Histoire de la restauration du protestantisme en France

IX
Fondation du séminaire de Lausanne
(1725-1729)

La Déclaration de 1724 est surtout dirigée contre les prédicants ; angoisses de ces derniers. — Lettre d’Antoine Court à Saurin. — Difficultés de la situation. — Proposition de Duplan ; accueil qu’elle reçoit. — Duplan est nommé député général des Eglises. (1725) Ses attributions et sa mission. — Duplan se hâte de se présenter chez les familles de Genève. — Froideur qu’il rencontre et refus qu’il essuie. — Il s’adresse à l’archevêque de Cantorbéry et entreprend un voyage en Suisse. — Il reçoit quelques dons. — Le premier étudiant : Bétrine. (1726) — Ne pouvant étudier à Genève, il se rend à Lausanne. — Son séjour est limité. — Le professeur Polier. — Cabale contre Duplan ; on lui reproche de fréquenter les Inspirés ; le triolet ; décision du Synode national. (1726) — Nouveaux succès de Duplan. — Quelques bienfaiteurs se chargent d’entretenir à leurs frais deux étudiants. — Arrivée du second étudiant : Roux. — Création d’un comité à Genève. — Inaction forcée de Duplan. — Amis et bienfaiteurs. — Duplan continue son œuvre ; mystère dont il l’entoure. — Fondation du séminaire.

Quelques mois s’étaient écoulés depuis la promulgation de la Déclaration de 1724, et Corteiz écrivait : « Tous les lieux où je viens de passer sont tranquilles ; le zèle est considérable, les assemblées sont nombreusesa. »

a – N° I, t. III, p. 286. (Mars 1725.) V. aussi tome II, le chapitre consacré au séminaire de Lausanne.

Circonstances critiques cependant. On avait tout à redouter, et le calme dont on jouissait, non sans étonnement, paraissait aux meilleurs esprits le présage de prochaines tempêtes.

C’était contre les prédicants surtout qu’était dirigée la Déclaration de 1724, et c’était sur eux que les premiers coups devaient être frappés. Antoine Court et ses collègues ne l’ignoraient pas ; de là, leur inquiétude et leurs angoisses. Non pas qu’ils craignissent pour eux : depuis longtemps, ils avaient fait le sacrifice de leur vie. Ils craignaient pour le protestantisme renaissant, pour ses églises à peine reconstituées. Eux morts en effet, ils comprenaient bien que les églises, sans chefs et sans soutiens, se désorganiseraient, retomberaient dans l’anarchie, et que le travail de dix ans serait en un jour perdu.

A peine la Déclaration venait-elle d’être publiée, qu’Antoine Court, sous le poids de cette terrible préoccupation, écrivit à Saurin, le suppliant de venir en France ou d’envoyer des prédicateurs. Saurin répondit, comme autrefois, que le retour des pasteurs ne lui paraissait point nécessaire, bien plutôt dangereux.

« Le retour des ministres redoublerait la persécution, s’écria Antoine Court, et on doit prévenir par charité ces malheurs ! Il vaut donc mieux, selon ce nouveau et inouï système de charité, s’exposer à perdre le ciel, le salut, la gloire, son âme, son Dieu, à souffrir les peines des damnés, ces tourments éternels, ce feu qui ne s’éteint point, cet étang ardent de feu et de soufre, ces tortures, ces géhennes, ces grincements de dents dont parle l’Écriture, que de risquer sa liberté, son repos, quelque peu de bien, que de s’exposer à souffrir quelques mois, quelques jours, quelques heures dans une prison, sur une galère, ou la mort sur une potence, sur un échafaud ! »

Et plus loin :

