François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

XVII
en europe, suite
1880-1882

En Alsace. — Dans le pays de Montbéliard. — Londres. — Au ministère des Colonies. — Mort du major Malan. — Serpa Pinto. — Conventions sociales. — En France. — « Enfoncez un clou spirituel. » — En Hollande. — En Belgique. — Œuvre terminée. — Derniers préparatifs. — Londres. — Embarquement. — Repos.

De Lyon, Coillard alla à Genève, à Lausanne, à Vevey ; de là de nouveau en Alsace, puis dans le pays de Montbéliard. De Mulhouse, il écrivait au major Malan :

29 novembre 1880.

« Depuis que nous avons été à Lyon, nous avons été très occupés, occupés à l’excès. Genève, spécialement, a mis notre temps et nos forces à contribution. Nous y avons eu une multitude de réunions de tous genres, pour invalides, gouvernantes, étudiants, messieurs, amis des Missions, Société de géographie, etc. A la salle de la Réformation, nous avons eu deux réunions très nombreuses et bénies. On parlait de 2500 à 3000 personnes, et la collecte de la dernière a produit 1150 francs ou plus. Le Seigneur était avec nous. Beaucoup d’amis ont prié pour cela. Si j’ai été appelé à donner beaucoup, nous avons reçu davantage. Depuis lors, nous avons été à de nombreux endroits. Nous avons un programme très chargé : partout, chaque jour, des réunions, et parfois plusieurs par jour. Puisse la force m’être donnée : je me sens un peu fatigué. Nos esprits sont lourds et tristes. Les nouvelles du Lesotho me remplissent de tristesse et d’angoisse. Je n’en dors pas. Que le Seigneur ait pitié ! »

D’Audincourt, à un ami de Genève :

20 décembre 1880.

« Tu m’as fait promettre une lettre. En voyage, il est difficile de faire des lettres. Je dois naturellement sacrifier la ponctualité de ma correspondance. Depuis que nous avons quitté Genève, les pays, les villages, les villes, les réunions et les amis ont passé devant nous comme une lanterne magique. Les énumérer serait une nomenclature angoissante. Cependant, il y a eu, dans nos courses, beaucoup de points lumineux sur lesquels nous aimons à arrêter nos pensées ; nous avons été les objets de bontés, pour lesquelles nous savons à peine remercier. C’est au nom du Maître et pour lui que nous recevons tout, et c’est lui qui se chargera de les reconnaître et de payer toutes nos dettes. Les dons joyeux, ceux des pauvres de Mulhouse et d’ailleurs, nous ont tout particulièrement touchés. Quand des faits comme ceux qui sont parvenus incidemment à notre connaissance viennent commenter l’histoire de la pite de la veuve, on sent qu’on a besoin soi-même de se remettre à apprendre l’a b c du renoncement.

Nous avons été très occupés dans le pays de Montbéliard. Un gros rhume opiniâtre, qui n’a voulu céder à aucun remède, m’a forcé de faire quelques brèches dans l’itinéraire et le programme assez chargés que l’on m’avait préparés. Malgré mes fréquentes extinctions de voix, j’ai pu cependant, de ma voix rauque et voilée, parler tous les jours, sauf deux ; encore a-t-il fallu payer ce repos avec intérêts. Il semble que le Seigneur, en me privant de la pleine liberté de ma voix, ait voulu me montrer qu’il pouvait fort bien s’en passer. Et, en effet, ce n’est pas grand’chose. Ma chère femme a eu aussi ses réunions. Nous avons semé. Quels en seront les fruits ? Dieu le sait. Nous attendons en priant. C’est affligeant de voir l’invasion et les désastres du rationalisme et de la libre-pensée ici. Mais il y a aussi des pasteurs fidèles et des âmes pieuses, vous le savez. Somme toute, le Seigneur a été avec nous. Mais que c’est solennel d’arriver à la fin d’une campagne et de jeter un regard en arrière ! »

Coillard commençait l’année à Paris et repartait, au commencement de janvier, pour Londres où il fut adjoint à une délégation du Comité des Missions qui devait plaider auprès de Lord Kimberley, ministre des Colonies, la cause des Bassoutos « exposés pour des motifs injustes à la guerre et à la spoliation ».

Mercredi 12 janvier 1881. — Entrevue avec Lord Kimberley au Colonial Office. Réception d’une députation de l’Alliance évangélique en même temps. Discours, beaucoup de paroles pour peu de chose.

