Histoire de la restauration du protestantisme en France

4. Lettre de M. de Montrond à Antoine Court (1741)

De Berne, le 16 décembre 1741.

Le sujet de cette lettre, Monsieur et cher ami, sera tenu secret s’il vous plaît entre M. le proffesseur Polier (que j’asseure de mes plus profondes obeissances) et vous. Ayant l’honneur d’informer avant-hier Mgr le banderet Tiller, ma matière me conduisant naturellement sur le grand nombre de protestants qui sont aujourd’huy en France, et la diversité de leur situation suivant la diversité des caractères persécutans ou tolérans des évêques, curés, etc., ce qui donnoit lieu du cotté des premiers à un écoulement presque continuel, mais egrené, de refuge, il me mit sur le conte des proposans qui estudient à Lausanne ; je crus devoir luy faire connoitre que j’estois informé de tout ce qui les concerne ; il me dit donc qu’il avoit receu depuis peu une lettre d’une personne qu’il ne me nomma pas, mais qui sans aucune malice l’avertissoit dans un bon esprit qu’il y avoit quelqu’un de ses proposans qui s’estoit vanté qu’on luy donneroit les impositions à Lausanne ; et tout de suite il me parla des ménagemens que LL. EE. estoit obligées de garder là-dessus accause des plaintes de l’ambassadeur qui reside à Soleure, et fit là-dessus quelques réflections tendantes à faire connoître qu’il luy paroissoit que LL. EE. ne devroit pas se croire géennées par cet endroit-là, puisqu’elles ne se formalisent pas que leurs sujets allent estudier en Sorbonne, mais qu’il luy paroissoit cependant que ces proposans, après avoir fait à Lausanne les estudes qu’ils estoient en ecrit d’y faire, pouvoit aler se faire consacrer au Desert par les ministres qui y sont, qui ont l’autorité sufisante et canonique pour cela ; je luy dis, que je ne pouvois envisager que comme un très grand malheur pour les Églises de France, si LL. EE. interdisoit absolument à ces pauvres gens là la satisfaction d’estre consacrés comme ils l’avoient estes précédemment à Lausanne, c’est à dire en chambre clause, mais par quelques Professeurs choisis pour cela de l’Académie, et qui jamais ne leur donnoit aucun escrit qui puj ; estre trouvé sur eux, de faire voir qu’ils avoient receu les impositions des mains à Lausanne ; que je pouvois l’asseurer que cela se faisoit avec tant de circonspection et de prudence, qu’il n’en transpiroit jamais rien, et qu’une marque de cela, estoit, que ces pauvres gens là passoit, d’abord après, et arrivoit au Desert sans estre découverts, ni qu’on en soubsonna rien ; que le malheur qui résulteroit d’un tel refus seroit que les protestants de France n’auroit plus la mesme veneration ni la mesme confiance pour leurs pasteurs qui auroit estés conçacrés dans leurs assemblées, qu’ils ont pour ceux qui ont receu les ordres dans les païs libres et dans des Académies establies pour cela ; que par concequant quoy que leur ordination ne fut certainement pas moins bonne, ils ne feroient plus autant de fruits en ce que la plus part d’entre eux se croiroit abandonnés par les Puissances de leur communion, qu’ils ont regardé jusques à présent comme leurs seules ressources et leurs protecteurs dans ce monde ; qu’il seroit mesme à craindre qu’une telle mortification leur arrivant, ils ne retombassent insensiblement et dans la suite des tems, dans le fanatisme qu’on avoit eu tant de peine de déraciner, et qu’il y avoit là dessus des reflections bien sérieuses et bien intéressantes à faire ; que la prédication de l’Évangile se repandoit beaucoup en France ; qu’elle avoit paru cy-devant renfermée dans les seules provinces du Languedoc, Vivarés et Dauphiné ; que les prédicateurs avoient depuis peu persé jusques en Guienne et en Poitou et y avoit trouvé une abondante moisson et des peuples très disposés à les escouter, en sorte qu’il avoit falu y envoyer des proposans qui sont en France pour les soulager dans leurs travaux ; que je ne disconvenois pas, qu’il ne put estre, que quelqu’un de ses jeunes gens n’eut