Le problème du mal

2. Détermination du bien

Ce qui doit être, dans la société spirituelle, c’est l’accomplissement de la loi morale. Les diverses prescriptions de la loi pourraient-elles se ramener à une prescription unique qui les renfermerait toutes ? Je le pense, et je vous propose d’accepter l’idée que le devoir qui renferme tous les devoirs, est la consécration de chacun des membres de la société spirituelle au bien général de cette société, c’est-à-dire à son bonheur, en désignant par le mot bonheur, non des joies passagères qui peuvent se séparer du devoir et le contredire, mais un état heureux qui ne peut se rencontrer que dans l’ordre dont la loi morale est l’expression.

Tous les devoirs peuvent être ramenés à trois classes : les devoirs de la dignité, qui nous interdisent de nous ravaler au rang des brutes en mettant l’âme au service du corps, et de prostituer dans le mensonge la parole, organe de la pensée ; les devoirs de la justice, qui nous prescrivent de reconnaître dans nos semblables la dignité et les droits de notre propre nature, et de respecter la personne, la propriété et la réputation d’autrui ; les devoirs de la bienveillance, qui nous commandent de soulager nos semblables dans les nécessités de leur vie corporelle et spirituelle. Telle est la classification de nos devoirs qui m’a semblé la meilleure, après une assez longue étude de cette matièren. Or la formule que je vous propose contient ces trois classes de devoirs. En effet, pour que le bien de la société spirituelle soit réalisé, il faut que chacun de ses membres se constitue esprit en se dégageant d’une vie animale (dignité) ; il faut que le respect de chaque membre de la communauté en fasse une société vraiment spirituelle, c’est-à-dire libre (justice) ; il faut enfin que chaque volonté soit dirigée vers la réalisation du bien commun (bienveillance). Concevez une société d’esprits en croissance, en progrès continu de vie, et dans laquelle, sur la racine de la justice, fleurira de plus en plus la réciprocité de l’amour ; cette société ne sera-t-elle pas bonne ?

n – Dans un cours de philosophie de la morale, fait à la faculté des lettres de Genève en 1865 et 1866.

Quel nom trouverons-nous pour désigner cette consécration de chacun au bien commun, cette vertu suprême qui les renferme toutes ? Le fondateur du positivisme, Auguste Comte, s’est posé ce problème, et voici comment il l’a résolu. Il a donné à cette vertu maîtresse, dans laquelle la conscience éclairée par la réflexion reconnaît la formule générale du bien moral, le nom d’altruisme. Le progrès moral consiste, dans l’opinion du chef des positivistes, en ce que l’égoïsme cède de plus en plus la place à l’altruisme, c’est-à-dire à la préoccupation du bien d’autrui. Or, le mot charité qui, dans l’usage commun, a trop souvent perdu sa signification primitive, pour devenir le synonyme de l’aumône, désigne primitivement, non seulement dans la langue de l’Évangile, mais déjà dans celle de Cicérono, l’amour vrai, la consécration sincère de chacun au bien des autres. Ce mot a l’usage en sa faveur, et l’altruisme n’est pas un néologisme assez gracieux pour être séduisant. Restons dans l’ancien langage, et disons que la loi de charité est l’expression générale des rapports qui doivent relier les membres de la société spirituelle. S’il en est ainsi, le bien en ce qui concerne les relations des hommes entre eux, est la réalisation de la charité, ou la direction de la volonté de chacun vers le bonheur général.

o – Caritas generis humanii. — De finibus, livre V, 23.

Comment concevrons-nous maintenant le bien dans les rapports de la nature avec l’humanité ? Le corps doit être l’instrument de l’esprit ; la nature extérieure doit être la condition de la vie du corps, et elle doit donner l’éveil aux travaux de la pensée qui produisent la science, aux travaux de l’industrie qui établissent l’empire de l’homme sur la matière, à l’instinct de l’art qui, à partir des beautés sensibles, s’élance dans toutes les directions à la recherche de l’idéal. La nature soumise aux esprits, les esprits soumis à la loi de la charité, cela serait-il bien ? C’est à vous, Messieurs, que je le demande : Je ne viens pas ici vous enseigner des choses nouvelles, mais plutôt vous rappeler ce que vous savez tous, vous aider peut-être à souffler sur la poussière qui s’amasse au fond de nos âmes, afin que vous puissiez lire les caractères qui y sont écrits. Je vous demande : Voyez-vous, non pas dans votre pratique, mais dans votre conscience et votre raison, voyez-vous l’image du bien que je vous ai présentée ? Admettez-vous, comme une vérité qui vous paraît certaine et s’impose à votre pensée, que dans l’ordre, dans l’état légitime et bon de l’univers, les corps sont faits pour les esprits et les esprits pour la charité ? Serait-ce là une conception arbitraire, individuelle, nationale ? Est-ce moi, est-ce l’un de vous ? est-ce Paul, Jean, ou Alfred ? Est-ce un Français, un Russe, un Allemand, qui conçoit le bien tel que nous venons de le définir, ou est-ce l’homme tel qu’il existe dans chacun de nous, au-dessous de toutes les diversités individuelles ou nationales ? Ne sauriez-vous pas encore discerner la voix profonde de la nature humaine des bruits de la surface ? Cette voix est couverte trop souvent par le bruit des passions, par le tumulte des penchants en désordre ; mais elle finit par se faire entendre à l’âme sérieuse et calme. La destination de l’esprit est de dominer la nature. Vouloir le bien général est la loi suprême des esprits. Ne sentez-vous pas que ces pensées trouvent un écho au plus profond de la conscience ?