Si Coillard parle, sur un ton désabusé, de ce qui se passa dans le cabinet du ministre, il dut s’associer de tout son cœur à ce qui se passa dans l’antichambre : « Au sortir de l’audience, raconte M. Edmond de Pressensé, dans la salle d’attente, le major Malan éleva, en notre nom, une supplication à Dieu, nous rappelant ainsi que c’est à cette suprême instance qu’il faut toujours porter nos requêtes, même les mieux fondées, pour qu’elles aient bon succès » ; et M. de Pressensé ajoute : « Avec le major Malan, on ne peut un instant demeurer au seul point de vue terrestre, politique des choses. On est toujours en présence du grand Souverain des âmes, et rien n’est plus bienfaisant que cet esprit pénétrant de prière constante, d’autant plus qu’il n’enlève rien à l’examen approfondi et raisonnable des questions. » Peu de mois après (17 mai 1881), le major Malan mourait à l’âge de quarante-trois ans. La Mission perdait avec lui un de ses plus vaillants champions.

« La mission du Zambèze en particulier, écrit Coillard, était l’objet de sa plus tendre sollicitude. Non seulement il nous poussait en avant, mais il aurait voulu nous entraîner. Pour cet objet, il mettait tout à contribution, ses forces, son temps, ses biens, ses talents, sa plume et sa foi, son cœur et ses amis. Les voyages que nous avons faits ensemble en Angleterre et en Écosse ont laissé des traces durables dans mon souvenir. Il se faisait ouvrir toutes les portes, celles de l’église anglicane comme celles d’autres églises. Il planait au-dessus de toutes les dénominations. Il a porté l’Afrique et notre mission du Zambèze sur son cœur jusqu’au bord de la tombe. »

A Londres, Coillard rencontra également Serpa Pinto. Un matin, celui-ci arriva inopinément chez le major Malan où logeait Coillard, au moment du culte de famille ; il y assista, après avoir longuement serré « son ami Coillard » dans ses bras. Coillard et Serpa Pinto se rencontrèrent encore d’autres fois. L’explorateur professait une touchante admiration pour M. et Mme Coillard et il voulait la faire partager à tout le monde, cherchant — ce qui les amusait, mais les embarrassait aussi — à leur faire une réputation qu’ils étaient très loin de désirer. Un jour, Coillard fut invité à l’ambassade portugaise ; il devait y recevoir l’expression de la reconnaissance du roi pour avoir sauvé la vie à l’un de ses sujets si méritant. Coillard, dont on sait la petite taille, attendit longtemps dans une salle de dimensions écrasantes. Enfin la porte s’ouvre ; l’explorateur et l’ambassadeur entrent, ce dernier était un personnage de stature colossale, l’épée au côté, couvert de décorations, tout raide dans son costume chamarré d’or. « M. Coillard, qui m’a sauvé la vie au Zambèze, » annonce le major sur un ton dramatique. A ces mots, le très grand ambassadeur traverse la salle d’un bond, saisit le missionnaire dans ses bras et s’écrie : « Le Portugal vous embrasse ! » Ce ne fut pas sans peine que Coillard, presque suffoqué, conserva toute la gravité de rigueur en semblable circonstance.

Coillard était précédé, en Europe, malgré lui, d’une renommée d’explorateur. Dans beaucoup d’occasions, ses auditeurs désiraient entendre parler d’aventures plutôt que de mission, et cela lui était douloureux. Cependant Dieu pouvait se servir de cette curiosité pour augmenter le nombre de ceux qui s’intéressaient à l’avancement de son règne. Coillard reçut des distinctions scientifiques ; il fut nommé membre correspondant de plusieurs Sociétés de géographie ; mais, si ces Sociétés voulaient honorer l’homme, lui ne considéra jamais cela que comme un honneur fait, au travers de sa personne, au Maître qu’il voulait servir. Le 28 janvier, Coillard revint à Paris :

29 janvier 1881. — Je suis si fatigué, usé, malade, glacé et triste, que j’ai passé toute la journée à errer. Je suis triste, très triste, et ne peux me remettre des nouvelles reçues du Lesotho.

