François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

XVI
à léalouyi
1901-1902

Angoisses à Séfoula. — Solitude à Léalouyi. — Prêts à tout. — L’ombre de la mort. — Un rêve. — Nouveaux départs. — Glorifier Dieu. — Départ pour Séchéké. — Cantonnier. — Le scalpel de la critique. — Le martyrologe chinois. — Excursion aux Chutes. — Arrivée du renfort. — Les citronniers de Séchéké. — Retour à Léalouyi. — Mort de Mme de Prosch. — Culte au lékhotla. — Réouverture de l’église. — Isolement. — L’œuvre est encourageante. — Fête des écoles. — A Nalolo. — Départ de Léwanika pour l’Europe.

Le mois de mars 1901 n’était pas terminé que de nouvelles angoisses surgissaient à Séfoula : M. Verdier tombait très malade ; à peine se remettait-il que M. Martin, à son tour, atteint d’hématurie, était aux portes de la mort. Mme Liénard venait d’accoucher, le docteur de Prosch était parti pour Sénanga pour soigner Mme Boiteux ; Mme de Prosch, seule valide à Séfoula, appela Coillard à l’aide. Il accourut.

30 mars 1901. — Par quels moments d’angoisse nous avons passé ! Mais Dieu est un secours dans les détresses et fort aisé à trouver.

« A l’heure qu’il est, nous croyons que le danger imminent est écarté et nous commençons à respirer. Je pense qu’il est bon de vous initier aux détails de notre vie, de ses tristesses et de ses angoisses. Elles ont beau passer, elles ne s’oublient pas, elles laissent derrière elles, dans la vie, comme aussi dans la constitution, des traces indélébiles, des plaies au cœur que chaque nouvelle angoisse déchire à nouveau. Que deviendrions-nous si nous étions des orphelins, abandonnés à nous-mêmes, et si nous ne savions pas puiser, à la source éternelle, de puissantes consolations ? »

Coillard revint à Léalouyi le 1er avril.

« Je suis toujours seul ici depuis novembre, plus seul que jamais, maintenant que l’inondation a dispersé tout le monde et notre école. Nos évangélistes aussi ont congé, de sorte que je n’ai avec moi que mes garçons et Sémondji. »

4 avril 1901. — Je suis écrasé par le sentiment de ma désespérante misère. Je crois au salut parfait par le sang de Jésus, et je crois à la toute-puissance de la grâce de Dieu. Mais je voudrais faire l’expérience plus complète de la victoire sur le péché. Je la fais bien par moments, mais pas continuellement. Et puis, qu’il m’est difficile de m’abandonner entièrement à Dieu quant à mon avenir ! Et pourtant les promesses de Dieu sont là. Abraham, lui, ne douta pas (Romains 4.20).

« Je suis bien sûr que, quand on aura appris en Europe nos nouveaux deuils, écrit Coillard à Georges Appia, s’il est quelqu’un qui ait souffert et pleuré avec moi, prié et intercédé pour moi, c’est bien vous. Involontairement, chacun classe ses amis et moi je fais comme tout le monde : il y a, sans parler des indifférents, la catégorie des critiques ; toujours en éveil, ils sont toujours prêts à administrer la férule, ce sont nos pédagogues, et — si nos souvenirs d’enfance sont exacts — il convient à tout bon pédagogue d’être sévère. Mais il y a aussi la catégorie des amis qui s’identifient avec nous et qui font de nos joies leurs joies, et de nos épreuves leurs épreuves. Dans cette catégorie-là, se trouve le cercle des intimes qui n’hésitent pas à partager les responsabilités. On les compte ceux-là ; c’est une richesse de les posséder et, quant à moi, je ne voudrais pas en perdre un seul. Je n’ai pas à vous dire dans quel casier je vous trouve toujours, mon vénéré ami ; aussi, ça me fait du bien de vous parler à cœur ouvert.

Je suis comme un somnambule sous l’empire d’un affreux rêve. J’ai beau me frotter les yeux, je ne me réveille pas. Je ne suis pas encore remis des angoisses par lesquelles nous venons de passer. Trois hématuries à Séfoula, en trois semaines, dont une a été fatale ! Et toutes ces morts, tous ces rapatriements ! Que nous réserve l’avenir ? Faut-il battre en retraite ? Peut-être va-t-on nous le suggérer. Pour nous qui sommes à la brèche, vous savez que nous sommes prêts à tout, sauf à battre en retraite. Si nous ne pouvons demander à d’autres le sacrifice de leurs vies, nous pouvons faire le sacrifice des nôtres. Nous mourrons au poste, s’il le faut, pour glorifier notre divin Maître, et nous lui laissons la responsabilité de son œuvre. Oui ! son œuvre : c’est bien la sienne, non la nôtre. Nous ne sommes que des instruments et souvent de mauvais instruments.

Lors même que nous parlons haut et sommes forts en professions d’amour et de foi, il faut se trouver en face d’une situation comme la nôtre, pour savoir ce qui reste de tout ce bruit. Ah ! que Dieu nous pardonne et soit miséricordieux envers nous !

Il me semble que le naufrage est complet, et je frémis en voyant une vague après l’autre venir se briser contre notre pauvre barque qui a perdu ses agrès et menace de sombrer. Mais non ! Dans ces heures de péril, Dieu ne nous a pas abandonnés. Il y a une bouée dans les incommensurables profondeurs de son amour, ce sont ses promesses immuables. Nous nous y cramponnons encore avec espoir, sûrs que le moment de la délivrance viendra et qu’il mettra un nouveau cantique dans notre bouche pour le louer. Je suis éperdu, je suis las de la lutte et de tant d’émotions ; je ne comprends pas ; les ténèbres se sont épaissies autour de moi. Mais, un jour, la lumière se fera et nous verrons que toutes ces dispensations, qui nous confondent, servaient à accomplir le dessein arrêté de notre Dieu. Reprenons courage ! Soumettons-nous, acceptons avec confiance, croyons, espérons en dépit de tout.

