Le problème du mal

3. État primitif de l’humanité

« Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses. » Cette phrase célèbre de Jean-Jacques Rousseaud sera notre point de départ. En sortant des mains de Dieu, toute créature est bonne, c’est-à-dire, selon la définition du bien que nous avons donnée, qu’elle répond à sa destination. Mais de ce que la créature est bonne, résulte-t-il qu’elle soit parfaite dans le sens de son achèvement, de son accomplissement total ? Non ; cette vue est fausse même pour la création matérielle. Quand il s’agit de la matière, on peut bien, en théorie, se représenter la nature sortant toute achevée des mains du Créateur dans un ordre définitif et fixe. Mais ce que nous pouvons ainsi concevoir en pure théorie n’est pas conforme aux faits. La nature matérielle n’est pas sortie achevée des mains de Dieu, et la preuve c’est qu’elle se développe au moyen d’un mouvement continu. Le mouvement de la nature n’est pas fixe. La terre, par exemple, se meut autour du soleil. En circulant autour du soleil, notre terre trace-t-elle toujours le même cercle ? Non ; les astronomes nous enseignent que le soleil se meut dans l’espace avec son cortège de planètes. Le soleil se meut et nous entraîne ; et depuis le commencement du monde jusqu’à la consommation des siècles, la terre en parcourant son orbite ne passera peut-être jamais deux fois sur la même ligne. Cette terre mouvante est le théâtre d’un mouvement continuel sur sa propre surface. Elle n’a pas été à son origine ce qu’elle est maintenant ; elle ne sera pas dans un certain nombre de siècles ce qu’elle est aujourd’hui. En présence de ce mouvement général de toute la nature, la jeune poésie née de la science moderne demande avec V. Hugo :

d – Début de l’Émile.

Seigneur ! Seigneur ! où va ta terre dans le ciel ?
Le saurons-nous jamais ? Qui percera vos voiles,
Noirs firmaments semés de nuages d’étoilese  ?

e – A mes amis L. B. et S. B. dans les Feuilles d’automne.

La poésie chante encore avec Lamartine :

Cependant la nuit marche, et sur l’abîme immense
Tous ces mondes flottants gravitent en silence,
Et nous-mêmes, avec eux emportés dans leurs cours,
Vers un port inconnu nous avançons toujours.
Souvent, pendant la nuit, au souffle du zéphyre,
On sent la terre aussi flotter comme un navire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Soleils ! mondes flottants qui voguez avec nous,
Dites, s’il vous l’a dit, où donc allons-nous tous ?
Quel est le port céleste où son souffle nous guidef ?

f – Les Étoiles dans les Méditations poétiques.

Et ce que demande ainsi la poésie, la raison le demande. Croyez-vous que nous puissions contempler le spectacle du mouvement général des mondes, et qu’à la question : où vont-ils ? il nous soit possible de répondre : nulle part ? Aucun astronome ne le pense. Les astronomes seraient heureux de découvrir quelle est la loi du mouvement de tout le système du ciel, et par conséquent de se rendre compte de la direction de ce mouvement. Il y a donc pour la nature un plan ; ce plan n’a pas été réalisé immédiatement, et la nature y tend. Le plan de la nature sera-t-il un jour totalement accompli ? Les globes célestes se fixeront-ils un jour dans un mouvement uniforme, où s’arrêteront-ils dans l’immobilité de la perfection ? La question dépasse, je le crois, la portée de l’esprit humain. Mais ce qu’il y a de positif, c’est que la nature a été faite et bien faite à son début, mais qu’elle n’a pas été parfaite.

La même idée devient plus évidente en passant au monde des esprits, parce qu’il est impossible de concevoir, même en théorie, une perfection primitive du monde spirituel. La destination des esprits est le bien, l’ordre dans lequel se trouve le bonheur. Leur constitution même marque leur but ; et nous avons à cet égard la garantie de la raison appliquée à l’idée de la création, car, ainsi que j’ai cherché à l’établir dans une autre série de discoursg, l’amour est le seul mobile que nous puissions concevoir comme ayant poussé la puissance suprême à produire l’univers, et le bien de la créature est le seul objet que nous puissions assigner à l’amour créateur. Pour répondre à sa destination, l’esprit doit renfermer une volonté libre, qui est son fond et son essence même, une conscience claire qui lui marque la loi de sa volonté, enfin un cœur pur, ne recelant aucune prédisposition mauvaise. L’esprit ainsi constitué est mis en présence de la loi dans l’accomplissement de laquelle il doit trouver son bien ; mais cet état n’est pas la perfection. Concevoir un esprit originellement parfait est une contradiction. Un esprit est une puissance, et sa loi est de se réaliser par son propre acte, de se faire et de se parfaire. Une perfection immédiatement réalisée, que nous ne trouvons pas en fait dans la nature, est inconcevable en théorie dans le monde spirituel, car un esprit parfait dès son origine ne se serait pas fait lui-même, et dès lors il ne serait plus esprit, c’est-à-dire puissance. L’état primitif est donc une volonté libre, non dans la perfection mais dans l’innocence. Le paradis de l’innocence doit être non seulement gardé, mais aussi cultivé par la volonté créée pour devenir le céleste Éden, dont le plan est révélé à la conscience de l’être libre comme la vraie loi de sa destinée. L’âge d’or est le songe doré de l’innocence contemplant dans une vision d’une merveilleuse beauté le but proposé à ses efforts par l’amour éternel.