M. et Mme Coillard souffraient, en rentrant dans la vie européenne, des conventions sociales et mondaines. Après vingt années de travaux et de luttes pour la seule chose nécessaire, comment ne pas souffrir en voyant tant de vies où cette seule chose est mise à l’arrière-plan, si même une place lui est faite ? Comment, après s’être efforcés de vivre dans le vrai, eussent-ils pu s’accommoder à une vie de conventions ? Ainsi le luxe les frappe douloureusement et, dans un dîner où l’on objectait à Mme Coillard combien cette nouvelle mission serait coûteuse : « Mais je vois, dit-elle, sur cette table de quoi faire une bonne partie des frais de l’expédition. » Depuis le commencement de février, Coillard parcourt tout le midi de la France, de l’ouest à l’est, de Bordeaux à Marseille.

« Je ne crois pas avoir répondu à votre aimable lettre, écrit-il de Mazamet (9 mai) à un ami, pasteur à Moudon (Suisse). Mais nous voyageons toujours, et je suis si occupé que, j’en suis sûr, vous n’aurez pas de peine à me pardonner. Le travail de vos jeunes filles nous a fait plus que du plaisir, il nous a fait du bien. Donc, à Moudon, il y a des personnes qui pensent à la mission du Zambèze et qui prient. Dieu les bénisse ! Remerciez-les de notre part et dites-leur de redoubler de zèle dans leurs prières pour nous.

Voilà la paix signée au Lesotho. Dieu soit béni. Que de ruines matérielles, morales et spirituelles nous aurons à relever. Nous avons bien besoin qu’on prie pour nous. Le moment de notre départ n’est pas fixé. Il nous tarde d’être de nouveau en Afrique. Mais le Maître a encore quelque chose à nous faire faire en France, évidemment. Bien qu’un peu fatigués, nous jouissons pourtant, ma chère femme et moi, d’une bonne santé, et nous pouvons voyager et parler pour lui. C’est un bien grand privilège, n’est-ce pas ? Que Dieu, chers amis, vous donne beaucoup de joie à son service ! La joie de l’Éternel c’est votre force. »

Le samedi 28 mai 1881, Coillard arrive à Montpellier et il écrit dans son journal : « J’ai supplié qu’on me laissât un peu reposer. Je ne me souviens pas de m’être senti si épuisé et ma chère femme aussi. » Néanmoins, il faut qu’il parle. Il écrit au Comité :

Montpellier, 30 mai 1881.

« Vous m’aviez chargé, Messieurs, de visiter les églises de notre pays pour y réveiller, si possible, l’esprit apostolique. La tâche, à plus d’un égard, était immense. Il aurait fallu un apôtre pour l’accomplir dignement. Je dois constater avec tristesse, comme le résultat de nos observations et de notre expérience, que notre mission y est en général peu connue, et que, par conséquent, on s’y intéresse peu. Notre œuvre — il y a des exceptions — est à peu près sur le même pied que telle institution de bienfaisance pour laquelle on donne chichement, sans aucun sentiment de responsabilité ; c’est moins l’œuvre des églises que des chrétiens individuellement. Elle rencontre encore de grandes préventions, même dans des centres importants, et on lui fait encore les mêmes objections qu’il y a cinquante ans. Ce sont là les ombres. Il y a aussi quelques traits de lumière.

Sans présumer le moins du monde de nous-mêmes, nous sommes bien déterminés à poursuivre l’œuvre que nous avons commencée. Il nous revient que quelques amis sont impatients de nous voir reprendre le chemin de l’Afrique, puisque nous avons obtenu la somme demandée. Ils ont raison, si l’on veut faire échouer l’entreprise. Ce que nous avons peut suffire pour commencer la mission, mais non pour la continuer. Il faut donc créer à tout prix des sources d’intérêt pour l’avenir. L’œuvre que nous faisons est une œuvre préparatoire indispensable et, dans la mesure du possible, nous sommes déterminés à la compléter, dussions-nous y consacrer une année.

Il ne faut pas que la mission du Zambèze soit une question personnelle, la mission de M. Coillard : ce serait sa ruine. J’ajoute qu’aussi longtemps que le Comité ne se sera pas bien entendu avec mes collègues du Lesotho, il me répugnerait extrêmement d’assumer une si grande responsabilité et de fonder la mission du Zambèze. Avec eux et avec vous, je me sentirai fort. »

Marseille, 17 juin 1881.

« L’autre jour nous avons eu une très chaleureuse réunion de dames. On improvisa une collecte pour laquelle on n’était pas préparé. Au milieu de ces grandes dames se trouvaient aussi quelques pauvres femmes récemment converties au protestantisme par les réunions populaires. On ne leur offrit pas le sachet, ce qui les attrista. Elles vinrent, après la réunion, demander qu’on daignât accepter leur pite. Après ce que nous avons entendu aujourd’hui, disaient-elles, qu’on ne dise plus qu’il y a des femmes malheureuses à Marseille. »

En août, Coillard se rend en Italie, aux Vallées Vaudoises du Piémont ; en septembre à Turin et à Milan ; puis, par la Suisse (fin septembre), il revient dans le Montbéliard et dans le Berry.