Esaïe.60.2, s’applique tout particulièrement à la Jérusalem du peuple juif, le peuple de Dieu dont les destinées sont si glorieuses. Nous les appliquons à l’Église. Peut-être les Juifs ont-ils raison de nous accuser d’accaparer toutes les promesses qui leur sont faites, leur laissant seulement les châtiments. Mais, si notre exégèse a une teinte de vrai, ne pouvons-nous pas, par extension, appliquer quelque chose de cette promesse à l’œuvre de Dieu et à l’âme angoissée : « Voici les ténèbres couvrent la terre… Mais sur toi se lève l’Éternel, sur toi sa gloire apparaît. » Jérémie, épanchant la douleur de son cœur sur les ruines fumantes de Jérusalem, trouvait pourtant de ces accents sublimes : « Les bontés de l’Éternel ne sont pas épuisées ; elles se renouvellent chaque matin… L’Éternel est mon partage, dit mon âme ; c’est pourquoi je veux espérer en lui… Il est bon d’attendre en silence le secours de l’Éternel. »

Je me suis oublié. Je voulais vous parler de tout autre chose, je ne le puis plus ; il faut clore, mais je me sens soulagé et calme. Je me dis qu’après m’avoir lu vous ne prendrez pas cela pour du jargon, mais que vous prierez pour nous et pour moi. Peut-être ai-je tort de parler de moi ; mais c’est à vous que je parle, c’est entre nous. Je ne puis pas ne pas sentir mes responsabilités et j’ai besoin d’être soutenu. »

« L’ombre de la mort plane toujours sur nous. Il ne faut pas vous étonner d’apprendre de nouveaux deuils. Nous, nous n’ouvrons jamais nos lettres de la mission sans battements de cœur. Il faut que nos faire-part zambéziens cessent d’être des coups de foudre. Que devient la foi en Dieu et la foi en la Mission dans ces circonstances-là ? La foi en Dieu n’est pas en question. Il y a trop d’années que nous le connaissons comme un bon et tendre Père qui fait bien toutes choses et fait concourir toutes choses au bien de ceux qui l’aiment. Et quant à son œuvre, si, comme nombre de nos prudents amis ne manqueront pas de le suggérer, Dieu m’appelait ailleurs, au Congo par exemple, aussi clairement qu’il m’a appelé ici, je quitterais le Borotsi aussi facilement que j’ai quitté le Lesotho, ma seconde patrie, et Léribé, l’œuvre de ma jeunesse. La foi interdit le murmure, mais elle illumine la douleur qu’elle ne condamne pas. Il nous est arrivé souvent de donner une couleur spirituelle aux paroles du psaume 126 : « Celui qui sème avec larmes… celui qui porte la semence marche en pleurant… » Nos larmes à nous sont réelles, humaines et abondantes aussi bien que spirituelles. C’est aux pieds de notre Dieu que nous les répandons. Mais une chose est certaine : — Dieu ne m’accordera-t-il pas la grâce et la joie de la voir ? — le temps de la moisson viendra et, d’Europe, vous entendrez un jour les chants joyeux des moissonneurs. Je ne prophétise pas, Dieu l’a dit et je le crois. Vous le croyez aussi et plus fort que moi, et c’est pour cela que je m’appuie sur votre foi comme sur une collaboration.

J’ai passé très solitaire les fêtes de Pâques. Le jour de Pâques (7 avril), j’ai été prêcher chez le roi, un trajet de six heures en bateau aller et retour. J’ai pu réunir des hommes en assez bon nombre, mais pas de femmes. Je me sentais la tristesse dans le cœur ; rien dans mon entourage, rien dans cet auditoire qui fût à l’unisson de mes pensées. Cependant, quand j’ai pu captiver leur attention, je me suis dit qu’il valait la peine de leur apporter ce message de Jésus mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. J’eus avec le roi un bout de conversation autour d’une table chargée d’un excellent dîner ; il est plus aimable que jamais, mais toujours l’obstacle le plus formidable à l’avancement de notre œuvre.

L’esprit de Dieu nous aide dans nos prières, nous guide, nous inspire, il intercède pour nous, avec des soupirs inexprimables. » (Romains 8.26-27) Quand donc il nous met dans le cœur le cas spécial d’un homme, nous sommes sûrs de la réponse d’En-Haut. Que de fois n’ai-je pas essayé de prier pour tel sujet, pour la conversion de telle personne, mais la prière était un effort, elle était de plomb, et le sujet a été abandonné. Je crois que l’Esprit ne l’avait pas inspirée. Je ne suis pas encore arrivé à la conviction que ce soit le cas pour le roi. J’ai encore de l’espoir et j’attends. »

10 avril 1901. — Tous ces temps-ci, les termites me livrent une guerre acharnée. Je suis obligé d’enlever mes livres des rayons tous les deux jours, et, malgré cela, ils sont détruits. Je suis désolé de cette perte.

La charge devenait écrasante pour Coillard.

« L’école de la station recommencera bientôt, écrivait-il le 13 avril 1901. J’avais compté qu’au moins, pour cette rentrée, Mlle Kiener serait au paysa. A la garde de Dieu. Nous n’avons qu’une vie à donner ; au Maître d’en faire l’usage que bon lui semble. M. Bouchet doit venir pour m’aider. Mais, deux veufs — un vieux et un jeune — à la tête d’une station comme celle-ci, la plus importante du pays ! Je vous ouvre mon cœur avec toute ma tristesse, je n’ai pas d’amertume, n’en supposez aucune. Je soutire de mon insuffisance et je souffre de voir l’œuvre en souffrance. »

a – Mlle Kiener avait quitté le Zambèze en 1898 pour prendre son congé régulier ; elle devait arriver avec le nouveau renfort dont le départ avait été retardé à cause de la guerre sud-africaine.

17 avril 1901. — J’ai été malade, la fièvre m’a terriblement secoué ; je suis faible, mais je me rétablis. Quel beau rêve j’ai fait la nuit dernière ! Je me voyais mourant, une foule d’amis étaient réunis autour de moi et chuchotaient que j’allais mourir. Tout à coup, le ciel s’ouvrit et, dans un ravissement indicible, je Le vis apparaître et venir à moi. Je m’écriai avec transport : « Le voici ! viens, viens, mon Roi ! » — « Je viens ! oui, je viens ! » Et, tendant les deux bras en haut, je fis un effort et poussai un grand cri de joie… Je me croyais porté au ciel ! Et… je me réveillai. Mourrai-je ainsi ? Ce serait doux.

M. Juste Bouchet, qui était à Sénanga avec M. et Mme Boiteux, vint, le 24 avril, à Léalouyi, et Coillard recommença avec lui l’école primaire supérieure des jeunes gens, qui était auparavant à Maboumbou. M. Bouchet prenait aussi en main l’école industrielle et s’occupait de remettre la station en état. Après de nouveaux soucis au sujet de la femme de Sémondji et de la reprise de coutumes païennes par des chrétiens, Coillard s’écrie :

17 mai. — C’est incroyable ! les chrétiens ne se distinguent en rien des païens. Je suis triste. Si Dieu ne nous accorde pas bientôt un réveil, je me sens proche du désespoir. Je perds confiance en ma prédication. Je ne sais pas prêcher à ces gens-là. J’attends tout de l’Esprit de Dieu qui seul peut convaincre de péché.