laché par imprudence quelques discours inconsidérés, tendant à se flatter qu’il obtiendrait d’estre consacré à Lausanne, comme ceux qui l’ont estés avant luy, mais que j’estois bien asseuré que aucun professeur, ni autres, ny avoit donné lieu ; et que sy M. le professeur Polier le connoissoit, il l’en reprimanderoit bien fortement, car je sçavois que l’on leur avoit signifié mesme qu’ils ne devoit pas s’y attendre ; que LL. EE., soit les seigneurs curateurs ne le permettroit plus. Il m’escouta avec beaucoup d’attention et de bonté, Mgr le trésorier Steiguer et le banderet Hackrett estoient présents, et il me dit qu’il me prioit de luy donner un mémoire là dessus, que je luy ferois plaisir ; et je crus m’appercevoir qu’il seroit bien aise de trouver des raisons assez fortes et assez bonnes pour determiner à continuer la mesme permission qui a esté donnée precedemment de recevoir en chambre clause, et avec toutes les précautions qu’on a mises en œuvre pour le secret, les proposans qui ont estudié à Lausanne et qui se destinnent au ministère sous la croix ; je vous prie donc, mon cher ami, que conjointement avec M. le professeur Polier, vous dressiés un mémoire des raisons qui font connoitre la necessité d’une telle permission que vous rendrés aussi patétiques et aussi fortes que vous le pourés ; que vous y marquiés les dattes, autant que vous le pourés, des temps où les ministres sous la croix ont percé en Guienne, Poitou, et ailleurs ; les circonstances remarquables de leur nouvelle mission ; et les tems ou on leur a envoyé des proposans pour les aider ; en un mot tout ce qui convient à une matière si interressante ; que vous le faciès mettre au net par vostre fils, qui escrit bien, et sans datte, ni sans lieu, afin que je puisse le remettre à ce seigneur tel : je ne doute pas qu’il ne fasse un bon effet. Il me parla aussi du chisme que Boyer cause qui trouble si fort les pauvres Esglises, il me demanda à quoy en estoit ses malheureuses affaires ; je luy dis que ses dissentions subsistoit toujours, au grand scandale des gens de bien, et au desavantage de ses Esglises ; que bien des gens croyoit qu’il y avoit un peu de tort de tous les cottés ; que les autres Esglises de la province l’avoit peut estre poussé avec trop de rigueur eu esgard à l’estat où elles se trouvoit, d’esglises sous la croix ; mais que les crimes dont on accusoit Boyer, il en estoit si certains, qu’on ne pouvoit que ne l’empêcher de croire qu’on ne luy imputoit rien dont il ne se fut rendu coupable ; il me dit (entre nous s’il vous plaît), qu’il avoit esté du sentiment, quand Boyer avoit esté dans ce pais, qu’on devoit l’enfermer pour l’empêcher d’aler plus troubler ses esglises et qu’on auroit peut estre bien fait.

Je sortis de là, après une assés longue visite, avec M. le banderet, mon patron, qui me dit estant dans la rue que je ferois bien d’entretenir une correspondance avec M. lebanderet Tiller sur ses matières ; je luy dis que je m’en ferois beaucoup d’honneur et un devoir capital, dès qu’il l’aprouveroit et voudroit me le permetre, mais que je ne pouvois pas, sans ses ordres, m’ingérer dans des affaires qui n’estoient proprement pas de ma competance ; j’attens donc avec impatience, mon cher ami, reponse à cette lettre, et le memoire tel que je vous le demande ; je ne vous charge de faire des complimens à personne, parce que je souhaite qu’il n’y aye que M. le professeur Polier seul qui sache le sujet pour lequel je vous escris ; s’il juge nécessaire que M. Vial en soit informé, je ni mes pas d’obstacle, pourveu que ce soit avec tout le mesnagement, et les asseurances du secret qui est si nécessaire pour ne compromettre personne, et ne pas gater des affaires si interressantes ; adieu mon très cher compère et ami, je suis toujours sans aucune réserve tout à vous et aux vostres.

De Montrond.

Vous m’adresserés vostre lettre chés M. le banderet Hackrett, où je suis logé.

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