25 octobre 1881. — A Foëcy. Raconté mon voyage. Mes émotions ont été vives et profondes.

29 octobre. — Qu’Asnières est donc triste !

En novembre, il parcourt tout le nord de la France ; et il conclut, ses courses en France étant à peu près terminées :

« C’est avec étonnement et tristesse que nous nous heurtons, à chaque pas, contre des préjugés que nous croyions dissipés depuis longtemps et qui ne sont égalés que par l’ignorance où l’on est de l’œuvre que nous accomplissons parmi les païens. Ce sont, à peu d’exceptions près, les riches qui dédaignent la lecture du Journal des Missions et se montrent les moins sympathiques, pour ne pas dire les plus hostiles, à notre mission du Zambèze. »

Coillard alla terminer l’année en Angleterre ; puis il revint encore en France, dans le Midi, à Cannes, Nice, Menton, et remonta par l’Ouest jusqu’au Havre. Il s’afflige de ce que ce ne sont pas les églises ni les chrétiens qui viennent à ses réunions et à ses séances, mais bien le grand public, et qu’ainsi on le traite, dans beaucoup d’endroits, en explorateur et non en missionnaire. Ainsi, il écrit, le 12 février 1882, de Caen :

« J’ai prêché le matin et nous avons eu notre réunion le soir : toujours le « grand public », ça ne manque pas. J’ai, dès l’abord, franchement déclaré que ce n’était pas comme voyageur, mais comme missionnaire que je parlais ; personne n’est sorti, on m’a écouté patiemment. Mais, lorsqu’un des anciens alla se placer avec un sachet à la porte, ce fut le signal d’une débandade qui faillit devenir générale. »

Un épisode montre les aptitudes de Coillard évangéliste et comme il savait se plier aux circonstances, en tirer parti et joindre, à cette souplesse, une absolue fermeté. Au commencement de février 1882, il était appelé à Mer (Loir-et-Cher), où le pasteur avait organisé des réunions destinées aux libres-penseurs et à tout un public non religieux. Coillard arrive, on fait le programme de la réunion. « Nous commencerons par une prière ? » dit-il. — « Non. » — « Par un cantique ? » — « Non. » C’eût été écarter d’emblée tout le public que l’on voulait plus spécialement atteindre. — « Qu’attendez-vous donc de moi ? » — « Parlez beaucoup de lions, enfoncez un clou spirituel. » Alors, Coillard raconta son expédition chez les Banyaïs, son char embourbé, sa femme menacée de mort, l’expédition cernée par une peuplade cruelle et hostile. Et, regardant le public bien en face, ce petit homme s’écria : « Et vous ? qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? » Personne ne répondit, on aurait entendu tomber une aile de mouche. « Eh bien, moi, j’ai prié… et Dieu m’a exaucé ! » Le clou spirituel était enfoncé.

« Après une réunion à Rouen, mon mari, écrit Mme Coillard, a reçu une carte de M. l’abbé X…, vicaire à Notre-Dame, qui « assistait hier à la conférence de l’hôtel de ville, et qui présente à M. Coillard l’hommage de son respect, l’expression de toutes ses sympathies, et lui promet, si faible qu’il puisse être, le concours de ses prières ».

« J’avais remarqué, ajoute Coillard, la présence de plusieurs prêtres dans la salle, mais je ne m’attendais pas à cette marque de bienveillance de leur part. C’est ainsi que Dieu fait naître quelques fleurs sur notre passage, là où nous les attendions le moins. »

A la fin de février et au commencement de mars, il visite la Hollande et revient par la Belgique :

Bruxelles, 17 mars 1882.

« Je respire maintenant à la pensée que j’en ai fini avec les conférences. Elles se sont littéralement terminées par un « bouquet ». Notre réception à Anvers s’est faite dans toutes les règles et à Bruxelles aussi. A entendre les pavés qui nous pleuvaient sur la tête, je me suis demandé plus d’une fois si on jouait la comédie ou si on se méprenait sur mon identité. Cependant, à Anvers, j’ai reçu un diplôme de membre de la Société de géographie et ma femme, aux acclamations de l’assemblée, un magnifique bouquet. Le roi aussi, dans l’entrevue de mardi, a été on ne peut plus aimable. Il avait étudié un peu ce qui me concerne et, sur plusieurs points, il désirait des renseignements pour ses propres expéditions. Tout cela ne nous a pas grandis. Ce n’est pas nous, mais c’est l’Afrique, c’est notre Société et notre protestantisme qu’on a honorés.