19 mai 1901. — Encore un dimanche de passé et pas de conversion ! … Seigneur jusques à quand ?

Le personnel de la mission continuait à diminuer, la nouvelle de la mort de Mme Mann arrivait à Léalouyi à la fin de mai ; au commencement de juin, M. et Mme Béguin partaient de Nalolo pour leur congé réglementaire. Mme Liénard quittait définitivement Séfoula pour l’Europe, la santé de MM. Verdier et Martin donnant de graves inquiétudes, ils quittaient, eux aussi, la mission et se mettaient en route vers le sud. [Tous deux travaillèrent ensuite au Lesotho, à Léloaleng, où M. Verdier fut directeur de l’école industrielle.]

« Oui, pauvre mission ! … Pourquoi dois-je survivre à tous ces désastres et souffrir toutes ces douleurs ? J’aurais donné dix fois ma vie pour les jeunes qui sont partis. Ma seule consolation c’est qu’il me soit permis d’être encore à la brèche au milieu de tous nos morts. Ce n’est plus vers les hommes que je me tournerai pour adresser des appels, mais vers Celui qui est sur le trône et qui règne ; c’est de lui que j’attends le secours, la délivrance et la victoire. Quand il nous oblige à travailler dans l’humiliation, la souffrance et la faiblesse, il sait ce qu’il fait. La grande chose, pour nous, c’est d’être fidèles. »

Et, quelques jours après, Coillard écrivait à M. Alfred Bertrand (3 juin 1901) :

« Glorifier Dieu, non pas l’homme, c’est là, après tout, le but unique de la vie. Laissons l’homme à sa place, reflétant par son intelligence, moins encore que par la grâce qui fait son œuvre en lui, l’image de son Dieu, mais la reflétant dans l’ombre et souvent dans la poussière. Vous souvenez-vous du procès qu’on fit à mes garçons, une fois, parce qu’en se levant pour chanter dans un chœur, ils avaient frôlé, disait-on, le vêtement du roi. Et ce roi, on l’entoure d’une atmosphère telle que tous font un grand détour quand il faut qu’ils passent là où il se trouve. Oh ! si nous savions seulement nous faire petits, si petits que notre ombre ne se projetât jamais sur la personne de notre Roi !

C’est ce que pensait Jean-Baptiste quand il disait : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Voilà ce que je me répète chaque jour à moi-même. Je vous en parlais quand nous voyagions et travaillions ensemble. Les paroles louangeuses, dont on est si prodigue en France, me faisaient trembler, et je me souvenais, avec une crainte mêlée de terreur, de la parole terrible que le Sauveur avait dite des pharisiens que les hommes encensaient : « Je vous dis, en vérité, qu’ils reçoivent leur récompense. »

Coillard partit, le 25 juin, pour Séchéké, où devait se réunir la Conférence.

Séchéké, 17 juillet 1901. — Encore un anniversaire ! Je suis confondu de penser que Dieu a bien voulu m’employer pour préparer le chemin du Seigneur. Ah ! pauvre cantonnier que je suis ! Que je suis indigne de cet honneur ! D’autres font partie de son cortège triomphal. Et quand il passera, daignera-t-il permettre au cantonnier, dans ses habits de travail encore tout éclaboussés de la boue qu’il balaie, de suivre son cortège ? Merci, mon bon Maître, grâces te soient rendues, car tu m’as vêtu devant ton Père de ta propre robe de justice et de sainteté, et, lors même que c’est à peine si j’oserais te suivre de loin, tu me permets de faire partie de ton cortège. Désormais, le cantonnier est en habits de fête. Couvert de ton manteau et couronné d’allégresse, plein de ta force, mon bon Maître, je reprends courage et je te suis. Je suis à toi, Seigneur, fais de moi encore, comme par le passé, ce qu’il te semblera bon. Donne-moi toujours plus la joyeuse fidélité de te servir sur cette terre, où tu veux, comme tu veux, aussi longtemps que tu veux, jusqu’à te qu’il te plaise de m’introduire en ta présence.

Un mois plus tard, Coillard écrivait à Alfred Boegner :

« Ah ! cher ami ! que de nuages dans votre ciel aussi ! … « Vous avez reçu la grâce, disait Paul aux Philippiens, non seulement de croire en Lui, mais aussi de souffrir pour Lui ! » Une grâce ! et quelle grâce que celle qui nous associe si intimement à l’Homme de douleur ! Oh ! le connaître ! … Connaître toujours plus, toujours mieux la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances et devenir conformes à lui dans sa mort !

On m’écrit que nos journaux religieux et bon nombre d’amis, troublés par nos deuils, critiquent et discutent la mission du Zambèze. Cela ne m’étonne ni ne m’émeut. Le scalpel de la critique fait moins de mal que le parfum de la louange. Il est bon d’être humilié. Dieu nous accordera la grâce de recueillir, sans amertume, les leçons qu’on veut nous donner, quelque sévères qu’elles soient, et de nous cramponner aux promesses immuables de Dieu, d’autant plus fortement que nous sentons chanceler certains appuis humains.

On nous dit que l’œuvre est stérile ! Sans doute, la moisson se fait attendre. Mais quelles merveilleuses transformations se sont déjà opérées dans ce pays de ténèbres, de meurtres et de souffrances inénarrables ! Qui dira les maux que nous avons pu soulager, les vies que nous avons pu sauver et les existences désolées que nous avons pu orienter ? Et pour peu qu’on y réfléchisse, le Zambèze a-t-il vraiment appauvri l’Église ? A-t-il tari, chez les vrais disciples du Seigneur, la grâce de la prière, de l’amour, de la foi et de la libéralité ? Nous croit-on sérieusement capables de déserter un poste parce qu’il est périlleux plus que tout autre ?

