Le problème du mal

1. Nature de la preuve

Il faut d’abord nous entendre sur la nature d’une démonstration scientifique ; et dans ce but je prendrai un exemple. Comment s’est constituée la science des mouvements du ciel, qui forme la partie la plus considérable de l’astronomie ? Les mouvements du ciel ont attiré de tout temps l’attention des hommes, et la science qui cherche à s’en rendre compte est une des sciences les plus anciennes. On était arrivé à un système qui a prévalu pendant longtemps, et qui est connu sous le nom de système de Ptolémée. On expliquait les apparences du ciel en admettant que la terre est immobile, et que les astres tournent autour d’elle dans des cercles auxquels on attribuait des mouvements variés, soit sous le rapport de la distance des lignes suivant lesquelles ces mouvements étaient censés s’accomplir, soit sous le rapport de la rapidité même de ces mouvements. Un prêtre polonais, Kopernik, pensa que cette solution du problème était trop compliquée pour être vraie ; il se mit à en chercher une plus simple. Il fit de nombreuses recherches, et trouva dans de vieux livres l’idée, soutenue jadis par des savants de l’école de Pythagore, que le soleil reste immobile et que la terre circule autour de lui dans l’espace. Il trouva dans les vieux livres qu’il avait consultés, non pas sans doute sa théorie telle qu’il devait la proposer au monde savant, mais le germe de cette théorie. Kopernik n’a pas, ainsi qu’on le croit souvent, découvert le vrai système du monde, sous la seule inspiration de son génie ; il l’a trouvé indiqué dans Cicéron et dans Plutarque ; et comme il signale lui-même ce fait avec une parfaite loyauté, si on l’ignore, ce n’est pas sa faute.

Voici comment Kopernik s’explique dans la lettre au pape Paul III qui sert de préface à son ouvrage De Revolutionibus orbium cælestium : « Comme je méditais depuis longtemps sur l’incertitude des traditions mathématiques relatives aux mouvements des sphères du monde, je commençai à être peiné de ce que les philosophes, qui scrutent parfois si parfaitement les choses minimes de l’univers, n’avaient pu établir une explication plus certaine des mouvements de la machine d’un monde qui a été créé pour nous par le plus parfait et le plus régulier des ouvriers (ab optimo et regularissimo omnium opifice). C’est pourquoi je pris la résolution de relire tous les livres des philosophes que je pouvais avoir à ma disposition, pour rechercher si aucun d’eux n’avait pensé que les mouvements des sphères sont autres que ceux qu’enseignent nos professeurs de mathématiques. J’ai découvert d’abord dans Cicéron que Nicetas avait cru que c’est la terre qui se meut. J’ai trouvé ensuite dans Plutarque que quelques autres avaient eu la même opinion… A cette occasion, j’ai commencé à réfléchir, moi aussi, sur la mobilité de la terre. »

La vérité qu’il mettait en lumière était nouvelle dans la science, mais elle était ancienne dans la tradition, dans une tradition généralement ignorée et qui avait en quelque sorte disparu.

Lorsque la découverte de Kopernik fut publiée, elle suscita de vives oppositions. Les adversaires étaient nombreux. C’étaient d’abord les savants attachés à l’idée ancienne, qui ne pouvaient pas renoncer facilement aux résultats de toutes les peines qu’ils s’étaient données pour entendre, et pour perfectionner sur quelques points de détail, le système généralement admis. C’étaient ensuite les hommes du sens commun, de ce sens commun superficiel qui juge des choses d’après les premières apparences. Si nous n’avions pas appris dans les écoles primaires que c’est la terre qui tourne et circule dans l’espace, nous n’admettrions pas facilement que ce soleil que nous voyons chaque matin se lever du côté du Salève, traverser le ciel et aller finir sa course sur le Jural, demeure relativement immobile, et que la terre qui nous porte se meut et nous entraîne avec elle dans un mouvement continuel. Le sens commun qui s’en tient aux apparences était donc tout à fait contraire à Kopernik ; et vous pouvez comprendre quel écho durent éveiller les railleries d’un vieux docteur, qui se moquait à plaisir de ce rêveur de Copernicus qui croyait qu’on ne remue pas les chandelles pour éclairer les maisons, mais que ce sont les maisons qui se remuent pour être éclairées par les chandelles :

l – Le Salève et le Jura limitent, à l’Orient et à l’Occident, la vallée de Genève.