Inutile de dire que je me sens fatigué et impatient de partir. Mon œuvre est terminée en Europe maintenant. »

De là, Coillard passa à Londres, vers le 20 mars, pour aller conférer avec le ministre et des membres du Parlement et plaider la cause des Bassoutos. C’est à ce moment qu’un revirement se produisit dans la politique coloniale anglaise : « Tout fait supposer que, sous la direction miséricordieuse de Dieu, les démarches des missionnaires Coillard à Londres et Mabille au Cap entrèrent pour une part dans un changement d’attitude que la raison politique conseillait d’ailleurs. » Coillard revint à Paris, où il était au commencement d’avril 1882 :

« Nous sommes tout entiers dans les embarras de nos derniers préparatifs, nos places sont déjà prises à bord du Grantully Castle qui partira le 9 mai. Donc pas de temps à perdre, il faut penser un peu à tout et surtout tout activer. »

Le 18 avril, à l’Oratoire, avaient lieu les adieux de Coillard et de M. Frédéric Christol, qui partait avec lui comme aide-missionnaire. Le 27 avril, Coillard assiste encore à l’assemblée annuelle de la Société des Missions ; il y prend la parole. Il indique les raisons qui, depuis son retour en Europe, lui ont donné l’assurance invincible que la mission du Zambèze est voulue de Dieu et qui lui permettent de dire, avec une pleine confiance :

Me voici pour cette œuvre et, puisque, à toute entreprise, il faut un homme qui en fasse son affaire, oui, je serai l’homme du Zambèze, avec les compagnons que Dieu m’a donnés et me donnera et, si je passe, si Christol passe, soyez assurés que l’œuvre se fera.

Coillard résume ainsi ces deux années de labeur incessant en Europe.

Il y a, dans des villes et dans des villages, des pasteurs qui poursuivent, sans joie et sans bénédiction, un ministère de luttes et de souffrances, engagés dans des rivalités de dénomination qui dessèchent l’âme, aigrissent l’esprit et cachent l’étendard royal sous des nuages de poussière. Ils étouffent eux-mêmes, ils n’ont pas de place au soleil ; le cadre où ils se meuvent est trop étroit pour leur activité. Et pourtant, au delà des mers, nous leur montrons tout un monde avec des millions de créatures humaines qui périssent, faute de messagers de la bonne nouvelle. La science et le commerce ont leurs pionniers et leurs martyrs chaque jour en Afrique. Où sont les nôtres ? O mon Dieu ! quelle idée donnons-nous donc de ton service, que tant de rachetés le redoutent et que si peu nous envient ?

Il nous fallait la grosse somme de 100 000 francs. Un ami anglais commença par nous en envoyer 25 000 et le reste se trouva peu à peu. Nous eûmes partout des preuves touchantes de libéralité. Là où j’avais lieu de croire qu’on se défiait de mon caractère d’étranger, je m’étais à peine tu que les dons affluaient ; ailleurs les troncs de l’église débordaient ; il y avait beaucoup de cuivre, c’est vrai, mais il y avait aussi de l’argent ; ailleurs encore, c’étaient des parures que l’on avait mises dans la bourse. Mais ce qui nous émut non moins, ce furent ces pauvres, ces veuves qui donnaient leurs pites avec tant de joie ! En Hollande et en Écosse, il se forma des comités pour maintenir et concentrer l’intérêt en faveur de la mission.

Les vocations de missionnaires, malheureusement,, étaient plus rares. Ce n’est pas que les jeunes gens manquassent absolument de dévouement et d’enthousiasme ; mais c’est qu’il y avait ici et là un père, une mère qui d’une haleine pouvait dire à Dieu : « Que ton règne vienne ! » et à leurs fils : « Aussi longtemps que je vis, tu ne seras pas missionnaire, j’en mourrais de douleur. » Nous avions cependant conscience que c’était là aussi un temps de semailles, et, comme un gage de la future moisson, le Seigneur nous a accordé un collaborateur précieux en M. Christol.

Au moment de quitter l’Europe, Coillard adressa un message aux églises et à leurs pasteurs :

Paris, 22 avril 1882.