Une chose qui me frappe, c’est que l’on ne voit pas la main de Dieu dans nos deuils ; on ne veut y voir que nos imprudences. Qu’imprudences il y ait eu, je n’ai pas la prétention de le nier ; mais pourquoi les exagérer ? N’avez-vous pas en Europe des hommes remarquables par l’ardeur de leur jeunesse, la richesse de leurs talents et leur activité, qui succombent ? Des carrières pleines de promesses et d’espérance qui se brisent à leur début ? Des hommes qui nous paraissaient presque indispensables, et que Dieu nous reprend au zénith d’un service béni ? Que de noms, que de faits passent devant mon esprit et se pressent sous ma plume !

Je m’absorbais en canot, l’autre jour, dans le martyrologe de la mission en Chine ; l’émotion faisait jaillir la prière de mon cœur et couler mes larmes. Viendra-t-il à l’esprit de gens timides d’abandonner la Chine à ses ténèbres ? Je serais bien étonné si des jeunes gens, des jeunes filles, des hommes et des femmes, en vue de ce qui les attend, eux aussi, ne se levaient pas spontanément de tous côtés et n’accouraient en grand nombre pour se disputer, ne fût-ce qu’un lambeau du manteau de ces glorieux martyrs. Je les envie, moi. Ce que les Chinois, ce que les cannibales de la Nouvelle-Guinée, ce que les sauvages de l’Ouganda ont été pour ces héros dont l’Église s’honore, le climat du Zambèze l’est pour nous. Montrez-moi la carte du monde, et, sur cette carte, le coin, un seul, que l’amour de Dieu ne couvre pas et pour lequel Jésus-Christ ne soit pas mort ! Si vous ne le pouvez, ne nous dites pas de passer à d’autres parce qu’on y meurt — une mission que Dieu nous a si clairement désignée. Ce serait une lâcheté et une désobéissance.

Comme vous le voyez par la date de cette feuille, je suis en voyage. J’ai quitté Léalouyi depuis deux mois. Nous pensions que c’était la seule chance de pouvoir organiser une expédition pour le transport de notre ravitaillement et du renfort destiné à la Vallée. Le roi ne pouvait pas me refuser des canots, si je descendais moi-même. Mais comme d’un côté, le pays est drainé de jeunes gens par l’attraction des mines, et que, de l’autre, chaque canot se loue très cher aux marchands, il vous est facile de comprendre les difficultés que nous avons eues à rassembler une petite flottille de vingt-cinq canots. Mais je les ai eus, et mon fidèle Sémonja m’a, comme toujours, accompagné. Je ne saurais trop bénir Dieu de la prévoyance, des soins et de l’affection de ce chef chrétien. Aussi le voyage, dans ces conditions, m’a-t-il déjà fait un grand bien. Qu’il fait bon se revoir avec le cher Louis Jalla, auquel tant de liens m’attachent ! Nous nous sommes retrouvés un peu comme des naufragés.

Nos cœurs se sont émus en nous retrouvant ici, à ce même Séchéké, où, il y a deux ans, notre expédition arrivait si joyeuse et si débordante de vie et où je ne trouve que le vide des rapatriements et le silence de nos tombes. A mon arrivée ici, ne sachant qu’approximativement la date de l’arrivée de nos amis, je poussai jusqu’aux Chutes Victoria ou de Mosi-oa-Thounya. J’ai passé dix jours des plus agréables avec M. et Mme Coïsson.

Des lettres nous annonçant l’approche de l’expédition nous firent hâter notre départ des Chutes. M. Coïsson m’accompagna de nouveau à Kazoungoula. Le même jour, arrivait de Séchéké M. Louis Jalla et le lendemain matin, comme nous nous hâtions de prendre notre déjeuner pour passer le fleuve et aller à la rencontre de nos amis, quelle ne fut pas notre surprise de les voir tomber sur nous à l’improviste, conduits par Louis Jalla qui avait campé sur l’autre rive ? Comment vous dire ce qui se passa en moi en les voyant, ces amis si impatiemment attendus ? Notre reconnaissance envers Dieu est grande. Il ne nous a pas abandonnés. Il ne nous oublie pas ; notre confiance est en lui. Vous demanderez ardemment, avec nous, à Dieu que ces amis soient gardés dans ce climat pestilentiel et soient pour nous une force spirituelle intense. L’expression des natifs qui ont connu Mlle Kiener s’illumine en la revoyant. Que sera-ce à la Vallée ? Nous avons décidé que les Lageard, jusqu’à la Conférence prochaine, feraient leur stage ici, et Mlle Roulet avec Mlle Kiener à la capitale. Mlle Glauser était toute désignée pour l’école des jeunes filles à Séchéké. »

C’est à Séchéké que Coillard apprit que M. Théophile Burnier devait, à cause de sa santé, revenir en Europe pour quelque temps.

« Je me sens profondément triste. Voilà Burnier qui, lui aussi, va partir, il le faut. A qui le tour maintenant ? Voilà donc Nalolo vacant pour toute une année. »

« Dimanche dernier (15 septembre) nous avons eu une belle journée, terminée par la communion entre nous, solennelle, comme toutes les communions d’adieux, au Zambèze surtout. Quelque peu nombreux que nous soyons, nous avons toujours le sentiment que nous ne nous rencontrerons plus jamais tous ensemble. Et l’expérience ne le justifie que trop. »

Le 20 septembre, Mlles Kiener et Roulet partaient pour Léalouyi, et Coillard partait le 23 ; peu après l’artisan, M. Anker, attendu avec beaucoup d’angoisse, arrivait avec les bagages et ne tardait pas à poursuivre sa route vers le Haut. La veille de son départ, Coillard écrivait :

« Avant-hier, comme je me promenais devant la maison de Jalla, admirant quelques citronniers chargés de fleurs, j’étais frappé de voir le sol tout couvert de ce que je prenais pour des pétales de fleurs fanées. En les regardant de plus près, je m’aperçus que c’étaient des graines que la pluie avait fait germer et qui poussaient. Aujourd’hui, le même phénomène s’accentue partout, même dans le sable du chemin qui, il y a quatre jours, brûlait nos pieds. Qui aurait dit alors que, dans cette poussière embrasée, il y avait des graines de fleurs et d’herbe ? Une seule ondée a suffi pour nous les révéler en les faisant germer… Ainsi, prenons courage ! Il en sera de même de ce jardin du Seigneur, si aride aujourd’hui, si ingrat, où nous semons à pleines mains. Que de fois nous nous demandons, avec angoisse, où va cette semence ? Nous semblons travailler en vain, nous usons nos forces pour le néant. Mais l’ondée viendra et nous verrons que la graine n’est pas perdue. Elle germera, percera le sol. Le germe d’abord, puis la tige, puis l’épi, c’est-à-dire le temps joyeux de la moisson. »

25 septembre. — Il y a déjà trois mois que j’ai quitté Léalouyi ; il y en aura quatre quand j’y serai revenu. J’en éprouve un grand malaise, car Bouchet y est tout seul à lutter avec de grandes difficultés. Le courrier m’a aussi apporté la nouvelle que Mme de Prosch avait été très près de la mort, mais qu’elle semblait être hors de danger.