« Il y a une opinion d’un philosophe nommé Copernicus, qui veut que le mouvement ne soit point dans les cieux, mais que c’est la terre qui se meut en vingt-quatre heures. Pour moy, faisant réflexion sur cette capricieuse opinion, je ne puis qu’admirer comment ce philosophe l’a pu concevoir, étant si éloignée du vraysemblable. Je veux rire de ce rêveur de Copernicus, car s’il y avait un monde dans le corps de la lune, et que ceux qui l’habiteraient puissent voir çà-bas des flambeaux allumez pour éclairer nos chambres, concevraient-ils que nous portons nos chambres, et tout le reste de nos maisons éclairées aux flambeaux pour recevoir leur clarté, et que les flambeaux demeurant immobiles ce seraient nos chambres et nos maisons éclairées qui se mouvraient, et non pas les flambeaux éclairants, ainsi que veut Copernicus ; puisqu’en sa rêverie il dit que la terre se meut pour être éclairée du soleil, le soleil même demeurant ferme et immobile en éclairant : car il est bien plus raisonnable (pour ceux qui ont de la raison) que les flambeaux soient portés là où ils doivent éclairer selon le besoin, étant légers et portatifs, que de remuer un corps pesant, qui est dans son centre naturellement immobile, et le porter aux flambeaux éclairans pour être éclairém. »

mLe Prince instruit en la philosophie en françois, contenant ses quatre parties : avec une métaphysique, par Messire Bessian Arroy, docteur de Sorbonne. 1 volume petit folio. Lyon. — Pierre Guillemin, 1671, p. 155.

A tous ces obstacles que rencontrait la propagation de l’idée nouvelle, vint se joindre une des plus mémorables bévues que renferme l’histoire de la théologie. Les théologiens de l’index de Rome condamnèrent le système nouveau. Ce fait a eu son importance ; mais cette importance a été exagérée au delà de toute mesure par les passions religieuses qui sont entrées en jeu à cette occasion. L’opinion commune est que, lorsque Kopernik publia sa découverte, on vit d’un côté la science qui appuyait la vérité nouvelle, et d’un autre côté la théologie qui s’y opposait. C’est là le roman de cette mémorable aventure, ce n’est pas son histoire. Écoutez ces lignes qui datent de la seconde moitié du dix-septième siècle. « Ce n’est pas le décret de Rome sur le mouvement de la terre qui prouvera qu’elle demeure en repos, et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner et ne s’empêcheraient pas de tourner avec ellen. » Vous voyez la fière indépendance de cet esprit que le décret de l’index romain ne gêne assurément pas ; et l’auteur de ces lignes était, de l’aveu de tout le monde, dans l’ordre des sciences physiques et mathématiques, un incomparable génie, car ces lignes sont de Pascal. Au temps où Pascal écrivait, la science hésitait donc encore au sujet du système de Koperniko, et les esprits les plus libres et les plus éclairés se demandaient si l’on avait des observations constantes qui justifiassent la théorie du mouvement de la terre. Ce n’est que depuis Newton que Kopernik a définitivement triomphé. Or la découverte de Kopernik a été publiée en 1543, et l’ouvrage de Newton est de 1687. Il a donc fallu 144 années de travaux, de calculs, d’observations ; il a fallu les découvertes de deux génies de premier ordre, Kepler et Newton, pour que la doctrine de Kopernik prît rang dans les théories incontestées de la science. Pourquoi tout ce temps ? Pour reconnaître par le calcul les conséquences de la doctrine nouvelle, pour comparer ces conséquences avec une masse de faits toujours plus considérable, et pour lutter ainsi, par la démonstration scientifique de la vérité, contre le préjugé qui s’attachait aux idées anciennes, contre les décisions imprudentes des théologiens de l’index, et, bien plus encore, contre le poids des apparences que la doctrine nouvelle venait durement contredire. Dans cette mémorable lutte, qu’est-ce qui soutenait la confiance des partisans de Kopernik ? Étudiez cette histoire dans les textes originaux : vous verrez que ce qui soutenait leur confiance c’était une foi sérieuse dans la sagesse du principe de l’univers, une persuasion profonde que Dieu, étant, selon l’expression de Kopernik, le meilleur des ouvriers, ses voies sont des voies simples. Les trois grands fondateurs de l’astronomie moderne, Kopernik, Kepler et Newton, ont été tous les trois, dans la haute et pleine acception de ce terme, des adorateurs de Dieu. C’est une page glorieuse de l’histoire de l’esprit humain. On cherche quelquefois à la faire oublier ; mais il n’est en la puissance de personne de la déchirer.

nLes fondateurs de l’astronomie moderne, par Joseph Bertrand, page 57 de la 3me édition.

o – « Pascal a toujours évité d’engager son opinion sur le système de Copernic, non qu’il craignit l’Inquisition, comme le dit légèrement Condorcet, mais parce que sa conviction n’était pas formée. » — Note de M. Faugère, tome II, page 64 de son édition de Pascal. « Pascal semble admettre positivement (dans le passage sur lequel porte la note de H. Faugère) que c’est le ciel qui tourne autour de la terre. » — Note de H. Havet, page 306 (1re édition), de son édition de Pascal.