gLe Père céleste.

La perfection d’un esprit ne peut être que l’œuvre de sa liberté, et la demander au Créateur, c’est lui demander de ne pas créer des êtres libres. Mais la liberté même qui doit conduire l’esprit à sa perfection peut-elle être parfaite à son origine ? Non. La liberté à son début ne peut être conçue que comme une liberté imparfaite. Elle doit passer, par son propre acte, d’une forme inférieure à une forme supérieure. Accordons une attention particulière à cette pensée.

Le mot liberté a deux sens. C’est d’abord la faculté de choisir, qui renferme nécessairement la possibilité du mal. Dans un autre sens, nous proclamons libre l’être qui fait tout ce qu’il veut. Reconnaissez avec soin ces deux idées : elles existent l’une et l’autre dans votre esprit. Vous concevez la liberté comme la possibilité de choisir ; et vous avez une idée plus haute de la liberté, celle d’une volonté qui fait tout ce qu’elle veut, sans être enfermée dans un choix. Dans le premier sens, la liberté suppose une loi. Une puissance finie (nous devons réserver le mystère de la liberté de l’Être absolu), une puissance finie qui ne serait pas en présence d’une loi qu’elle peut suivre ou violer, ne nous est pas intelligible comme puissance morale ; son idée se dissout dans celle d’un insaisissable caprice, ou d’une force aveugle, qui cède à des impulsions du dehors et n’a pas en elle-même le principe de ses déterminations. Il faut une loi, un commandement qui éveille la volonté et lui révèle sa liberté de choix. Dans le second sens, la liberté suppose l’absence de toute loi, car la loi limite l’emploi de la volonté en l’enfermant dans l’alternative de l’obéissance ou de la révolte. Ces deux idées de la liberté semblent contradictoires. Elles ne le sont point cependant ; nous trouvons leur conciliation dans le mystère du cœur ; et le mystère du cœur nous a été révélé déjà dans des considérations auxquelles il nous faut revenir.

Dans les phénomènes de l’habitude, la volonté, avons-nous dit, se transforme en nature. Quand nous avons fait volontairement un acte un certain nombre de fois, cet acte devient une habitude, et l’habitude crée une puissance, une sollicitation ; elle s’incruste pour ainsi dire dans notre cœur où elle devient un amour dans le sens le plus général de ce terme. Or quel est l’effet de l’amour ? L’âme veut ce qu’elle aime ; et quand l’âme agit en aimant, elle fait tout ce qu’elle veut, puisqu’elle ne veut rien en dehors de son amour. Pour celui qui aime le bien, la loi disparaît donc parce qu’elle s’absorbe dans l’amour, et le commandement de la conscience se fond dans l’impulsion du cœur. La liberté de choisir entre le bien et le mal reste alors ce qu’on appelle en philosophie une possibilité métaphysique, mais le mal devient moralement impossible. Au « tu ne dois pas » de la conscience, répond le non possumus du cœur. A partir de la liberté de choix, la volonté, par cela même qu’elle choisit, peut ainsi faire un choix qui devient définitif, et la lutte cesse dans le triomphe. La volonté, par son acte même, peut passer de la forme inférieure de la liberté : la puissance de choisir, à la forme supérieure de la liberté : l’état d’une âme qui fait tout ce qu’elle veut.

Nous pouvons maintenant concevoir le plan que devait réaliser l’humanité, se manifestant dans des existences individuelles, mais se maintenant dans l’harmonie, dans l’unité, par la volonté commune d’exécuter le plan divin. Partir du mal simplement possible, c’est-à-dire de l’état d’innocence, et, par l’effort de l’être libre qui résiste au mal possible, anéantir cette possibilité même pour arriver à l’état de perfection, ou de sainteté, caractérisé par le fait que la liberté s’est donnée au bien : tel devait être le déploiement de la vertu. Si la volonté fait à chaque moment ce qu’elle doit faire, elle obtient enfin un triomphe définitif sur la possibilité du mal. Le mal n’a pas paru ; le mal est devenu impossible sans avoir été jamais détruit, parce qu’il n’a jamais été réalisé.