Sénanga, 2 octobre 1901. — Quand nous arrivâmes au gué de Séoma, le vendredi soir 27 septembre, tous nos bateliers et les gens de Séoma étaient en train de traîner les canots. En nous voyant, ils s’arrêtèrent et se tinrent debout sur le rivage pour me saluer, mais ils étaient silencieux et tristes et j’en fus frappé. — Mon père, me dit Sémonja, n’as-tu pas rencontré un blanc ? — Oui. — Ne t’a-t-il pas donné des nouvelles ? — Non. — Tu ne sais donc pas les nouvelles ? me dit-il en plongeant son doux regard dans mes yeux. — Des nouvelles ? Lesquelles ?

Et mon cœur battait. — Les nouvelles ? C’est que la femme du docteur est morte (13 septembre). Je fus bouleversé. Mme de Prosch morte ! Mlles Kiener et Roulet avaient campé près du canal. Je m’y rendis en silence, suivi de mon monde. Elles vinrent à ma rencontre et, de loin, leur tristesse ne me confirma que trop la terrible nouvelle. Je n’ose penser ni à de Prosch, ni à nos amis d’Europe. Que c’est mystérieux !

Le lendemain, 28 septembre, M. Théophile Burnier arrivait aussi à Séoma :

Pauvre ami ! Ce fut une triste joie de le voir, de causer et de passer le dimanche avec lui. Reviendra-t-il ? Le lundi nous nous séparâmes, après nous être mutuellement recommandés à Dieu, partant lui pour l’Europe, nous pour cette fournaise qui s’appelle le Borotsé !

« Les besoins grandissent, notre nombre diminue, et diminue toujours. Dans ces heures, solennelles entre toutes, où chacun frémit sous le poids de sa responsabilité, une voix nous crie : « Ton Dieu ordonne que tu sois puissant. » Cela nous suffit. Qu’il nous vienne du secours ou non, le devoir est clair. Sans bravade, jusqu’au dernier, nous resterons au poste que l’Éternel nous a assigné. « Jusqu’à la mort, nous te serons fidèles, » c’est notre devise, et si notre mort, mieux que notre vie, peut hâter la victoire, jusqu’au seuil de l’éternité, nous chanterons encore avec joie :

Prends, ô Jésus, prends ma vie,
Elle est toute à toi.

Vous, « faites monter votre prière pour le reste qui subsiste encore. »

Coillard passa une semaine à Sénanga (1er au 8 octobre) chez M. et Mme Boiteux.

« Le roi continue à envoyer de bons messages. Il se rapproche peut-être d’une manière plus personnelle de nous. La mort de Mme de Prosch l’a beaucoup frappé, et je crois que le temps n’est pas loin où la prédication silencieuse de nos tombeaux sera entendue. »

A Nalolo, station déserte, M. de Prosch était venu à la rencontre des arrivants (11 octobre).

Oh ! le pauvre ami ! Quelle émotion, mais aussi quelle sereine soumission ! Comme la grâce de Dieu brille en lui !

Enfin, le 16 octobre, Coillard arrivait à Léalouyi.

Dimanche 20 octobre 1901. — Le culte a eu lieu au village à cause des réparations de l’église. J’avais fait dire d’avance au roi que j’entendais qu’on fît place aux femmes. Il n’en tint nul compte. Quand j’arrivai, je trouvai la maison du lékhotlab pleine d’hommes : « Où est la place pour les femmes ? » — « Il n’y en a pas », dit le roi. « Il n’y en a pas, crièrent les chefs, elles s’assiéront dehors ! » — « Dehors ?… Jamais, aussi longtemps que je suis ici. Elles partageront la place des hommes. » Claquements de langue, on me lance des regards enflammés. En attendant, je rassemble les quelques femmes chrétiennes et Katoka, sœur du roi, je les fais entrer. « Entrez ! entrez ! est-ce qu’il n’y a pas de place pour les femmes au ciel ? Est-ce que le ciel est pour les hommes seuls ? » Je fais ranger les chefs à droite du roi, je fais sortir un tas de garçons et de jeunes gens. On me regarde avec stupéfaction, mais on m’obéit et je ne m’inquiète pas des claquements de langue ni de la mauvaise humeur des chefs et du roi.

b – Il n’était pas permis aux femmes de paraître au lékhotla.

L’auditoire assis, nous commençâmes. Nous eûmes un de ces services inoubliables. Je prêchai sur 1Cor.2.2, l’âme en feu. Comme on écoutait, on aurait entendu voler une mouche. J’étais moi-même très ému.

21 novembre 1901. — Quand donc éclatera le réveil ? Le roi, lui, c’est un canard sur les plumes duquel l’eau coule sans les mouiller.

22 novembre. — Léwanika est venu hier après-midi et nous avons eu un long entretien sur les écoles d’abord, mais ensuite et surtout sur lui-même. Il me semble qu’il est impossible qu’il ne se donne pas bientôt. Oh ! pourquoi pas encore de réponse à mes prières ? Cette conversion ne serait-elle pas à la gloire de Dieu ?

24 novembre. — Réouverture de l’église, il y avait foule, à peu près six cents personnes, en partie dehors. Tout était plein. Les couloirs étaient bondés. Je n’ai vu cela qu’à la Salle de la Réformation, à Genève.

Lundi 2 décembre. — Hier, journée menaçante et pluvieuse. Le roi est venu au culte et les gens aussi, mais les uns après les autres, et jusque vers la fin. Cela m’a troublé. Ma prédication s’en est tristement ressentie. Je me suis battu les flancs, j’ai pataugé, j’ai parlé longtemps, trop longtemps et je suis sorti de l’église épuisé et abattu. Et pourtant je prêchais sur l’humiliation de Jésus (Philippiens 2.6-10). Le roi, retenu par la pluie, est resté longtemps. Je tombais de fatigue. Le matin, l’église était pleine jusque sous le porche. Oh ! quelle humiliation, quelle douleur pour moi, de penser que j’aurais pu mettre l’éteignoir sur un lumignon !