« C’est un besoin de nos cœurs de vous dire un dernier adieu. En l’écrivant, ce triste mot d’adieu qui nous remplit d’une douloureuse émotion, nous revoyons, en pensée, tous nos voyages de ces deux dernières années. Toutes les localités que nous avons visitées, les églises qui nous ont accueillis, les visages de ceux qui nous ont comblés d’affection passent devant nous comme une vision. Nous n’oublions aucun des nombreux Béthel, ni aucun des bien-aimés qui, comme les anges à Jacob, nous ont communiqué de la part de Dieu des messages et des bénédictions.

La voilà donc terminée, notre œuvre en Europe ! Elle est devant Dieu et devant l’Église, avec toutes ses imperfections et ses misères. Elle me laisse à moi, je vous dois cette confession, le sentiment d’une profonde humiliation. Je pense à toutes ces occasions uniques qui m’ont été fournies pour glorifier mon Maître et pour édifier son peuple. Lui a su le secret de mon cœur et tous mes combats. Ma consolation pour le passé, ma force pour l’avenir, c’est qu’il veut bien, pour magnifier sa puissance, se servir des choses méprisables de ce monde et même de celles qui ne sont point. Il est salutaire de se voir diminuer, soi, mais lui croître, et de s’assurer que l’homme ne lui dérobe aucun rayon de sa gloire.

A côté de ce sentiment-là, il en est un autre que je ne saurais taire, la reconnaissance. Nous l’emportons, et il revivra dans les déserts comme une source rafraîchissante, le souvenir de toute l’affection, de toutes les bontés dont vous nous avez comblés, de tout le bien que nous avons reçu.

Pourquoi voudrait-on imposer au royaume de Jésus-Christ les frontières de notre pays ou les limites d’une localité ? Excelsior ! chers amis, et plus haut nous nous élèverons, plus aussi disparaîtront les distances et les nationalités. Quand vous, frères bien-aimés et vénérés, aurez senti que l’œuvre de l’évangélisation du monde n’est pas pour l’Église un luxe, dont, à la rigueur, on peut se passer, mais un devoir, un apostolat que le Maître lui-même lui a confié et qu’elle ne peut méconnaître et négliger impunément, alors aussi vous sentirez que votre responsabilité personnelle y est directement engagée, vous remuerez vos troupeaux et provoquerez des vocations parmi vos jeunes gens.

Pardonnez ma franchise ; je ne voudrais froisser qui que ce soit par la rudesse de mon langage, ni poser devant vous et faire parade de modestie. Mes tournées en Europe sont terminées, et, quelle que soit l’opinion que l’on en ait, personne ne me refusera le témoignage d’avoir été de bonne volonté. Je me suis donné autant que je l’ai pu ; j’ai visité les villages avec autant de sérieux que les grandes villes et ce n’est pas là que j’ai été le moins béni. J’ai tenu scrupuleusement tous mes engagements et jamais une indisposition ne m’a servi de prétexte pour m’y soustraire. J’ai fait taire mes sentiments personnels et j’ai parlé au grand public, quand il m’eût été plus doux de causer en famille avec ceux chez lesquels j’aurais voulu éveiller un intérêt durable pour notre œuvre.

Mais noblesse oblige, et, en vous quittant, permettez-moi de vous le rappeler : vous vous êtes moralement compromis devant le public, et, après m’avoir patronné devant lui, vous n’oublierez pas l’œuvre que je vais faire loin de vous, dans l’Afrique intertropicale. Si jamais l’un de mes compagnons d’œuvre ou moi-même revenons parmi vous, vous nous accueillerez comme vos propres mandataires. Dès maintenant, vous suivrez notre entreprise à travers toutes les péripéties de son développement. Cela me consolera de ce que le voyageur ait été plus populaire que le missionnaire, ce dont j’ai souvent gémi.

Chers amis, nous faisons une œuvre sérieuse, à laquelle nous avons foi. Je frémis en pensant que, pour la faire, nous faisons tant de bruit. Ce n’est pas ainsi que se construisait le temple de Jérusalem. Je prends ma bonne part du blâme dans ce qu’il a de mérité, et je demande instamment à mon Dieu la fidélité dans l’humilité. Redoutons de tirer parti de tout pour créer un enthousiasme éphémère. Travaillons, les uns et les autres, dans l’ombre et dans l’obscurité plus encore qu’en plein soleil.