Nous nous heurtons ici à une doctrine vieille comme les lettres humaines, et qui essaie assez ridiculement de se rajeunir en se produisant sous le titre de science moderne. On nous dit qu’il n’y a pas de bien en soi, de bien réel et absolu ; qu’il existe des mœurs, et que ces mœurs varient ; mais qu’au-dessus de ces mœurs et de leur histoire, il n’y a pas de règle permanente du bien, pas de morale. On fait observer que bien des choses qui sont jugées mauvaises en Europe sont jugées bonnes en Asie. On remarque que chez les Peaux-Rouges, un jeune garçon obtient l’approbation de son père et le sourire de sa mère, en apportant la chevelure d’une tête qu’il a scalpée, action que des parents européens n’approuveraient pas. On conclut de tout un ensemble de faits de cet ordre que la conscience est une cire molle qui se prête indifféremment à toutes les formes. Ecoutons à ce sujet la pensée de Montaigne rédigée par Pascal : « On ne voit presque rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité… Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà… La plaisanterie est telle, le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y a pas une seule loi qui soit universelle. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueusesp. » En se fondant sur des considérations de cette nature on affirme que le bien n’est qu’une idée relative, variable, locale et temporaire, en sorte qu’il est impossible de le déterminer d’une manière générale. Ces affirmations sont graves et, si elles étaient admises, elles saperaient la base même de notre travail. Examinons-les brièvement, mais sérieusement, en nous rappelant que nous sommes ici, non pour un tournoi de paroles, mais pour une discussion de bonne foi.

pPensées de Pascal, édition Faugère, II, 126 et 127.

La morale varie. Pour bien entendre la nature et la portée de ce fait incontestable, il est nécessaire de préciser plus que nous ne l’avons fait, le caractère des phénomènes moraux.

Ce que nous appelons précisément conscience, dans le sens moral de ce terme, c’est le sentiment de l’obligation qui nous commande certains actes, et nous en défend d’autres. Sans le sentiment spécial de l’obligation, il n’y aurait pour nous ni bien ni mal, ni estime ni mépris. Or, les idées du bien et du mal et les sentiments qui s’y associent forment un caractère essentiel de l’humanité ; l’individu qui en serait privé constituerait ce que les naturalistes appellent un monstre, et l’existence des monstres ne détruit pas l’existence de leur espèce. L’idée du bien existe partout où existe l’homme dans l’intégrité de sa nature ; à cet égard, il n’y a pas de variations. Mais quel est le bien, ou, en d’autres termes, que doit-on faire ? C’est ici qu’apparaît la diversité. Nous soignons nos vieux parents, et nous pensons bien agir. Certains sauvages les tuent pour leur épargner les souffrances de la vieillesse, et ils pensent bien agir. D’où vient la diversité de ces règles de conduite ? Elle vient de la différence des doctrines. Nous pensons que la vie de l’homme n’appartient pas à l’homme ; les sauvages qui tuent leurs vieux pères ont une autre idée à ce sujet. C’est la variété des doctrines relatives à la nature et à la destination des êtres qui fait varier la morale. La conscience n’est pas un pouvoir producteur des idées ; elle applique le sentiment de l’obligation à la réalisation de certains rapports ; elle s’attache à la vérité, mais elle ne la tire pas d’elle-même. La vérité est la nourriture de la conscience. Il n’y a pas une morale de la conscience et une morale de la raison. La raison seule n’a pas de morale, et la conscience seule ne renferme que le sentiment de l’obligation, dont l’objet ne saurait être déterminé sans la participation de la raison. C’est pourquoi la règle des mœurs tombe nécessairement sous l’influence des doctrines. Aussi (pour le dire en passant) la théorie contemporaine de la morale indépendante, qui prétend couper le lien qui rattache les mœurs aux croyances, exige de ses sectateurs l’ignorance ou l’oubli des résultats les plus certains de l’étude de l’homme.