Coillard s’occupait de l’école avec Mlles Kiener et Roulet ; M. Bouchet était parti avec ses élèves pour aller à Séfoula où était désormais placée l’école industrielle. La vie reprit sur la station de Loatilé, depuis si longtemps privée de dames.

« C’est à peine si le bruit du grand monde, et même les échos de cette affreuse guerre, arrivent jusqu’à nous. Après trois longues semaines d’attente, voici enfin un courrier, mais sans une enveloppe ou un journal d’Europe ni même de la Colonie. Rien. Que se passe-t-il chez vous ? au Sud de l’Afrique ? à notre porte ? Nous l’ignorons. Vous le voyez, notre horizon est bien borné, et c’est ainsi que l’esprit s’étiole et s’atrophie. Que de fois, en vous entendant parler avec tant de chaleur de nos privations, je me suis dit : Oui, c’est bien vrai, tout cela. Mais les privations et les épreuves ne sont pas toujours là où on les place, et elles n’ont pas toujours le nom qu’on leur donne. Celles qui sont du domaine moral, intellectuel et spirituel sont de beaucoup les plus réelles et les plus dures à accepter. En Europe, dans ces centres ardents de lumière et de vie, vous recevez par tous les pores de votre être et vous donnez de cette abondance qui ruisselle en vous et dont le flot n’est jamais interrompu. Nous, avec notre vie émiettée par des travaux et des préoccupations d’un ordre souvent matériel, dans cette atmosphère malsaine, aux prises avec les puissances du mal et en contact constant avec une corruption sans limites, nous serions perdus, si nous n’étions portés, comme nous le sommes, par les prières et l’affection des saints et soutenus par la grâce toute-puissante de Dieu.

Ne croyez-vous pas que c’est là un des côtés des souffrances de Christ que nous laissons beaucoup dans l’ombre ? Quel privilège pour nous d’être jugés dignes, même là, d’accomplir le reste des souffrances du Sauveur.

L’aspect général de la mission est encourageant. Il règne partout une grande activité, à Séfoula, à Sénanga, à Séchéké. Il y a, ici et là, des symptômes réjouissants, il y a des âmes qui s’entr’ouvrent, je crois, à la lumière. C’est peut-être, pour plusieurs, le stage où l’on voit les hommes comme des arbres. Mais ces premières lueurs devancent et annoncent la pleine lumière. Jamais encore je n’ai vu nos Zambéziens écouter la prédication avec autant de sérieux et d’avidité. »

21 décembre 1901. — Ma fatigue est telle que je ne me reconnais pas du tout. Le moindre effort non seulement me coûte, mais m’accable. Quand je sors de l’école, je puis à peine causer. Le vieux magasin d’Adolphe Jalla est tombé au milieu du jour, il n’y avait ni vent ni pluie ; il s’est simplement effondré. Heureusement que ce n’est pas arrivé pendant une leçon, nous aurions tous été tués.

« L’œuvre a pris des proportions que nous ne lui avons pas encore connues. Notre église est devenue trop petite pour nos auditoires et cela malgré les pluies très violentes de cette année. C’est beau de voir notre vaste local bondé, si bien qu’on a dû s’asseoir sur les marches de notre estrade ; encore en est-il un grand nombre qui ne peuvent entrer. En général, le culte de l’après-midi est peu suivi, il a lieu un peu avant le coucher du soleil. Hier après-midi, cependant, malgré un ciel menaçant qui s’est fondu en une pluie battante, l’église était presque pleine. Et quelle attention et quel sérieux ! Quelle joie de prêcher ainsi Jésus ! Il ne faut pas aller plus loin que ma pensée et aller croire que nous sommes déjà en plein réveil. Non, mais il se prépare, ce réveil, et nous qui guettons les premières lueurs de l’aube, nous sentons nos cœurs se gonfler d’espérance et bondir de joie.

La semaine dernière trois personnes sont venues me parler de leur âme. La troisième est un cas particulièrement intéressant. Seraient-ce les premières gouttes des ondées que nous attendons ? Je vous confie cela comme à un ami qui lutte avec nous et qui souffre. Vous devez le savoir même si cela n’était que de la fumée. Mais ne le publiez pas.

L’école, elle aussi, nous déborde. Plus de deux cents élèves de tout âge, et le nombre va croissant. Ces demoiselles sont aidées par Nyondo et par Naouina, fille du roi, convertie avec sa mère Nolianga, et maintenant mariée. Ces demoiselles sont littéralement écrasées de travail et moi, j’ai l’école de M. Mann, un vrai boulet avec toutes mes autres occupations. Ne vous étonnez pas si la correspondance en souffre. L’œuvre avant tout. »

Lundi 23 décembre 1901. — Encore une belle journée hier, bel auditoire et si sérieux et si captivé qu’on sentait que le Seigneur était là. Malgré les appels les plus directs, personne n’est venu se déclarer. Je sens pourtant qu’il se fait un travail. Pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? Pourquoi ? la cause, l’empêchement serait-il en moi ? Ngouana-Ngombé était là, hier après-midi. Jamais je ne l’ai vu si sérieux et si attentif. Il a baissé la tête et bien bas quand j’ai parlé des renégats. Oh ! s’il revenait ! Ne peut-il pas revenir ?

L’année fut terminée à Léalouyi par une grande solennité :

« Nous ne voyions pas approcher les fêtes de Noël sans une certaine inquiétude. Nous avions conçu des projets un peu audacieux et qui nous tenaient vivement à cœur. Nous avions invité nos collègues de la Vallée. Hélas ! il est si réduit le nombre de ces « réchappés », que les préoccupations de l’hospitalité ne pouvaient guère peser sur notre esprit. Mais ce qui était audacieux de notre part, c’était d’avoir rêvé de réunir nos cinq écoles de Sénanga, de Nalolo, de Séfoula, de Maboumbouc avec celle de Léalouyi. Il se posait plusieurs points d’interrogation. Comment héberger, pendant quatre jours, cette foule d’enfants et les parents qui ne manqueraient pas de les accompagner ?

c – A Maboumbou même, où ne résidait qu’un catéchiste, l’école comptait plus de cent élèves.