« Voici une vocation qu’un peuple nombreux parlant par la bouche de ses conducteurs vous adresse, qu’un peuple affamé, altéré de justice, vous adresse depuis si longtemps, qui vous sollicite par ce qu’il y a de plus sacré, de plus tendre et de plus révéré dans la religion, par les compassions divines, par le précieux sang de Jésus-Christ, par l’intérêt que les fidèles ministres doivent prendre à la gloire de leur Maître, au bonheur de son Église, au salut d’un peuple qui appartient à son alliance, et qui se trouve abandonné et dispersé dans un vaste désert, sans pasteur, sans pâture, pressé de la faim et de la soif, environné d’un ennemi fier, puissant et dangereux, — par l’intérêt que vous devez prendre à vos propres âmes de ne différer plus à le secourir, à lui tendre les douces mamelles de vos consolations, à le retirer du bourbier affreux, du fatal bourbier où ses péchés l’ont malheureusement plongé, à le garantir enfin des malheurs où l’erreur et le vice l’entraîneraient infailliblement, si vous faisiez tant que de lui refuser le secours qu’il vous demande » (N° 7, t. II. p. 41. Juillet 1724.)

Ce qui rendait Antoine Court si pressant, c’est qu’il se sentait seul et isolé, que tous ses collègues réclamaient son concours, que les églises manquaient de prédicants, et que ceux qu’elles avaient ne pouvaient suffire à la tâche. Du Dauphiné, Roger lui écrivait qu’il était accablé de travail et qu’il avait besoin d’auxiliaires ; d’autres provinces, lui arrivaient les mêmes demandes. Mais lui : « Ils s’adressent à nous, nous qui pouvons à peine faire un centième de l’ouvrage qui se trouve sous notre faucille ! » Et aussitôt : « Quand est-ce que notre voix sera entendue ? Quand est-ce que les églises étrangères, libres et abondantes en pasteurs, en fourniront à celles qui en manquent et qui en ont plus que de besoin ? Ecoutez, Églises du grand Dieu, écoutez la voix faible et mourante de quelques-unes de vos sœurs (Ibid., p. 133. Mars 1725.) ! » Cette indifférence des protestants l’étonnait et l’attristait. Quoi ! dans un tel moment un tel oubli ! Qu’importait une sympathie stérile, des vœux et des conseils ! Il était temps d’agir et l’on n’agissait point !

Pensées fiévreuses et qui le tourmentaient. C’est alors qu’il s’arrêta à un projet depuis longtemps conçu, et qu’il travailla à son exécution.

Lorsque Duplan, poursuivi par les espions et les soldats, avait été obligé de quitter la France il s’était adressé aux Puissances étrangères pour réclamer leur appui. En même temps, il écrivait à Court : « Dans les lettres que j’écris à leurs hautes Puissances, je leur mande que je crois qu’on leur enverra quelque député pour les informer de toutes choses. Je crois que la chose est importante. Vous pourrez communiquer cette affaire aux personnes que vous croirez les plus propres pour un bon conseilb. » Et il se proposait comme député. Antoine Court, à son retour de Genève, s’était déjà entretenu de cette question avec son ami. Il pensait qu’un député actif, intelligent et pieux, pourrait, mieux que les lettres et les requêtes, intéresser les princes protestants en faveur des religionnaires. Il les engagerait, disait-il, à subvenir aux besoins des églises, et surtout à leur procurer de l’argent pour l’instruction des jeunes gens qui voudraient se consacrer au ministère (N° 5, n° 11). Aussi accepta-t-il avec joie la proposition que lui faisait Duplan. Il connaissait d’ailleurs son zèle, son désintéressement et surtout son opiniâtre intrépiditéc. Pour son talent, il le tenait en haute estime.

b – N° 12, p. 31-32. Juillet 1724. V. aussi chap. viii.

c – N° 37, p. 9. Mémoire aux arbitres. — Nous insistons sur ces détails, car il y eut rupture plus tard entre les deux amis.