Les idées morales varient donc. Il est facile de démontrer ce fait contre les théoriciens qui le nient. Mais voici trois réflexions qui vous empêcheront, je l’espère, de tirer de ce fait incontestable les conséquences qu’en déduit le scepticisme.

Première réflexion : Les variations de la morale, bien que réelles, n’ont pas l’étendue qu’un examen superficiel porte à leur attribuer. Il y a partout dans l’ordre moral deux courants très distincts. L’un est formé par les mœurs, les institutions et les maximes qui ont pour but de justifier les mœurs et les institutions. C’est la morale du monde, et celle-là varie prodigieusement, mais la cause de ses variations est facile à reconnaître. Naguère, par exemple, certains publicistes du sud de l’Amérique faisaient la théorie de l’esclavage. La pression exercée sur la conscience par les institutions et les intérêts était, dans ce cas, facile à reconnaître. On voit un fait analogue se produire journellement dans le travail des écrivains politiques qui semblent avoir une provision de morales à choisir pour expliquer et justifier les divers événements dont ils sont les narrateurs, et, pour leur part, les acteurs. Mais, à côté de ce courant ondoyant et divers, il en existe un autre. Il existe une morale que nous appellerons la morale de la conscience, sans oublier qu’elle suppose la participation de la raison et subit l’influence des doctrines. Cette seconde morale varie moins que la première, et en changeant elle se développe dans une direction uniforme. On se trompe en attribuant à la morale de la conscience des variations qui n’appartiennent qu’à la morale du monde. Les institutions et les mœurs ne donnent pas toujours une idée exacte des vraies pensées d’un peuple. Nos hospices d’enfants trouvés, par exemple, ne démontrent pas que les devoirs de la famille ne fassent pas partie de notre morale. Or, nous jugeons souvent les peuples peu civilisés, et qui n’ont pas de littérature, d’après leurs mœurs et leurs institutions ; et peut-être, chez ces peuples mêmes, la conscience trouve des représentants dont les protestations contre certaines coutumes immorales nous restent inconnues. Là où existe une tradition écrite, il est facile de constater que la morale de la conscience varie dans des limites moins étendues qu’on ne le croit à l’ordinaire. Les anciens livres de l’Inde, de la Perse, de la Chine, contiennent des rayons très purs de vérité, des conceptions très élevées du bien. Pour n’en citer qu’un seul exemple, l’ancien poème indien intitulé le Ramayana renferme, au milieu d’imaginations fantastiques, des traits d’une vertu faite pour nous servir d’exemple. L’héroïne du poème, Sita, est une femme d’une admirable pureté, et l’auteur adresse, plus d’une fois, aux personnages qu’il veut nous présenter comme dignes de louanges, l’éloge qu’ils trouvent leur plaisir dans le plaisir de toutes les créaturesq. Sous les variations considérables des mœurs, des institutions, et des maximes qui les justifient, on trouve donc dans l’humanité un fond d’idées morales qui expriment avec plus de fixité la conception du devoir. Les progrès de la réflexion dégagent et permettent de reconnaître, dans une lumière croissante, ces bases élémentaires de la moralité, et cette œuvre s’est accomplie partout où la civilisation a progressé. La morale chrétienne seule, selon ma conviction, a mis en vive lumière la loi fondamentale de l’ordre moral, et, en la dégageant des nuages, a permis à la conscience de se satisfaire pleinement ; mais on trouve chez les sages de la Grèce et de Rome, et chez les sages de l’Orient les rayons affaiblis et dispersés, mais réels, de la lumière qui nous éclaire aujourd’hui. La variation absolue de la morale est l’impression que laisse un examen superficiel des faits ; une étude plus sérieuse la détruit.

qLe Ramayana, poème sanscrit de Valmiki, traduit en français par Hippolyte Fauche. M. Fauche a eu l’heureuse pensée de publier une édition réduite, et à l’usage de tous, de cette grande œuvre. Deux volumes in-12. Paris, 1864. — Voir, par exemple, au tome II, page 26 : « La pénitente, fidèle à suivre le devoir, et qui trouvait son plaisir dans celui de toutes les créatures. La même pensée se retrouve ailleurs dans le poème.