Au moment de tenter l’exécution des projets auxquels je vous ai associés, chers amis, je sens la responsabilité qui pèse sur moi. La critique est sur mes traces, vos espérances m’ont devancé, et je vais bientôt me trouver face à face avec la réalité des difficultés de tous genres. Mais le Maître est là et il m’appelle ; il sera ma lumière, ma délivrance et la force de ma vie. »

Il y eut encore des réunions en Angleterre :

« Je me sens presque à bout de forces. Je n’ai pas le temps de vous écrire, mais c’est par le télégraphe dont le bureau est au ciel que vous recevrez tous nos affectueux messages. »

Le bateau partait de Londres le 9 mai. Mais M. et Mme Coillard allèrent s’embarquer à Dartmouth, d’où Coillard écrit à M. Alfred Bœgner :

12 mai 1882.

Le Grantully Castle va bientôt lever l’ancre et, dans peu d’heures, les dernières côtes de l’Europe auront définitivement disparu. C’est le moment pour nous de nous cramponner aux promesses de notre Dieu et, quand tout nous quitte, que nous quittons tout, de serrer la main puissante qu’il nous tend et de fixer nos regards sur lui. Des membres de notre famille ont voulu nous accompagner jusqu’ici. C’est naturel. Mais je ne connais rien de plus douloureux que ces derniers adieux. Ils renouvellent tous les autres, mais ils nous placent aussi sur le seuil de l’éternité et il fait bon de se trouver là au commencement d’une nouvelle étape de la vie.

Nous avons reçu, ces derniers temps, de nombreux messages d’affection et des vœux de toutes parts. Il nous a été absolument impossible de répondre à tous. Notre temps, à Londres, a vraiment été trop court pour ce que nous avions à faire. C’était un ouragan et pourtant nous avons pu, même au milieu de la plus grande agitation, entendre intérieurement la voix bien connue : Tais-toi, sois tranquille ; la paix soit avec vous.

Malgré nos nombreuses occupations, il a fallu encore trouver du temps pour des meetings. Mais que de bénédictions nous y avons recueillies ! Chacun a eu les siennes. La réunion de prière d’Aldersgate street a été un écho de la rue Roquépine. Je ne parle pas des autres. Celle de Mildmay a été pour nous un Élim. Un grand nombre d’amis s’y trouvaient rassemblés non pour entendre des discours, mais pour prier. C’est une de ces réunions qu’on n’oublie jamais. Oh ! que l’œuvre de Dieu doit vous être chère à vous, bien-aimés, et à nos amis de Londres, pour que vous nous portiez et nous entouriez comme d’un rempart par vos prières ! »

Le lendemain, Coillard écrit à bord :

« La France, l’Angleterre, l’Europe, notre mission de deux ans, sont loin derrière nous et nous nous avançons rapidement vers l’Afrique et le Zambèze. En attendant, nous bénissons Dieu du temps de répit, de repos et de recueillement que nous allons passer sur les grandes eaux. Nous n’y serons pas oisifs, j’espère, car il paraîtrait que le Seigneur nous a préparé une œuvre à faire. »

Puis encore, deux jours après :

« Nous voici donc labourant les grandes eaux, et avec une telle vitesse que nous avons déjà parcouru plus de 640 milles depuis Dartmouth et qu’après-demain matin nous serons à Madère. Comparé à mon voyage d’il y a vingt-cinq ans, celui-ci est une fuite. Nous rencontrons, à chaque instant, des voiliers qui semblent se balancer au gré des vagues et soupirer après une bouffée de vent pour enfler leurs voiles. Nous avons pitié d’eux, nous leur envoyons une salutation et passons outre. Les vapeurs même qui se trouvent sur notre route semblent arrêter leur haleine pour nous regarder passer. On dirait que notre navire sent qu’il porte de précieuses missions pour le noir continent. Il nous berce si doucement. Les vagues se calment devant lui. Jamais voyage n’a eu de si beaux commencements.

Notre maladie, à ma femme et à moi, c’est le sommeil. Nous nous endormons en lisant, en écrivant, presque en mangeant et à toute heure de la journée. Je crois que je ne serai pas satisfait tant que je n’aurai pas dormi vingt-quatre heures, sans interruption. Je me sens ou plutôt nous nous sentons plus fatigués que jamais. Mais ce n’est pas le sentiment de la fatigue que nous emportons d’Europe, non — et j’espère que c’est bien la dernière fois que j’en parle — c’est le souvenir de l’affection dont on nous a entourés. J’avais un seul regret, celui de n’avoir pas revu le vénérable vétéran d’Afrique, notre ami M. Moffat, bien qu’il demeurât tout près de nous. Et voilà que nous le rencontrons dans le train qui nous emportait vers Dartmouth. A la station, parmi les amis qui étaient venus nous dire adieu, la France était aussi représentée.