Voici quel était son projet. Repoussé par tous les pasteurs étrangers, et n’ayant pu obtenir qu’ils vinssent prêcher en France, il ferait frapper à leur porte, à celle des réfugiés, des hommes pieux et des princes de tous pays, afin qu’ils secourussent de leur argent ceux qu’ils avaient refusé de secourir de leur parole. Plus d’appel au dévouement et au martyre ; appel à la piété et à la charité. Dans la suite, lorsqu’une somme suffisante serait réunie, il chercherait, parmi les rudes et austères paysans qu’il connaissait, de jeunes hommes de talent que le martyre n’effrayerait pas, et il les enverrait dans une académie étrangère pour les initier aux connaissances exigées par le ministèred.

d – On se rappelle qu’il avait déjà été question de ce projet pendant son séjour à Genève. V. chap. vii.

Antoine Court s’ouvrit de son dessein au Synode de 1724. La proposition parut excellente, mais la personne de Duplan déplaisait : on avait encore en suspicion ses sentiments à l’égard des Inspirés (N° 5, n° XI). Quelques mois s’écoulèrent en négociations. Enfin, en 1725, l’entente s’établit. « Le Synode, écrivait Court à Duplan, se tiendra, s’il plaît au Seigneur, après les fêtes de Pâques ; vous serez nommé par lui député général des églises du Languedoc vers les Puissances protestantes. J’ai déjà le suffrage d’un colloque pour cela. Dieu veuille rendre votre députation efficace (N° 7, t. II, p. 135. Mars 1725.). » Le Synode s’ouvrit le 1er mai 1725. Parmi les assistants, se trouvaient trois députés choisis par les membres du Synode précédent tenu dans les Cévennes, et deux députés envoyés par chaque église du bas Languedoc. Court, prenant la parole, montra la nécessité de se faire représenter auprès des cours étrangères, et, sa proposition faite, comme on ne faisait aucune objection, il invita l’assemblée à choisir un homme capable de remplir cette fonction importante. L’assemblée, sans hésiter, arrêta son choix sur le jeune prédicant. Sa surprise fut extrême. Quoi ! Lui revêtu de cette charge ! Mais les pasteurs n’étaient-ils pas assez rares ? Fallait-il encore en diminuer le nombre ? Court se hâta de décliner cet honneur, et, faisant l’éloge de son ami, il le proposa aux suffrages du Synode. Les assistants, bien qu’indécis, finirent par se ranger à l’avis de leur modérateur et se décidèrent à nommer Duplane.

e – N° 7, t. II, p. 161. (Mars 1725.) — V. aussi n° 37, p. 12.

Quelles étaient les attributions du député général ? Court déclara dans son discours au Synode qu’elles consisteraient à implorer la protection des Puissances en faveur des églises, et à les solliciter d’agir auprès de Louis XV pour obtenir la révocation des édits. Elles étaient donc plus étendues que dans le premier projet. A vrai dire cependant, le député avait surtout pour mission de demander des secours pécuniaires. C’était un quêteur qui devait aller collecter l’argent nécessaire pour combattre le découragement par la prédication, l’ignorance par le livre, la misère par l’aumône. En réalité même, il ne devait demander des secours que pour la prédication. Réunir un fonds assez considérable pour fonder un séminaire, tel était le but immédiat de sa mission.

Pour lui, il eut droit à cinquante pistoles ; c’est le traitement que lui alloua le Synode. Il fallait qu’avec cette somme il suffît à ses frais de correspondance, à ses voyages et à toutes les dépenses qu’il serait obligé de faire. Telle était encore la pauvreté des religionnaires, qu’il ne toucha jamais ces cinquante pistoles. « Je ne les ai pas encore, lui écrivait Court, mais on travaillera incessamment à les lever (N° 7, t. II, p. 297). » Duplan, d’ailleurs, ne demandait pas d’émoluments. « Dieu, avait-il dit, sera mon pourvoyeur et ma récompense en même temps. »

[Au mois de juillet 1725, il réclama cependant quelque argent ; mais, des démêlés étant survenus, il retira sa demande.]

Duplan s’était fixé depuis une année à Genève. Dès qu’il eut reçu ses lettres de créance et qu’un Synode tenu en Dauphiné l’eut confirmé dans sa charge, il s’occupa, sans tarder, de sa délicate mission.

