Le problème du mal

3. Examen des difficultés

Abordons maintenant l’examen des difficultés soulevées par la solution qui fait l’objet de notre étude. Que nous proposons-nous ? De trouver, dans un ensemble d’idées qui satisfasse la raison, le maintien et la sauvegarde de la conscience. Or, à première vue, notre solution semble répugner également à la conscience et à la raison. Commençons par les difficultés de l’ordre rationnel.

Il est impossible, dit-on, de concevoir le péché dans l’état d’innocence. Que nous fassions le mal, nous, il n’y a rien de si facile à expliquer, parce que nous sommes en présence des sollicitations mauvaises de notre cœur ; nous sommes exposés aux tentations de la sensualité sous toutes ses formes, de la vanité dans tous ses modes. Le mal étant dans notre cœur, on comprend que nous cédions à ses entraînements ; mais ôtez le mal du cœur, et vous n’expliquerez jamais comment la volonté peut s’écarter du bien. Le bien en effet exerce par lui-même un attrait. Pour balancer cet attrait, il faut une tentation qui résulte de la préexistence du mal. Sans une tentation, la chute ne peut pas s’expliquer ; et admettre un état primitif d’innocence, c’est exclure toute tentation ; c’est exclure par conséquent la possibilité du mal. Telle est la première difficulté qui s’offre à notre examen.

Je ne veux pas répondre à l’objection par une définition abstraite de la liberté, en disant que la volonté étant libre peut, par cela même, se décider pour le mal, sans aucune sollicitation. Je reconnais qu’en l’absence de toute tentation le péché est inexplicable. Qu’ai-je donc à faire ? Il faut montrer que, dans l’entière pureté du cœur, il existe une tentation inhérente à la volonté, et qu’on ne peut pas supprimer sans supprimer la volonté elle-même ; de manière qu’une volonté libre étant supposée, avec un cœur absolument pur, cette tentation-là, mais celle-là seule, existera. Or cette tentation existe. Quelle est-elle ? La tentation de la liberté.

Une puissance libre et créée se sent, comme puissance, un principe d’action ; mais, comme créature, elle n’est pas et ne peut être dans une indépendance absolue ; elle se trouve en présence de la loi universelle, ou de Dieu, dont la loi exprime la volonté. Or, de cette situation même résulte pour la puissance créée la tentation de méconnaître les conséquences de sa position de créature, et de se faire sa propre loi à elle-même, en rejetant la loi qui la soumet à Dieu. C’est la tentation de la révolte pure et simple. Cela est-il inintelligible ? Nullement. Cette tentation est-elle impossible ? Tant s’en faut ; car elle est réelle, elle existe en nous. La tentation de la révolte pure et simple est voilée, et comme étouffée sous la masse énorme des sollicitations de notre cœur ; et quand nous faisons le mal, c’est le plus souvent parce que nous nous laissons aller aux entraînements d’une nature viciée. On ne saurait méconnaître toutefois, bien que sa part soit faible dans notre existence, la séduction de l’indépendance en elle-même. Examinez ce cas-ci : Vous avez envie de faire un certain acte. Quelqu’un, qui n’a aucun pouvoir légitime sur vous, vient vous commander avec arrogance de faire la chose même que vous désirez accomplir. Que va-t-il arriver ? Presque tous vous allez vous rebeller contre ce commandement indu ; et peut-être (je ne dis pas que vous agirez sagement, mais vous agirez naturellement), peut-être allez-vous renoncer à faire ce dont vous aviez envie, et faire une chose qui n’excitait en vous aucun désir, simplement pour affirmer votre indépendance. Votre résistance est légitime dans le cas supposé, en présence d’un commandement qui a le caractère de l’oppression. Mais cet esprit d’indépendance existe également en présence de l’autorité légitime de la conscience, de la loi de Dieu. Cela est si vrai que nombre de jeunes gens qui repousseraient avec dégoût certaines basses tentations si elles leur étaient directement présentées, deviennent les victimes des machinations diaboliques de ceux qui éveillent en eux l’esprit d’indépendance, pour les amener peu à peu à faire ce qui était primitivement contraire à leur inclination naturelle. Le fruit défendu a la saveur de la révolte. Enlevez par la pensée cette tentation-là : il n’y a plus de mal possible. Mais où il n’y a plus de mal possible, il n’y a plus de liberté. La forme élémentaire de la liberté, dont elle doit partir pour s’élever elle-même à la liberté pleine en détruisant la possibilité du mal, cette forme élémentaire de la liberté suppose le choix. Otez le choix entre l’obéissance et la révolte, et vous aurez tué l’être libre dans votre pensée. On demande parfois à Dieu la création d’un être qui ne pût pas pécher, c’est-à-dire qui fût nécessairement bon. On ne réfléchit pas que la nécessité exclut la liberté ; que là où il n’y a pas de liberté, il n’y a ni bien ni mal ; en sorte que l’idée d’un être nécessairement bon renferme une contradiction proprement dite.