Tout ceci nous est difficile à entendre parce que, engagés comme nous le sommes dans un monde où la réalité du mal pèse sur nous, il nous faut un effort continuel pour nous libérer de l’oppression de l’expérience, afin de comprendre ce passage de la liberté primitive à la liberté parfaite sans passer par le désordre. Cependant, dans notre expérience même, nous avons quelques données qui nous permettent de nous élever à cette conception. Les deux sens du mot liberté se révèlent à nous dans des exemples familiers. Qui estimez-vous plus libre, par exemple, ce jeune marchand qui, en ouvrant pour la première fois son magasin, se demande s’il essaiera de tromper ses pratiques, ou s’il veut faire un commerce honnête, et qui a, dans cette hésitation même, le témoignage et la conscience de sa liberté, ou ce même marchand blanchi par un travail honorable, enchaîné par l’acte réitéré de sa volonté à la loi de l’honneur, et qui, se sentant désormais comme incapable de tromper, s’est fait, par l’emploi même de son libre arbitre, le serviteur de la probité ? Qui estimez-vous plus libre, ce jeune homme qui se demande s’il veut mentir, et qui sent sa liberté dans son hésitation même, dans ce choix possible entre son devoir et quelque basse tentation, ou ce même jeune homme qui, par la pratique assidue des lois de la vérité, est devenu l’esclave volontaire de sa parole ? Nous estimons libre, dans le plus haut sens du mot, celui qui est affranchi du mal. L’obéissance en face de la tentation vaincue est l’acte de la liberté naissante qui choisit le bien ; et lorsque la tentation a disparu devant l’amour du bien, l’obéissance pleine, entière, joyeuse, sans hésitation, est l’accomplissement et la plénitude de la liberté. C’est ainsi que, dans nos ténèbres mêmes, nous rencontrons quelques lueurs qui nous permettent de comprendre le passage de la liberté primitive à la liberté pleine, sans que le mal paraisse, parce qu’il disparaît, à titre de mal simplement possible, sans avoir été jamais accompli. Ce programme du développement spirituel a-t-il été suivi quelque part ? Levez les yeux vers le ciel ; je parle du ciel des astronomes. Le monde est grand : vous ne pensez pas, je l’imagine, que toute la famille de Dieu soit confinée sur notre terre, que le Pasteur éternel des âmes n’ait sous sa houlette que notre petite bergerie. On a raillé nos ancêtres qui faisaient de l’humanité le centre du monde. C’était fait d’ignorance plutôt que péché d’orgueil, à une époque où l’on pouvait croire que le soleil n’est qu’un flambeau, et les étoiles des lampions fixés à la voûte solide du ciel. Mais que dirons-nous de la pensée de savants de nos jours qui, maintenant que la science a ouvert les espaces incommensurables du ciel et les a peuplés de mondes, osent penser et dire qu’il n’y a pas dans l’univers d’intelligence supérieure à celle de l’homme ? Levez donc les yeux vers le ciel, et regardez une étoile, celle que vous voudrez, celle peut-être qui, dans une nuit orageuse, se montrant tout à coup entre les nuages, versa avec sa lumière un rayon d’espérance dans votre cœur, et demandez-vous : Y a-t-il une étoile heureuse ? Existe-t-il, sur un de ces globes qui émaillent le ciel, une famille d’êtres intelligents et libres qui n’aient employé leur liberté qu’à se confirmer dans le bien ; qui, croissant continuellement dans la vérité, croissent en même temps dans la joie, et s’étonnent chaque jour de tout ce que le cœur peut contenir de félicités sans cesse renouvelées ? Existe-il une famille d’êtres libres qui puissent se présenter devant Dieu sans commencer leur culte par la confession du péché commun, et envoyer l’hymne pur de la reconnaissance et de l’amour à Celui d’où tout procède, par qui tout existe, et qui leur a donné le bien inestimable de la vie et le privilège glorieux de cette liberté par laquelle ils ont atteint le bonheur auquel les destinait l’amour éternel ? Si j’affirmais qu’un tel monde existe, je provoquerais votre sourire. Si vous affirmiez qu’il n’existe pas, je me permettrais de sourire à mon tour. Dans tous les cas, cette étoile heureuse n’est pas notre planète ; cette famille de créatures sans péché n’est pas l’espèce humaine ; revenons à l’humanité.

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