[Ici, malheureusement, nous n’avons pas les documents qui pourraient nous faire en quelque sorte assister à la fondation du séminaire de Lausanne. Ils existent cependant, ils sont entre les mains du Comité de la Bourse française de Genève ; mais le Comité les tient secrets. M. Munier, ancien recteur de l’Académie de Genève, a bien voulu nous donner quelques renseignements ; il nous a été toutefois impossible de rien savoir de précis. Il faut marcher dans l’obscurité, en tâtonnant, n’ayant pour guide que quelques lettres trop rares. Nous croyons malgré tout être dans le vrai chemin, et n’avoir rien affirmé qui ne trouve sa confirmation dans les papiers secrets du Comité.]

La plupart des grandes familles genevoises étaient bien disposées pour les églises de France. Antoine Court avait réveillé pendant son séjour les anciennes sympathies et les anciens dévouements. Calendrin, il est vrai, et Pictet étaient morts. Mais, pleins d’ardeur et d’inépuisable charité, vivaient encore les Maurice, les Vial, les Turrétin. Duplan espérait trouver, auprès de ces hommes et des grandes familles dont ils étaient les amis et comme les directeurs, un accueil sympathique et même chaleureux. Au surplus, le dessein pour l’exécution duquel il demandait des secours n’était point nouveau. Antoine Court s’en était souvent entretenu, et peut-être même était-il né de quelques conversations avec Pictet. Tout semblait donc assurer le succès des premières démarches du député. — Quel ne fut pas son étonnement, lorsqu’il se heurta à des froideurs mal déguisées ou à des refus catégoriques !

[« Cette ville, écrivait-il bientôt, ne peut ou ne veut plus fournir à une quantité extraordinaire de pauvres qui augmente tous les jours, soit à cause du dérangement du commerce, soit à cause de la vanité ou de l’avarice qui règnent chez les plus riches. Je n’ai pu recueillir de la charité que quelques vieux livres et environ vingt écus. Je me suis épuisé pour ne point laisser l’occasion de fournir à ma patrie des secours pour l’instruction et pour le salut des pasteurs et du peuple. » (N° 12, p. 75. Septembre 1725.)]

Aussi attristé que surpris de cette réception, il s’adressa à l’archevêque de Cantorbéry. Il lui parlait de la miraculeuse conservation du protestantisme français, du nombre et du zèle des religionnaires, des secours dont ils avaient besoin et de l’appui qu’ils lui demandaient auprès de Sa Majesté Britannique. Le prélat répondit-il favorablement ? On ne sait. Mais plus tard l’Angleterre se fit remarquer entre les divers pays protestants par sa générosité. Duplan enfin entreprit un assez long voyage en Suisse pour quêter des subsides. On le reçut partout avec une respectueuse admiration. Lorsqu’il racontait, dans ces villes encore attachées aux vieilles traditions calvinistes, les souffrances subies, la persécution incessante, les martyres et les succès de dix ans de lutte, il y avait d’immenses étonnements. Cet homme, qui était envoyé par ses frères de France aux églises de Suisse et qui lui-même avait été le témoin de tant d’événements extraordinaires, devenait un personnage, presqu’un héros. Il ne put cependant décider aucun pasteur à braver le péril, quitter la Suisse et franchir la frontière. « C’est au ciel à nous fournir des prédicateurs ; personne ne veut entendre la voix qui en appelle au Désert. » Mais il reçut des présents et des dons ; c’était le but de son voyage et il était en partie atteint. (N° 12, p. 79. Novembre 1729.)

A la fin de l’année 1725, les sommes collectées devaient être minimes ; elles étaient toutefois suffisantes pour l’entretien d’un proposant. « C’est par les soins (de Duplan), dit Antoine Court, qu’en 1726 on obtint quelques petits secours qui furent employés aux études de M. Bétrinef. »

f – N° 7, t. IX, p. 284. Court fait erreur : c’est en 1725.