La chute primitive s’explique donc par une tentation qui est la seule inhérente à la puissance libre, la seule aussi qui puisse être transmise à la créature innocente, la seule qui puisse trouver un écho dans une volonté liée à un cœur pur ; et cette tentation s’exprime ainsi : « Tu seras ton Dieu à toi-même. » Toute autre tentation ne peut venir qu’après celle-là, et être la conséquence d’une première adhésion de la puissance libre à la tentation inhérente à la liberté même. C’est pourquoi lorsque Milton, cherchant à remonter de la transmission du mal à son origine première, explique la révolte de l’archange rebelle par le désir d’une puissance qui veut avoir sa loi en elle-même, et être affranchie de la domination du Maître de l’univers, il se montre bon philosophe en même temps que grand poètea.

a – Voir le Paradis perdu, au commencement.

Direz-vous, maintenant : Voilà donc, après tout, le mal à l’origine même des choses ; voilà le mal inhérent à la créature en sa qualité de créature ! Non, pas le mal, mais la possibilité du mal, possibilité qui est, encore une fois, la condition de la liberté créée. La liberté suppose le mal possible, et renferme une tentation, sans laquelle la liberté n’existerait pas ; mais la raison d’être du mal réalisé n’existe nulle part ailleurs que dans la volonté qui se révolte contre la loi. Si vous risquiez de tomber dans quelque confusion à cet égard, je vous renverrais à une parole de Shakespeare : « Être tenté est une chose, succomber est une autre choseb. »

bMesure pour mesure, acte II, scène i.

Il y a donc une tentation inhérente à la liberté, indépendamment de tout mauvais penchant du cœur. Notre solution n’est nullement absurde. Elle est au contraire parfaitement raisonnable ; et, si on lui accorde un degré suffisant d’attention, elle devient tout à fait claire. Je voudrais pouvoir en dire autant du point qui va suivre.

Lorsqu’on a reconnu qu’une chute de l’être libre est possible dans l’état d’innocence, une difficulté nouvelle, et plus formidable que la première, se dresse devant la raison, et semble lui barrer le chemin. Nous l’avons dit, mais il convient de le répéter, la solution proposée à notre examen n’est pas qu’un premier homme, ou qu’un premier couple humain, se rende coupable d’une faute purement individuelle, et que d’autres individus, véritablement et absolument autres, portent la conséquence d’une faute qui leur est étrangère. Entendue ainsi, la solution est mauvaise. On a dit d’un ancien triomphateur que, pour lui, se montrer c’était vaincre. On pourrait dire de cette doctrine que, pour elle, se faire comprendre c’est être rejetée. La solution que nous examinons a précisément pour caractère d’affirmer notre participation à tous, non pas individuelle, mais réelle cependant, à la chute commune : c’est l’humanité qui s’est révoltée et porte les conséquences de sa révolte. C’est ainsi seulement que notre doctrine est conciliable avec la justice ; ou, pour mieux dire, notre doctrine seule permet de concilier avec l’idée de la justice les faits que l’expérience nous révèle. Il n’y a pas deux justices ; et c’est un des reproches les plus graves que l’on puisse adresser à Pascal d’avoir énoncé, ne fût-ce qu’en passant, qu’il pouvait y avoir deux justices, celle de l’homme et celle de Dieu. Il n’y a qu’une seule justice, celle de Dieu, dont le rayonnement nous éclaire dans la proportion où nous en recevons la clarté. Nous en appelons de l’injustice des hommes à la justice de Dieu ; mais vouloir séparer la justice de Dieu et la justice de la conscience, ce serait nous précipiter forcément dans l’athéisme ou dans le fanatisme. Notre discussion ne roule donc point sur l’idée de la justice ; il n’y en a qu’une, celle dont on lit la définition dans Cicéron. « Attribuer à chacun ce qui lui appartient : » Notre discussion roule sur ce point-ci : Les individus humains sont-ils uns et autres dans un sens absolu ? Ou bien, y a-t-il dans chaque homme une existence personnelle, et aussi l’existence de l’humanité ? Nous n’entendons pas que l’humanité soit un être à part des individus ; mais nous admettons que chaque homme concilie en lui deux réalités distinctes sans être séparées, et se présente ainsi sous un double aspect : en tant qu’il est lui dans son existence personnelle, et en tant qu’il est homme par la présence de l’humanité en lui. Après ces explications, abordons la difficulté.

Il s’agit de nous rendre responsables de la chute commune de notre espèce. Vous n’objecterez pas que nous n’avons aucun souvenir de la révolte primitive, car l’absence de mémoire n’est point une difficulté. Nous subissons tous les jours les conséquences d’actes parfaitement volontaires dont nous avons perdu le souvenir. Ce qui fait objection, ce n’est pas l’absence de mémoire, mais l’absence d’existence. Si l’espèce humaine est tombée, c’est assurément à une époque où nous n’avions pas paru sur la scène du monde ; et, en présence de l’idée que je vous propose, vous devez être tentés de dire avec l’agneau de la Fontaine :

Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?c

cLe Loup et l’Agneau.