En arrivant à Dartmouth, un lieu ravissant, ce qui nous frappa ce fut d’abord le Grantully une masse énorme, mais élégante ; ce fut aussi un voilier qu’un vapeur avait, quelques heures auparavant, endommagé et qui avait eu juste le temps d’entrer dans la Dart pour y sombrer. Venu de Norvège, il allait en Amérique et il était là, à côté de nous, la coque. presque entièrement submergée, mais avec tous ses agrès et même ses voiles déployées et gonflées. Quel triste spectacle et comme cela nous poussait près du Seigneur ! »

A bord du Grantully Castle, dimanche 21 mai 1882.

« Jusqu’ici le Seigneur nous a donné un voyage des plus prospères. Nos amis Christol vont bien et nous sommes heureux ensemble. Tous les matins, nous avons à l’entrepont un culte public très bien suivi. Le soir, nous faisons le culte en français dans notre cabine.

A l’heure où je vous écris, nous approchons de la ligne, je vous laisse à deviner s’il fait chaud. La mer est calme mais ses sourds gonflements n’en sont que plus désagréables. Ajoutez à cela des pluies équatoriales alternant avec un soleil comme on n’en trouve nulle part ailleurs, et vous comprendrez que notre vie n’est pas précisément des plus confortables à présent. Bon nombre de passagers sont indisposés. Je devais prêcher ce matin, mais c’est tout ce qu’on a pu faire que de lire la liturgie ; notre service sera ce soir sur le pont, si le temps le permet.

Et pourtant, à chaque pas, même ici, nous trouvons des bénédictions. Il y a vingt-cinq ans, je voguais dans ces parages sur un voilier, un magnifique bâtiment, le Trafalgar. Nous eûmes six jours de calme plat. Nous étions rationnés à deux verres d’eau par jour. Aujourd’hui nous sommes emportés par la vapeur à travers cet océan huileux à une vitesse de 330 milles par jour, entourés de confort, dans le plus beau bateau de la compagnie.

Oh ! comme nos cœurs, volent vers notre chère Afrique ! Par la pensée nous y sommes depuis longtemps. A bord on s’est souvenu des vieilles coutumes des marins et, par respect pour le dimanche, c’est hier que Neptune et son conseil sont sortis de leurs domaines pour une visite, à l’occasion du passage de la ligne. Il y a eu des feux d’artifice. Ce qui m’a le plus frappé, c’est une lumière de sauvetage, une boîte de produits chimiques qui s’allume au contact de l’eau. Dans le cas où, de nuit, un homme tombe à la mer, on attache la boîte à une bouée et à un câble, afin que le malheureux et ceux qui sont dans le bateau de sauvetage puissent voir le moyen de salut.

Rien de plus saisissant que de voir cette lumière briller d’un vif éclat et sauter sur la crête des vagues. Pendant près de vingt minutes nous la contemplâmes, qui disparaissait pour reparaître de nouveau. Bel emblème du salut !

« Nos moyens de grâce sont beaucoup, mais ils ne sont rien sans Lui qui est la lumière. »

Et maintenant, laissons M. et Mme Coillard voguer vers l’Afrique. Elle, elle s’est donnée à l’œuvre aussi bien que lui ; elle avait dit, en entrevoyant la possibilité de son départ pour l’Afrique : « Quand je partirai, je ne reviendrai pas, » excluant par ces paroles, non un congé temporaire, mais un retour définitif ; elle était une de ces natures entières qui, lorsqu’elles se donnent, ne se donnent pas à demi ; elle voulait le sacrifice le plus complet : « Au Zambèze il y a tout à faire » ; disait-elle. Elle était pleinement d’accord avec son mari. Quand elle était partie, en 1860, c’était vers un avenir tout fait d’inconnu qu’elle voguait ; maintenant, si l’inconnu était moins grand, l’avenir devait lui sembler non moins redoutable.

Quant à lui, il nous semble le voir sur l’avant du navire, le regard perdu à l’horizon, cherchant à discerner l’approche du continent noir.

Le Maître est là ; Coillard, il t’appelle : il a été, il est et il sera, jusqu’à la fin, ta lumière, ta délivrance et la force de ta vie !

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