Le roi, le Ngambéla et les chefs, par bonheur, entrèrent dans l’esprit de notre projet et résolurent d’emblée la difficulté. « Rien de plus simple, dit Léwanika, tous, grands et petits, iront chez eux, » c’est-à-dire que chacun irait chez le chef ou la princesse dont il ressortit. Donc, plus de responsabilité pour nous, ni pour le logement, ni pour la nourriture. Mais un autre souci, c’était la saison. Pour vous, les fêtes de Noël s’associent toujours à la glace et à la neige de l’hiver, pour nous, à un soleil de feu et à des pluies torrentielles. Rôtir, passe encore, car nous sommes sous les tropiques, mais si notre plaine est submergée, et si les éléments se déchaînent, alors adieu la fête !

Eh bien ! le bon Dieu a tout arrangé. La plaine était encore praticable, même pour des enfants ; le temps était idéal : ni glace, ni neige, nous n’en attendions pas ; mais ni ciel de feu, ni déluge. Toute la semaine, le soleil s’est discrètement voilé pour ne pas troubler nos fêtes, et les nuages eux-mêmes nous ont respectés et ont retenu leur pluie. Nous en étions d’autant plus reconnaissants que toutes nos réjouissances, à une seule exception près, devaient avoir lieu en plein air.

« Nos hôtes, grands et petits, commencèrent à arriver dès le lundi. Le lendemain, missionnaires, évangélistes, bergers d’école et élèves, tous nous étions au grand complet, et, au son de la cloche, on se rassemblait devant l’église, chaque école avec sa bannière et chaque élève avec sa carte d’admission. Il en manquait naturellement beaucoup, tant à cause de la saison que de la distance, et cependant nous en avions environ cinq cent cinquante. Une foule de curieux étaient accourus. C’était, en effet, un spectacle étrange et nouveau que de voir ce cortège d’enfants serpenter sur la chaussée, bannières en tête, défiler, évoluer sur la place publique, se grouper, chaque école autour de son drapeau, pour rendre hommage au roi, et chanter à gorge déployée.

Le lendemain était le grand jour ! Jamais notre termitière n’avait vu une telle affluence. A dix heures, l’église, où prêchait M. Boiteux, regorgeait d’auditeurs, tandis que le trop-plein remplissait toute la cour où nous avions rassemblé nos écoles pour un culte spécial présidé par M. Bouchet. Je tressaillais d’émotion et de joie en voyant cette jeunesse assemblée et en l’entendant enlever à pleines poitrines nos chants de Noël. Je me rappelais le passé peu éloigné, je songeais à l’avenir. Que seront ces enfants dans dix, dans vingt, dans trente ans ?

Les services terminés, vinrent d’abord les jeux, où mes chers collègues, comme les jours suivants, mirent l’entrain et l’ardeur de leur jeunesse, puis le festin lui-même. Une énorme quantité de nourriture de toute espèce : poisson, maïs, pain, bouillie, etc., apportée de loin comme de près, venait s’ajouter aux monceaux de viande des dix bœufs que les chefs avaient abattus pour l’occasion. Je suppose bien qu’ils en avaient laissé une partie quelque part ; c’est égal, il y avait abondance pour nos jeunes privilégiés tout d’abord et ensuite pour la foule qui les entourait.

Le couronnement de cette belle journée fut notre arbre de Noël. A vous, enfants gâtés de la civilisation, il eût pu paraître un peu piètre, avec ses quelques modestes ornements. Pour nous, il était tout simplement splendide. Placé dans l’église, devant l’estrade que nous avions copieusement illuminée de bouts de bougies ordinaires, à défaut de mieux, il se détachait sur un fond flamboyant et faisait un effet — disons le mot — merveilleux. Nous ne pouvions pas chanter : « Mon beau sapin, » c’était un simple palmier pris dans les champs. Mais nous chantâmes nos chants à nous, et le sublime cantique des anges : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! » Chacun des frères adressa quelques paroles à cette jeune assemblée et nous nous séparâmes comme si nous avions été à la porte du ciel.

Des jeux, des projections, enfin quelques fusées, remplirent la journée du lendemain. Le vendredi, les écoles défilaient de nouveau et se groupaient sur la place publique autour de leurs drapeaux. Le Ngambéla d’abord, puis le roi, adressèrent quelques paroles d’encouragement aux élèves et aux maîtres, et de sévères réprimandes aux chefs qui n’envoient pas régulièrement leurs enfants ; les missionnaires ajoutèrent aussi leur mot. De nouveaux chants, un modeste festin, l’hommage rendu au roi, la prière, et notre fête était close. Et pendant que nos enfants se dispersaient joyeusement, leur dernier cantique retentissait encore à mes oreilles et dans mon cœur : « Gloire à Dieu ! »

Restés seuls et déchargés d’une grande responsabilité, nous pûmes, à cœur joie, jouir les uns des autres et passer de doux moments dans l’intimité fraternelle. Le dernier dimanche que nous passâmes ensemble, fut aussi un beau jour. Au service du matin, M. Boiteux donna la note : « Mon ami, comment es-tu entré ici sans la robe de noce ? » Et chacun, à son tour, fit, sur le même sujet, entendre des appels pressants. L’après-midi, ce fut le tour des évangélistes qui, dans des allocutions remarquablement brèves et incisives, relevèrent quelques traits de la parabole. Un service public des plus solennels termina un des plus beaux jours que j’aie passés au Zambèze. Nous ne pouvons que répéter avec le psalmiste : « Oh ! qu’il est agréable, qu’il est doux de voir des frères unis ensemble ! … C’est là que l’Éternel envoie la bénédiction, la vie, pour l’éternité. »

Involontairement, au milieu de nos fêtes, nos pensées se reportaient sur la réunion de l’an passé, à Séfoula. Les Liénard, Mme de Prosch étaient là, les Mann et les Béguin aussi, Verdier et Martin se remettaient ; nous savions Burnier à Séchéké. Cette année, mon Dieu ! que de places vides ! Nous ne restons que quelques épis que la faux a laissés. Que sera-ce l’an prochain ? Dieu le sait. Fidèles et prêts, voilà notre devise. »

17 janvier 1902. — Orages au dedans et tempêtes au dehors. Je me sens misérable et accablé. Aucun mouvement ne se manifeste. Tout est noir et dur.