Vous n’existiez pas ? en aucun sens ? cela est-il bien sûr ? La question étant la même pour tout être vivant, examinons-la à l’occasion d’un végétal. Je considère ce sapin qui est là aujourd’hui dans la forêt. D’où vient-il ? Sa matière actuelle est venue du sol et de l’atmosphère, par une série de mouvements et de transformations dont la physique et la chimie cherchent à nous livrer le secret. Il n’y a pas longtemps, dans une réunion publique, M. le professeur de Candolle nous signalait les progrès récents de la science botanique arrivant à rendre compte, par les lois de la physique et de la chimie, du développement d’un végétal, depuis le moment où la germination commence. Il nous disait comment l’on explique la croissance de la plante ; mais sous quelle condition ? Sous la condition que la plante soit là, vivante dans son germe. Or, le germe de la plante n’est pas le résultat des mouvements de la matière ; un germe vivant n’est pas un agrégat de molécules comme une pierre ou un cristal. Avant de se développer, le sapin que je considère existait donc dans son germe. Ce germe d’où vient-il ? Croyez-vous que Dieu le crée directement ? Croyez-vous que, chaque année, Dieu crée toutes les graines de sapin, et tous les grains de blé ? En ce cas, la puissance créatrice formant chaque germe par l’acte de sa toute-puissance, le fait que les graines de sapin viennent sur des sapins et non pas sur des chênes, et le fait que les glands ne se trouvent pas dans des quartiers de molasse, seraient des faits purement accidentels. Vous n’avez peut-être jamais pensé à cette question ; mais réfléchissez, et prenez possession de votre propre pensée. Vous ne croyez pas, vous n’avez jamais cru, et vous ne sauriez croire, en présence du spectacle de la nature, que chaque germe vivant procède directement d’un nouvel acte créateur. Le germe du sapin existait donc dans le sapin qui l’a produit ; et ainsi en remontant de sapin en sapin jusqu’à l’origine de l’espèce. Mais comment et dans quel sens existait-il ? Les philosophes disent que le germe existe en puissance (c’est leur terme) dans la vie de l’individu qui en produit d’autres. Mais qu’entendrons-nous par ce mot en puissance ? Attribuerons-nous au végétal une volonté, et penserons-nous qu’il crée les germes ? Nous ne le pensons pas. Le germe existe avant de se montrer ; et ce qu’on appelle en ce cas la puissance ne crée pas, mais manifeste ce qui était. Comment le concevoir ? Supposerons-nous que tous les individus vivants existent en infiniment petit, dans un germe premier ? Admettrons-nous qu’une première graine de sapin, origine de tous les sapins passés, présents et futurs, étant ouverte, et placée sous un microscope de puissance infinie, eût laissé voir tous les sapins du monde renfermés comme dans une boîte ? Vous souriez, Messieurs, et, si l’on admet la reproduction indéfinie des êtres vivants, la métaphysique justifie votre sourire. Il faudrait en effet qu’il y eût dans le premier germe un nombre indéfini d’êtres réels, et, tout nombre étant essentiellement déterminé, un nombre indéfini ne peut être un nombre. Le sapin qui fait l’objet de notre étude existait donc il y a cent ans, il y a mille ans, il y a dix mille ans, n’importe, jusqu’à l’origine de son espèce. Remarquons, en passant, que le nombre des espèces vraies n’importe point à notre objet, et que les contestations récentes relatives aux classifications généralement adoptées, n’ont rien à faire dans notre discussion. Quel que soit le nombre des espèces vraiment distinctes, notre raisonnement reste le même. Le sapin existait dans son espèce, avant sa manifestation individuelle, et nous avons deux raisons pour l’affirmer. La première c’est qu’il existe, qu’il n’est pas un simple agrégat résultant du rapprochement de parties de la matière, et que nous n’admettons pas qu’il ait été créé individuellement ; il faut donc qu’il existât dès l’origine de son espèce. La seconde raison se tire des considérations que l’esprit systématique d’un naturaliste anglais, M. Darwin, a mises en vive lumière. M. Darwin a fortement attiré l’attention sur les changements apportés aux espèces naturelles par l’action des circonstances extérieures prolongées pendant des séries de siècles. Pour vous rendre compte de la conformation et de la vie actuelle de notre sapin, il vous faudrait remonter peut-être à l’influence du sol, du climat, de faits astronomiques et géologiques qui se sont produits il y a des milliers et des milliers d’années. Notre sapin a été modifié à cette époque-là ; il fallait donc qu’il existât, car on ne saurait être modifié que sous la condition d’être. Mais comment existait-il ? Comment un végétal existe-t-il dans son espèce ? Avec une forme et une matière ? non ; à moins qu’il n’existe tout formé, en petit, supposition que nous avons exclue. Il nous est pourtant impossible de comprendre l’existence d’un végétal autrement que sous la double condition d’une forme et d’une matière. Le sapin existait donc d’une manière qui nous est incompréhensible. C’est ici le mystère de la vie ; et n’est-ce pas le lieu de s’écrier avec Voltaire :

Étranges vérités !
O mélange étonnant de contrariétésd !

dLe Désastre de Lisbonne. — Le texte porte pour le premier vers : O tristes vérités !

Revenons maintenant à notre objet. Avant de se manifester dans son existence individuelle, l’arbre existait dans son espèce, mais d’une manière que nous ne comprenons pas. De même l’homme, avant son apparition personnelle, existait dans l’humanité. Comment ? D’une manière que nous ne comprenons pas. Nous ne comprenons l’existence d’un végétal qu’avec sa forme et sa matière, et la raison nous conduit cependant à admettre qu’il existe dans son espèce, sans forme ni matière. Nous ne comprenons l’existence d’un homme que sous la forme de l’individu ; il nous faut admettre dépendant qu’il y a pour lui un autre mode d’existence dans l’humanité. La question est la même que pour le sapin. Jean a vingt-deux ans, Alfred en a trente-cinq, et vous, Monsieur, vous avez soixante-quatre années. C’est votre date comme individu ; mais quant à votre date comme homme, vous n’en avez point d’autre que celle de l’humanité, et vous êtes tous bien plus vieux que vous ne le pensiez.