Deuxième réflexion : La conscience reconnaît la vérité lorsqu’elle lui est présentée, y adhère et, sauf des exceptions qui se rencontrent toujours dans l’ordre moral parce que l’ordre moral est le domaine de la liberté, elle ne s’en sépare plus. Lorsqu’un homme entraîné par ses passions s’éloigne du bien qu’il a connu, il arrive le plus souvent que sa conscience continue à lui rappeler les règles qu’il viole dans sa conduite. C’est une des causes du besoin d’étourdissement qui caractérise les vies coupables ; on se fuit soi-même avec tant de soin pour fuir la vue d’une lumière importune qui s’élève du fond de l’âme dès qu’elle est calme, et projette une trop vive clarté sur les ténèbres d’une existence en dehors la règle. L’histoire générale de la civilisation manifeste la même vérité avec éclat. Lorsqu’on affirme que chaque peuple a sa morale comme sa religion, et que nous n’avons aucun droit de supposer que c’est nous qui sommes dans la vérité, plutôt que les Hindous, les Chinois, ou les Groënlandais, on oublie que les civilisations diverses n’entrent point comme des facteurs égaux dans le développement de l’humanité. Que se passe-t-il quand deux civilisations se rencontrent, et finissent par se fondre dans une civilisation nouvelle ? Dans l’ordre des mœurs, c’est parfois le peuple le plus corrompu qui corrompt l’autre. Dans l’ordre des idées, c’est le peuple le plus éclairé qui amène l’autre à sa lumière. Sans compulser les annales de l’histoire, voyez seulement ce qui se passe sous nos yeux. La civilisation de l’Europe, ou, pour l’appeler du vrai nom qu’elle tire de ses origines, la civilisation chrétienne fait visiblement la conquête du monde. Son triomphe n’est qu’une affaire de temps ; personne n’en doute. Elle se propage, elle attaque, et n’a pas à se défendre. Nous nous efforçons de détruire les coutumes immorales et cruelles de l’Asie et de l’Afrique, mais l’Inde ne tente pas d’introduire chez nous la division des castes, ou les sacrifices humains, et les noirs habitants de l’équateur ne nous envoient pas des missionnaires pour ramener à la barbarie de leurs coutumes les populations de la France et de l’Angleterre. Les principes de la dignité, de la justice, de la bienveillance qui sont le fond de notre morale, sont les seuls dans lesquels la conscience reconnaisse sa véritable nature. On nous objecte en vain que c’est notre opinion, et que les opinions contraires ont précisément la même valeur pour ceux qui les adoptent. Nous mettons dans la discussion le poids d’un fait immense et incontestable. Nos principes s’étendent sur le globe entier ; les Asiatiques et les Africains peuvent le constater aussi bien que nous. L’avenir du monde appartient à nos idées morales ; nos sceptiques eux-mêmes n’en doutent pas. Voulez-vous vous en assurer ? Écoutez ce qu’ils disent, et lisez ce qu’ils écrivent, lorsque, ne pensant pas à soutenir leur doctrine, ils manifestent leur vraie pensée. L’histoire de l’humanité et l’observation de son état actuel ne permettent pas d’admettre que la conscience se prête également à toutes les doctrines relatives aux mœurs. La doctrine morale qui a la puissance de détruire les autres, et de s’emparer progressivement du genre humain, est visiblement la doctrine qui est faite pour l’homme, et à laquelle l’homme ne renonce pas une fois qu’il l’a acceptée. Le fait est là pour nous éclairer.

Troisième réflexion : Lorsqu’on a monté un degré de l’échelle des conceptions morales, on comprend comment se forme, dans les régions inférieures, l’idée des fausses vertus ; et l’inverse n’a pas lieu ; l’esprit retenu dans l’idée d’une fausse vertu ne peut entendre, et méconnaît absolument la nature de la vertu véritable. L’homme qui croit, par exemple, comme le Zamore de Voltaire, que la vengeance est une vertu, ne voit que faiblesse et lâcheté dans la conduite de l’homme qui pardonne :

Et j’ai cru satisfaire, en cet affreux séjour,
Deux vertus de mon cœur, la vengeance et l’amourr.

rAlzire, Acte II, scène 1

Mais lorsque Auguste pardonne à Cinna, qui veut l’assassiner après avoir été comblé de ses bienfaits, lorsque, après une lutte violente suivie du triomphe, il peut s’écrier :

Je suis maître de moi comme de l’univers.
Je le suis, je veux l’être. O siècles ! ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convies.

sCinna, acte V, scène iii.

Lorsque Auguste parle ainsi, il comprend fort bien la fausse vertu de la vengeance, dont il a dû se délivrer lui-même par un acte énergique de sa volonté, et il discerne en toute clarté l’erreur de l’homme violent et passionné qui voit une faiblesse dans l’effort puissant de l’âme qui pardonne.