Bétrine, en effet, ce tout jeune homme qu’Antoine Court avait autrefois rencontré dans ses courses et qu’il avait consacré au ministère, quitta le Languedoc en 1726, et passa en Suisse.

« Ce sont nos Messieurs, vous m’entendez bien, écrivait-il en arrivant, ce sont eux qui m’ont procuré cette abondance de livres. J’ai fait vos civilités à deux ou trois d’eux. Je ne manquerai pas de les présenter à tous ceux que j’aurai l’honneur de voir pour m’acquitter de ma commission. Soyez persuadé qu’ils ont fait un fort bon accueil à vos humbles respects. » (N° 1, t. III, p. 443. Octobre 1725.)

Mais où étudierait-il ? Dans quelle Académie ? C’est ce qu’il importait de décider.

Depuis Louis XIV, Genève était observée, menacée par la France. En 1723, le Résident lui avait durement rappelé sa faiblesse et sa dépendance, et elle s’était inclinée. Admettre dans son Académie, soutenir de son argent ou de celui de la Suisse, un jeune homme qui se disposait, malgré la récente Déclaration, à violer les ordres du Roi, c’était montrer beaucoup de témérité. Sans doute elle comptait parmi ses étudiants quelques jeunes gens envoyés par les églises vaudoises, — ces malheureuses églises non moins persécutées que celles de France, — et son conseil leur allouait même une pension, les instruisait et les entretenait à ses frais pendant le cours de leurs étudesg. Mais, du côté des Alpes, elle ne se sentait point menacée et n’avait aucune colère à redouter. Il y avait tout à craindre de la France. La braver, et cela après des remontrances si récentes, c’était s’exposer à de nouvelles représentations, peut-être même à la perte de son indépendance.

g – Archives de la ville Genève, n° 4527. (Février 1726.)

Lorsque Corteiz était venu, quelques années auparavant, demander l’ordination aux pasteurs de Genève, ceux-ci, déclinant cet honneur, l’avaient envoyé dans une autre ville. On agit de même avec Bétrine. Sur la prière de Duplan, quelques pasteurs se réunirent en grand secret pour délibérer dans quelle Académie il conviendrait d’envoyer le jeune proposant. Berne était peu sympathique, Zurich était allemande et trop éloignée ; on jeta les yeux sur Lausanne. Bétrine partit en effet pour cette ville.

Ce ne fut pas cependant à l’Académie même qu’il étudia. Il était en effet, comme tous les prédicants, fort ignorant, et comme il ne savait ni le latin ni le grec, il aurait suivi sans profit les cours qui se donnaient à l’Académieh. Son séjour était d’ailleurs limité ; il fallait que dans l’espace d’un an il acquît toute son instruction théologique. C’était trop peu. Aussi Duplan :

h – Aussi son nom ne se trouve-t-il pas dans les Archives de l’Académie de Lausanne.

« Il faut qu’il prolonge son temps, si l’on veut qu’il soit digne de recevoir l’imposition des mains ; d’ailleurs plusieurs de nos amis et des plus prudents seraient d’avis qu’on le reçut dans ce pays, afin de fermer la bouche à nos calomniateurs, et pour lever aussi le scrupule de certains esprits faibles et ignorants que nous devons ménager. Vous savez qu’on fait passer nos prédicateurs pour des ignorants, des batteurs de pavé, sans aveu, sans vocation. C’est pourquoi, il est expédient qu’il y en ait parmi nous qui aient reçu leur ordination par des églises étrangères. » (N° 1, t. IV, p. 80. 1726.)

Mais ces paroles, si sensées qu’elles fussent, ne pouvaient point ébranler la détermination des églises ; la France réclamait ses pasteurs. Bétrine fut donc confié à quelques hommes de cœur et de talent, — le professeur Polier peut-être, — qui se chargèrent de compléter en quelques mois son éducation. Quant aux frais de son entretien, — frais bien petits, — ce fut sans doute Duplan qui les paya directement, avec le produit des collectes qu’il venait de faire.