La difficulté élevée au sujet de notre solution par la pensée que nous n’existions pas, lors de la chute supposée de l’espèce humaine, disparaît dès qu’on admet l’existence de chacun dans l’humanité, non comme individu, mais comme homme. Mais, pour admettre la réalité de l’espèce, il faut soulever tout le poids des apparences, auquel s’ajoute le poids d’une philosophie d’autant plus facilement acceptée qu’elle a les apparences en sa faveur. Puis, il faut se résigner (ce qui nous coûte toujours) à une vue de la raison pure qui affirme la réalité de l’espèce, sans pouvoir appeler l’imagination à son secours. Sans descendre dans les dernières profondeurs de ce sujet, je tiens à constater que quelques-uns des représentants les plus illustres de la raison ont vu la difficulté dans un sens tout autre que celui où elle se présente à nous. Les individus passent, les espèces demeurent. Où sont les chênes qui ombrageaient nos pères ? Où seront, dans quelques années, les oiseaux qui chantent dans nos bois, les bœufs qui tirent nos charrues ? Tout finit et disparaît à la surface du globe ; mais les espèces demeurent : le chêne, le bœuf, le cheval, l’homme se maintiennent dans la destruction incessante des individus qui les représentent. Plusieurs philosophes ont été si vivement frappés par cette considération que, la réalité de l’espèce étant pour eux la certitude première, l’existence des individus devenait le problème.

Me tromperai-je, Messieurs, en supposant que plusieurs d’entre vous, beaucoup peut-être, m’accusent de raisonner fort mal ? « Comparaison n’est pas raison. Que vient faire ici ce sapin ? » telle est votre pensée. Que nous ayons existé dès l’origine de l’humanité dans un sens métaphysique, comme tout vivant dans son espèce, à la bonne heure ; mais cette métaphysique ne va pas à la question, car il s’agit pour nous de responsabilité morale, ce qui n’est pas le cas pour les sapins. Certainement nous n’existions pas avant notre naissance sous une forme qui nous permît d’être des agents responsables. Il reste donc toujours qu’au point de vue moral nous souffrons d’une faute qui nous est étrangère ; et cela est injuste. Voici, après les difficultés de la raison, la réclamation de la conscience ; elle mérite au plus haut degré notre attention.

Le fond de l’objection est que les actes de la volonté sont exclusivement individuels, et que la responsabilité qui les suit a le même caractère. Examinons ces deux idées, en rappelant que le caractère individuel de la volonté et de la responsabilité doit rester parfaitement intact, lors même qu’il ne serait pas exclusif. Occupés à mettre en lumière l’une des faces d’une vérité double, nous ne voulons, à aucun degré, nier l’autre, ou la rejeter dans l’ombre. Est-il vrai que la volonté ne se manifeste que sous une forme purement individuelle ? Il y a quelques raisons d’en douter ; j’en indiquerai trois.

A entendre les amoureux, le sentiment qui les anime a pour effet de fondre deux volontés en une, de faire que la volonté cesse, en quelque degré, d’être purement personnelle, en restant une par le concours de deux âmes. Les hommes étrangers à la vivacité des passions pourraient être tentés de récuser le témoignage des amoureux ; mais des écrivains sérieux, de graves observateurs de la nature humaine affirment également que les sentiments profonds de l’amour et de l’amitié diminuent, en quelque mesure, la séparation des âmes, enlèvent à la volonté, non pas sans doute sa nature individuelle, mais le caractère exclusif de cette individualité. C’est ma première remarque, voici la seconde :

Qu’un homme s’avance seul devant une armée ennemie, qu’il brave une mort certaine pour assurer un avantage aux siens, cet homme est proclamé un héros. Dans l’assaut d’une redoute, et dans mainte autre opération militaire, un corps entier est envoyé à une mort certaine, comme chair à canon, et, dans bien des cas, les victimes savent où elles vont. Ces pauvres gens tombent par centaines, et leurs corps sont jetés dans des fosses ignorées. Leur action n’est plus héroïque parce qu’ils étaient en nombre. Aucun d’eux souvent n’aurait eu le courage de faire seul ce que tous ont fait, et peut-être sans hésiter. Le fait est connu, et on ne s’en étonne pas. C’est, dit-on, la puissance de l’émulation, l’exemple, la communauté de l’action. C’est tout cela sans doute ; mais que veut dire tout cela ? Cela veut dire que le concours des volontés crée une force qui n’existerait pas dans les mêmes volontés si elles étaient isolées. Dans l’accomplissement d’un acte collectif, il y a donc une puissance qui se manifeste dans chaque individu, et dont la source n’est pourtant pas purement individuelle. S’il en était autrement, des individus réunis ne posséderaient pas une force plus grande que la somme de leurs volontés personnelles. Chacun sait qu’il en est autrement ; chacun sait, sans toujours se rendre compte de la portée du fait, que le concours des forces est une puissance.