J’espère, Messieurs, au moyen de ces trois réflexions, vous mettre à l’abri des atteintes du scepticisme moral, qui est la forme la plus dangereuse de l’esprit de doute. Nous sommes infiniment éloignés sans doute de posséder la vérité morale dans la plénitude de ses développements et de ses applications, parce que nous sommes loin d’avoir utilisé, autant qu’elle doit l’être, la lumière que nous possédons. Mais la morale chrétienne, qui est la nôtre, fait la conquête de l’humanité, et elle nous permet de comprendre tous les degrés inférieurs de l’ordre moral ; elle nous permet de nous rendre parfaitement compte de l’origine et de la nature des fausses maximes produites par des passions qui ne sauraient nous être inintelligibles, parce que nous les portons en nous-mêmes.

La conscience n’est donc point une cire molle qui prend indifféremment toutes les formes. Voici une autre comparaison qui me semble meilleure. Tous ceux de vous qui ont gravi nos Alpes ont pu remarquer, près de la limite de la végétation forestière, certains arbres, des érables, par exemple, qui croissent péniblement sur des éboulis de rochers. Ce sol ingrat et sec a contourné leurs racines, les neiges et les avalanches ont torturé leur tige, le froid et l’orage ont comprimé l’essor de leurs rameaux, la dent des chèvres a achevé de les déformer. Ces pauvres arbres se prêtent à cette déformation, puisqu’ils vivent. Ils ont pourtant en eux-mêmes, le principe d’une autre grandeur, d’un autre épanouissement. Les plus beaux érables de la forêt avaient besoin pour se développer de la chaleur du soleil et de la fécondité du sol ; ce n’est pourtant ni le soleil ni la terre qui ont déterminé leurs formes, mais là où ils ont trouvé la nourriture qui leur convient, la chaleur et l’humidité propres à leur développement, ils ont pu réaliser leur nature. Il en est ainsi de la conscience humaine. Elle est prédéterminée à la connaissance de la morale véritable ; mais elle n’a pas le pouvoir de la produire seule. L’erreur, les passions, les intérêts la déforment. Donnez-lui le sol de la vérité, vous la verrez s’épanouir dans sa forme naturelle. Tant que vous n’aurez pas accepté cette pensée, vous ne pourrez comprendre l’histoire de l’humanité. Vous ne pourrez rendre compte des faits aussi longtemps que vous n’aurez pas admis que la volonté a une loi, qu’elle la cherche, et que la conscience ne peut trouver sa satisfaction que dans use conception déterminée du bien.

Il y a un bien et un mal, et, dans la variation de nos pensées et de nos mœurs, nous nous éloignons ou nous nous rapprochons d’une règle qui subsiste. Vous allez reconnaître, je l’espère, que malgré les doutes qui ont pu traverser la surface la plus extérieure de votre esprit, jamais, au fond, vous n’avez pensé autrement, et jamais vous ne sauriez le faire.

Remarquez que s’il n’y avait dans l’ordre moral que de simples variations, et pas de règle permanente, les mots de meilleur et de pire, qui supposent un bien dont on s’approche ou s’éloigne, n’auraient pas de sens. Quelques modernes ont voulu remplacer l’idée du bien par l’idée du progrès. C’est assurément là une étourderie de la pensée. Le progrès n’étant que la marche vers le bien, on ne saurait déclarer le progrès qu’en possédant, sinon une idée distincte, du moins une vue quelconque du bien, confuse peut-être, mais réelle. Sans l’existence du bien dans notre pensée, il n’y aurait pour nous ni progrès ni décadences, mais de simples changements. Essayez de penser ainsi. Essayez de penser que l’homme généreux et dévoué est autre qu’un égoïste qui sacrifie bassement les intérêts de ses semblables à ses penchants personnels, mais qu’il n’est pas meilleur. Essayez de penser que l’état moral des sauvages les plus abrutis, qui passent du meurtre à la débauche, et de la débauche au meurtre, est autre que l’état moral de la plus honnête des populations de l’Europe, mais qu’il n’est pas pire. Essayez de penser ainsi ; vous ne pourrez pas. Vous pourrez le dire sans doute ; mais dès que vous aurez sérieusement réfléchi et reconnu votre propre pensée, si vous continuiez à le dire, ce serait le cas de vous appliquer la remarque de Spinosa, que pour guérir un doute qui n’existe que dans les paroles, il ne faut pas des arguments, mais un remède contre l’obstinationt.

t – « Je parle du vrai doute qui s’empare de l’esprit, et non pas de celui que nous voyons se produire en paroles, lorsqu’on affirme que l’on doute d’une chose dont l’esprit ne doute pas. Ce n’est point à la méthode de corriger ce vice ; il s’agit simplement de faire des recherches sur l’obstination et les moyens de la guérir. » Traité de la réforme de l’entendement, dans les Œuvres de Spinosa, édition Saisset, tome II, page 303.