Nous venons de constater, dans un exemple célèbre, la nature d’une preuve scientifique ; abordons maintenant l’objet spécial de notre étude.

Nous sommes en présence d’une grande question. Nous voulons expliquer, non pas le mouvement des corps célestes, mais ce mouvement funeste de l’âme humaine qui la porte vers le, mal. Une solution nous a été proposée ; une solution qui est la plus généralement admise dans la philosophie courante, la solution individualiste. Nous l’avons mise en présence des faits ; elle nous a paru insuffisante ; nous en avons cherché une autre. Où l’avons-nous trouvée ? Comme Kopernik, dans un vieux livre ; mais dans un livre qui a ceci de particulier qu’il n’a pas cessé d’être lu, qu’il l’est tous les jours davantage dans toutes les régions de notre globe, et qu’il a passé dans une tradition vivante qui en reproduit le contenu et vient sans cesse nous le rappeler. Cette solution est, dans ma pensée, la solution de l’avenir. Ancienne dans la tradition et dans la science qui exprime et cherche à justifier la tradition, elle est nouvelle dans la philosophie proprement dite. Maintenant, Messieurs, s’il fallait 144 ans pour que la preuve se fit complètement, y aurait-il lieu de s’en étonner ? Serait-il surprenant qu’il fallût autant d’années pour arriver à expliquer scientifiquement l’état de l’âme humaine que pour expliquer la marche des étoiles ? Étudier la solution proposée, la suivre dans ses conséquences, la comparer avec les faits de mieux en mieux observés, la confirmer ainsi si elle est vraie : cette œuvre peut être longue, et cette œuvre, vous pouvez tous y prendre part. En effet (croyez bien que je ne viens pas vous adresser de sottes flatteries), c’est le sens commun de l’humanité qui est juge en dernier ressort des théories scientifiques relatives à la nature humaine ; non pas ce sens commun superficiel jugeant selon les premières apparences, prenant les préjugés qui flottent dans l’air pour des vérités ; mais ce sens commun sérieux, profond, résultat de la réflexion, qui discerne et met au jour, sous la condition du temps, les lois fondamentales de l’esprit humain, ou la raison telle que Dieu l’a faite. Si un bon sens superficiel et léger est le fléau de la science, le vrai bon sens, dans lequel la nature humaine se manifeste, est le juge légitime de tous les essais des savants qui essayent de rendre compte de l’état de l’humanité.

Pour accomplir le travail auquel je vous convie, la première chose à faire est d’observer et de réfléchir. L’observation des phénomènes moraux ne réclame ni un laboratoire, ni des instruments coûteux ; chacun porte toujours avec soi l’âme qui est son objet, et la raison qui est son instrument. Pour faciliter votre étude, vous pouvez vous aider des travaux des écrivains qui ont agité le problème en face duquel nous sommes placés. Je me borne à un petit nombre d’indications. Les Pensées de Pascal vous seraient d’un bon secours. Si vous dépouillez l’œuvre de Pascal de quelques duretés jansénistes qui vous choqueront ; si vous la dégagez de quelques boutades inscrites sur les chiffons immortels qui nous ont conservé son écriture, et qu’il aurait revus et modifiés peut-être, s’il avait lui-même publié ses écrits, vous y trouverez les preuves de cette affirmation : Lorsque l’état du cœur humain est devenu l’objet d’une étude attentive, on ne trouve une explication satisfaisante de cet état que dans la doctrine de la chute. Entre nos contemporains, j’en indiquerai deux dont les travaux pourront vous être utiles (j’ai le droit de le supposer, puisque j’en ai moi-même profité, et profité largement) : le professeur Julius Müllerp et mon honorable ami, le professeur Charles Secrétanq. Après ces explications relatives à la nature de la preuve, j’en viens à la preuve elle-même.

pDie christliche Lehre von der Sünde. 2 volumes in-8, Breslau, 4me édition, 1858.

qLa Philosophie de la liberté. Paris, Auguste Durand, 2me édition, 1866. — La raison et le christianisme, Lausanne, Meyer, 1863. — Recherches de la Méthode qui conduit à la vérité sur nos plus grands intérêts. Neuchâtel, Leidecker, 1857. Ce dernier volume renferme, en appendice, une dissertation sur l’humanité et l’individu, dont l’importance est capitale, en vue du sujet traité dans ce cinquième discours. On y trouve encore les pièces d’un débat récent sur la question du péché, dont la réunion forme un recueil instructif.

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