Voici ma troisième remarque. Dans les phénomènes de l’habitude, nous voyons la volonté créer une nature. C’est la personne qui fait d’abord la nature, et la nature détermine ensuite les actes de la personne (j’emprunte des expressions à saint Augustin). Or, dans le pouvoir de l’habitude, nous avons l’exemple d’une volonté qui ne se manifeste plus sous la forme individuelle, car l’individu sent ce pouvoir de l’habitude, qui procède pourtant primitivement de lui, comme quelque chose d’étranger ; et la nature formée par l’habitude se transmet héréditairement d’un individu à d’autres, et perd ainsi le caractère personnel de son origine.

Je vous livre, Messieurs, ces indications qu’il vous sera facile de suivre en les appliquant à d’autres exemples. Il existe des phénomènes moraux obscurs et peu étudiés, qui font entrevoir, comme à travers un brouillard, un élément de volonté dont la forme n’est pas exclusivement individuelle.

La responsabilité appelle des réflexions analogues. L’idée que la responsabilité soit purement individuelle, se dissipe immédiatement par l’effet de la réflexion. Vous agissez sur un de vos semblables par la parole, par l’exemple, par le regard, et vous l’entraînez au mal. Vous comprenez bien que vous êtes responsable de la parole, de l’acte, du regard qui avaient un caractère coupable. Mais ne comprenez-vous pas, en même temps, que vous avez une part de responsabilité dans l’acte même de celui que vous avez fait dévier de la ligne du devoir ? Fixez votre attention sur ce qu’on appelle, en matière judiciaire, des circonstances atténuantes. Les circonstances atténuantes, dont nos jurés abusent parfois, sont une réalité sérieuse. Pourriez-vous les éliminer de vos jugements moraux ? Une pauvre fille, née dans les repaires du vice et élevée au sein de l’infamie, sera-t-elle coupable d’un désordre de mœurs au même degré que le serait une fille bien élevée ? Une part de sa faute n’appartient-elle pas à ceux qui l’ont pervertie ? Si un jeune garçon, élevé dans des habitudes de mendicité que le mensonge transforme souvent en vol, s’écarte des lois d’une stricte probité, sera-t-il coupable au même degré que le fils d’une maison honnête qui, pour céder à la tentation, doit fouler aux pieds les maximes de son père et les exemples de sa mère ? Les mauvaises influences sont souvent une excuse ; nul ne le conteste. Or, excuser l’un, c’est toujours accuser l’autre ; atténuer le tort d’un acte par la considération des mauvais conseils entendus et des mauvais exemples reçus, c’est reporter sur les auteurs des mauvais conseils et des mauvais exemples la part de responsabilité que l’on enlève à l’agent. Il y a donc dans un même acte diverses responsabilités qui se réunissent ; la responsabilité n’est pas purement individuelle. Cette pensée est sérieuse, et s’adresse directement à la conscience. Suivez les conséquences d’un de vos actes, d’une de vos paroles. Vous vous rendez coupable aujourd’hui, en tel lieu ; votre influence s’étend ; et voilà votre responsabilité engagée dans des actions qui se commettront au loin, après un long espace de temps, et dans lesquelles vous aurez pourtant votre part.

Loin d’être exclusivement personnelle, la responsabilité présente au contraire un enchaînement bien propre, lorsqu’on y pense, à jeter l’esprit dans une longue méditation. Xavier de Maistre, témoin oculaire des désastres de la retraite de Russie, raconte l’effroyable destinée des Français, et il ajoute : « Je n’en voyais pas un sans songer à cet homme infernal qui les a conduits à cet excès de malheure » Je ne voudrais pas émousser la pointe de cette flèche acérée ; Bonaparte était sans doute le premier responsable des désastres de son armée. Mais suivez les origines de ce grand malheur ; demandez-vous ce qui avait amené Bonaparte au pouvoir, ce qui l’avait conduit à chercher la gloire militaire comme une nécessité de sa position ; et, sans absoudre son ambition démesurée, vous verrez la responsabilité s’étendre avec le long enchaînement et les entrecroisements multipliés des fils de l’histoire.

e – Lettre de Xavier de Maistre, insérée dans la Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre. — Paris, Michel Lévy, 1861, t. I, p. 296.

La responsabilité, et la volonté qui est sa condition, ne sont donc pas des faits d’une nature purement individuelle. Tout acte est essentiellement personnel dans son accomplissement ; mais nul acte n’est exclusivement personnel dans ses origines. Ces considérations ouvrent à notre solution la porte qui lui semblait fermée. L’imputation de la chute commune revêtira un caractère de justice dès que nous admettrons qu’en conservant la part personnelle de notre responsabilité qui subsiste, nous pouvons participer à la responsabilité collective de l’espèce humaine.

C’est l’idée de la justice qui se présentait comme une objection. Si l’injustice existait, serait-ce notre doctrine qu’il faudrait en accuser ? Nullement. L’injustice serait dans les faits, que notre doctrine cherche seulement à expliquer. Il est facile de le reconnaître, en constatant la grande loi de la solidarité humaine. L’un souffre des fautes de l’autre ; l’un jouit des conséquences favorables des bonnes actions d’un autre. La répartition des biens et des maux n’a point un caractère exclusivement individuel. Ce n’est pas notre doctrine qui parle ainsi ; les faits sont là ; et on ne saurait en contester le nombre et l’importance. J’en appellerai au témoignage d’un homme justement célèbre, et préoccupé d’un ordre d’idées tout autre que celui qui fixe notre attention. J’ouvre les œuvres de Frédéric Bastiat. Cet économiste recherche les lois de la production et de la distribution des richesses. Voici les pensées qui viennent se placer sous sa plume. Il remarque que l’idée de la solidarité, rejetée par la philosophie du XVIIIe siècle, a été l’objet des railleries de Voltaire ; et il continue :