« Que la communion des esprits et des cœurs est douce ! Quelle puissante réalité et comme nous le sentons ! Je crois que souvent ce sont vos prières qui soutiennent notre foi tremblotante et nous retiennent quand nous sommes près de glisser dans le bourbier du découragement. Quelle boue aux abords de cet horrible bourbier ! Lors même qu’elle ne fait que nous éclabousser, comme elle pénètre dans les tissus de nos vêtements blancs ! Nous avons beau brosser, brosser encore, il en reste toujours quelque chose de jaune, de sale, qui défraîchit le manteau. Il n’y a à ma connaissance qu’une seule recette, mais je la garantis, elle est efficace : Dieu est fidèle, cramponnons-nous à ses promesses, il est puissant pour nous délivrer, pour nous perfectionner, nous affermir, nous fortifier, nous rendre inébranlables (1 Pierre 5.10) et pour écraser Satan sous nos pieds. N’est-ce pas suffisant pour nous faire franchir le Maelstrom du doute et nous conduire tout droit dans ce refuge où nous pouvons demeurer à l’abri du Très-Haut et nous reposer à l’ombre du Tout-Puissant ? »

Du 1er au 4 mars 1902, Coillard alla à Nalolo ; la station sans missionnaire tombait en ruines. Son « cœur se serre douloureusement » ; il demande l’hospitalité à la reine, mais Mokouaé est malade, et le village vide.

Pourquoi suis-je venu ? Dieu le sait. Nous ne savons pas toujours la nature de la mission qui nous est confiée, le bien que Dieu veut faire par nous ou le témoignage qu’il veut rendre. J’ai pu parler avec le seul chef qui fût là. J’ai pu causer un peu avec la reine. Et puis, je me suis plongé dans la lecture des journaux français et anglais, et il me semblait que je pataugeais dans un bourbier de sang. Oh ! cette guerre ! Que la puissance du mal est grande dans ce pauvre monde ! Le Christ a écrasé la tête du serpent il y a près de deux mille ans, et il vit encore !

Samedi 8 mars. — Jour de gala. Le roi est parti pour les Mafoulos. Je l’ai visité plusieurs fois ces jours-ci, parce que j’avais sur le cœur un message pour lui. Pauvre Léwanika ! il peut être si aimable ! N’est-ce pas étrange qu’un païen puisse parfois se conduire mieux qu’un chrétien, oublier plus facilement les offenses et pardonner ? A mes questions directes, il me regarda et me dit : « Que puis-je répondre ? » Je pris congé de lui à 2 heures, le cœur triste, car j’aime cet homme. Ah ! s’il était chrétien !

Depuis longtemps, Coillard cherchait à dissuader Léwanika d’aller en Angleterre ; un jour le missionnaire lui disait : « Tu ne seras probablement pas admis en la présence du roi, si tu vas en Europe, mais, à supposer que cela soit, que lui diras-tu ? » A quoi Léwanika, nullement troublé et ayant conscience de sa dignité, répondit : « Quand des rois sont assis ensemble, les affaires à traiter ne font pas défaut. »

Le lundi 10 mars, Coillard reçut la visite du magistrat anglais lui apportant les dépêches d’après lesquelles Léwanika devait partir le samedi suivant, pour assister au couronnement d’Édouard VII. « Or, disait ce magistrat à Coillard, nous ne savons pas trop comment le roi et le peuple prendront la chose. Nous avons peur de troubles et nous vous demandons l’autorité que vous donne votre influence pour tout expliquer et tout aplanir. » Le lendemain, Coillard allait voir le roi qui se déclarait prêt à partir. Le jeudi, il retournait encore aux Mafoulos.

Pauvre roi ! quand il me vit, son visage s’épanouit : « Enfin ! fit-il ; merci ! N’est-ce pas que tu ne m’abandonneras pas, mais que tu m’accompagneras aux Chutes et me remettras aux mains de Coryndond ? » Je lui refusai d’une manière catégorique qui mit fin à toute discussion. Je lui donnai tous les conseils possibles pour sa toilette et sa conduite.

d – Administrateur de la N.-W. Rhodésia.

Coillard fit un choix définitif dans la garde-robe du roi, compta son argent, lui fit emporter un cadeau pour Édouard VII. Enfin, le samedi 15 mars 1902, le roi partit ; Coillard l’accompagna jusqu’à Nalolo. Le dimanche eurent lieu les cultes habituels. A celui de l’après-midi, Coillard parla sur la conversion de saint Paul en voyage :

« Cet homme est un vasee que je me suis choisi » (Actes 9.15) « Un voyageur, dis-je au roi, est un homme qui, par ses yeux et ses oreilles, fait des provisions qui sont le produit de ses observations. Mais il y a provisions et provisions : voici le scarabée qui fait le métier de bousier, mais voilà l’abeille qui voltige de fleur en fleur et recueille son miel. Voici encore le njoro, l’oiseau qui appelle le voyageur et le conduit au miel. L’application était simple :

e – Traduction littérale du mot grec σκεῦος (ThéoTEX).

Tout n’est pas beau et bon chez les blancs. Quand nous parlons de nations chrétiennes, nous n’entendons pas que chaque individu soit un chrétien converti, pas même tous les rois et les grands. Mais, au-dessus du roi, il y a quelque chose de plus grand, quelque chose de chrétien : c’est la loi, toute imprégnée de l’Évangile comme les institutions, les mœurs, la loi à laquelle le roi se soumet et à laquelle il jure fidélité.

Le roi est le serviteur de Dieu, c’est aussi le serviteur de la nation. Toi donc, serviteur de Dieu et du peuple, va faire tes provisions, ce peuple est affamé. Ne va pas chercher la fange comme le scarabée, mais le miel et beaucoup de miel comme l’abeille. Et, de loin, nous t’entendrons chanter et nous dire : « Le miel, le voici, venez, venez ! … » Alors, toi aussi, tu seras le vase, instrument choisi de Dieu. »

Le lundi matin, grande agitation : les esclaves vont et viennent affairés, portant des paquets, des malles de provisions. A 9 heures, le roi a fait ses adieux à sa sœur, le cortège se forme. Pendant que la terre tremble, sous nos pieds, aux acclamations étourdissantes des hommes massés au bord de l’eau, je fais mes adieux au roi, au Ngambéla, à Iwakoutilé, à Sékota et Ambaf ; ils se mettent en canot, moi de même, et nous nous éloignons dans deux directions différentes. Le temps était beau. Je m’étendis sous mon pavillon de nattes, je lus, je dormis et, un peu avant 5 heures, nous débarquions à Loatilé à la grande joie de tous. Un culte d’actions de grâces termina cette journée, l’épisode de mon voyage et du départ du roi. « Mon âme, bénis l’Éternel. » (Psaumes 103)

f – Le Ngambéla et Iwakoutilé, mari de Naouina, chrétiens, Amba et Sékota, deux serviteurs favoris du roi, païens, accompagnaient Léwanika.

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