Pauvres gens ! Comme nous fûmes touchés de les voir arriver hier à la nuit, n’osant pas s’approcher de nous, mais se blottissant sous un arbre autour d’un feu pour y passer la nuit. Nous allâmes les voir ; à notre approche, l’un d’eux nous présenta un pot de pistaches comme salutation, mais nous nous sentions tristes de ne pouvoir leur parler. J’essayai le zoulou, mais en vain. Un homme, parmi eux, parlait un peu le sessouto, mais il en était si fier, il était si loquace, que nous ne pûmes en tirer aucun profit. Nous avons acheté de ces gens de la farine, des pois, etc. Ce sont les corbeaux que le Seigneur a envoyés dans le désert pour nous nourrir ; il savait que nous avions besoin de ces choses : on avait secoué le sac de farine et cuit la dernière potée de bouillie ; on pouvait se demander avec anxiété ce que toute cette caravane mangerait le soir. Mais, avant le soir, dans un pays où nous ne soupçonnions pas même l’existence d’un être humain, nos provisions avaient été renouvelées ! Oui, Il est bon ! Il est fidèle !

En faisant nos observations, nous découvrons que nous sommes beaucoup trop au nord. Nous n’aurions pas dû venir à la jonction de ces deux branches du Ngouanétsi. Nous aurions dû contourner beaucoup plus bas les collines granitiques parmi lesquelles nous nous sommes engagés et avons erré tous ces jours-ci. Mais le Seigneur sait pourquoi il nous a conduits par ce chemin et nous n’avons rien à regretter.

Je crois que notre séjour de trois jours ici nous a fait du bien à tous. Tout le monde a l’air heureux et entrain et prêt demain à devancer l’aurore. Nous nous exhortons, Christina et moi, à plus de dévouement, de patience et d’amour et à un esprit de prière. Nous voudrions, nous aussi, tourner une nouvelle page, Dieu nous en fasse la grâce !

Jeudi 23 août 1877. — Hier, pour la première fois, nous sommes arrivés chez un chef. Après avoir traversé le Ngouanétsi, nous nous dirigeâmes plus vers l’est. Notre course suit à peu près la direction est-nord-est. Deux Bakhalakas se sont offerts comme guides, pour nous amener chez Maliankobé.

Le jeudi, eut lieu l’entrevue avec un petit chef du nom de Nyamonto. De là, l’expédition alla passer le dimanche 25 août au bord de la rivière du Singuézi.

Nous avons médité sur les premiers versets de Hébreux ch. 12 et, l’après-midi, sur la fin du Psaume 73, et nous avons eu la communion. Ce repas sacré nous a fortifiés et fait du bien. Nous avons eu une petite alerte avant ce service. La veille on avait mis le feu au pays. Les flammes, attisées par le vent, semblaient nous jeter un défi, en voltigeant dans les airs et en s’avançant avec un bruit épouvantable. Comme elles allaient nous cerner, je pensai à ce verset de Malachie : « Voici, le jour vient, ardent comme un four, et tous les orgueilleux et tous les méchants seront comme du chaume. » Les hommes mirent immédiatement le feu à l’herbe autour de nos bivouacs et nous fûmes en sûreté.

Partout où nous dételons, nous recevons des visiteurs en grand nombre ; quelquefois ils restent même pour la nuit. Les uns sont attirés par la curiosité, d’autres viennent avec des vivres que nous achetons. Quelquefois aussi ils dansent autour de nous, pour obtenir un paséla qui est ici le backshish de l’Égypte. Aujourd’hui c’est une bande de musiciens qui ont accompagné les vendeurs. C’est chose curieuse de voir ces calebasses garnies de coquillages, de languettes de fer dont la longueur est graduée et c’est vraiment étonnant d’entendre les sons qu’ils en tirent. Il paraît que, pendant que j’étais d’un autre côté, Christina ayant eu la curiosité de voir leurs instruments, ils se levèrent précipitamment et l’entourèrent pour lui faire les honneurs de leurs danses et de leurs concerts, sérénade et surprise qui n’étaient pas précisément de son goût. Pendant qu’elle était à sa réunion avec les femmes, ils me firent à peu près la même chose, me suivant partout ; mais j’y mis le holà.

Loundé, 30 août. — Après nous être reposés au Singuézi jusqu’au mardi à midi, nous nous remîmes en route, contournant des collines.

Avec les plus grandes difficultés, Coillard traverse la rivière du Loundé.

Jamais nous n’avons, pour ainsi dire, touché du doigt la bonté de Dieu comme dans cette occasion.

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