« Mais ce dont Voltaire se moquait est un fait non moins incontestable que mystérieux. Pourquoi cet homme est-il riche ? Parce que son père fut actif, probe, laborieux, économe ; le père a pratiqué les vertus, le fils a recueilli les récompenses. Pourquoi cet autre est-il souffrant, malade, faible, craintif et malheureux ? Parce que son père, doué d’une puissante constitution en a abusé dans les débauches et les excès. Il n’y a pas un homme sur la terre dont la condition n’ait été déterminée par des milliards de faits auxquels ses déterminations sont étrangères. Ce dont je me plains aujourd’hui a peut- être pour cause un caprice de mon bisaïeul, etc., etc. La solidarité se manifeste sur une plus grande échelle encore et à des distances plus inexplicables quand on considère les rapports des divers peuples, ou des diverses générations d’un même peuple. Voyez les emprunts publics. Nous faisons la guerre, nous obéissons à des passions barbares ; nous détruisons par là des forces précieuses ; et nous trouvons le moyen de rejeter le fléau de cette destruction sur nos fils, qui peut-être auront la guerre en horreur et ne pourront comprendre nos passions haineuses. La société tout entière n’est qu’un ensemble de solidarités qui se croisent. Il y a donc naturellement et dans une certaine mesure solidarité incontestable entre les hommes. En d’autres termes, la responsabilité n’est pas exclusivement personnellef. »

fHarmonie économiques, chap. xxi, Solidarité. — La citation est abrégée.

Bastiat montre comment la loi de solidarité contribue au progrès de l’harmonie sociale ; mais nous devons considérer ici le côté sombre du sujet. Il existe une loi générale que l’observation reconnaît de plus en plus : la loi de solidarité. Et cette loi que l’observation reconnaît avec une clarté toujours plus grande, la civilisation en augmente continuellement l’effet et la portée. Les conséquences d’une guerre de sauvages dépassent peu les forêts que cette guerre ensanglante. Dans le monde civilisé, la guerre ne peut s’allumer sur un point, sans que toute la société des peuples soit atteinte dans ses intérêts. Le fait est ainsi. La justice humaine a pour devise, et doit l’avoir, de rendre à chaque individu ce qui lui revient, et de concentrer la punition sur la seule tête du coupable. Elle doit se rapprocher de ce but autant que possible, mais elle ne saurait l’atteindre d’une manière absolue ; la nature des choses ne le permet pas. Quel est l’être tellement isolé que le glaive de la loi puisse le frapper, ou la justice le marquer d’un sceau d’infamie, sans faire souffrir d’autres êtres à côté de lui ? On veut en vain ne toucher qu’un individu ; les individus ne sont jamais isolés ; qui touche l’un touche l’autre.

La solidarité est donc une loi très générale. La jugeons-nous mauvaise ? Consultons nos actes. La mort vient de frapper sur cette demeure. Des visiteurs s’y rendent. Je ne parle pas des visites de cérémonie ; mais voici un ami, un véritable ami qui se rend à la maison de deuil. Qu’y va-t-il faire ? Prendre sa part de la douleur d’autrui ; car si la sympathie soulage, elle ne soulage la douleur qu’en la partageant, et comme l’a dit Alexandre Vinet :

Vois ce vieux chêne abattu par l’orage
Et sur la terre étendu sans feuillage.
Il était seul ; le voilà sous nos pieds.
Vois ces ormeaux qui joignent leur ombrage.
Des aquilons ils ont bravé la rage ;
Ils étaient deux ; ils se sont appuyés.

Dans le malheur ainsi courbant la tête,
Tu céderas aux coups de la tempête
Si près de toi tu n’as pas un ami.
Deux cœurs unis affrontent l’infortune ;
A tous les deux au moins elle est commune
Et sur chacun ne frappe qu’à demi.

La compassion réalise donc le fait que l’un souffre pour le compte de l’autre. La compassion est-elle un élément vicieux du cœur de l’humanité ? Ce que nous appelons un bon cœur est-il un mauvais cœur ? Les philosophes stoïciens l’ont pensé. Ils pouvaient être des hommes compatissants et bons, et ils recommandent dans leurs écrits l’exercice de la bienfaisance ; mais leur doctrine affirme que le vrai sage se replie tout entier en lui-même, et qu’il devient, selon leur expression, rond et poli comme une boule d’acier qui ne reçoit aucune influence du dehors. Pouvez-vous penser ainsi, et placer la compassion au nombre des qualités mauvaises de l’âme ? Vous ne le pouvez pas. Et le dévouement ! Léonidas meurt pour la Grèce, et Winkelried se sacrifie pour la Suisse. Laissons les hommes célèbres. Ce pauvre ouvrier, qui trouve à peine dans sa vie ordinaire le temps de dormir assez, prend une part de ses nuits déjà trop courtes pour avancer l’ouvrage d’un compagnon affaibli par la maladie. Cette pauvre mère travaille jour et nuit pour payer les dettes de son fils, dettes contractées peut-être dans une vie de désordre. Tous les cœurs dévoués, tous ceux qui pratiquent la vertu du sacrifice, portent les fardeaux des autres : cela est-il mauvais ? Remarquez que c’est précisément là le fait qualifié d’injuste : l’un souffre à cause de l’autre.