Dans la variation des mœurs et des idées, il y a des progrès et des décadences ; personne ne le conteste sérieusement. Il existe des changements qui sont généralement reconnus pour de véritables progrès, et d’autres qui sont universellement considérés comme des pas en arrière. Constatons-les ; nous rencontrerons de nouveau, dans cette voie, la véritable idée du bien.

L’emploi de la vapeur et de l’électricité, qui mettent les agents de la nature à notre service, sont des progrès dont notre siècle est fier. Ne nous joignons pas à ces spiritualistes peu intelligents qui parlent, avec l’accent du mépris, de ce qu’ils appellent des conquêtes purement matérielles. Que voyons-nous, au contraire, dans cet ordre de choses ? Nous voyons l’esprit humain s’emparer de plus en plus des agents naturels, les soumettre à son empire, et entreprendre une lutte hardie, dans laquelle il réussit, en une certaine mesure, à dominer la matière, à vaincre l’espace et à triompher du temps. Voilà de beaux et nobles progrès ! Maintenant, si ces avantages obtenus sur la nature extérieure, n’étaient employés qu’à satisfaire notre corps, à multiplier les jouissances de la chair ; si le télégraphe et les waggons de nos chemins de fer, au lieu de faire circuler sur le globe l’intelligence, la volonté, le déploiement de la vie de l’âme, n’avaient d’autre usage que d’accroître sans mesure la recherche du bien-être et le matérialisme pratique de la vie, qui donc hésiterait à dire que c’est là une décadence ? Vous ne contestez pas ces deux affirmations : l’esprit progresse en dominant la nature ; il recule en s’asservissant à la matière. Passons à l’ordre social. Quand nous voyons la justice se faire de plus en plus dans les institutions, le pauvre et le riche être accueillis avec une égale faveur dans le sanctuaire des lois ; quand nous voyons la bienveillance se développer dans les mœurs, les classes sociales, au lieu de se battre et de s’entre-déchirer, se rapprocher les unes des autres pour adoucir les maux inséparables de notre voyage ici-bas, nous disons qu’il y a progrès. Vous le pensez et vous ne pouvez pas penser autrement. Est-il en votre pouvoir d’admettre qu’il est bien que la force remplace le droit et foule aux pieds la justice ; que la haine et la guerre prennent la place d’une bienveillance mutuelle ? Pouvez-vous admettre que la barbarie n’est pas un recul sur la civilisation ? Vous ne le pouvez pas.

Il y a donc des progrès et des progrès incontestés. Dans nos rapports avec la nature, le progrès est le développement de la domination de l’esprit sur la matière. Dans les rapports des hommes entre eux, le progrès est le développement de cette charité qui donne la bienveillance pour couronne à la justice. Or le progrès n’est qu’une marche vers le bien. En proclamant les progrès que nous venons de passer en revue, nous proclamons donc qu’il est bon que la nature soit soumise aux esprits et que les esprits soient soumis à la charité. Notre formule est ainsi justifiée ; le bien nous est connu. La nature soumise aux esprits, les esprits soumis à la loi de la charité : c’est l’ordre légitime de l’univers, conçu par la raison, et déclaré obligatoire par la conscience.

Nous pouvons maintenant construire, en dehors de nos goûts individuels et nationaux indéfiniment variables, nous pouvons construire dans ses grands traits l’édifice du bien tel que le comprend l’homme Faites-le. Représentez-vous une société bonne. Enlevez-en la guerre, la tyrannie, la révolte, le vol, la prostitution, le meurtre, toutes les plaies honteuses et sanglantes de l’humanité. Voyez les hommes tempérants et forts, s’assujettissant progressivement la nature par la lumière de la science et le travail de l’industrie. Voyez les femmes chastes et appliquées à leurs devoirs, transmettant aux générations naissantes l’héritage de leurs vertus. Mettez dans les familles et dans l’Etat la paix qui résulte de l’amour mutuel. Cette société-là sera bien heureuse, car les trésors de joie que peut contenir le cœur de l’homme sont immenses. Avez-vous jamais écrit dans votre pensée le long chapitre des bonheurs perdus, perdus par notre faute ? Je rentrais dans notre ville, cet automne, par une soirée radieuse. L’air était calme, le soleil venait de disparaître derrière la chaîne du Jura ; toutes les cimes des montagnes resplendissaient d’un éclat paisible et doux. C’était un bonheur que de respirer et de voir ; et je pensais à tous ceux pour lesquels ce bonheur était perdu par leur faute. Je pensais surtout à moi-même, et à toutes les occasions dans lesquelles j’avais négligé, sous l’empire de préoccupations misérables, les joies toujours à notre portée. Que de joies nous sont offertes dans la contemplation de la nature, dans les relations de la famille et de l’amitié, dans un travail persévérant et couronné de succès ! Que le monde serait heureux si nous pouvions en ôter le mal ! Serait-ce tout, cependant, et notre aspiration vers le bien aurait-elle ainsi rencontré la plénitude de sa satisfaction ? Non, Messieurs ; et pourquoi ? A cause de la mort. Tant que la pensée de la mort est là, de la vraie mort, de celle qui ne serait pas la transformation de la vie, le passage d’une étape de l’existence à une autre, mais la fin, l’anéantissement, tant que la mort est là, nous pouvons avoir rencontré quelques parties du bien, mais non pas le bien total auquel aspire notre nature, le souverain bien.