Rien n’était encore précisé, fixé, arrêté. Il n’y avait ni comité organisé, ni fonds, ni règlements. Ce n’était point le séminaire qu’Antoine Court avait rêvé d’établir, et qui devait s’élever plus tard. C’en était à peine l’ébauche.

En France cependant, les protestants attaquaient leur député ; une cabale même se formait contre lui. Le bruit avait couru que Duplan fréquentait les Inspirés de Genève, et on l’avait appris avec un vif mécontentement. Court en écrivit à son ami :

« Si vous n’observez mieux votre conduite sur l’article en question et si vous négligez de pratiquer ce que je viens de vous dire, vous vous mettrez hors d’état de remplir vos engagements et vos promesses ; vous rendrez par cela même votre zèle infructueux et inutile. Quelle conséquence ! Elle est pourtant naturelle, puisqu’il est certain que vous perdrez la confiance qu’on a sur vous, que vous forcez en quelque sorte l’Église de retirer l’auguste emploi qu’elle vous donne et que vous perdez le crédit que vous auriez pu acquérir chez l’étranger, crédit qui est pourtant si nécessaire et si important à l’exécution des desseins dont vous êtes chargé. » (N° 7, t. II, p. 211. Novembre 1725.)

Duplan répondit aussitôt, mais d’une manière évasive, qui justifiait les craintes. Les colères s’accrurent. Duplan surpris par cette opposition envoya au Synode de 1726 une lettre qu’avaient signée les pasteurs de Genève et qui témoignait de la pureté de sa vie et de ses sentiments ; Court présenta en même temps sa défense. Les murmures cessèrent momentanément. Mais, bientôt, on prétendit que les attestations soumises au Synode étaient fausses, qu’aucun pasteur ne les avait signées. Corteiz, avec deux proposants, — le triolet, suivant le mot de Court, — résolut de faire retirer par les protestants les lettres de créance qu’ils avaient données à leur député. Un Synode s’étant réuni en 1727, il présenta plusieurs délibérations prises en différents colloques et réclama la déposition de Duplan. La séance fut vive. Court, prié une seconde fois d’accepter la charge de député général « pour le bien de la paix, » refusa énergiquement d’accéder à cette prière (N° 37, p. 12. Mémoire aux arbitres). Il s’indigna, tint un long discours où il vanta les services de Duplan, et déclara qu’il abandonnerait son ministère, si l’assemblée ne maintenait pas dans ses fonctions le député qu’elle avait récemment élu (N° 7, t. III, p. 233. 1727). Le Synode s’inclina devant cette ferme attitude, et la proposition de Corteiz fut rejetée. L’irritation des esprits cependant n’était pas encore calmée. Quoique Duplan eût écrit qu’il « consentait pour l’amour de la paix à ne plus se trouver dans les assemblées des Inspirés et même à fuir leur commerce, autant que la charité le pouvait permettre, » — le triolet était encore debout, s’agitait, recrutait des partisans, et préparait une nouvelle campagne. Court résolut de terminer définitivement cette affaire. Un Synode national fut convoqué dans le Dauphiné vers la fin de cette même année, et là, solennellement, les membres de l’assemblée confirmèrent Duplan dans sa chargei.

i – N° 5, n° XI. L’affaire y est tout au long exposée.

Antoine Court désirait d’autant plus apaiser cette querelle, que Duplan rendait en ce moment au protestantisme de plus importants services. Il l’avait déjà dit : « On ne pouvait rien trouver dans la conduite de son ami qui méritât l’affront qu’on lui voulait faire ; tout méritait des louanges. » Duplan en effet ne s’était point laissé rebuter par les obstacles. Bien que Genève se fût montrée peu libérale et que la Suisse ne lui eût accordé que quelques petits présents, il ne s’était point lassé de frapper aux portes, d’envoyer des suppliques, de demander des secours. « J’ai porté, disait-il, la charrue sur des terres en friche, ou peu s’en faut. Il y a des pierres et des ronces qu’il faut ôter et arracher, avant que de se flatter de recueillir des fruits (N° 12, p. 167. Janvier 1727). » Les fruits, pour continuer la comparaison, ne tardèrent pas à mûrir. Quelques mois après, en 1727, tandis qu’en France de vifs débats s’engageaient sur sa personne, il obtint de quelques amis la promesse d’entretenir deux proposants, à leurs frais, dans la ville de Lausanne, jusqu’au jour où ces derniers seraient consacrés pasteurs.