Mais je vous entends. Vous dites en vous-mêmes : il y a ici un sophisme. Le dévouement est beau et bon, parce qu’il est volontaire ; mais que l’un souffre pour le compte de l’autre sans le vouloir, l’injustice est manifeste. Mon raisonnement n’est pas si mauvais que vous le pensez. Il faut savoir si le fait que l’un souffre pour l’autre, envisagé en lui-même et indépendamment de notre intention, est bon ou mauvais. S’il est mauvais en lui-même, notre intention peut être pure, mais l’objet de notre volonté est mauvais ; ce que nous voulons, avec un sentiment louable, est pourtant la réalisation de l’injustice. La compassion et le dévouement seraient alors des cas de conscience faussée. Or, un certain nombre d’hommes pensent, ou du moins disent, que le dévouement est une folie ; mais ériger en maxime de science que l’accomplissement de la loi de la charité est l’expression d’une conscience faussée, c’est ce qu’aucun de vous ne consentirait à faire. Donc, non seulement la solidarité existe en fait, et nous est révélée par l’observation comme une loi fondamentale de la société humaine, mais nous pratiquons volontairement cette loi toutes les fois que nous entrons dans les voies de la charité, et cela est bon. Voici, maintenant ma conclusion. Si cela est bon, il faut bien que cela soit juste, car il n’y a point de bonté sans la justice.

Entendons-nous bien. Il s’agit ici de la morale absolue qui nous lie à la loi divine, et non de cette morale sociale qui établit le droit des individus à l’égard les uns des autres. Dans les rapports des individus entre eux, le caractère propre de la charité est de passer la justice, de faire volontairement ce qui n’est pas exigible. Si un mendiant réclame votre assistance comme son droit, vous pouvez en toute justice lui montrer votre porte et lui fermer votre bourse. Mais, en regard de la loi absolue et devant Dieu, nous ne faisons jamais dans l’accomplissement du devoir que ce que nous sommes obligés de faire, ou ce qui est réclamé par la justice absolue. C’est en Dieu seulement que la charité passe la justice ; ou, pour mieux dire, en Dieu il n’y a pas de distinction entre la justice et la charité, parce qu’il ne doit rien à ses créatures que la dette volontaire de son libre et éternel amour. Tout ce qui procède de Dieu est à notre égard grâce et grâce pure. Tout ce qui procède de nous à l’égard de Dieu, et de la loi qui exprime sa volonté, est devoir et justice. Dans le sens profond et vrai, la charité qui porte les fardeaux d autrui est donc une manifestation de la justice. Mais comment cela peut-il être, si ce n’est parce que nous ne sommes pas uns et autres dans un sens absolu, mais qu’il existe entre nous un lien, une union fondamentale, c’est-à-dire que le genre humain forme une unité mystérieuse mais réelle ? Hors de cette pensée, il n’y a plus de justice dans la solidarité.

Ce raisonnement vous paraît-il trop subtil ? En voici un plus simple. La solidarité humaine est un fait. Elle n’est pas seulement actuelle, en ce sens que nous souffrons ou que nous jouissons des actes de nos contemporains ; elle est héréditaire aussi : nous subissons, en bien ou en mal, les conséquences des actions accomplies par les générations passées ; et les générations futures recueilleront un héritage que notre conduite leur prépare. Voilà des données d’expérience qu’on ne saurait contester. Or, nul ne supporte justement que la conséquence des actes qu’il a accomplis : tel est l’axiome de la conscience. Il faut donc choisir entre ces deux idées : Nous souffrons pour la faute d’êtres dont nous sommes tout à fait séparés, qui sont autres dans un sens absolu ; et, dans ce cas, l’injustice est à la base de l’univers, puisque la solidarité est un fait général. Ou bien, le genre humain est relié, sous la diversité des individus, par une unité réelle, de telle sorte qu’une responsabilité collective s’unit justement pour nous à notre responsabilité personnelle. Telle est l’alternative qui s’offre à la pensée, à moins qu’elle ne renonce à la solution du problème. Admettre que l’injustice est à la base de l’univers, c’est violenter la raison et détruire la conscience. Nous sommes donc rejetés vers la conception d’une unité humaine, d’une responsabilité collective ; et nous l’acceptons, malgré ses obscurités, comme la seule idée qui concilie l’expérience et la [raison, les réalités de la vie et la parole de la conscience.