Dans la jeunesse on croit volontiers à la vie, et la mort même, apparaissant à l’horizon lointain, voilée des vapeurs de l’avenir, a je ne sais quoi de doux et de mélancolique. Mais l’âge arrive, la borne se fait sentir, la sombre figure de la mort se dessine toujours plus clairement, et nous comprenons que chaque heure qui s’écoule nous rapproche du cercueil et creuse la tombe de ceux que nous aimons ; nous sentons que le fleuve coule toujours et que le fleuve conduit à l’abîme. Alors une tristesse immense envahit l’âme, car il est horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. C’est une des raisons pour lesquelles tant d’hommes redoutent de se trouver en face d’eux-mêmes. Les uns, nous l’avons dit, ont peur de la solitude parce que la solitude laisse entendre la voix du remords. Les autres ont peur de la solitude, parce qu’ils craignent d’entendre dans le silence des bruits du dehors, s’élever du fond de leur âme cette parole lugubre : Frère, il faut mourir ! La mort contredit notre nature. On nous parle en vain des feuilles qui jaunissent et tombent, des saisons qui finissent ; on s’efforce en vain de nous faire accepter la mort comme une fonction naturelle de la vie, de nous réconcilier avec elle par des analogies puisées dans la nature, l’âme proteste.

Je sais bien que les matérialistes, qui se croient sages, rient des prétentions de ce petit homme qui voudrait-vivre toujours ; mais ils ont beau dire, ils pensent et sentent à cet égard précisément comme nous. Leur rire est un rire faux qui cache des larmes ; et si ce rire devient gros et bruyant, c’est peut-être, à leur insu, parce qu’ils veulent faire assez de tumulte pour étouffer la voix de leur propre cœur. La mort, la vraie mort, celle qui ne serait pas la transformation de la vie, mais sa destruction, constituerait un désordre contraire à toute notre organisation spirituelle ; à la conscience, parce que la conscience réclame un perfectionnement sans limite et que nous savons bien qu’on ne peut l’atteindre ici-bas ; au cœur parce que le cœur est fait pour la perpétuité des affections, et que la séparation d’avec les objets de son amour le déchire ; à la raison enfin, parce que notre nature est si visiblement organisée pour la vie que, si elle est destinée à la mort, il n’y a aucun rapport entre notre nature et sa destination. Nous voyons le bien, le souverain bien, l’ordre de choses qui répondrait pleinement à nos aspirations. Ce que désire notre âme, ce n’est pas seulement la prolongation de la vie telle qu’elle est, car, par le fait de la disproportion qui existe entre son âme et les réalités de la vie actuelle, il peut arriver que, par la satiété de la vie, l’homme devienne mûr pour la mort. Nous souhaitons une vie autre que celle-ci, un royaume du bien dont nous entrevoyons confusément mais clairement la clarté du sein de nos ténèbres. Si ce n’était là qu’un feu follet, si nous n’ouvrions les yeux à cette merveilleuse lumière, que pour les fermer ensuite pour toujours, notre vie, fût-elle de quatre-vingts années, et dans des conditions absolument bonnes sous tous les autres rapports, notre vie ne serait pas seulement douloureuse par la perspective de sa fin, elle serait absurde en elle-même. Ou la vision du bien est chimérique, ou nous sommes faits pour la vie, pour la vie immortelle.

On demande des preuves de l’immortalité. Ne laissons pas déplacer la question. Il est impossible d’étudier les tendances, les aspirations, les besoins de l’âme sans reconnaître que la vie est l’affirmation, ou, comme on dit dans l’école, la thèse posée par notre nature spirituelle. A qui donc demande des preuves de l’immortalité, je réponds que c’est à lui à parler le premier, et je demande qu’on me fournisse la preuve de la mort. Que va-t-on dire pour nous prouver la mort ? Écoutons.