N° 12, p. 173. (Mars 1727.) « … Au mois de mars 1727, dit Court (N° 7, t. IX, p. 294), de nouvelles sollicitations obtinrent de plus grands secours ; il y en eut d’assez suffisants pour fournir à l’entretien de deux étudiants. » Et ailleurs : « … Cette communion eut tout l’effet que l’on pouvait en espérer, puisque par les soins infatigables du député et la libéralité de divers souverains et députés, l’on eut, dès l’an 1727, de quoi fournir à l’entretien de deux jeunes proposants hors du royaume… »

Ces amis demandaient peu de chose : le secret, mais ils l’exigeaient. « Nous sommes très sensibles, écrivit aussitôt Court, aux bontés de ces pieux et charitables personnages qui veulent bien se donner le soin et faire la dépense de l’entretien de deux de nos proposants. Remerciez-les-en bien de notre part. Des secours de cette nature nous sont si avantageux, que les soins que vous vous êtes donnés pour les obtenir méritent plus que des louanges (N° 7, t. III, p. 186 ; avril 1727). » Un jeune homme fut aussitôt choisi pour aller étudier à Lausanne, et s’achemina vers la Suisse. C’était le proposant Roux, originaire de Caveirac, dans le diocèse de Nîmes.

Ainsi le principal objet de la députation de Duplan était presque réalisé. Quelques hommes « pieux et charitables » s’étaient engagés à subvenir aux dépenses de deux étudiants, et non seulement des deux premiers, mais encore de ceux par lesquels ils seraient successivement remplacés. Ils entretiendraient, disaient-ils, deux jeunes gens, et après « ces deux, deux autres. » Certaines difficultés, il est vrai, surgirent, mais elles furent bientôt résolues.

Quels furent ces bienfaiteurs ? On ne peut se livrer qu’à des suppositions. Ils habitaient la Suisse, voilà tout ce que l’on sait. Les protestants de Hollande, d’Angleterre ou d’Allemagne, ne contribuèrent que plus tard aux dépenses du séminaire.

Aucun fonds d’ailleurs n’était réuni. Ce devait être Une cotisation annuelle que le député prélevait selon les besoins, et les besoins étaient petits. « Tout ce que je puis vous dire, écrivait-il plus tard, c’est que nos revenus sont petits et fort casuels, et qu’à mesure qu’on reçoit, on distribue pour l’entretien des proposants (N° 12, p. 247. 1729). » Il faut remarquer toutefois que, dès cette année 1727, un comité choisi par les bienfaiteurs fut probablement constitué à Genève pour recevoir et distribuer les sommes collectées. On l’appela, dans la suite, l’hoirie.

Les églises n’allouaient à Duplan aucune indemnité, et celui-ci, trop pauvre pour voyager à ses frais, ne pouvait augmenter le nombre des bienfaiteurs, ni accroître les ressources nécessaires à la fondation du séminaire. Cette inaction le chagrinait. Il disait volontiers que, s’il avait trouvé une pistole en Suisse, il en trouverait dix, vingt, trente, en Allemagne, en Hollande et en Angleterre. Ailleurs, il ajoutait que certainement il rencontrerait dans les pays protestants « des personnes pieuses qui contribueraient avec plaisir pour le tabernacle du Fils de Dieu dans notre chère patrie. » Mais l’argent manquait, et, malgré ses pressantes sollicitations, on ne pouvait fournir à une si dispendieuse entreprise. (Ibid., p. 196 ; 1728. p. 210, mars 1728.)