Les individus humains sont distincts, mais ils ne sont pas séparés. L’isolement, c’est la parole de Caïn ; et c’est la phrase dure qui a échappé un jour à Jean-Jacques Rousseau quand il a écrit : « Que m’importe ce que deviendront les méchants ? Je prends peu d’intérêt à leur sortg. » La charité, cette loi suprême du monde spirituel, ne parle pas comme Caïn et comme Rousseau. La charité pratique deux maximes. La première est celle-ci : A chacun les conséquences de ses actes, nul ne peut rejeter ses fautes sur autrui : c’est le clair énoncé de la conscience. La charité s’y conforme, car la charité vraie est juste, et elle ne peut être bonne véritablement qu’en étant juste. La seconde maxime est celle-ci : Nous sommes plusieurs et nous sommes pourtant un. Ici le cœur devance la raison ; et pour arriver à la possession de la vérité sur ce sujet difficile, il ne faut que rédiger la théorie de la pratique du cœur. Pascal a dit : « Le cœur a ses raisons que la raison n’entend pas ; » mais c’est la faute de la raison, car une partie essentielle de sa tâche est d’arriver à comprendre les raisons du cœur. Arrêtez-vous devant un édifice en construction, et voyez les différentes pierres qui doivent le former déposées sur le sol. Vous remarquerez souvent sur ces pierres des traits qui sont des marques de repère, destinées à désigner la place de chacun de ces fragments dans l’unité de l’édifice qu’il s’agit de construire. Or, nous sommes des pierres pour un édifice, et le cœur est la marque de repère qui fixe notre destination. Nos individualités diverses doivent se réunir dans une harmonie d’ensemble, c’est-à-dire dans une unité. Dieu nous veut personnes libres et responsables, mais il nous veut pour la société spirituelle, qui est aussi réelle que les individus, puisque, comme les individus, elle est voulue de Dieu, et que la volonté de Dieu est l’expression suprême de ce qui est et de ce qui doit être.

gProfession de foi du Vicaire savoyard.

Nous avons donc à enregistrer et à maintenir deux vérités : notre existence personnelle avec toutes ses conséquences, dont la plus importante est que nul ne peut repousser la responsabilité de ses actes volontaires ; et notre existence collective avec toutes ses conséquences, dont la plus importante est que nous devons porter les fardeaux les uns des autres. De ces deux vérités, nous voyons parfaitement l’une, notre personnalité, et, dans bien des cas, nous la voyons beaucoup trop. L’autre nous est obscure : nous ne discernons pas clairement l’édifice spirituel en vue duquel nous existons, et qui doit réaliser l’unité fondamentale de notre nature. Pourquoi cela ? Je n’ai pas la prétention de lever entièrement le voile, mais de le soulever un peu, s’il est possible. Pourquoi cela ? Ne serait-ce point l’égoïsme qui, étant la forme essentielle du péché, se trouve en même temps être ici la cause essentielle de notre erreur ? N’est-ce pas le dévouement, le sacrifice, la part de charité qui est en chacun de nous qui dissipe un peu nos ténèbres ? N’acceptons-nous pas la solidarité dans les limites et dans la proportion de notre amour ? Les membres d’une famille unie acceptent et pratiquent, sans songer à s’en étonner, la solidarité qui les relie. Le citoyen qu’anime un vrai patriotisme n’élève pas un doute sur la légitimité du lien qui le rattache à sa nation. Ne peut-on pas admettre qu’en croissant dans la charité nous croîtrons dans la vérité, et que nous réussirons à entendre la communauté de la chute dans la proportion même où nous accepterons l’œuvre proposée à chacun de nous d’être des ouvriers dans l’œuvre commune du relèvement du genre humain.

Notre solution du problème du mal renferme deux idées principales : celle de la liberté et celle de la solidarité. La philosophie jusqu’à nos jours a trop souvent méconnu les droits de la liberté qui seule constitue la réalité des esprits. La direction suivie par une partie du monde moderne risque de jeter les intelligences dans l’erreur opposée, et de faire méconnaître la loi de la solidarité dans laquelle s’exprime l’existence de la société spirituelle. On semble souvent confondre l’existence individuelle de l’être humain avec un individualisme contraire à la nature des choses. « L’individualité, dit Vinet, n’est pas l’individualisme. Celui-ci rapporte tout à soi, ne voit en toutes choses que soi ; l’individualité consiste seulement à vouloir être soi afin d’être quelque chose. — L’individualisme et l’individualité sont deux ennemis jurés : le premier, obstacle et négation de toute société ; la seconde à qui la société doit tout ce qu’elle a de saveur, de vie et de réalitéh. » Nous devons nous séparer du courant mauvais de l’humanité et devenir des êtres personnels, conscients, non pour demeurer isolés, mais pour rentrer librement dans une communauté vraiment spirituelle. Il faut que chacun devienne soi, non pour se garder à lui-même, mais pour se consacrer au bien commun, selon la volonté du Père universel.

hEsprit d’Alexandre Vinet, par Astié, tome II, pages 223 et 224. — Voir aussi dans les Nouveaux discours sur quelques sujets religieux, par A. Vinet, la note finale du discours intitulé le Samaritain.

Les socialistes et les individualistes, rangés en deux camps, luttent, dans l’école et dans le monde, avec les membres disjoints de la vérité. En effet, le développement normal de la société amène la formation toujours plus complète de vrais individus, car la société n’est pas un agrégat, un simple rassemblement, mais un organisme spirituel formé de volontés qui se possèdent et se réunissent dans une intention commune. D’autre part, l’individu qui ne peut exister isolément, ne se développe selon sa propre nature qu’en réalisant par la liberté la loi de solidarité. L’harmonie, comme le disait Pythagore, est le mot de l’énigme du monde.

Nous avons, Messieurs, une belle devise nationale, et ce n’est pas seulement au cœur des Suisses qu’elle parle. Lorsque nous sommes véritablement sérieux, elle remue en nous l’homme dans ses dernières profondeurs, parce qu’elle est l’expression de la loi suprême de l’univers : « Un pour tous ; tous pour un. »

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