Un homme tombe malade. Un jour son cœur qui battait trop vite, cesse de battre ; ses membres deviennent immobiles, son corps commence à se décomposer ; on le porte au cimetière. Le gazon croît et verdit sur sa tombe, le saule y renouvelle son feuillage, mais les morts ne reviennent pas. Mettons cette pensée dans le langage de la science. Dans la limite de notre expérience actuelle, les âmes ne se manifestent que par le moyen de notre corps actuel. Est-ce toute la preuve de la mort ? C’est tout. Je ne pense pas que le plus subtil des philosophes matérialistes, fût-il en même temps le plus savant des physiologistes modernes, puisse produire en faveur de sa cause un argument qui ne revienne pas à celui-ci : Dans les limites de notre expérience actuelle, les esprits ne se manifestent plus à nous, après la dissolution des corps actuels. Et qu’est-ce qui les assure qu’il n’y a pas une autre expérience que notre expérience actuelle, un autre corps que celui que nous connaissons, une vie autre que la vie présente ? C’est là le point de départ et la seule base de leur argument. Qu’est-ce qui les en assure ? Rien, absolument rien. Quel que soit l’appareil de science dans lequel ils enveloppent leur pensée, leur pensée revient toujours à cet argument vulgaire : quand les gens sont morts on ne les voit plus, et personne n’est revenu nous apporter des nouvelles de l’autre monde.

Personne n’est revenu nous apporter des nouvelles de l’autre monde ! Et qui donc est revenu nous apporter cette effroyable nouvelle que la mort engloutit la vie pour toujours ? Qui donc a parcouru l’univers de part en part, et, avec des sens qui nous manquent sans doute pour connaître tout ce qui est, est revenu nous dire : J’ai tout vu jusqu’aux extrémités de l’étendue, et nulle part je n’ai trouvé vos morts vivants ? Qui donc est remonté de l’abîme sombre du néant pour nous apprendre que le néant a englouti tout ce qui a vécu ? Nos morts ne sont plus avec nous dans notre vie présente ; nous le savons, et nos cœurs en souffrent assez pour que nous ne le sachions que trop. Dites qu’il n’y a pas de preuves d’une autre vie pour la science telle que vous la comprenez, pour la science qui n’admet d’autres réalités que celles qui tombent sous nos sens, à la bonne heure ; mais quand vous affirmez l’anéantissement des êtres qui ne se manifestent plus à nos sens actuels, vous raisonnez fort mal. Qu’opposez-vous au cœur, à la conscience, à la raison ? J’insiste sur ce dernier mot : à la raison, à la raison rendue attentive aux faits spirituels de notre nature et cherchant à les expliquer. Au cri de toute la nature humaine qui s’élance vers la vie, vous opposez la pensée que notre savoir est la mesure de tout ce qui est, et qu’au delà de notre expérience actuelle et sensible il n’y a rien. C’est là une petite, une très petite pensée. Aussi je comprends le dédain un peu superbe avec lequel Cicéron, le grand orateur romain, traite ces menus philosophesu, comme il les appelle, qui, en présence d’un être si visiblement organisé pour la vie, osent affirmer que l’âme périt quand le corps se dissout.

u – Minuti philosophi. — De senectute, XXIII.

Personne au fond ne nie la réalité des aspirations de l’âme humaine que nous venons d’indiquer. En tout temps, en tout lieu, l’homme désire (je ne dis pas croit), l’homme désire l’avenir immortel. Et pourquoi le désire-t-il ? Parce qu’il voit le bien, qu’il s’élance vers le bien de toutes les puissances de son âme, et qu’il sent que la réalisation complète du bien est impossible dans l’économie présente. Le bien suppose l’immortalité, et le vœu du cœur se prononce pour la vie éternelle ; on ne le conteste pas, mais on demande : Qu’est-ce que cela prouve ? Dès que cette demande est posée la question est de savoir s’il existe dans l’univers un désordre tel que des êtres manifestement organisés pour la vie soient destinés à la mort. Telle est la source la plus profonde des doutes sur la vie future qui règnent dans la philosophie antique, soit en Grèce, soit dans l’Inde. Le doute n’est qu’une forme du découragement ; l’ombre qui plane sur l’avenir ne provient que des nuages qui voilent le bien, ce soleil des esprits. Donnez une foi ferme au bien, à l’ordre, et la raison conclura immédiatement, et sans l’ombre d’un doute, de la constitution spirituelle de l’homme à sa destinée. Si le bien doit être réalisé, tout ne ne finit pas à ce moment que nous appelons la mort. Le bien garantit la vie, mais qu’est-ce qui garantit le bien ? C’est la question dernière que soulève notre sujet.

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