Duplan se résigna à rester en Suisse. Ne pouvant aller lui-même exposer les besoins des religionnaires, il se décida à les exposer par écrit. Les réponses qu’il reçut furent toutefois peu favorables, et les secours rares ou insignifiants. On restait froid. « Je vous le dis avec regret et avec douleur, à la réserve de quelques petits secours des particuliers qui ont une véritable piété, nous ne devons pas nous appuyer sur les Puissances protestantes. Ce sont des roseaux cassés qui nous perceraient les mains, à moins que Dieu ne les anime d’un nouveau zèle. »

Il se borna donc, en attendant des jours meilleurs, à solliciter les dons des gouvernements et des principaux personnages de la Suisse. Berne qui, à l’époque de la Révocation, avait offert une si large hospitalité aux réfugiés, Zurich, Lausanne, se firent remarquer par leur générosité. Elles augmentèrent les petits revenus dont on jouissait déjà, et même, en certaines occasions, elles accordèrent des secours soit à des misères pressantes, soit à de grandes infortunes. LL. EE. de Berne firent ainsi sur les sollicitations de Duplan, une pension à vie à un nommé Martel. Quelque temps après, comme les églises étaient trop pauvres pour payer leurs pasteurs, deux cents livres furent recueillies et envoyées en France. Les revenus pour l’entretien des proposants s’accrurent aussi et l’on put enfin recevoir à Lausanne un certain nombre d’étudiants. « Les années suivantes, dit Court, furent plus fructueuses. » De 1725 à 1730, le Dauphiné, le Languedoc et les Cévennes envoyèrent en Suisse six proposants.

[N° 12, décembre 1728, p. 200 ; 1729, p. 243 ; n° 8. — En 1728, il obtint 1900 livres de Berne ; 776 de Schaffouze ; 880 de Zurich ; 500 de Bâle. N° 12, p. 255 ; 1729.]

Un comité, composé de personnes « hors de tout soupçon d’imprudence et d’infidélité, » fut en outre définitivement établi. Il eut mission, non seulement de recevoir et de répartir les sommes reçues, mais encore de surveiller à Lausanne les études des jeunes gens qui s’y trouvaient. C’est en son nom ainsi que le pasteur Vial, un de ses membres probablement, invita les églises de France à accorder deux années pour l’éducation de leurs étudiants, disant au surplus que « les amis et bienfaiteurs » l’exigeaient.

[N° I, p. 292. (1729.) — Le Synode national de 1730 prit la mesure suivante : « Sur la demande qui a été faite, si on devait limiter un temps aux prédicateurs qui vont étudier dans les académies étrangères protestantes, il a été répondu qu’on laissera la chose à la prudence de MM. nos amis des pays étrangers. » Recueil de Synodes, etc.]

Duplan cependant courait la Suisse en tous sens et sans se lasser. Il ne se contentait plus de demander des secours pour l’entretien des étudiants, il en demandait encore pour l’achat de livres, pour les galériens, pour toutes les victimes de la persécution. Il appelait cela « son négoce. » Tout d’ailleurs se faisait dans le plus grand secret ; les églises de France n’étaient pas même informées des négociations et des démarches dont elles étaient l’objet. Un jour, elles s’adressèrent à leur député et le prièrent de les instruire du résultat de ses travaux et du nom de leurs bienfaiteurs. Duplan répondit aussitôt : « Il n’est ni juste, ni possible, ni convenable que je vous rende compte de ce qui est donné. Comme c’est ici une affaire de charité, on doit être satisfait que les choses soient bien administrées, sans savoir d’où elles viennent et à quoi elles se montent. » Le mystère enveloppait cette œuvre. (N° 12, p. 247 ; 1729.)

Qu’importait ! On touchait au but. Les fondements d’un établissement, qui devait pendant quatre-vingts ans donner des pasteurs aux réformés, étaient solidement assis. Il suffisait qu’un homme actif, dévoué et persévérant, se mît maintenant à la tâche : l’ouvrage serait bientôt achevé.

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